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Rapport | Doc. 15933 | 27 février 2024

Processus de réparation et de réconciliation pour surmonter les conflits passés et construire un avenir commun de paix: la question des mesures réparatoires justes et équitables

Commission des questions juridiques et des droits de l'homme

Rapporteur : Lord Richard KEEN, Royaume-Uni, CE/AD

Origine - Renvoi en commission: Doc. 15676, Renvoi 4706 du 27 janvier 2023. 2024 - Deuxième partie de session

Résumé

Le Conseil de l'Europe a clairement un rôle à jouer dans l'amélioration des processus de réconciliation et de réparation entre ses États membres, notamment en promouvant des outils visant au règlement pacifique des différends. Le rapport appelle à un rôle accru de l'Organisation, grâce à la mise en place d'un processus de médiation.

Un tel processus devrait être accompagné d’une boîte à outils et de normes améliorées en matière de réparation et de réconciliation, afin de trouver les recours et les réparations les mieux adaptés à une situation donnée. Le développement de tels outils pourrait contribuer à garantir une paix durable pour l’avenir et à répondre aux besoins des victimes.

Toute démarche de médiation devrait être complémentaire aux mécanismes existants, tels que la Cour européenne des droits de l'homme. Une telle approche globale et centrée sur les victimes pourrait contribuer à mieux répondre à leurs besoins et à promouvoir une paix durable.

A. Projet de résolution 
			(1) 
			Projet
de résolution adopté par la commission le 30 novembre 2023.

(open)
1. L’Assemblée parlementaire déplore la triste réalité des guerres et des conflits violents qui causent de grandes souffrances humaines et la destruction de biens, de foyers et de l’environnement.
2. L’Assemblée souligne que les négociations et les processus visant à remédier aux dommages causés par les conflits et à progresser vers la réconciliation sont cruciaux pour instaurer une paix durable, par le recours à des outils du droit international pertinents, qui peuvent varier selon le contexte et peuvent inclure les initiatives de recherche de la vérité, les voies de recours, les réparations, la reconnaissance et les garanties de non-répétition. Cependant, il est fréquent que ces processus n’aboutissent pas à des résultats adéquats faute d’un ensemble de mesures acceptables, réalisables, exécutoires et opérantes en faveur de la réconciliation et de la réparation à la suite d’un conflit. Il peut en résulter un sentiment d’injustice qui, à son tour, risque de perpétuer le conflit, voire de conduire à une reprise des hostilités.
3. L’Assemblée rappelle les termes du préambule du Statut du Conseil de l’Europe (STE no 1) qui stipule que les États parties sont «persuadés que la consolidation de la paix fondée sur la justice et la coopération internationale est d’un intérêt vital pour la préservation de la société humaine et de la civilisation». L’Organisation est donc bien placée pour promouvoir des solutions visant à favoriser la justice, la coopération et la paix en Europe.
4. L’Assemblée note que, nonobstant le fait que le Conseil de l’Europe dispose de plusieurs outils pour faciliter la recherche de solutions aux différends post-conflits, notamment par le biais du message politique de l’Assemblée parlementaire et du Comité des Ministres et de la compétence de la Cour européenne des droits de l’homme, les problèmes persistent. Souvent, ces outils ne fournissent pas une réponse adéquate, exécutoire et en temps utile, aux défis posés par les différends entre les États membres, en particulier à la suite d’une situation de conflit.
5. L’Assemblée réaffirme le rôle essentiel que les tribunaux peuvent jouer dans la recherche de solutions justes, mais regrette qu’ils n’aient souvent pas la compétence nécessaire, par exemple en raison de la doctrine de l’immunité de l’État; ou qu’ils ne puissent pas traiter le problème dans toute sa complexité, notamment du fait de leurs attributions ou des limites des recours disponibles; ou que leurs décisions restent inexécutées. Même la Cour européenne des droits de l’homme est un instrument limité pour parvenir à la réconciliation et à la réparation à la suite d’un conflit, étant donné que sa compétence se limite à des violations spécifiques des droits de l'homme, qu’elle dispose d’un éventail restreint de recours, et qu'il est difficile d'exécuter, en particulier, des arrêts sur la satisfaction équitable dans les affaires interétatiques. Il existe donc de solides arguments en faveur d’un mécanisme plus efficace et plus adaptable, capable de régler les différends interétatiques à la suite d’un conflit entre États membres du Conseil de l’Europe et d’améliorer l’exécution des décisions.
6. L’Assemblée reconnaît que la question de la réparation et de la réconciliation dans les situations post-conflit peut être un sujet très sensible. Cela requiert une expertise politique et juridique approfondie afin de trouver des solutions équitables, respectueuses des principes de l’État de droit, de la justice et des droits de l’homme, aptes à promouvoir la vérité, à favoriser la réconciliation et à préserver la paix. Toute approche doit être fermement établie sur le principe de la responsabilité de l’État en vertu du droit international. L’Assemblée insiste également sur le fait qu’il est particulièrement important que les victimes et les autres groupes touchés, ainsi que les acteurs étatiques, soient impliqués dans le processus de recherche de solutions adéquates, répondant au mieux aux besoins des personnes concernées. L’Assemblée souligne l’importance de s’efforcer de trouver un ensemble de mesures acceptables, réalisables, exécutoires et opérantes, qui soient bien adaptées au contexte d’une situation donnée.
7. L’Assemblée est fermement convaincue qu’il existe de solides arguments pour développer l’action du Conseil de l’Europe, au moyen d’un processus de médiation sous l’égide de l’Organisation, afin d’aider à résoudre les conflits du passé et de promouvoir la réconciliation et la réparation en ce qui concerne les conflits entre États membres du Conseil de l’Europe. Ce n’est qu’en abordant ces questions que nous pourrons progresser vers une coopération pacifique à l’avenir et ainsi mettre en place de meilleurs outils en amont pour prévenir les conflits futurs. Une telle initiative de la part du Conseil de l’Europe contribuerait à combler une lacune dans l’ordre international fondé sur des règles, à tirer le meilleur parti du rôle unique de l’Organisation et à promouvoir la paix régionale.
8. L’Assemblée considère qu’une solution de médiation pourrait contribuer à résoudre des problèmes très complexes entre États dans une perspective globale, en impliquant une tierce partie neutre pour faciliter la recherche de solutions. En particulier, une solution de médiation pourrait avoir plus de chances d’obtenir l’adhésion des États et des victimes, et donc d’être mise en œuvre. Un médiateur pourrait être choisi parmi un groupe de médiateurs ou de conciliateurs internationaux, par exemple des anciens Secrétaires généraux des Nations Unies ou du Conseil de l’Europe, ou des juges de renommée internationale. Des solutions de médiation doivent être réalisables, exécutoires et opérantes.
9. L’Assemblée considère qu’un processus de médiation, sous l’égide du Conseil de l’Europe, devrait inclure les éléments suivants:
9.1. Un système devrait être mis en place pour permettre aux États membres de soumettre à la médiation les litiges relatifs aux réparations et aux voies de recours.
9.2. Le Comité des Ministres, l’Assemblée parlementaire ou le/la Secrétaire Général·e du Conseil de l’Europe devraient avoir la possibilité d’initier ce processus de médiation en l’absence du consentement des deux parties. Dans le cas de l’Assemblée, cela pourrait se faire au moyen d’une recommandation.
9.3. Ce processus devrait s’appliquer aux affaires qui relèvent de la compétence géographique et temporelle du Conseil de l’Europe. Il ne pourrait s’appliquer aux États qui n’étaient pas membres du Conseil de l’Europe à la période considérée qu’avec leur consentement exprès. De plus, en raison de son caractère exécutoire, ce processus ne devrait pas s’appliquer aux États qui ne sont plus membres du Conseil de l’Europe.
9.4. Ce système devrait être disponible pour les litiges interétatiques liés à des situations post-conflit ou à d’autres différends risquant de dégénérer en tensions.
9.5. Ce processus devrait également être disponible pour identifier un ensemble de réparations et de recours liés à des litiges interétatiques devant la Cour européenne des droits de l’homme, où un litige donné pourrait bénéficier d’une boite à outils plus large pour proposer des solutions mieux adaptées aux complexités des situations post-conflit et aux besoins des victimes.
9.6. L’approche devrait être centrée sur les victimes en impliquant une consultation avec les victimes et les autres groupes touchés, ainsi qu’avec les États concernés.
9.7. Les États membres devraient avoir l’obligation de s’engager de bonne foi dans un processus de médiation. Pour des raisons de convenance, de politique et de principe, les États membres devraient coopérer avec le Conseil de l’Europe pour résoudre les problèmes qui ont un impact sur les droits humains des individus. Ceci est implicite dans l’obligation générale des États de collaborer sincèrement et efficacement et de coopérer de bonne foi, ainsi que dans les obligations spécifiques découlant de la Convention européenne des droits de l'homme (STE no 5). En particulier, la nature de l’exécution collective en vertu de la Convention implique une obligation de coopération entre les États. Il devrait donc y avoir des répercussions potentielles pour un État qui est considéré comme ne s’étant pas engagé de bonne foi dans le processus.
9.8. Les États devraient être tenus de coopérer sincèrement avec les résultats de la médiation; des conséquences devraient être prévues en cas de manquement déraisonnable de coopérer.
9.9. Une grande partie de cet objectif peut être réalisée en utilisant les outils juridiques existants à la disposition du Conseil de l’Europe, tels que le Statut, la Convention européenne des droits de l’homme, et les méthodes de travail dans le cadre de ces instruments fondateurs, en plus des pressions politiques et diplomatiques exercées par les outils à la disposition du Conseil de l’Europe. En cas de non-respect grave, le recours à la procédure complémentaire conjointe pourrait être envisagé, ainsi qu’une suspension potentielle lorsqu’une violation constituerait une violation grave de l’article 3 du Statut du Conseil de l’Europe (c’est-à-dire une violation grave des principes de l’État de droit, des droits de l’homme et d’une collaboration sincère et efficace à la réalisation des objectifs de l’Organisation).
9.10. Le Conseil de l’Europe devrait mettre au point une boîte à outils et des normes améliorées en matière de réparation et de réconciliation afin de trouver les solutions les mieux adaptées pour faire face aux complexités d’une situation post-conflit. Une telle boîte à outils devrait être non exhaustive, adaptable à de nouvelles situations, éviter une approche unique et offrir plutôt un certain nombre d’idées pour une utilisation potentielle dans le cadre de solutions de médiation.
10. L’Assemblée appelle instamment les États membres:
10.1. à accepter la juridiction obligatoire des tribunaux internationaux compétents tels que la Cour internationale de Justice afin de faciliter le règlement pacifique des différends entre les États membres;
10.2. à ratifier la Convention européenne pour le règlement pacifique des différends (STE no 23), en tant qu’outil utile pour le règlement des différends que ce soit par le recours à la Cour internationale de Justice, par le recours à la conciliation ou par le recours à l’arbitrage;
10.3. à prendre toutes les mesures nécessaires pour mettre en place un système de médiation fonctionnel afin d’aider à résoudre les différends entre États membres par des moyens pacifiques et démocratiques, dans le plein respect des droits de l’homme, de l’État de droit et avec la participation des personnes affectées par une situation de conflit, y compris les groupes de victimes.

B. Projet de recommandation 
			(2) 
			Projet de recommandation
adopté à l’unanimité par la commission le 30 novembre 2023.

(open)
1. Se référant à sa Résolution... (2024) «Processus de réparation et de réconciliation pour surmonter les conflits passés et construire un avenir commun de paix: la question des mesures réparatoires justes et équitables», l’Assemblée parlementaire regrette que, face aux grandes souffrances causées par les conflits, il n’existe aucun mécanisme efficace adéquat pour apporter réparation. L’Assemblée considère qu’une meilleure politique de prévention des conflits en amont consiste en partie à remédier de manière adéquate aux préjudices passés.
2. Rappelant que les initiatives en faveur de la vérité, de la justice, des réparations, de la reconnaissance et des garanties de non-répétition sont essentielles à une paix et à une réconciliation durables, l’Assemblée appelle le Comité des Ministres à mettre en place des mécanismes améliorés à cette fin.
3. L’Assemblée est fermement convaincue qu’il existe de solides arguments pour développer l’action du Conseil de l’Europe au moyen d’un processus de médiation sous l’égide de l’Organisation, afin d’aider à résoudre les conflits du passé, de promouvoir la réconciliation et la réparation en ce qui concerne les conflits entre États membres du Conseil de l’Europe, et d’assurer une paix durable pour l’avenir.
4. L’Assemblée considère qu’une solution de médiation pourrait contribuer à résoudre de manière contextuelle et globale les questions très complexes entre les États afin de trouver des solutions réalisables, exécutoires et opérantes dans l’intérêt des victimes et d’une paix durable. Un tel mécanisme devrait tenir compte du point de vue et des besoins des victimes afin de trouver une solution juste et constructive et devrait prévoir des mécanismes adéquats pour la mise en œuvre et la répartition des indemnités entre les victimes, en tenant compte des intérêts collectifs et individuels.
5. L’Assemblée recommande au Comité des Ministres d’entreprendre des travaux en vue de mettre en place un processus de médiation sous l’égide du Conseil de l’Europe, qui devrait comprendre les éléments suivants:
5.1. Un système devrait être mis en place pour permettre aux États membres de soumettre à la médiation les litiges relatifs aux réparations et aux voies de recours.
5.2. Le Comité des Ministres, l’Assemblée parlementaire ou le/la Secrétaire Général·e du Conseil de l’Europe devraient avoir la possibilité d’initier ce processus de médiation en l’absence du consentement des deux parties. Dans le cas de l’Assemblée, cela pourrait se faire au moyen d’une recommandation.
5.3. Ce processus devrait s’appliquer aux affaires qui relèvent de la compétence géographique et temporelle du Conseil de l’Europe. Il ne pourrait s’appliquer aux États qui n’étaient pas membres du Conseil de l’Europe à la période considérée qu’avec leur consentement exprès. De plus, en raison de son caractère exécutoire, ce processus ne devrait pas s’appliquer aux États qui ne sont plus membres du Conseil de l’Europe.
5.4. Ce système devrait être disponible pour les litiges interétatiques liés à des situations post-conflit ou à d’autres différends risquant de dégénérer en tensions.
5.5. Ce processus devrait également être disponible pour identifier un ensemble de réparations et de recours liés à des litiges interétatiques devant la Cour européenne des droits de l’homme, où un litige donné pourrait bénéficier d’une boite à outils plus large pour proposer des solutions mieux adaptées aux complexités des situations post-conflit et aux besoins des victimes.
5.6. L’approche devrait être centrée sur les victimes en impliquant une consultation avec les victimes et les autres groupes touchés, ainsi qu’avec les États concernés.
5.7. Les États membres devraient avoir l’obligation de s’engager de bonne foi dans un processus de médiation. Pour des raisons de convenance, de politique et de principe, les États membres devraient coopérer avec le Conseil de l’Europe pour résoudre les problèmes qui ont un impact sur les droits humains des individus. Ceci est implicite dans l’obligation générale des États de collaborer sincèrement et efficacement et de coopérer de bonne foi, ainsi que dans les obligations spécifiques découlant de la Convention européenne des droits de l'homme (STE no 5). En particulier, la nature de l’exécution collective en vertu de la Convention implique une obligation de coopération entre les États. Il devrait donc y avoir des répercussions potentielles pour un État qui est considéré comme ne s’étant pas engagé de bonne foi dans le processus.
5.8. Les États devraient être tenus de coopérer sincèrement avec les résultats de la médiation; des conséquences devraient être prévues en cas de manquement déraisonnable de coopérer.
5.9. Une grande partie de cet objectif peut être réalisée en utilisant les outils juridiques existants à la disposition du Conseil de l’Europe, tels que le Statut, la Convention européenne des droits de l’homme, et les méthodes de travail dans le cadre de ces instruments fondateurs, en plus des pressions politiques et diplomatiques exercées par les outils à la disposition du Conseil de l’Europe. En cas de non-respect grave, le recours à la procédure complémentaire conjointe pourrait être envisagé, ainsi qu’une suspension potentielle lorsqu’une violation constituerait une violation grave de l’article 3 du Statut du Conseil de l’Europe (c’est-à-dire une violation grave des principes de l’État de droit, des droits de l’homme et d’une collaboration sincère et efficace à la réalisation des objectifs de l’Organisation).
5.10. Le Conseil de l’Europe devrait mettre au point une boîte à outils et des normes améliorées en matière de réparation et de réconciliation afin de trouver les solutions les mieux adaptées pour faire face aux complexités d’une situation post-conflit. Une telle boîte à outils devrait être non exhaustive, adaptable à de nouvelles situations, éviter une approche unique et offrir plutôt un certain nombre d’idées pour une utilisation potentielle dans le cadre de solutions de médiation.

C. Exposé des motifs par Lord Keen, rapporteur

(open)

1. Introduction

1. Les guerres et les conflits violents causent de grandes souffrances humaines et entraînent la destruction de biens, de foyers et de l’environnement. Si l’on veut instaurer une paix durable, des négociations entre les parties concernées sur la manière de gérer les dommages causés par un conflit et de progresser vers la réconciliation sont indispensables. Cependant, il est fréquent que ces discussions n’aboutissent pas à des résultats satisfaisants; cela peut créer un sentiment d’injustice qui, à son tour, peut perpétuer le conflit, voire conduire à une reprise des hostilités.
2. Le Conseil de l’Europe est l’une des principales plateformes de promotion du dialogue, de la compréhension mutuelle, de la paix et de la justice entre les pays européens. En effet, le préambule du Statut du Conseil de l’Europe (STE no 1) stipule que les États parties sont «persuadés que la consolidation de la paix fondée sur la justice et la coopération internationale est d’un intérêt vital pour la préservation de la société humaine et de la civilisation». De même, le préambule de la Convention européenne des droits de l’homme (STE no 5) indique que les libertés fondamentales «constituent les assises mêmes de la justice et de la paix dans le monde». Néanmoins, d’importantes menaces continuent de peser sur la paix en Europe, et des appels ont été lancés récemment pour développer la politique de sécurité démocratique du Conseil de l’Europe de façon à «garantir que les dispositifs d’alerte précoce et les mesures de confiance [soient] pleinement utilisés, [à] améliorer les processus d’élaboration des politiques, [à] renforcer l’obligation de rendre des comptes et [à] permettre de prévenir les conflits dans l’avenir» 
			(3) 
			Résolution 2515 (2023)
de l’Assemblée, paragraphe 7, et Recommandation 2259 (2023), paragraphe
3, «Le rôle du Conseil de l’Europe dans la prévention des conflits,
le rétablissement de la crédibilité des institutions internationales
et la promotion de la paix dans le monde»..
3. Les problèmes causés par l’absence d’un ensemble de mesures acceptables, réalisables, exécutoires et opérantes en vue de la réconciliation et de la réparation à la suite d’un conflit, continuent d’entraver les bonnes relations entre États. Des conflits gelés non résolus persistent. Il est donc tout à fait justifié de faire plus, sous l’égide du Conseil de l’Europe, pour contribuer à régler les conflits du passé et à assurer une paix durable pour l’avenir.
4. La Résolution 2515 (2023) recommande aux États membres de «s’engager à résoudre les différends et les désaccords par le dialogue et la diplomatie»; de «s’engager en faveur d’un règlement pacifique des différends en reconnaissant comme obligatoire la juridiction des tribunaux internationaux»; d’«encourager toutes les initiatives visant à assurer l’obligation de rendre des comptes en cas de violations du droit international, en reconnaissant la compétence de la Cour pénale internationale»; et de «faire respecter l’obligation d’indemniser la victime de l’agression, notamment au moyen de mesures légales de confiscation de biens appartenant à l’État et de biens appartenant à des personnes privées». L’Assemblée devrait quant à elle «renforcer les éléments relatifs à la prévention et la résolution des conflits ainsi qu’à la sécurité démocratique».
5. La commission des questions juridiques et des droits de l'homme m’a désigné rapporteur le 26 avril 2023. La commission a tenu une audition le 11 octobre 2023, avec la participation de M. Christos Giakoumopoulos, Directeur général, Direction générale droits humains et État de droit (DG1), Conseil de l’Europe; M. Pablo de Greiff, Directeur, Centre pour les droits humains et la justice mondiale, Faculté de droit de l’Université de New York; commissaire de la Commission d’enquête des Nations unies sur l’Ukraine; ancien rapporteur spécial des Nations unies pour la promotion de la vérité, de la justice, des réparations et des garanties de non-répétition (2012-2018); et M. Igor Cvetkovski, Conseiller principal pour les réparations et la justice transitionnelle à l’Organisation internationale pour les migrations, Bureau en Ukraine.
6. Dans le présent exposé des motifs, je commencerai par décrire la pratique et le droit internationaux en matière de réparation, de réconciliation et de justice transitionnelle (chapitre 2). Je présenterai ensuite les mécanismes qui permettent à l’heure actuelle de régler ces différends, y compris ceux existant dans le cadre du Conseil de l’Europe (chapitre 3). Enfin, j’exposerai les arguments en faveur d’un nouveau mécanisme de médiation pour résoudre ces différends, qui pourrait agir sous l’égide du Conseil de l’Europe (chapitre 4).

2. Droit international et pratique en matière de réparation, de réconciliation et de justice transitionnelle

2.1. La responsabilité internationale des États pour des faits internationalement illicites et l’obligation de réparation intégrale du préjudice

7. Comme l’indique clairement le Projet d’articles de la Commission du droit international sur la responsabilité de l’État pour fait internationalement illicite (2001) [ci-après «projet d’articles de la CDI»], il est bien établi en droit international coutumier qu’un État a une responsabilité internationale pour les faits internationalement illicites qui lui sont imputables 
			(4) 
			Article 1
du projet d’articles de la CDI. Voir aussi l’affaire Phosphates du Maroc, arrêt de 1938,
Cour permanente de justice internationale (CPJI), série A/B, no 74,
p. 10; l’affaire Détroit de Corfou,
arrêt sur le fond, Cour internationale de Justice (CIJ) Recueil
1949, p. 4; Activités militaires et paramilitaires
au Nicaragua et contre celui-ci (Nicaragua c. États-Unis d’Amérique),
arrêt sur le fond, CIJ Recueil 1986, p. 14; l’affaire Projet Gabčíkovo-Nagymaros
(Hongrie c. Slovaquie), arrêt du 25 septembre 1997, p.
38. Les tribunaux arbitraux ont également maintes fois affirmé ce
principe.. Il est tout aussi bien établi qu’un État a une obligation de réparation pour ces faits internationalement illicites et pour tout préjudice causé 
			(5) 
			Article 31 du projet
d’articles de la CDI. Voir aussi l’affaire Usine
de Chorzów, arrêt sur le fond no 13,
CPJI, série A no 17, arrêt du 13 septembre
1928: «c’est un principe du droit international, voire une conception
générale du droit, que toute violation d’un engagement comporte
l’obligation de réparer» (p. 29); l’affaire du Navire «Saiga» (no 2) (Saint-Vincent-et-les Grenadines c. Guinée),
arrêt du 1er juillet 1999, Tribunal international
du droit de la mer, paragraphe 170..
8. Il incombe à l’État de «réparer intégralement» le préjudice et, autant que possible, d’effacer toutes les conséquences de l’acte illicite et de rétablir la situation qui aurait vraisemblablement existé si ledit acte n’avait pas été commis 
			(6) 
			Articles 31 et 35 du
projet d’articles de la CDI; affaire Usine
de Chorzów, op. cit.. En ce qui concerne la proportionnalité des réparations, «on émet parfois la crainte [qu’]un principe général prescrivant la réparation de tous les préjudices découlant d’une violation n’entraîne une réparation disproportionnée par rapport à la gravité de la violation», ou que «le principe de la réparation intégrale puisse donner lieu à des exigences disproportionnées, voire désastreuses, à l’égard de l’État responsable» 
			(7) 
			Commentaires relatifs
au projet d’articles de la CDI, paragraphe 14 du commentaire relatif
au projet d’article 31 et paragraphe 5 du commentaire relatif au
projet d’article 34.. Ces préoccupations ont notamment sous-tendu les accords de réparation négociés après la première et la seconde guerre mondiale, qui ne prévoyaient pas de réparation intégrale. L’approche adoptée par le projet d’articles de la CDI consiste à évaluer la proportionnalité dans le cadre de l’analyse de chaque type de réparation et du choix de la forme de la réparation 
			(8) 
			Par exemple, elle prévoit
que la restitution «n’impose pas une charge hors de toute proportion
avec l’avantage qui dériverait de la restitution plutôt que l’indemnisation»
(projet d’article 35(b)). De même, la satisfaction «ne doit pas
être hors de proportion avec le préjudice et ne peut pas prendre
une forme humiliante pour l’État responsable» (projet d’article 37(3)).. Néanmoins, cette approche ne doit pas être perçue comme justifiant moins qu’une «réparation intégrale» du préjudice causé. La «réparation intégrale» est également exigée pour les dommages qui découlent de la guerre d’agression de la Fédération de Russie contre l’Ukraine 
			(9) 
			Voir le paragraphe 5,
«Une base juridique solide», <a href='https://rm.coe.int/declarationrigafr/1680ac872f'>Déclaration
de Riga</a> des ministres de la Justice du Conseil de l’Europe,
11 septembre 2023..
9. Si, comme l’a reconnu la Cour internationale de Justice (CIJ), le principe juridique est celui de la réparation intégrale, la pratique peut varier en fonction des circonstances et ce principe ne se traduit pas nécessairement par l’obligation de verser une indemnisation complète à chaque personne concernée: «pendant un siècle, la quasi-totalité des traités de paix ou règlements d’après-guerre ont reflété le choix soit de ne pas exiger le versement d’indemnités, soit de recourir à titre de compensation au versement d’une somme forfaitaire. Compte tenu de cette pratique, il est difficile d’apercevoir en droit international une règle imposant une indemnisation complète pour chacune des victimes, dont la communauté internationale des États dans son ensemble s’accorderait à estimer qu’elle ne peut souffrir aucune dérogation» 
			(10) 
			Immunités
juridictionnelles de l’État (arrêt), Allemagne c. Italie,
Grèce (intervenant), CIJ, arrêt du 3 février 2012.. La pratique de la Cour européenne des droits de l’homme tend toutefois à privilégier une approche plus centrée sur la victime 
			(11) 
			Chypre
c. Turquie [GC], arrêt du 12 mai 2014 (satisfaction équitable),
paragraphe 46: «du fait de la nature même de la Convention, c’est
l’individu et non l’État qui est directement ou indirectement touché
et principalement 'lésé' par la violation d’un ou de plusieurs des
droits garantis par la Convention»., plutôt qu’un ensemble plus large de mesures visant à résoudre un conflit.
10. La réparation peut prendre la forme de restitution, d’indemnisation et de satisfaction, séparément ou conjointement 
			(12) 
			Articles 34, 35, 36
et 37 du projet d’articles de la CDI. Voir aussi l’affaire Usine de Chorzów, op.cit.; l’affaire du Navire «Saiga» (no 2) (Saint-Vincent-et-les Grenadines c. Guinée), op.cit., paragraphes 170 et 171
«sous une ou plusieurs des formes de réparation: restitution en
nature, indemnisation, satisfaction et assurances et garanties de
non-répétition».. Les assurances et garanties de non-répétition sont également reconnues comme une forme possible de réparation. La satisfaction peut prendre la forme spécifique de reconnaissance de la violation, d’une expression de regrets ou d’excuses formelles 
			(13) 
			Voir,
par exemple, l’arrêt LaGrand de
la CIJ, 27 juin 2001, ainsi que les articles 30 et 37 du projet
d’articles de la CDI.. La cessation des actes illicites peut également être un facteur pertinent. Enfin, les enquêtes sur les allégations d’infractions (telles que les crimes de guerre) peuvent aussi faire partie d’un ensemble de mesures de réparation.
11. «L’obligation de réparation est une règle qui existe indépendamment des règles régissant les moyens par lesquels il doit lui être donné effet» 
			(14) 
			Immunités juridictionnelles de l’État (arrêt),
Allemagne c. Italie, Grèce (intervenant), op.cit.. Toutefois, la possibilité d’invoquer la responsabilité d’un autre État présuppose en quelque sorte l’existence d’un moyen d’introduire une requête, alors que dans de nombreux cas, il n’existe pas de mécanisme international pour trancher certains différends. Des contre-mesures peuvent être justifiées dans certaines circonstances, notamment pour amener un État à s’acquitter de ses obligations en vertu du droit international de la responsabilité des États, mais elles doivent être proportionnelles au préjudice subi et sont soumises à certaines conditions 
			(15) 
			Articles 49, 51 et
52 du projet d’articles de la CDI. Voir aussi l’affaire Projet Gabčíkovo-Nagymaros (Hongrie c. Slovaquie)..

2.2. Les difficultés pratiques et juridiques liées à la conclusion d’un accord sur les réparations et à son exécution: le principe de l’immunité de l’État

12. Malgré ces règles et principes qui exigent la réparation des actes illicites, il n’existe souvent aucun mécanisme juridique indépendant permettant de faire valoir ses droits contre un État, ce qui signifie que les requêtes peuvent traîner pendant des années sans être résolues, en l’absence de moyens juridiques ou politiques de contraindre un État à rejoindre la table des négociations. Cela signifie que les victimes peuvent se sentir ignorées et cela peut donner un sentiment d’impunité ou d’absence de responsabilité. En outre, on constate une certaine dichotomie entre le principe de la réparation intégrale et la pratique des États, qui peut impliquer des négociations complexes portant souvent sur ce qui est réalisable ou raisonnable dans la pratique en tenant compte de différents facteurs, notamment la réconciliation, la paix, la réparation, ainsi que les intérêts économiques, sociaux et autres.
13. Historiquement, la plupart des traités de paix prévoyaient des réparations (pour la reconstruction, les dommages causés aux civils et éventuellement l’indemnisation des familles endeuillées par la guerre) ainsi que des indemnités (des dispositions souvent plus punitives pour couvrir, par exemple, le coût militaire de la guerre). Toutefois, ces modalités dépendaient généralement de la pression politique ou militaire qui était exercée, ainsi que de ce qui était le plus pratique selon les circonstances (par exemple, comme en droit civil, la mise en faillite d’un débiteur, qu’il s’agisse d’un État, d’une entreprise ou d’une personne, est peu susceptible d’améliorer les relations ou de donner lieu à des paiements de réparation). Les exemples classiques sont les réparations de la première guerre mondiale et de la seconde guerre mondiale, qui ne reflétaient qu’une partie des dommages causés et étaient basées sur ce que les responsables pouvaient payer 
			(16) 
			Voir
le paragraphe 13 de la note introductive <a href='https://rm.coe.int/reparation-and-reconciliation-processes-to-overcome-past-conflicts-and/1680ad0084'>AS/JUR
(2023) 29</a>.. De plus, on a beaucoup écrit sur les leçons à tirer des réparations de la première guerre mondiale, lorsqu’un État n’aborde pas le paiement des dommages civils de bonne foi et en acceptant la responsabilité des dommages causés, ainsi que sur le risque que la question de la réparation ne contribue elle-même à perpétuer le conflit plutôt que d’aider à la résolution et à la réconciliation. L’expérience de la première guerre mondiale rappelle également l’importance de la communication dans tout processus de réconciliation et de réparation – on pourrait donc envisager de communiquer clairement sur les conséquences de la guerre sur les populations civiles et sur les arguments qui justifient le montant des réparations.
14. Les réparations liées à la seconde guerre mondiale ont été tout aussi complexes en raison de l’ampleur des violations des droits humains et des dommages considérables causés aux populations civiles. De nombreux pays ont vu leurs infrastructures gravement endommagées à la suite de l’agression, sans parler des violations des droits humains subies par leurs ressortissants. Les réparations ont été négociées sous différentes formes et à différents moments, mais «aucun État allié [n’a] été indemnisé à la mesure des pertes subies par sa population» 
			(17) 
			Immunités juridictionnelles de l’État (arrêt),
Allemagne c. Italie, Grèce (intervenant), op.cit.. En ce qui concerne les populations civiles touchées, si la loi fédérale allemande relative à l’indemnisation (Bundesentschädigungsgesetz) a permis d’indemniser les victimes allemandes des persécutions du national-socialisme, elle ne s’étendait pas aux personnes qui vivaient dans d’autres pays attaqués par l’Allemagne et ses alliés. La question n’est toujours pas réglée à ce jour, que ce soit en raison de divergences d’opinions sur les responsabilités (par exemple, la Pologne a été envahie par l’Allemagne, la Slovaquie, la Roumanie et la Russie, à différents moments de la seconde guerre mondiale) ou sur les accords conclus (par exemple, la Russie a négocié un accord de réparation censé couvrir les pays situés à l’est du Rideau de fer, mais ces pays n’ont pas forcément bénéficié directement de ces réparations ni eu le sentiment d’avoir été associés à ces négociations). Un tel contexte a donné lieu à des récriminations selon lesquelles les réparations n’ont pas été équitables ou intégrales. Certaines personnes ont estimé ne pas avoir reçu une indemnisation suffisante, tandis que d’autres continuent de demander à l’Allemagne des réparations pour les pertes subies. Ce sentiment se retrouve par exemple dans les tentatives récentes de l’Italie, de la Grèce ou de la Pologne de demander réparation à l’Allemagne, ainsi que dans une forme de ressentiment évident face à ce qui est parfois perçu comme un défaut de responsabilité et de réparation à l’égard des erreurs du passé. Cependant, sans l’accord de l’Allemagne, les réparations pour de tels faits restent juridiquement impossibles à obtenir en raison, notamment, de la règle de l’immunité de l’État et de l’absence de tout autre moyen de faire respecter l’obligation de réparation qui incombe aux États.
15. La doctrine de l’immunité de l’État est une règle générale du droit international coutumier, solidement enracinée dans la pratique des États, qui garantit aux États une immunité juridictionnelle contre toute tentative d’affirmation de leur compétence par les tribunaux d’un autre État 
			(18) 
			Commission
du droit international, 1980. Voir aussi la Convention européenne
sur l’immunité des États de 1972 (Conseil de l’Europe, STE no 74),
ratifiée par l’Allemagne, l’Autriche, la Belgique, le Luxembourg,
les Pays-Bas, le Royaume-Uni et la Suisse. Au niveau des Nations
Unies, la Convention des Nations Unies sur les immunités juridictionnelles
des États et de leurs biens de 2004, élaborée à la suite d’un rapport
de la Commission du droit international, vise à consolider et à
développer le droit de l’immunité des États, mais elle n’a été que
très peu ratifiée. Aucune de ces deux conventions ne reflète exactement
l’état actuel du droit international coutumier.. L’immunité de l’État découle du principe de l’égalité souveraine des États, qui est l’un des principes fondamentaux de l’ordre juridique international 
			(19) 
			Voir,
par exemple, Immunités juridictionnelles
de l’État, Allemagne c. Italie, op.cit.. Le droit de l’immunité des États est principalement de nature procédurale. Il constitue un obstacle à l’engagement de poursuites contre un État qui exercerait son pouvoir souverain (qu’il soit licite ou illicite), mais ne peut intervenir sur le fond d’une demande. Par conséquent, même si un État bénéficie d’une immunité de juridiction devant les tribunaux d’un État étranger, cela n’a aucune incidence sur sa responsabilité internationale ni sur son obligation de réparation 
			(20) 
			Ibid..
16. La CIJ a notamment conclu que l’immunité de l’État pour des actes jure imperii [exercice de la puissance souveraine] s’étend aux procédures civiles pour des actes ayant entraîné la mort, un préjudice corporel ou matériel commis sur le territoire de l’État du for par les forces armées ou autres organes d’un autre État dans le cadre d’un conflit armé 
			(21) 
			Ibid. L’arrêt
cite de nombreuses affaires dans lesquelles l’immunité juridictionnelle
a été octroyée à l’Allemagne pour des actes illicites perpétrés
par les forces armées allemandes sur les territoires d’autres États
pendant la seconde guerre mondiale. Pour parvenir à sa conclusion,
la CIJ s’est appuyée sur la jurisprudence de la Cour européenne,
notamment: McElhinney c. Irlande [GC]
(2001) et Grosz c. France (2009)
(où la Cour conclut que l’octroi de l’immunité de l’État, tel que requis
par le droit international coutumier, n’est pas incompatible avec
la Convention européenne des droits de l’homme).. En conséquence, «le droit international coutumier impose toujours de reconnaître l’immunité à l’État dont les forces armées ou d’autres organes sont accusés d’avoir commis sur le territoire d’un autre État des actes dommageables au cours d’un conflit armé» 
			(22) 
			Ibid.
Cela contredit l’argument de l’Italie qui défend le principe d’une
«exception territoriale» à l’immunité, en vertu duquel un État ne
pourrait plus prétendre à l’immunité à l’égard d’actes ayant entraîné
la mort, un préjudice corporel ou matériel sur le territoire de
l’État du for.. En outre, la CIJ a également conclu qu’en ce qui concerne les procédures civiles, «en [vertu] du droit international coutumier, un État n’est pas privé de l’immunité pour la seule raison qu’il est accusé de violations graves du droit international des droits de l’homme ou du droit international des conflits armés», même s’il s’agit d’une règle de jus cogens 
			(23) 
			Ibid.
Concernant le jus cogens,
la CIJ précise qu’il n’y a pas de conflit, car l’immunité de l’État
est une règle de procédure qui existe de manière indépendante et
qui n’a aucune incidence sur l’obligation de réparation.. Cette position découle de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, qui confirme aussi qu’octroyer l’immunité des États pour des violations des droits de l’homme ne constitue pas une violation de la Convention 
			(24) 
			Voir, par exemple,
l’affaire Al-Adsani c. Royaume-Uni [GC]
(2001), qui concerne le refus du Royaume-Uni de faire droit à une
action civile relative à des allégations de torture à l’encontre
de l’État du Koweït; ou l’affaire Kalogeropoulou
et autres c. Grèce et Allemagne (2002), qui porte sur
le refus du Gouvernement grec de permettre l’exécution d’un arrêt relatif
aux actions civiles en dommages-intérêts introduites contre l’Allemagne
pour des crimes contre l’humanité commis pendant le massacre de
Distomo. Voir, plus récemment, l’arrêt rendu le 14 janvier 2014
dans l’affaire Jones et autres c. Royaume-Uni qui
porte sur le refus d’examiner des actions civiles concernant des
allégations de torture en raison de l’immunité invoquée par le Royaume
d’Arabie saoudite et ses fonctionnaires.. Il convient de noter que cette immunité des États s’applique aux procédures civiles (ce qui est distinct de la responsabilité pénale individuelle pour torture, crimes de guerre et crimes contre l’humanité). La doctrine de l’immunité des États vaut également pour les mesures de contrainte postérieures à la décision de justice, par exemple à l’encontre de biens utilisés à des fins de service public et situés dans un État étranger, ainsi que pour les procédures d’exequatur qui s’y rapportent 
			(25) 
			Voir, par exemple, Immunités juridictionnelles de l’État, Allemagne
c. Italie, op.cit.. Cela dit, des travaux sont actuellement en cours pour étudier les moyens d’obtenir des réparations de la Fédération de Russie nonobstant l’application du principe de l’immunité des États, notamment en explorant le recours à des contre-mesures et en utilisant les intérêts des biens faisant l’objet de sanctions. Étant donné que ce travail se poursuit dans le cadre de rapports spécifiques portant sur la guerre d’agression de la Fédération de Russie contre l’Ukraine, je n’en parlerai pas plus avant dans le présent rapport.

2.3. Le droit des personnes à un recours et à réparation: la nécessité d’une approche centrée sur les victimes

17. Les réparations ont toujours été une affaire entre États, sans implication directe des individus. En effet, traditionnellement, un individu n’est pas un sujet du droit international public et ne peut donc pas agir dans la sphère du droit international. En outre, les individus ne peuvent pas porter plainte directement contre un État étranger en droit international. Un État peut prendre fait et cause pour l’un de ses ressortissants, chercher à tenir un autre État pour responsable et demander réparation en lien avec une violation 
			(26) 
			Dans
l’affaire Usine de Chorzów, op.cit., la CPJI a noté que, même
si l’indemnisation du préjudice correspond au dommage subi par les
ressortissants de l’État lésé, cela ne change pas la nature ou le
caractère de la réparation due, qui reste une affaire entre deux
États (et non entre un État et les individus concernés).. Toutefois, le ressortissant n’a pas la capacité d’intenter une action directement et n’a pas nécessairement droit, en vertu du droit international, à des réparations spécifiques à la suite de cette action. Comme l’a indiqué la CIJ, «[l]orsque l’État ayant perçu ces sommes dans le cadre de ce qui devait constituer un règlement global à l’issue d’un conflit armé a décidé de les affecter à la reconstruction de son économie nationale et de ses infrastructures plutôt que de les répartir entre ceux de ses nationaux qui ont été victimes, il est difficile de déterminer dans quelle mesure le fait que les intéressés n’aient pas perçu une part des sommes en question les autoriserait à intenter une action à l’encontre de l’État ayant versé ces sommes à celui dont ils sont ressortissants» 
			(27) 
			Immunités
juridictionnelles de l’État, Allemagne c. Italie, op.cit.. La CIJ a estimé que les différends qui resteraient à régler pourraient faire l’objet de nouvelles négociations entre les deux États concernés.
18. Un individu peut introduire une requête en vertu du droit interne de son propre État (si ce droit le permet), mais aussi en vertu du droit interne de l’État auquel il demande réparation ou réclame des dommages-intérêts (si ce droit le permet). Cependant, ces mécanismes juridiques sont souvent absents ou indisponibles dans le droit interne de l’État concerné – que ce soit parce que les tribunaux nationaux ne sont pas compétents, en raison de l’application du droit de l’immunité des États, ou parce que les non-ressortissants ne peuvent pas accéder à certains régimes d’indemnisation. Le droit international peut donc laisser une victime individuelle sans recours adéquat, même lorsque l’État dont elle a la nationalité a reçu réparation. Une telle situation peut donc être insatisfaisante pour l’individu et conduire à une absence de résolution efficace si les victimes ne sont pas suffisamment impliquées dans la recherche d’une solution en vue d’une réconciliation et d’une paix durable. Cependant, les praticiens et les politiciens se rendent compte que les problèmes persistent si les besoins des victimes ne sont pas pris en compte. La nécessité d’une approche de la réparation et de la réconciliation centrée sur les victimes afin qu’elle fonctionne et contribue à une paix et à une réconciliation durables est de plus en plus reconnue.
19. Certaines dispositions spécifiques du droit international accordent des droits aux individus, comme le droit international des droits de l’homme, le droit international humanitaire (par exemple en ce qui concerne les prisonniers de guerre) ou le droit de la protection consulaire 
			(28) 
			La
CIJ a estimé que la Convention de Vienne sur les relations consulaires
crée des droits individuels, qui peuvent être invoqués par l’État
dont la personne détenue a la nationalité. CIJ, affaire LaGrand, op.cit.;
Affaire Avena et autres ressortissants
mexicains, CIJ, 31 mars 2004. Dans ces affaires, les
recours impliquaient une garantie et une assurance de non-répétition,
ainsi que l’obligation pour les États-Unis de réexaminer et de réviser
le verdict dans les circonstances où les droits protégés par la
Convention de Vienne n’avaient pas été respectés.. Cependant, le droit n’a pas encore évolué au point de créer un droit à réparation opposable pour les individus en vertu du droit international coutumier 
			(29) 
			Selon
l’avis consultatif de la CIJ du 9 juillet 2004, Conséquences juridiques de l’édification d’un
mur dans le territoire palestinien occupé: «la construction
du mur dans le territoire palestinien occupé ayant notamment nécessité
la réquisition et la destruction d’habitations, de commerces ainsi
que d’exploitations agricoles, la Cour constate aussi qu’Israël
a l’obligation de réparer tous les dommages causés à toutes les
personnes physiques ou morales concernées». Bien que cet avis laisse
entrevoir un rôle accru pour les personnes physiques et morales
au niveau international, on peut penser que cette approche est due
à la situation très spécifique et complexe d’Israël et du territoire
palestinien occupé, plutôt qu’à quelque chose qui laisse entendre
un droit pour les individus de demander réparation directement au
niveau international.. Exceptionnellement, des dispositions spécifiques du droit international permettent aux individus d’intenter une action directement contre des États étrangers. Par exemple, les traités d’investissement peuvent établir des clauses d’arbitrage qui permettent aux individus de demander à un État étranger des dommages-intérêts pour les pertes subies. Des mécanismes d’indemnisation spécifiques ont également été mis en place à certains moments, comme la Commission d’indemnisation des Nations Unies, créée pour traiter les demandes et indemniser les pertes et préjudices directement imputables à l’invasion et à l’occupation illégales du Koweït par l’Irak en 1990-1991 
			(30) 
			Créée
par la Résolution 687 (1991) du Conseil de sécurité des Nations
Unies..
20. Les traités relatifs aux droits de l’homme, en particulier, peuvent établir un mécanisme de recours individuel contre un État responsable d’une violation. C’est ce que l’on observe dans l’approche adoptée par la Résolution de l’Assemblée générale des Nations Unies «Principes fondamentaux et directives concernant le droit à un recours et à réparation des victimes de violations flagrantes du droit international des droits de l’homme et de violations graves du droit international humanitaire» (Résolution AGNU 60/147) 
			(31) 
			La résolution de l’Assemblée
générale des Nations Unies <a href='https://www.ohchr.org/fr/instruments-mechanisms/instruments/basic-principles-and-guidelines-right-remedy-and-reparation'>60/147</a> affirme qu’il est important de traiter sur les plans national
et international la question du droit à un recours et à réparation,
et reconnaît le «droit des victimes à un recours et à réparation».
Les principes obligent les États à «assurer à ceux qui affirment
être victimes d’une violation des droits de l’homme ou du droit
humanitaire l’accès effectif à la justice […], quelle que soit,
en définitive, la partie responsable de la violation» et à «offrir
aux victimes des recours utiles, y compris la réparation» (Annexe,
paragraphe 3).. Les principes annexés à cette résolution rappellent notamment que le droit à un recours des victimes de violations des droits de l’homme est un droit protégé par de nombreux traités régionaux et internationaux relatifs au droit international des droits de l’homme et au droit international humanitaire 
			(32) 
			Notamment l’article 8
de la Déclaration universelle des droits de l’homme; l’article 2
du Pacte international relatif aux droits civils et politiques;
l’article 6 de la Convention internationale sur l’élimination de
toutes les formes de discrimination raciale; l’article 14 de la
Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels,
inhumains ou dégradants; l’article 39 de la Convention relative
aux droits de l’enfant; ainsi qu’en vertu du droit international
humanitaire, tel que l’article 3 commun de la Convention de La Haye
concernant les lois et coutumes de la guerre sur terre de 1907;
l’article 91 du Protocole additionnel aux Conventions de Genève
de 1949 relatif à la protection des victimes des conflits armés internationaux
(1977); les articles 68 et 75 du Statut de Rome de la Cour pénale
internationale; l’article 7 de la Charte africaine des droits de
l’homme et des peuples; l’article 25 de la Convention américaine
relative aux droits de l’homme; et l’article 13 de la Convention
européenne des droits de l’homme.. Ces principes réaffirment l’obligation des États d’enquêter sur les crimes de droit international et de poursuivre leurs auteurs, s’ils sont identifiés. Au paragraphe 11, les principes énoncent que les recours contre les violations flagrantes du droit international des droits de l’homme ou les violations graves du droit international humanitaire comprennent (a) un accès effectif à la justice, dans des conditions d’égalité; (b) une réparation adéquate, effective et rapide du préjudice subi; et (c) l’accès aux informations utiles concernant les violations et les mécanismes de réparation. Le paragraphe 15 précise que l’État «assure aux victimes la réparation des actes ou omissions qui peuvent lui être imputés et qui constituent des violations flagrantes du droit international des droits de l’homme ou des violations graves du droit international humanitaire». Cette réparation peut notamment prendre la forme de mesures de restitution, d’indemnisation, de réadaptation, de satisfaction et de garanties de non-répétition. Si, dans la pratique, ces mesures sont généralement prises dans le cadre de mécanismes juridiques nationaux, il existe aussi des mécanismes internationaux, dont l’un des plus développés est bien entendu la Cour européenne des droits de l’homme.
21. Ainsi, une approche individuelle, ou centrée sur les victimes, est plus conforme à une approche fondée sur les droits de l’homme, et est indispensable pour permettre un recours effectif en vertu de la Convention européenne des droits de l’Homme (article 13). Cette position se reflète notamment dans les documents du Conseil de l’Europe, tels que les Lignes directrices et textes de référence «Éliminer l’impunité pour les violations graves des droits de l’homme», adoptés en 2011 par le Comité des Ministres, ou ses travaux récents sur les recours et réparations pour les victimes de l’agression militaire de la Russie contre l’Ukraine 
			(33) 
			Voir le paragraphe 5
«Approche centrée sur les victimes» de la <a href='https://rm.coe.int/declarationrigafr/1680ac872f'>Déclaration
de Riga</a> des ministres de la Justice du Conseil de l’Europe (2023).. Les États membres ont donc l’obligation, au niveau national, de fournir un moyen de réparation aux personnes dont les droits de l’homme ont été violés. Toutefois, dans le contexte d’un conflit, il peut être difficile d’obliger l’État responsable à mettre en place de tels mécanismes (ou à financer des mécanismes dans l’État victime) sans qu’il reconnaisse sa responsabilité et son implication dans ce processus 
			(34) 
			Les
travaux en cours du Conseil de l’Europe sur les pertes causées par
l’agression militaire de la Fédération de Russie contre l’Ukraine
reconnaissent dans une certaine mesure le défi que représente la
mise en place d’un mécanisme de réparation effective en l’absence
de reconnaissance de la part de l’État responsable, et notent la
nécessité d’établir «un futur mécanisme international d’indemnisation,
qui contribuera à garantir une réparation complète et effective
pour l’Ukraine et les victimes, et qui sera établi par un instrument
international distinct en coopération avec l’Ukraine». Ibid., paragraphe 5, «Œuvrer en
faveur d’une réparation effective».. En outre, des divergences d’opinions peuvent survenir quant au type et à l’étendue du recours ou de la réparation demandés – par exemple, lorsque les ressources sont limitées, une personne peut-elle prétendre à une indemnisation complète, à une forme de réparation particulière, à une mesure déclaratoire ou à d’autres recours mieux adaptés à sa situation et à ses besoins? Si la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme a développé certains principes, une partie de la décision est laissée à l’appréciation de l’État défendeur, sous le contrôle du Comité des Ministres. En outre, l’approche de la Cour peut être limitée à des outils spécifiques et ne considère pas la totalité des solutions disponibles ou susceptibles de répondre au mieux aux besoins des victimes.

2.4. Réconciliation et justice transitionnelle

22. Si le principe reste celui de la réparation intégrale, le principe de l’effectivité du droit et la réalité de l’exécution des décisions sont essentiels. Des outils tels que la réconciliation, la réparation et la justice transitionnelle peuvent faire partie d’un ensemble de mesures destinées à parvenir à la réconciliation et à une paix durable. Il s’agit là d’un sujet sensible, car il n’est pas toujours évident de trouver une solution qui soit soucieuse de la victime, qui respecte les droits de l’homme et qui contribue en outre à une paix durable et à une meilleure réconciliation entre les communautés. De telles solutions ont tendance à comporter un ensemble d’outils, y compris des initiatives de recherche de la vérité, la justice, des réparations, la reconnaissance et des garanties de non-répétition.
23. L’objectif premier de la réconciliation est d’éviter une reprise des hostilités. Une véritable réconciliation implique l’établissement de nouvelles relations entre les parties au conflit et entre l’État et les citoyens. Il faut souvent du temps pour engager une réconciliation au niveau communautaire et celle-ci dépend aussi de l’adhésion des victimes. La justice transitionnelle traite de la manière dont les sociétés font face à un héritage de violations graves et massives des droits de l’homme afin de rendre justice aux victimes et d’instaurer une paix durable. Elle peut englober des mécanismes judiciaires et non judiciaires, tels que la reconnaissance, les mémoriaux, la lustration, les initiatives citoyennes, les enquêtes, les initiatives de recherche de la vérité, ainsi que les réparations accordées aux victimes (indemnisation financière, restitution de biens, garantie des droits sociaux ou politiques) 
			(35) 
			Le cas de la Colombie
est un bon exemple d’ensemble complet de mesures, qui comprend l’amnistie,
le pardon, un tribunal spécial pour la paix, une Commission pour
la recherche de la vérité, la coexistence et la non-répétition,
ainsi que des réparations. . Il n’existe pas de processus universel pour les initiatives de réconciliation ou de justice transitionnelle, mais l’objectif général est de parvenir à une société plus pacifique, plus juste et plus inclusive 
			(36) 
			Pour le <a href='https://www.ictj.org/fr/what-transitional-justice'>Centre
international de la justice transitionnelle</a>, «la justice transitionnelle n’est pas une chose ou
un processus unique, ni une formule universelle permettant de reproduire
les institutions», mais elle vise plutôt à instaurer une société
plus pacifique, plus juste et plus inclusive.. À cette fin, ces initiatives doivent généralement être adaptées au contexte, être pilotées par les pays et être soucieuse des besoins des victimes 
			(37) 
			<a href='https://www.ohchr.org/fr/transitional-justice'>Travaux
du HCDH sur la justice transitionnelle et les droits de l’homme, </a>www.ohchr.org/fr/transitional-justice.. Par nature, la justice transitionnelle a généralement lieu en dehors des tribunaux nationaux. Plusieurs universitaires observent que la justice pénale n’est pas toujours le moyen le plus approprié pour faciliter la recherche de la vérité 
			(38) 
			Voir, par exemple,
l’entretien réalisé avec Geoffroy de Lasgasner dans «La Revue des
juristes de Sciences Po: Les vertus du jugement à l’aune du processus
de privatisation de la justice».. Il peut y avoir des tensions entre, d’une part, des initiatives qui visent à promouvoir la paix, la recherche de la vérité, la réconciliation et la justice transitionnelle, qui impliquent souvent un certain niveau de compromis, et d’autre part, une priorité donnée à la seule justice qui, certes, peut favoriser les poursuites et une réparation complète, mais qui n’est pas toujours en mesure d’assurer ces poursuites ou ces réparations. Comme nous l’avons entendu lors de l’audition de la commission sur ce sujet, idéalement, les éléments des initiatives de recherche de la vérité, de la justice, des réparations et des garanties de non-répétition seront complémentaires et ne seront pas en concurrence les uns avec les autres.
24. Les exemples d’initiatives de justice transitionnelle de ces dernières décennies tendent à proposer un mélange de commissions de recherche de la vérité et d’actions en justice telles que des poursuites. Cependant, il peut y avoir des tensions entre les initiatives qui favorisent la recherche de la vérité et la découverte des corps, et celles qui donnent la priorité à la traduction en justice des auteurs de crimes. Des régimes d’amnistie ou d’immunité conditionnelle sont parfois proposés pour promouvoir la recherche de la vérité 
			(39) 
			Voir, par exemple,
la commission Vérité et Réconciliation mise en place en Afrique
du Sud après la fin de l’apartheid., mais ils sont controversés, notamment dans les cas où ils peuvent soustraire un auteur de violations graves à sa responsabilité 
			(40) 
			L’amnistie est de plus
en plus considérée comme inacceptable pour les violations graves
des droits de l’homme ou les actes constituant des crimes au regard
du droit international; voir Cour européenne des droits de l’homme, Margus c. Croatie [GC], arrêt du
27 mai 2014.. De même, dans certains pays, les délais de prescription ou d’interdiction d’engager des poursuites constituent un obstacle à la justice. Notons toutefois que la prescription ne s’applique pas aux violations flagrantes du droit international des droits de l’homme et aux violations graves du droit international humanitaire 
			(41) 
			Annexe
à la résolution <a href='https://www.ohchr.org/fr/instruments-mechanisms/instruments/basic-principles-and-guidelines-right-remedy-and-reparation'>60/147</a> de l’Assemblée générale des Nations Unies, paragraphe 6.. De la même façon, la libération anticipée de prisonniers condamnés pour des crimes commis pendant un conflit peut être considérée comme un outil de réconciliation, mais elle peut aussi nuire à la justice et être ressentie comme un affront par les victimes de violations des droits de l’homme. La poursuite de tout ou partie des responsables de violations des droits de l’homme est généralement un élément central de la justice transitionnelle 
			(42) 
			Voir
«The Trial of the Argentine Junta: Responsibilities and Realities», Paula K. Speck, The University of Miami Inter-American Law
Review, <a href='https://www.jstor.org/stable/i40005136'>Vol. 18, no 3
(Spring, 1987)</a>, p. 491 à 534.. Néanmoins, certaines poursuites peuvent être perçues comme problématiques, en particulier lorsque certains crimes étaient considérés comme autorisés sous un régime antérieur 
			(43) 
			Voir,
par exemple, les arguments présentés lors du procès des responsables
des meurtres commis à l’encontre de personnes qui tentaient de franchir
le mur de Berlin. <a href='https://www.kas.de/c/document_library/get_file?uuid=03e3919e-6af1-43a0-dfcb-51f048c6702f&groupId=252038'>Transitional
Justice</a>: The German Experience after 1989, Markus Rau; Streletz, Kessler et Krenz c. Allemagne,
requête no 34044, 35532/97 et 44801/98,
arrêt du 22 mars 2001..
25. L’un des éléments commun aux initiatives de recherche de la vérité consiste à mettre en place un organisme chargé d’enquêter sur le sort des personnes disparues et de retrouver leurs dépouilles. À titre d’exemples, on peut citer la Commission nationale sur les personnes disparues pendant la dictature militaire de 1976-1983 en Argentine; le Comité sur les personnes disparues à Chypre (CMP) pendant l’intervention militaire turque de 1974 dans le nord de Chypre (un élément de l’exécution de l’arrêt interétatique de la Cour européenne des droits de l’homme, Chypre c. Turquie); les enquêtes menées à la suite de la guerre civile népalaise de 1996-2006 
			(44) 
			Bien
que 60 000 plaintes aient été déposées, aucune enquête n’a été menée
à son terme. Des propositions récentes pour une nouvelle législation
visant à promouvoir les réparations et les enquêtes ont soulevé
beaucoup de controverse, car elles prévoient des amnisties pour
un large éventail d’infractions graves, notamment le viol, le meurtre,
la torture et les crimes de guerre. Voir <a href='https://www.hrw.org/news/2023/08/11/un-experts-criticize-nepals-transitional-justice-bill'>Human
Rights Watch</a>.; ou encore la Commission colombienne pour la recherche de la vérité, la coexistence et la non-répétition 
			(45) 
			La Commission pour
la recherche de la vérité, la coexistence et la non-répétition a
pour objectif principal de faire toute la lumière sur les événements
et de contribuer à la reconnaissance des victimes. Elle aspire également
à favoriser la coexistence en vue d’un règlement pacifique du conflit.
Il reste à évaluer dans quelle mesure elle parvient à cet équilibre complexe.. Un autre exemple est celui de la Commission indépendante pour la localisation des restes des victimes (ICLVR), chargée d’enquêter sur la disparition de 16 personnes pendant le conflit qui a secoué l’Irlande du Nord entre les années 1970 et 1998. Les informations transmises à cette commission ne peuvent pas être utilisées dans le cadre de procédures pénales, ce afin d’encourager la communication d’informations susceptibles d’aider les familles à localiser les restes de leurs proches. La législation récente qui vise à traiter les questions liées à l’héritage de l’Irlande du Nord reste controversée, notamment en ce qui concerne la proposition d’offrir une immunité conditionnelle contre les poursuites judiciaires à toute personne qui coopérerait avec la nouvelle Commission indépendante pour la réconciliation et la récupération de l’information (ICRIR). Cette mesure est considérée comme s’inspirant du modèle utilisé en Afrique du Sud pour favoriser la recherche de la vérité, mais elle s’accompagne de limitations à l’introduction de nouveaux litiges – ce qui a été dénoncé comme limitant indûment l’accès à la justice. Des tensions persistent autour de la question des disparus et des commissions de recherche de la vérité pour trouver le bon équilibre entre la poursuite de la justice et le besoin de vérité, de réconciliation et de paix.

3. Les mécanismes en vigueur pour promouvoir la réconciliation et la réparation

3.1. La Cour européenne des droits de l’homme

26. Un certain nombre de droits de l’homme protégés par la Convention européenne des droits de l’homme peuvent être pertinents dans une situation de conflit ou post-conflit, notamment le droit à la vie (article 2), le droit de ne pas être soumis à la torture ou à des peines ou traitements inhumains ou dégradants (article 3), le droit au respect de la vie privée, de la vie familiale et du domicile (article 8), la liberté d’expression (article 10) 
			(46) 
			La Cour a estimé que
la recherche de la vérité historique était un élément de la liberté
d’expression (article 10), <a href='https://hudoc.echr.coe.int/fre'>Monnat c. Suisse</a>, requête no 73604/01, arrêt
du 21 septembre 2006, paragraphe 57: «la vérité historique fait
partie intégrante de la liberté d’expression, mais [la Cour] estime
qu’il ne lui revient pas d’arbitrer la question de savoir quel rôle la
Suisse a effectivement joué pendant la seconde guerre mondiale,
lequel relève d’un débat toujours en cours entre historiens». La
Cour impose aux États l’obligation positive d’offrir aux individus
une procédure effective et accessible qui leur permette d’avoir
accès à leurs dossiers personnels dans un délai raisonnable (<a href='https://hudoc.echr.coe.int/fre'>Haralambie
c. Roumanie</a>, requête no 21737/03, arrêt
du 27 octobre 2009)., le droit à un recours effectif en cas de violation des droits de l’homme (article 13) et le droit au respect des biens (article 1 du Protocole no 1 à la Convention (STE no 9)) – entre autres droits applicables dans des situations particulières.
27. La jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme établit clairement que les États ont l’obligation de mener des enquêtes adéquates sur les violations présumées du droit à la vie (article 2) et de l’interdiction de la torture (article 3), et que cette obligation doit inclure la possibilité d’identifier et de punir les responsables de ces violations 
			(47) 
			McCann et autres c. Royaume-Uni,
requête no 18984/91, arrêt du 27 septembre
1995, paragraphe 161. Il est important de noter que la Cour a clairement
indiqué qu’une pratique étatique de violation des droits de l’homme
ne peut pas protéger les individus contre des poursuites pour avoir
commis un crime. Streletz, Kessler et
Krenz c. Allemagne, requête no 34044,
35532/97 et 44801/98, arrêt du 22 mars 2001, paragraphes 80 et 87,
dans lequel la Cour a estimé que des poursuites pénales devraient
pouvoir être engagées à l’encontre de personnes ayant commis des
crimes sous un régime antérieur et «qu’une pratique étatique telle
que celle de la RDA relative à la surveillance de la frontière,
qui méconnaît de manière flagrante les droits fondamentaux et surtout
le droit à la vie, valeur suprême dans l’échelle des droits de l’homme
au plan international, ne saurait être protégée par l’article 7.1
de la Convention».. Il existe des exigences spécifiques quant à la qualité des enquêtes. L’une des complexités des situations de conflit réside dans le fait que des normes différentes peuvent s’appliquer selon qu’une personne est tuée par des acteurs étatiques ou non étatiques, ce qui peut créer des difficultés lorsqu’il s’agit de trouver des solutions à des situations complexes au lendemain d’un conflit. Les Lignes directrices du Conseil de l’Europe sur l’élimination de l’impunité pour les violations graves des droits de l’Homme définissent des critères en matière d’enquête et précisent que «[l]es États devraient prendre toutes les mesures appropriées pour établir des mécanismes accessibles et efficaces afin de garantir que les victimes de graves violations des droits de l’homme reçoivent une réparation rapide et adéquate pour le préjudice subi. Cela peut inclure des mesures de réhabilitation, d’indemnisation, de satisfaction, de restitution et des garanties de non-répétition» 
			(48) 
			<a href='https://rm.coe.int/1680695d6f'>Lignes directrices</a> pour éliminer l’impunité pour les violations graves
des droits de l’Homme, adoptées par le Comité des Ministres le 30 mars
2011, paragraphe XVI..
28. Les affaires interétatiques qui ont été introduites, ou les requêtes individuelles relatives à des situations de conflit, peuvent contribuer à traiter et à reconnaître des violations spécifiques des droits de l’homme, et à accorder une satisfaction équitable le cas échéant. Toutefois, l’exécution des arrêts rendus dans des affaires interétatiques présente des difficultés notoires 
			(49) 
			Voir, par exemple,
la Résolution 2494 (2023) de l’Assemblée «Mise en œuvre des arrêts de la Cour
européenne des droits de l’homme», paragraphe 6.. Certains craignent que la nature de ces litiges ne se prête pas véritablement à un règlement global de ces affaires en vue d’une réconciliation et d’une réparation complètes après un conflit. En outre, les restrictions concernant les types de recours disponibles peuvent susciter l’insatisfaction des communautés concernées, et l’absence de mise en œuvre des mesures nécessaires pour exécuter ces arrêts peut conduire à une revictimisation des requérants et constituer un affront à l’État de droit et au principe de l’effectivité du droit. J’ai choisi de présenter ci-dessous quelques-unes des affaires les plus emblématiques relatives à des situations post-conflit afin d’illustrer la manière dont la Cour peut être utilisée, avec plus ou moins de succès en termes d’exécution de ses arrêts.
29. Les affaires interétatiques impliquent souvent des personnes déplacées. C’est le cas par exemple des affaires qui découlent du conflit entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan au début des années 1990 
			(50) 
			Conformément aux principes
d’Alma-Ata, après la dissolution de l’URSS, le Haut-Karabakh a été
reconnu comme faisant partie de l’Azerbaïdjan. En 1991, des séparatistes
arméniens ont pris le contrôle de la région, ce qui a entraîné un conflit
armé entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan. À l’issue de ce conflit,
l’Arménie a occupé diverses parties de l’Azerbaïdjan pendant plusieurs
décennies, dont le Haut-Karabakh et les régions avoisinantes. Le
conflit a fait des dizaines de milliers de morts et causé le déplacement
de centaines de milliers de personnes, avec des victimes des deux
côtés.. Les affaires Chiragov c. Arménie (2015) et Sargsyan c. Azerbaïdjan (2015) concernent l’impossibilité pour les personnes déplacées d’accéder à leurs domiciles et à leurs biens dans la région du Haut-Karabakh et les régions avoisinantes, ainsi que l’absence de recours effectif pour ces personnes déplacées 
			(51) 
			Concernant des violations
du droit au respect des biens (article 1 du Protocole no 1
à la Convention), du droit au respect de la vie privée et familiale
(article 8 de la Convention) et du droit à un recours effectif (article 13
de la Convention).. Malgré des efforts récents pour parvenir à un protocole d’accord relatif au paiement de la satisfaction équitable aux personnes concernées (éventuellement via un compte bancaire du Conseil de l’Europe), la signature d’un tel accord et le paiement de la satisfaction équitable sont toujours pendants, plus de 30 ans après que les personnes ont été déplacées et 8 ans après les arrêts rendus dans ces affaires. D’autres requêtes interétatiques et individuelles ont été portées devant la Cour européenne des droits de l’homme à propos d’un conflit plus récent entre les deux pays, en 2020, qui a de nouveau causé de nombreux décès, et de graves préoccupations subsistent quant au respect des droits de l’homme dans la région 
			(52) 
			Voir
la Résolution 2391 (2021) de l’Assemblée “Conséquences humanitaires du conflit
entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan / le conflit du Haut-Karabakh”.
Ce nouveau conflit armé a conduit à la restitution d’une partie
du territoire à l’Azerbaïdjan. .
30. Malheureusement, la situation des habitants du Haut-Karabakh s’est aggravée en 2022-2023, impliquant de sévères restrictions de la circulation des personnes, de l’approvisionnement en nourriture et autres marchandises dans la région. La situation humanitaire et des droits humains des habitants du Haut-Karabakh a suscité de vives inquiétudes. De plus, les interventions de l’armée azerbaïdjanaise pour prendre le contrôle effectif de la région ont suscité des inquiétudes accrues quant au bien-être de la population locale et aux risques de violations du droit international relatif aux droits humains, notamment en ce qui concerne le nettoyage ethnique, le discours de haine, la destruction du patrimoine culturel, les déplacements forcés et l’utilisation de la force contre les populations civiles. Cela a abouti à l’exode presque total de la population d’ethnie arménienne du Haut-Karabakh 
			(53) 
			Voir
la Résolution 2517 (2023) de l’Assemblée, «Situation humanitaire dans le Haut-Karabakh».
La Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe, Dunja
Mijatović, s’est déclarée préoccupée par l’inauguration d’un «parc
des trophées» à Bakou (Azerbaïdjan), où l’on peut voir des reproductions
de scènes de guerre au cours desquelles des soldats arméniens sont
blessés ou tués. Elle a notamment déclaré que «les mises en scène
de ce genre ne peuvent que renforcer une hostilité persistante et
un discours de haine largement répandu, et encourager les manifestations d’intolérance». <a href='https://www.coe.int/fr/web/commissioner/-/azerbaijan-efforts-to-deal-with-the-past-should-become-the-priority-to-ensure-reconciliation-andlasting-peace'>«Azerbaïdjan:
les efforts destinés à confronter le passé doivent devenir la priorité
pour favoriser la réconciliation et une paix durable»</a>, 27 avril 2021.. Plus inquiétant encore, les mesures provisoires indiquées par la Cour européenne des droits de l’homme en 2022, qui appelaient l’Azerbaïdjan à garantir le passage en toute sécurité par le corridor de Latchine des personnes gravement malades ayant besoin d’un traitement médical en Arménie et d’autres personnes bloquées sur la route, n’ont pas été respectées. Ce non-respect des mesures provisoires, mettant en danger le bien-être et la vie de personnes résidant dans l’espace géographique du Conseil de l’Europe, soulève de graves préoccupations quant à la faisabilité des solutions fondées sur l’État de droit et le respect des valeurs du Conseil de l’Europe. En outre, les mesures conservatoires de la CIJ n’ont pas non plus été respectées.
31. L’éclatement de l’ex-Yougoslavie dans les années 1990 a donné lieu à plusieurs conflits marqués par des actes de nettoyage ethnique, des crimes de guerre, des génocides, un nombre considérable de morts et des déplacements massifs de population à travers les nouvelles frontières, ainsi que par des questions complexes liées à la propriété, notamment à la suite de la scission des banques nationales. Les pays de la région ne sont devenus membres du Conseil de l’Europe qu’après le conflit, mais la Cour européenne des droits de l’homme s’est néanmoins révélée pertinente pour traiter les questions découlant du conflit, même si cela a pris du temps. Par exemple, les questions liées aux comptes bancaires et à l’épargne des particuliers après l’éclatement de l’ex-Yougoslavie ont finalement été résolues à la suite des arrêts de la Cour 
			(54) 
			Alisic et autres c. Bosnie-Herzégovine, Croatie,
Serbie, Slovénie et Macédoine du Nord (2014); Kovacic et autres c. Slovénie (2008), Suljagić c. Bosnie-Herzégovine (2009)., tout comme les questions relatives aux personnes qui ont perdu leur droit de résidence après la déclaration d’indépendance de la Slovénie 
			(55) 
			Kurić et autres c. Slovénie (2012) et Anastasov et autres c. Slovénie (2016). ou les affaires concernant les droits à pension des personnes déplacées après la guerre 
			(56) 
			Šekerović et Pašalić c. Bosnie-Herzégovine (2011), Grudić c. Serbie (2012).. Le recours à la Cour a également été utile dans des affaires relatives aux personnes qui souhaitaient accéder à des régimes d’indemnisation pour dommages de guerre 
			(57) 
			Čolić et autres c. Bosnie-Herzégovine (2008), Đurić c. Bosnie-Herzégovine (2015).. En revanche, les affaires liées aux enquêtes sur les décès et les crimes de guerre survenus pendant le conflit, à l’équité des procédures connexes et au traitement des détenus n’ont pas été sans difficulté 
			(58) 
			Rodić
et autres c. Bosnie-Herzégovine (2008), B et autres c. Croatie (2015), Jularić c. Croatie (2011), Krznarić c. Croatie (2011), Palić c. Bosnie-Herzégovine (2011); Maktouf et Damianović c. Bosnie-Herzégovine (2013), Jelić c. Croatie (2014), Sanader c. Croatie (2015), Mijević c. Croatie (2020), Baljak c. Croatie (2021).. Toutefois, des progrès significatifs ont récemment permis de clore la surveillance de l’exécution de nombreux arrêts. Dans d’autres affaires, le règlement amiable s’est avéré un outil efficace pour résoudre les problèmes 
			(59) 
			Paic et autres c. Croatie, Schubert Tapsić et Tepsić c. Croatie (2013).. Malgré une très forte amélioration de la situation depuis les années 1990, certaines tensions subsistent dans la région 
			(60) 
			Au Kosovo*, les tensions
persistent entre les différents groupes ethniques et les positions
quant à sa reconnaissance restent différentes: une minorité d’États
membres du Conseil de l’Europe, dont la Serbie, ne reconnaissent
toujours pas le Kosovo. <a href='https://press.un.org/fr/2023/cs15268.doc.htm'>Conseil
de sécurité des Nations Unies</a>, CS/15268, 27 avril 2023, <a href='https://assembly.coe.int/nw/xml/XRef/Xref-XML2HTML-fr.asp?fileid=22499&lang=fr'>«La
situation au Kosovo et le rôle du Conseil de l’Europe</a>», Résolution 2094
(2016), 28 janvier 2016, paragraphe 1; Dunja Mijatović, Commissaire
aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe, <a href='https://www.coe.int/fr/web/commissioner/-/coming-to-terms-with-the-past-and-delivering-justice-is-the-only-way-to-achieve-reconciliation-in-the-former-yugoslavia'>«Se
confronter au passé et rendre justice sont les seules façons d’avancer
vers la réconciliation en ex-Yougoslavie»</a>. 
			(60) 
			*«Toute référence au Kosovo mentionnée
dans ce texte, que ce soit le territoire, les institutions ou la
population, doit se comprendre en pleine conformité avec la Résolution
1244 du Conseil de Sécurité des Nations-Unies et sans préjuger du
statut du Kosovo».. Par exemple, la Constitution et le système électoral bosniaques continuent de maintenir une distinction entre les trois peuples ethniques constituants et les autres, en contradiction avec de nombreux arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme 
			(61) 
			Sejdic et Finci c. Bosnie-Herzégovine.. L’exécution d’autres affaires est toujours pendante, comme l’impossibilité pour les membres des forces armées de Yougoslavie de reprendre possession de leurs appartements d’avant-guerre dans la Fédération de Bosnie-Herzégovine 
			(62) 
			Đokić
c. Bosnie-Herzégovine(2010) et Magoc. Bosnie-Herzégovine (2012)..
32. L’exécution des arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme peut s’avérer délicate dans des régions séparatistes. Par exemple, les arrêts rendus dans les affaires relatives à la région transnistrienne de la République de Moldova ont été difficiles à faire appliquer. À la suite d’un conflit au début des années 1990, le régime séparatiste a été soutenu par la Russie. Les tensions ont soulevé de nombreuses préoccupations relatives aux droits de l’homme. Les requêtes individuelles portées devant la Cour pour des violations des droits de l’homme commises par les autorités de facto de Transnistrie ont essentiellement été introduites contre la Moldova (en tant que pays territorialement compétent) et contre la Russie (dont la Cour a généralement estimé qu’elle exerçait un contrôle effectif sur la région, étant donné que les autorités de facto de Transnistrie dépendent militairement, économiquement et politiquement de la Russie) 
			(63) 
			Ilaşcu et autres c. Moldova et Russie (2004), Catan et autres c. Moldova et Russie (2012), Pisari c. Moldova et Russie (2015), Mozer c. Moldova et Fédération de Russie (2016), Sandu et autres c. Moldova et Russie (2018)
et Iovcev et autres c. Moldova et Russie (2019).. Toutefois, l’exécution des arrêts s’est avérée difficile, notamment en raison de la nécessité d’impliquer les autorités russes, moldaves et les autorités de facto de Transnistrie dans la recherche d’une solution à des problèmes souvent complexes. Nombre de ces arrêts, comme celui rendu dans l’affaire Catan relative aux écoles d’enseignement en alphabet latin, n’ont toujours pas été exécutés.
33. Les affaires interétatiques de plus grande envergure sont souvent difficiles à résoudre, notamment en raison de la complexité et de l’ampleur des problèmes, des divergences d’opinions quant à la meilleure façon de les résoudre (par exemple, entre la restitution ou l’indemnisation en ce qui concerne les droits de propriété) et des tensions communautaires qui peuvent décourager la recherche d’une solution réaliste et pratique. Cela peut conduire à des situations perverses où l’amélioration du sort des victimes intéresse finalement assez peu, soit parce que leur histoire vient conforter un récit spécifique du conflit, soit parce qu’une solution maximaliste et irréalisable est exigée – ce qui permet là encore d’entretenir un récit du conflit et des objectifs politiques particuliers en perpétuant le conflit à travers des différends sur les solutions. Si le sort des victimes est souvent avancé comme le premier des arguments, une telle approche donne rarement lieu à des solutions effectives pour les victimes en temps utile, et conduit souvent à la reprise des hostilités. Dans de telles circonstances, la recherche de solutions équitables, la promotion de la réconciliation, le respect des principes de la justice et des droits de l’homme et la préservation de la paix peuvent souvent sembler illusoires.
34. L’affaire interétatique Chypre c. Turquie (2001) portait sur un nombre important de violations des droits de l’homme occasionnées par l’intervention militaire turque à Chypre en 1974 et la division ultérieure du territoire, notamment les enquêtes sur les personnes disparues et le droit à la vie (article 2 de la Convention), les droits de propriété (article 1 du Protocole no 1) et les droits multiples des personnes vivant dans des zones enclavées (par exemple, la péninsule de Karpas/Karpasia). D’autres affaires individuelles concernaient également des personnes tuées ou disparues 
			(64) 
			Varnava
et autres c. Turquie (2009). et les droits de propriété 
			(65) 
			Loizidou c. Turquie (1996), Xenides-Arestis c. Turquie (2005
et 2007); Sofi c. Chypre (accord
amiable) (2010).. Des problèmes plus récents ont trait aux difficultés d’administration d’un territoire divisé 
			(66) 
			Güzelyurtlu
et autres c. Chypre et Turquie (2019), qui concernaient
des enquêtes parallèles sur des meurtres commis en 2005; Aziz c. Chypre (2004), sur les droits
électoraux. ou à la persistance des tensions 
			(67) 
			Isaak
c. Turquie et Solomou c. Turquie (2008).. Si de nombreuses violations des droits de l’homme ont été constatées dans l’arrêt interétatique initial de 2001, il a fallu attendre plus de dix ans pour que la Cour rende, en 2014, son arrêt de satisfaction équitable dans lequel elle demandait à la Türkiye de verser à Chypre 90 millions d’euros, que le gouvernement chypriote devrait ensuite redistribuer aux personnes concernées. Un État a trois mois pour payer la satisfaction équitable, mais plus de dix ans après le prononcé de l’arrêt et près de cinquante ans après l’intervention militaire initiale, la Türkiye n’a toujours pas payé ces dommages-intérêts. Ces arrêts ne concernent toutefois qu’un des multiples aspects d’un conflit bien plus vaste, marqué par des tensions entre les communautés remontant aux années 1960, des violations des droits de l’homme antérieures à 1974 ainsi que par plusieurs négociations menées par les Nations Unies pour trouver une solution durable 
			(68) 
			Un certain nombre de
tensions entre les deux communautés remontent aux années 1960, avec
des allégations de violations des droits de l’homme. Toutefois,
les litiges qui ont été portés devant la Cour concernant les violations
des droits de l’homme commises par Chypre à l’encontre de la minorité
turque avant 1974 ont été jugés irrecevables. D’importants efforts
ont été déployés pour trouver une solution durable à ce conflit
en faisant appel aux bons offices des Nations Unies, mais sans résultat
à ce jour (voir, par exemple, le plan Annan de 2004, accepté par
la partie chypriote turque, mais rejeté par la partie chypriote
grecque – en partie en raison de l’absence de retrait de l’armée
turque dans le cadre de ce plan, ou les négociations de Crans-Montana
de 2017).. Malgré leur lenteur, les efforts visant à exécuter ces arrêts ont donné certains résultats, notamment plusieurs éléments de progrès du Comité sur les personnes disparues à Chypre (CMP) 
			(69) 
			Comité sur
les personnes disparues à Chypre (CMP) est un organe bicommunautaire
dont l’objectif est de retrouver, d’identifier et de restituer à
leurs familles les restes des personnes disparues lors des combats
intercommunautaires de 1963 à 1964 et des événements de 1974. et de la Commission des biens immobiliers. Toutefois, la nature fragmentaire de l’examen par la Cour de la totalité des enjeux indique qu’il ne s’agit que d’un outil partiel pour imaginer ce que pourrait être un ensemble de mesures destinées à remédier à la situation.
35. Dans l’affaire interétatique Géorgie c. Russie I relative à l’arrestation, à la détention et à l’expulsion de Russie de ressortissants géorgiens dans le cadre d’une politique centralisée en 2006-2007, la Cour a conclu à plusieurs violations de la Convention européenne des droits de l’homme dans son arrêt de 2014, et en 2019 elle a accordé une satisfaction équitable de 10 millions d’euros pour les préjudices subis par au moins 1 500 ressortissants géorgiens. La mise en œuvre de cet arrêt s’est avérée très problématique et la satisfaction équitable n’a toujours pas été versée.
36. Les arrêts Chypre c. Turquie et Géorgie c. Russie I concernent tous deux des affaires interétatiques dans lesquelles la Cour a d’abord constaté des violations dans un arrêt sur le fond, puis a accordé une satisfaction équitable sous la forme d’un arrêt sur la satisfaction équitable plusieurs années plus tard. Il pourrait être intéressant d’examiner si, à l’avenir, lorsqu’un arrêt sur le fond est rendu dans des affaires interétatiques, l’adoption d’une approche davantage axée sur la médiation ou le règlement à l’amiable permettrait de traiter efficacement la question des réparations ou de la satisfaction équitable. Cette approche de règlement à l’amiable pourrait ensuite déboucher sur un règlement plus facilement exécutoire, en s’appuyant sur un éventail plus large d’outils de réparation potentiels susceptibles de mieux répondre aux besoins réels des victimes.
37. L’affaire interétatique Géorgie c. Russie II porte sur le conflit de 2008 autour des régions séparatistes d’Ossétie du Sud et d’Abkhazie en Géorgie 
			(70) 
			Après les conflits
armés entre les autorités géorgiennes et les séparatistes soutenus
par la Russie en Ossétie du Sud (1990-1993) et en Abkhazie (1992-1994),
les questions des réparations, des personnes déplacées et de l’autonomie
se sont avérées litigieuses et la situation est restée tendue. Un
nouveau conflit a éclaté en 2008, lorsque la Russie est intervenue
militairement en Géorgie pour soutenir les forces d’Ossétie du Sud
contre l’armée géorgienne. Voir Tracey C. German et Benjamin Bloch, <a href='https://www.cairn.info/revue-politique-etrangere-2006-1-page-51.htm'>«Le
conflit en Ossétie du Sud: la Géorgie contre la Russie</a>», Politique Étrangère, 2006/1 (Printemps), 2006.. La Cour européenne des droits de l’homme a considéré que la Russie avait exercé un contrôle effectif sur ces régions après le 12 août 2008 (accord de cessez-le-feu) en raison de sa participation au conflit, ainsi qu’ultérieurement en raison de la dépendance des administrations d’Ossétie du Sud et d’Abkhazie à l’égard de la Fédération de Russie. La Cour a constaté des violations du droit à la vie (exécutions sommaires et absence d’enquête sur les meurtres), des mauvais traitements infligés aux prisonniers de guerre, le déplacement de civils et la destruction de biens. Dans son arrêt de satisfaction équitable de 2023, la Cour a accordé des sommes de satisfaction équitable pour les différentes violations constatées, qui devaient être distribuées par l’État géorgien aux victimes individuelles concernées. Toutefois, comme pour l’affaire interétatique précédente concernant la Russie, la mise en œuvre sera difficile, d’autant plus depuis l’expulsion de la Russie du Conseil de l’Europe. La Cour est également saisie d’un certain nombre d’affaires individuelles relatives à ce conflit et à des conflits similaires du début des années 1990, ainsi que d’une quatrième affaire interétatique, Géorgie c. Russie IV à propos des frontières administratives entre ces territoires.
38. Le règlement amiable, combiné à des visites de contrôle, peut être un moyen efficace de résoudre une affaire interétatique potentielle avant même que la Cour ne rende un arrêt sur le fond. Par exemple, l’affaire interétatique Géorgie c. Russie III concernait la détention de quatre enfants géorgiens par les autorités de fait d’Ossétie du Sud. À la suite d’une visite du Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe dans la région, les enfants ont été libérés et l’affaire a été rayée du rôle à la demande du Gouvernement géorgien. Des efforts supplémentaires pourraient être déployés pour trouver le meilleur moyen de résoudre les problèmes interétatiques par le biais d’un règlement à l’amiable et/ou le recours à d’autres mécanismes du Conseil de l’Europe.
39. Le nombre d’affaires interétatiques pendantes devant la Cour européenne des droits de l’homme a considérablement augmenté ces dernières années et mobilise désormais une part importante du temps de la Cour, notamment en raison de la complexité des questions. L’un des exemples les plus évidents concerne les violations successives des droits de l’homme commises par la Russie en Ukraine. Depuis l’annexion illégale de la Crimée par la Russie en 2014, de nombreuses violations des droits de l’homme ont été perpétrées, notamment la répression de la liberté d’expression, les enlèvements illégaux, les déplacements de personnes et les persécutions des Tatars de Crimée 
			(71) 
			Ces événements
font l’objet d’un certain nombre de requêtes interétatiques jointes Ukraine c. Russie devant la Cour.. Cette annexion a été immédiatement suivie d’une explosion de violence dans les régions de Donetsk et de Lougansk entre les séparatistes soutenus par la Russie et les forces ukrainiennes. Malgré l’implication de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) et les accords de Minsk, le conflit s’est poursuivi, provoquant des milliers de morts et de blessés ainsi que le déplacement de millions de personnes. La destruction du vol MH17 de la Malaysian Airlines par des séparatistes soutenus par la Russie n’est qu’une des nombreuses atrocités et violations des droits de l’homme commises aux côtés d’arrestations arbitraires, de mauvais traitements, d’actes de torture et d’exécutions sommaires 
			(72) 
			Ces
événements font également l’objet d’un certain nombre de requêtes
interétatiques jointes Ukraine c. Russie devant
la Cour.. En février 2022, l’invasion militaire massive de l’Ukraine par la Russie a causé un grand nombre de victimes, des millions de réfugiés, la destruction de l’environnement, des crimes de guerre, un possible génocide et la démolition des infrastructures civiles. En conséquence, la Russie a été exclue du Conseil de l’Europe. La dévastation est immense et ne cesse de s’étendre, tout comme les pertes humaines. Un registre des dommages a été créé, mais des outils importants seront nécessaires pour garantir des voies de recours et des réparations en temps voulu 
			(73) 
			Comité des Ministres
du Conseil de l’Europe, <a href='https://rm.coe.int/0900001680ab2596'>Résolution CM/Res(2023)3</a> établissant l’Accord partiel élargi sur le Registre
des dommages causés par l’agression de la Fédération de Russie contre
l’Ukraine, 12 mai 2023.. De nombreuses affaires interétatiques qui opposent l’Ukraine à la Russie, ainsi que des milliers de requêtes individuelles, sont pendantes devant la Cour européenne des droits de l’homme et portent sur différents aspects du conflit et les tensions de ces neuf dernières années. Comme ces affaires font déjà l’objet d’un certain nombre de rapports de l’Assemblée en cours, je ne m’y attarderai pas ici. En outre, étant donné que la Russie n’est plus membre du Conseil de l’Europe, tout mécanisme envisagé dans le présent rapport, pour les membres du Conseil de l’Europe, ne s’appliquerait pas au conflit entre l’Ukraine et la Fédération de Russie. Néanmoins, il va sans dire que l’ampleur des dommages est telle que des mécanismes adaptés seront presque inévitablement nécessaires, en plus des arrêts rendus par la Cour, afin d’aborder correctement la question des réparations.

3.2. Les autres mécanismes du Conseil de l’Europe – le rôle des organes politiques

40. Les États membres du Conseil de l’Europe se sont engagés à poursuivre «la paix fondée sur la justice et la coopération internationale» 
			(74) 
			Préambule du <a href='https://rm.coe.int/1680306053'>Statut</a> du Conseil de l’Europe.. La sécurité démocratique est l’un des moyens par lesquels le Conseil de l’Europe contribue à la poursuite de la paix, et constitue depuis longtemps un thème de travail du Conseil de l’Europe. La sécurité démocratique repose dans une large mesure sur le respect des processus démocratiques, des droits de l’homme et de l’État de droit comme moyen de garantir la sécurité dans la région 
			(75) 
			Voir
le rapport de l’Assemblée «Le rôle du Conseil de l’Europe dans la
prévention des conflits, le rétablissement de la crédibilité des
institutions internationales et la promotion de la paix dans le
monde», rapporteure Lesia Vasylenko (Ukraine, ADLE), Doc. 15821..
41. Les mécanismes de suivi du Conseil de l’Europe constituent un ensemble d’outils susceptibles d’améliorer ces garde-fous au sein des États membres et d’offrir ainsi aux États et aux citoyens un certain niveau de garantie que les droits de l’homme seront respectés et que des mécanismes existent pour faire valoir ces droits, y compris en demandant réparation ou en formant un recours, le cas échéant. Le Conseil de l’Europe compte de nombreux mécanismes de ce type, notamment la Commission européenne pour la démocratie par le droit (Commission de Venise), le Groupe d’États contre la corruption (GRECO) et le Groupe d’experts sur la lutte contre la traite des êtres humains (GRETA). Les rapports de ces organes peuvent constituer des indicateurs utiles du respect de la démocratie, de l’État de droit et des droits de l’homme et contribuer à promouvoir des solutions durables pour protéger les droits des citoyens. Les rapports de l’Assemblée parlementaire, et en particulier de la Commission pour le respect des obligations et engagements des États membres du Conseil de l'Europe (commission de suivi), peuvent également être pertinents pour mettre en lumière certaines préoccupations et encourager les États à respecter leurs obligations. De même, la Commissaire aux droits de l’homme joue un rôle essentiel en sa qualité de gardienne de l’Organisation et peut contribuer à promouvoir des solutions aux problèmes complexes qui suivent généralement les conflits.
42. Le/la Secrétaire Général·e du Conseil de l’Europe peut également jouer un rôle clé en cherchant à résoudre les différends et les divergences entre États pour privilégier une solution pacifique, en déployant une série de mesures destinées à faciliter le dialogue. Des groupes d’ambassadeurs du Comité des Ministres peuvent également être mis en place pour favoriser le dialogue sur des questions particulièrement difficiles et les États membres peuvent s’engager dans un dialogue de haut niveau. Plus précisément, l’Organisation a pris des mesures spécifiques pour soutenir les efforts d’indemnisation et de réparation dans certains cas particuliers. Par exemple, des discussions récentes relatives à l’agression russe contre l’Ukraine ont porté sur la manière de faire respecter l’obligation d’un État agresseur d’assurer la réparation des faits internationalement illicites dont il est responsable, notamment par la mise en place d’un Registre des dommages. Les discussions actuelles tournent autour du financement des réparations, y compris la confiscation des biens russes et la prise de contre-mesures.
43. Il me faut également mentionner l’existence d’autres outils propices au règlement pacifique des différends, tels que la Convention européenne pour le règlement pacifique des différends. Bien que le mandat de cette convention se limite aux situations qui surviennent après son entrée en vigueur dans les États concernés, et malgré le peu de ratifications obtenues 
			(76) 
			Cette convention a
été ratifiée par l’Allemagne, l’Autriche, la Belgique, le Danemark,
l’Italie, le Liechtenstein, le Luxembourg, Malte, la Norvège, les
Pays-Bas, le Royaume-Uni, la République Slovaque, la Suède et la
Suisse., elle propose un mécanisme de règlement des différends par le recours à la CIJ, à la conciliation ou à l’arbitrage. Une révision de cette convention pourrait être envisagée pour étendre son application à un plus grand nombre de circonstances et la rendre plus attrayante.
44. Il existe donc un certain nombre d’outils qui permettent de promouvoir le dialogue et la recherche de solutions. Toutefois, une politique de sécurité démocratique commune plus développée devrait être adoptée, avec des éléments susceptibles de renforcer l’obligation de rendre des comptes et de faire respecter l’obligation d’indemnisation 
			(77) 
			Doc. 15821, op. cit., paragraphe 21 de l’exposé
des motifs.. L’adoption d’une approche plus structurée de la promotion et du soutien de la réconciliation et de la réparation dans le cadre du Conseil de l’Europe pourrait apporter une grande valeur à l’Organisation, à ses États membres et à la paix en Europe.

3.3. Les autres mécanismes à la disposition des États membres du Conseil de l’Europe

45. Les États membres disposent de divers outils juridiques et politiques au niveau international. Les moyens disponibles pour résoudre une affaire peuvent varier en fonction du type de problème. Il est possible de recourir à la Cour internationale de justice selon la nature du litige et si les deux États reconnaissent la compétence de cette Cour (qu’il s’agisse d’une reconnaissance ad hoc ou induite par une clause juridictionnelle dans un traité donné). La Convention sur le génocide 
			(78) 
			Voir,
par exemple, la requête sur les Allégations de génocide au titre
de la Convention pour la prévention et la répression du crime de
génocide (<a href='https://icj-cij.org/fr/affaire/182'>Ukraine c. Fédération
de Russie</a>) pendante devant la CIJ, dans laquelle l’Ukraine demande
à la Cour de déclarer que les allégations de génocide dans les régions
de Lougansk et de Donetsk formulées par la Russie ne sont pas fondées.
Malgré les mesures conservatoires clairement ordonnées par la CIJ
pour exiger de la Russie qu’elle suspende ses opérations militaires
sur le territoire de l’Ukraine, la Russie ne s’est pas conformée
à ces obligations juridiquement contraignantes. et la Convention des Nations Unies sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale 
			(79) 
			Voir, par exemple,
la requête Ukraine c. Russie,
pendante devant la CIJ, qui concerne les violations alléguées par
la Russie de la Convention internationale pour la répression du
financement du terrorisme et de la Convention des Nations Unies
sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale,
en rapport avec la situation en Crimée et dans l’est de l’Ukraine. en sont deux exemples. Les États membres ont également porté devant la CIJ des affaires relatives à la délimitation maritime 
			(80) 
			Par exemple, la CIJ
a été saisie pour aider à résoudre des différends territoriaux entre
la Roumanie et l’Ukraine à propos d’îles de la Mer Noire. Délimitation maritime en mer Noire (<a href='https://www.icj-cij.org/fr/affaire/132'>Roumanie
c. Ukraine</a>)..
46. Par exemple, en 2021, l’Arménie et l’Azerbaïdjan ont introduit des requêtes l’un contre l’autre devant la CIJ pour violation de la Convention des Nations Unies sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale. Ils se sont notamment mutuellement accusés d’actes de nettoyage ethnique, de glorification d’actes racistes, de discours de haine, de destruction de biens culturels et historiques et de discrimination. Ces affaires sont pendantes. En février 2023, la CIJ a ordonné des mesures conservatoires demandant à l’Azerbaïdjan de «prendre toutes les mesures nécessaires pour garantir la circulation libre et ininterrompue de toutes personnes, de tous véhicules et de toutes marchandises le long du corridor de Latchine, dans les deux sens» 
			(81) 
			<a href='https://www.icj-cij.org/sites/default/files/case-related/180/180-20230222-ORD-01-00-EN.pdf'>Ordonnance</a> de la CIJ du 22 février 2023.. Malgré l’obligation juridique internationale claire qui incombe à l’Azerbaïdjan de se conformer aux mesures conservatoires de la CIJ, la route de Latchine est par la suite restée en grande partie bloquée, suscitant des préoccupations évidentes quant au fait que ces outils ne sont efficaces que si les États membres respectent l’État de droit ou s’il existe un moyen de faire appliquer ces ordonnances. Le 17 novembre 2023, la CIJ a indiqué de nouvelles mesures conservatoires concernant la situation dans le Haut-Karabakh, exigeant de l’Azerbaïdjan de veiller à ce que toute personne qui aurait quitté la région après le 19 septembre 2023 et qui souhaiterait y retourner «soit en mesure de le faire en toute sécurité, librement et rapidement», de «veiller à ce que toute personne qui serait restée au Haut-Karabakh après le 19 septembre 2023 et qui souhaiterait en partir soit en mesure de le faire en toute sécurité, librement et rapidement», et de «veiller à ce que toute personne qui serait restée au Haut-Karabakh après le 19 septembre 2023 ou qui y serait retournée et qui souhaiterait y rester ne fasse pas l’objet de recours à la force ou d’intimidation susceptible de l’inciter à fuir». Des mesures conservatoires ont également été indiquées pour «protéger et préserver les documents et registres liés à l’enregistrement, à l’identité, et à la propriété privée» relatifs aux personnes qui vivaient dans le Haut-Karabakh au début de 2023 et pour tenir dûment compte de ces documents dans les procédures administratives et juridiques. 
			(82) 
			Mesures provisoires,
application de la Convention internationale sur l’élimination de
toutes les formes de discrimination raciale (Arménie c. Azerbaïdjan),
CIJ. L’Azerbaïdjan devait rendre compte des actions entreprises pour mettre en œuvre ces mesures dans un délai de 8 semaines (d’ici le 12 janvier 2024). Reste donc à savoir si ces mesures conservatoires ont été respectées.
47. Dans un autre exemple bien connu de recours à la CIJ par les États membres du Conseil de l’Europe, l’affaire relative à l’application de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine c. Serbie-et-Monténégro) 
			(83) 
			CIJ, Application de
la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide
(Bosnie-Herzégovine c. Serbie-et-Monténégro), <a href='https://www.icj-cij.org/sites/default/files/case-related/91/091-20070226-JUD-01-00-FR.pdf'>arrêt</a> du 26 février 2007., la CIJ a estimé que si la plupart des actes perpétrés par les forces serbes n’étaient pas fondés sur une intention génocidaire, le massacre de Srebrenica, commis par l’armée de la Republika Srpska, constituait un génocide et que la Serbie-et-Monténégro avait violé son obligation de prévenir ce génocide. De plus, en ne coopérant pas pleinement avec le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY) (par exemple, en refusant de transférer Ratko Mladić), la Serbie-et-Monténégro avait manqué à son obligation de punir les responsables du génocide. Dans l’affaire relative à l’application de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Croatie c. Serbie), bien que certains éléments matériels du crime de génocide aient été constatés, la CIJ a conclu à l’absence d’intention génocidaire, puisque les crimes commis par les Serbes à l’encontre des Croates visaient le déplacement forcé de la population, et non sa destruction physique ou biologique. L’intention génocidaire des Croates à l’égard des Serbes n’a pas non plus été constatée 
			(84) 
			CIJ,
Application de la Convention pour la prévention et la répression
du crime de génocide (Croatie c. Serbie)<a href='https://www.icj-cij.org/sites/default/files/case-related/118/118-20150203-JUD-01-00-FR.pdf'>,
arrêt</a> du 3 février 2015..
48. Des cours et des tribunaux spécifiques peuvent également permettre de demander justice pour des torts passés. Par exemple, la Cour pénale internationale (CPI) peut être compétente pour poursuivre des crimes de guerre et d’autres crimes internationaux lorsque l’État hôte ne peut ou ne veut pas le faire 
			(85) 
			Par exemple, en décembre
2022, la <a href='https://www.icc-cpi.int/news/situation-georgia-icc-pre-trial-chamber-delivers-three-arrest-warrants'>CPI</a> a émis des mandats d’arrêt à l’encontre de trois hommes
originaires d’Ossétie du Sud qui auraient commis des crimes de guerre
lors du conflit de 2008.. Le TPIY est un autre exemple évident de situation où la gravité des crimes était telle qu’il a été jugé nécessaire d’établir un tribunal international pour garantir qu’un certain niveau de justice soit rendu et que les crimes de guerre et autres crimes soient poursuivis afin de réparer les torts du passé et de permettre la réconciliation des communautés et pays concernés. Le TPIY a été créé par le Conseil de sécurité des Nations Unies pour enquêter sur les crimes de guerre et autres crimes internationaux, et en poursuivre les auteurs. Il a reconnu certains actes de génocide, notamment à l’encontre des musulmans de Srebrenica 
			(86) 
			TPIY, <a href='https://www.irmct.org/specials/srebrenica20/index-fr.html'>«Le
TPIY se souvient: le génocide de Srebrenica</a>», 1995-2015., et a établi l’existence de plusieurs crimes de guerre, y compris le massacre systématique de la population civile, les exécutions sommaires, l’extermination, le nettoyage ethnique, les viols collectifs et systématiques, la torture, le travail forcé, les traitements inhumains dans les camps de concentration et les centres de détention, le blocage de l’aide humanitaire, les sièges, les bombardements sans discernement de villes et de villages et les prises d’otages de soldats des Nations Unies.
49. Le recours aux cours ou tribunaux internationaux peut donc être un outil intéressant pour connaître des questions litigieuses du passé et permettre aux États d’affronter le passé et d’œuvrer à la réconciliation. Cependant, étant donné que les récentes mesures conservatoires de la CIJ, qui sont contraignantes en droit international, n’ont pas été respectées par la Russie ou l’Azerbaïdjan, ceci remet en question l’adhésion de certains États de la région aux principes de l’État de droit et du règlement pacifique des différends, ainsi que l’utilité de ces outils pour résoudre les différends et assurer le respect du droit international.
50. Sur le plan politique, l’OSCE et les Nations Unies sont les principales organisations engagées dans la prévention des conflits dans la région et ont mis au point des outils pour faciliter la réconciliation et la réparation. Les États eux-mêmes s’engagent également directement, tout comme l’Union européenne. L’OSCE est la principale organisation régionale qui intervient sur le règlement des conflits et la gestion des différends. Elle dispose de plusieurs mécanismes de règlement des conflits, notamment les missions spéciales d’observation pour la collecte de données impartiales sur les conflits 
			(87) 
			<a href='https://www.osce.org/special-monitoring-mission-to-ukraine-closed'>OSCE
Special Monitoring Mission to Ukraine</a>. et les mécanismes de règlement des conflits, tels que le Groupe de contact trilatéral sur l’Ukraine, les dispositifs de médiation en Géorgie et en Moldova ou le Groupe de Minsk chargé des relations entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan 
			(88) 
			<a href='https://www.nomos-elibrary.de/10.5771/9783748922339-06/osce-minsk-group-lessons-from-the-past-and-tasks-for-the-future?page=1'>OSCE
Minsk Group: «Lessons from the Past and Tasks for the Future</a>», Philip Remler, Richard Giragosian, Marina Lorenzini,
Sergei Rastoltsev.. Parmi les autres outils potentiels de règlement des conflits de l’OSCE, on peut citer le mécanisme de La Valette 
			(89) 
			Le
mécanisme de La Valette consiste à demander au Centre de prévention
des conflits (CPC) du Secrétariat de l’OSCE de sélectionner une
ou plusieurs personnes et à mettre en place un organe pour le règlement
pacifique des différends. et la Commission de conciliation 
			(90) 
			La
Commission de conciliation de l’OSCE prévoit l’établissement d’un
registre de conciliateurs susceptibles de parvenir à une résolution
du différend sur la base de conditions mutuellement acceptables.
Voir <a href='https://brill.com/downloadpdf/journals/shrs/27/3-4/article-p256_256.pdf'>Christina
Stenner</a>, «Understanding the Mediator: Taking Stock of the OSCE’s
Mechanisms and Instruments for Conflict Resolution».. Aucun de ces mécanismes de l’OSCE n’est prescrit pour le règlement en soi des conflits, car l’OSCE a tendance à réagir à chaque crise individuellement, en fonction de la volonté politique des parties au conflit et des autres pays impliqués. Toutefois, ces outils politiques privilégient le règlement immédiat des différends plutôt que des plans à plus long terme de réconciliation et de réparation. De plus, compte tenu des méthodes de travail de l’OSCE, sa capacité à travailler sur une question donnée dépendra de la volonté politique de tous. La présence de la Fédération de Russie au sein de l’OSCE (comme pour l’ONU), peut limiter la capacité de l’Organisation à agir de manière significative à l’égard d’une situation ou d’un sujet donné.
51. Ainsi, l’OSCE dispose manifestement d’une expertise particulière en matière de résolution des conflits au sein de l’espace géographique du Conseil de l’Europe, et tous les efforts doivent être faits pour éviter les conflits entre ses actions et celles du Conseil de l’Europe. Cependant, on peut dire qu’il y a également un rôle à jouer pour le Conseil de l’Europe, qui est davantage spécialisé dans les questions de justice, de droits humains et d’État de droit – et c’est en étant conscients de cette expertise que nous pouvons nous demander si le Conseil de l’Europe pourrait, voire devrait, faire davantage en faveur de la réconciliation et de la réparation, tout en veillant à ce que les actions menées dans une situation donnée ne fassent pas double emploi ou n’entrent pas en conflit avec le travail de l’OSCE. En particulier, si le Conseil de l’Europe a un rôle clair à jouer en ce qui concerne la justice, l’État de droit et les droits humains, une fois que la nécessité immédiate de résoudre le conflit a été prise en compte, comme cela a été clairement indiqué lors de l’audition de la commission sur ce sujet, un tel travail ne doit pas attendre qu’une situation de conflit soit résolue, mais peut être mis en œuvre au moment des tensions afin d’aider à les résoudre et à avancer vers des solutions fondées sur la justice, les droits humains et l’État de droit.
52. Les Nations Unies disposent évidemment de nombreux outils pour le règlement des conflits et, dans certains exemples précis, ont développé des outils particuliers pour établir des mécanismes de réparation. En règle générale, ces mécanismes sont créés par le biais de résolutions du Conseil de sécurité ou de l’Assemblée générale. La Commission d’indemnisation des Nations Unies en est une parfaite illustration. Établie par des résolutions du Conseil de sécurité des Nations Unies, cette commission était chargée d’étudier et de traiter les demandes d’indemnisation à la suite de l’invasion du Koweït par l’Iraq en 1990-1991 et de la responsabilité de l’Iraq qui en découlait en vertu du droit international pour toute perte, tout dommage et tout préjudice directs subis «du fait de son invasion et de son occupation illicites du Koweït» 
			(91) 
			CSNU <a href='https://digitallibrary.un.org/record/110709'>Résolution 687 (1991)</a>, paragraphes 16 et 18.. La Commission d’indemnisation des Nations Unies a mis fin à toutes ses activités en 2022 après avoir terminé son mandat. Un autre exemple bien connu est le Registre des Nations Unies concernant les dommages causés par la construction du mur en territoire palestinien occupé, qui est un organe subsidiaire de l’Assemblée générale des Nations Unies, créé par l’une de ses résolutions. Ce registre répertorie les dommages causés à toutes les personnes morales et physiques par la construction du mur. Il fait suite à l’obligation qui incombe à Israël d’indemniser les personnes physiques ou morales concernées, comme l’énonce la CIJ dans son avis consultatif à ce sujet 
			(92) 
			«Conséquences juridiques
de l’édification d’un mur dans le territoire palestinien occupé»,
CIJ, avis consultatif du 9 juillet 2004, paragraphe 152.. D’autres résolutions des organes des Nations Unies peuvent aussi soutenir le droit des victimes à l’indemnisation 
			(93) 
			Par exemple, en 2015,
l’Assemblée générale des Nations Unies a adopté une résolution concernant
le respect des droits des 400 000 personnes déplacées à la suite
des conflits relatifs à l’Ossétie du Sud et à l’Abkhazie, en Géorgie,
et la nécessité de préserver leurs droits de propriété..
53. D’autres outils ont été élaborés spécifiquement pour certains États, comme ceux des Balkans, pour aborder les questions de réconciliation, de vérité et de justice – avec le soutien d’initiatives régionales et la participation des Nations Unies, de l’OSCE et de l’Union européenne. Toutefois, la société civile regrette que nombre de ces initiatives ne prévoient pas (a) le soutien psychologique des victimes; (b) la construction de mémoriaux et de monuments symboliques; (c) l’inclusion des femmes, des groupes minoritaires et des victimes dans les processus décisionnels des programmes de réconciliation et de réparation; et (d) les mécanismes nationaux d’indemnisation des victimes 
			(94) 
			Commissaire aux droits
de l’homme du Conseil de l’Europe, <a href='https://rm.coe.int/16806dab6b'>rapport</a> «Post-War Justice and Durable Peace in the Former Yugoslavia,
Round-Table with human rights defenders», Sarajevo, 18 mars 2012..
54. Enfin, la possibilité de parvenir à des solutions négociées bilatéralement ne doit pas être ignorée. Par exemple, le Royaume-Uni et les États-Unis ont négocié avec la Libye pour obtenir une indemnisation des victimes de l’attentat de Lockerbie. Cependant, d’autres efforts ont été moins fructueux pour ce qui est de l’indemnisation des victimes du terrorisme soutenu par la Libye 
			(95) 
			Voir notamment le <a href='https://commonslibrary.parliament.uk/research-briefings/cdp-2018-0117/'>rapport</a> de la House of Commons Library, «Compensation for Victims
of Libyan-sponsored IRA terrorism»..

4. Conclusions: les arguments en faveur d’un nouveau mécanisme sous l’égide du Conseil de l’Europe pour aider à régler les conflits passés et à construire un avenir pacifique commun

55. La question de la réparation et de la réconciliation dans les situations post-conflit peut être un sujet très sensible, qui exige une expertise politique et juridique approfondie, afin de trouver des solutions équitables qui respectent les principes de l’État de droit, de la justice et des droits humains, qui favorisent la vérité et la réconciliation et qui préservent la paix.
56. Le Conseil de l’Europe dispose de plusieurs outils pour faciliter la recherche de solutions aux différends post-conflit – il peut notamment s’appuyer sur le discours politique de l’Assemblée parlementaire et du Comité des Ministres et sur la compétence de la Cour européenne des droits de l’homme. Un temps considérable peut être consacré, y compris au sein du Conseil de l’Europe, à des questions de conflit ou post-conflit qui peuvent parfois sembler insolubles. Cependant, l’absence de réponse adéquate à ces questions peut entraver la paix et la prospérité en Europe et, par conséquent, avoir des répercussions négatives sur chacun d’entre nous.
57. La situation dans le Haut-Karabakh est peut-être l’un des exemples les plus emblématiques de la nécessité d’améliorer les outils de réconciliation, de réparation et d’indemnisation à la suite d’un conflit. Si le conflit des années 1990 a éclaté avant l’adhésion des deux États au Conseil de l’Europe, les tensions qui persistent depuis cette période ont eu lieu depuis que l’Arménie et l’Azerbaïdjan sont membres de l’Organisation et auraient peut-être pu être évitées par une amélioration des mécanismes de règlement pacifique des différends. En effet, l’Azerbaïdjan a indiqué que l’action militaire de 2020 faisait suite à l’absence de règlement pacifique satisfaisant au cours des décennies précédentes. En outre, la situation actuelle a provoqué de nouvelles violations des droits humains et suscité de nouvelles inquiétudes quant à un nettoyage ethnique, combinées au déplacement massif de la population d’ethnie arménienne de la région 
			(96) 
			Voir l’avis
d’<a href='https://www.washingtonpost.com/opinions/2023/09/22/nagorno-karabakh-genocide-armenia/'>Ocampo</a>; et le <a href='https://un.mfa.am/file_manager/un_mission/Preliminary Opinion - 23.08.2023.pdf'>rapport</a> préliminaire du professeur Mendez; la Résolution 2517 (2023) de l’Assemblée, «Situation humanitaire dans le Haut-Karabakh»..
58. Il peut y avoir des tensions entre l’impératif de paix et de réconciliation, l’obligation juridique des États de verser des réparations pour les faits internationalement illicites dont ils sont responsables, l’obligation des États d’offrir aux victimes de violations des droits humains un recours effectif, les difficultés pratiques liées à l’adoption d’un ensemble de mesures de réconciliation et de réparation, et les difficultés à offrir un recours effectif aux requérants individuels. Bien qu’idéalement, ces objectifs puissent être complémentaires, ils peuvent être difficiles à atteindre dans une situation donnée. La collecte de données sur l’étendue des dommages causés aux civils est essentielle pour garantir des réparations individuelles pour les violations des droits de l’homme générées par un conflit. Toutefois, notamment lorsque les préjudices sont très importants, des solutions créatives peuvent s’avérer nécessaires pour garantir l’accès des victimes à un recours, pour s’assurer que les réparations sont réalisables, et que les solutions trouvées ne seront pas en elles-mêmes un catalyseur ou un prétexte pour de nouveaux conflits.
59. Le respect de l’État de droit est nécessairement un impératif primordial de cette Organisation et de toute recherche de solution à ces problèmes complexes. Une partie du respect de l’État de droit concerne le principe de l’effectivité du droit, ainsi que l’exécution des recours ou des accords de règlement. Accorder aux victimes des réparations qui sont inapplicables revient finalement à revictimiser ces personnes. Il faut donc réfléchir à d’éventuelles meilleures solutions qui répondent aux besoins des victimes, respectent l’État de droit, favorisent la réconciliation et la réparation, et qui soient évidemment réalisables, exécutoires et opérantes. Ainsi, les mesures de réparation pourraient s’accompagner d’autres mesures, telles que des projets au niveau communautaire, des initiatives de recherche de la vérité et de réconciliation, des projets axés sur la coopération économique et la prospérité mutuelles, sans oublier une communication adéquate pour expliquer les conséquences de la guerre et justifier les réparations. En outre, il est important que les victimes et les groupes touchés soient impliqués dans le processus de recherche de solutions adéquates qui répondent le mieux aux besoins des personnes concernées.
60. Il existe de solides arguments en faveur d’un processus de médiation sous l’égide du Conseil de l’Europe – de promotion de la réconciliation et de la réparation en cas de conflit entre États membres du Conseil de l’Europe. Ce n’est qu’en abordant ces questions que nous pourrons progresser vers une coopération pacifique pour l’avenir. Des outils améliorés pour parvenir à la réconciliation et au règlement des réparations pour les conflits passés pourraient venir compléter la volonté actuelle de renforcer la politique de sécurité démocratique, en mettant particulièrement l’accent sur l’obligation de rendre des comptes, le respect du droit international et la réparation. On pourrait recourir à un tel mécanisme, par exemple, lorsqu’un État commet un fait internationalement illicite, comme un acte d’agression, un soutien au terrorisme ou des violations généralisées des droits de l’homme à l’encontre d’une population donnée.
61. Les tribunaux peuvent jouer un rôle essentiel dans la recherche de solutions justes, mais il arrive souvent qu’un tribunal compétent ne soit pas en mesure d’intervenir (par exemple en raison de l’immunité de l’État) ou de traiter pleinement la complexité globale du problème (par exemple en raison de son mandat ou des limitations des recours disponibles). Par ailleurs, l’exécution des arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme pose régulièrement problème. S’il convient de poursuivre les efforts pour encourager les États à accepter la compétence obligatoire des tribunaux internationaux concernés, comme la Cour internationale de Justice ou la Cour pénale internationale, il est tout aussi utile de rechercher d’autres mécanismes pour améliorer le règlement pacifique des différends.
62. La Cour européenne des droits de l’homme peut être un instrument efficace pour traiter des plaintes spécifiques et offrir des voies de recours pour les violations des droits de l’homme qui surviennent lors de conflits entre États membres du Conseil de l’Europe. Elle présente toutefois certaines limites pour parvenir à la réconciliation et à la réparation à la suite d’un conflit. Premièrement, elle ne permet pas d’aborder de manière globale la réconciliation et l’évaluation des réparations (elle se limite spécifiquement aux violations des droits de l’homme, en portant une attention particulière à la responsabilité imputable aux acteurs étatiques). Deuxièmement, elle dispose d’un éventail restreint de recours. Elle ne propose pas, par exemple, l’exécution d’actes spécifiques destinés à améliorer la réconciliation ou à promouvoir la justice transitionnelle 
			(97) 
			À l’instar de l’approche
plus large adoptée par la Cour interaméricaine des droits de l’homme
qui a, par exemple, ordonné la création d’une bourse pour les personnes
transgenres (Vicky Harnandez c. Honduras)
ou la construction de monuments et la pose de plaques commémoratives
pour rendre hommage officiellement aux victimes.. Troisièmement, on le sait, ses décisions en matière de satisfaction équitable rendues dans les affaires interétatiques complexes sont difficiles à exécuter. Il existe donc de solides arguments en faveur d’un mécanisme plus efficace et plus adaptable, capable de régler les différends interétatiques à la suite d’un conflit entre États membres du Conseil de l’Europe et d’améliorer l’exécution des décisions en matière d’indemnisation.
63. Un tel mécanisme pourrait être indépendant de tout arrêt interétatique de la Cour européenne des droits de l’homme, afin de trouver une solution aux questions de réconciliation et de réparation, et pourrait impliquer un médiateur, désigné par le Conseil de l’Europe. Les solutions un peu plus créatives que l’on retrouve dans les processus de médiation peuvent se prêter à la recherche d’une solution juste et réaliste, par rapport aux outils plus restrictifs d'indemnisation pécuniaire dont disposent les tribunaux.
64. Un tel mécanisme devrait automatiquement s’appliquer aux affaires qui s’inscrivent dans la compétence géographique et temporelle du Conseil de l’Europe, c’est-à-dire qui concernent des États qui étaient membres du Conseil de l’Europe au moment des faits. En effet, s’il est important que l’Assemblée connaisse l’histoire de ses États membres, un mécanisme acceptable devrait probablement concerner les questions qui relèvent du champ d’application géographique et temporel du mandat du Conseil de l’Europe. Toutefois, nous ne devons pas nécessairement exclure un mécanisme établi pour une situation antérieure à l’adhésion au Conseil de l’Europe d’un ou des deux États concernés dès lors que l’utilisation de ce mécanisme pourrait promouvoir la paix et la justice et favoriser l’amélioration des relations entre les États membres du Conseil de l’Europe. Dans de telles circonstances, il pourrait être possible de recourir à tout mécanisme éventuel avec le consentement exprès des parties concernées.
65. On pourrait également examiner dans quelle mesure un processus de médiation structuré pourrait soutenir le rôle de la Cour dans les affaires interétatiques en aidant à promouvoir les règlements amiables et à trouver des solutions de réparation qui seront plus facilement appliquées. Ce type d’outil pourrait être utilisé pour faciliter un règlement amiable dans les affaires interétatiques. Par exemple, il pourrait être demandé aux États d’entamer une démarche de médiation avant de saisir la Cour d’une affaire interétatique post-conflit. À titre complémentaire, la médiation pourrait suivre un arrêt rendu sur le fond par la Cour dans une affaire interétatique afin de trouver un accord mutuellement acceptable sur les réparations et les redressements après la constatation d’une violation des droits garantis par la Convention. Des efforts particuliers devraient être déployés pour explorer les moyens par lesquels, au lieu d’un jugement de satisfaction équitable, une solution de médiation pourrait dans certains cas être utilisée pour traiter les réparations. En outre, ces outils pourraient être utilisés pour faciliter l’exécution des arrêts interétatiques lorsque des difficultés importantes subsistent à la suite d’une décision de la Cour européenne des droits de l’homme.
66. Je souhaite signaler que, dans le cadre de ces travaux, je n’ai pas cherché à aborder la situation actuelle en Ukraine. Celle-ci fait l’objet d’autres rapports de l’Assemblée et des mécanismes spécifiques sont mis en place pour traiter cette question, comme le Registre des dommages. Par ailleurs, cette affaire est d’autant plus compliquée que l’agresseur, la Fédération de Russie, a cessé d’être membre du Conseil de l’Europe. Compte tenu des défis liés à l’exécution, je propose que tout nouveau mécanisme ne s’applique qu’aux États membres du Conseil de l’Europe (et ne s’applique donc pas à la Fédération de Russie). Pour ces raisons, bien que cette expérience soit extrêmement intéressante et instructive, elle ne peut pas être le point de mire d’un nouveau mécanisme de médiation destiné aux conflits entre d’actuels États membres.
67. Une solution de médiation pourrait contribuer à résoudre des questions très complexes entre États. Une tierce partie neutre peut faciliter la recherche de solutions en examinant de manière globale un ensemble de questions complexes. En particulier, une solution de médiation pourrait avoir de meilleures chances de parvenir à un règlement politique de situations post-conflit tout en obtenant une plus grande adhésion des États et donc de meilleures chances d’application. Un médiateur pourrait être choisi parmi un groupe de médiateurs ou de conciliateurs internationaux, par exemple des anciens Secrétaires généraux des Nations Unies ou du Conseil de l’Europe, ou des juges de renommée internationale. Le processus de médiation pourrait rester confidentiel entre les parties pendant une période donnée pour permettre des progrès avant toute tentative de rendre les conclusions publiques et d’aboutir à une solution.
68. Afin de faciliter ce travail de médiation, il peut être nécessaire d’élaborer un ensemble de normes en matière de réparation, de réconciliation et de recours. Il semble peu probable qu’une approche unique soit fructueuse, car une approche spécifique au contexte sera presque toujours nécessaire. Toutefois il pourrait être intéressant d’élaborer toute une série d’outils et de bonnes pratiques à déployer pour trouver des solutions durables en faveur des recours, de la réconciliation et de la réparation. Cela reviendrait à proposer un cadre large et flexible dans lequel une série d’options et de solutions seraient disponibles. Ce cadre devrait être suffisamment souple et créatif pour proposer une solution juste et réaliste en matière de recours, de réconciliation et de réparation – et qui soit réalisable et opérante.
69. Le véritable défi pour la promotion d’un règlement juste et équitable à la suite d’un conflit réside dans la capacité de faire respecter les efforts de médiation, ainsi que de faire appliquer tout règlement éventuel. Beaucoup dépendra donc des outils qui seront déployés. Dans certains cas, les États concernés peuvent volontairement se soumettre à un processus de médiation, dans d’autres, le processus de médiation peut suivre une recommandation de l’un des organes du Conseil de l’Europe, tels que l’Assemblée parlementaire, le Comité des Ministres ou le/la Secrétaire Général·e. J’estime que les États membres devraient être tenus de s’engager de bonne foi dans un processus de médiation et de coopérer sincèrement à la mise en œuvre des résultats et qu’il devrait y avoir des répercussions potentielles en cas de non-coopération d’un État.
70. Des questions importantes se posent également quant au caractère exécutoire des résultats obtenus par un tel mécanisme. Pour l’instant, je considère que les outils existants peuvent être utilisés à cette fin, tels que la pression politique et diplomatique du Conseil de l’Europe, aboutissant à une éventuelle utilisation de la procédure complémentaire conjointe voire d’une suspension lorsqu’une violation répond aux critères de l’article 8 du Statut du Conseil de l’Europe. Ainsi, le fait de ne pas s’engager dans l’un ou l’autre de ces processus pourrait être considéré comme une violation grave des principes de l’Organisation, susceptible d’entraîner une suspension de l’Organisation en vertu de l’article 8 du Statut du Conseil de l’Europe. Cela ne s’ensuivrait pas automatiquement, car il faudrait examiner séparément si les critères ont été respectés dans un cas donné.
71. Une grande partie des détails devront être réglés à la suite d’un examen plus approfondi par des experts, de sorte que j’estime qu’une approche trop détaillée n’est pas nécessairement utile à l’heure actuelle. Cependant, je pense qu’il est important que les éléments suivants soient inclus dans tout mécanisme éventuel d’amélioration des solutions impliquant une médiation:
a. Un système devrait être mis en place pour permettre aux États membres de soumettre à la médiation les litiges relatifs aux réparations et aux voies de recours.
b. Le Comité des Ministres, l’Assemblée parlementaire ou le/la Secrétaire Général·e du Conseil de l’Europe devraient avoir la possibilité d’initier ce processus de médiation en l’absence du consentement des deux parties. Dans le cas de l’Assemblée, cela pourrait se faire au moyen d’une Recommandation.
c. Ce processus devrait s’appliquer aux affaires qui relèvent de la compétence géographique et temporelle du Conseil de l’Europe. Il ne pourrait s’appliquer aux États qui n’étaient pas membres du Conseil de l’Europe à la période considérée qu’avec leur consentement exprès. De plus, en raison de son caractère exécutoire, ce processus ne devrait pas s’appliquer aux États qui ne sont plus membres du Conseil de l’Europe.
d. Ce système devrait être disponible pour les litiges interétatiques liés à des situations post-conflit ou à d’autres différends risquant de dégénérer en tensions.
e. Ce processus devrait également être disponible pour identifier un ensemble de réparations et de recours liés à des litiges interétatiques devant la Cour européenne des droits de l’homme, où un litige donné pourrait bénéficier d’une boite à outils plus large pour proposer des solutions mieux adaptées aux complexités des situations post-conflit et aux besoins des victimes.
f. L’approche devrait être centrée sur les victimes en impliquant une consultation avec les victimes et les autres groupes touchés, ainsi qu’avec les États concernés.
g. Les États membres devraient avoir l’obligation de s’engager de bonne foi dans un processus de médiation. Pour des raisons de convenance, de politique et de principe, les États membres devraient coopérer avec le Conseil de l’Europe pour résoudre les problèmes qui ont un impact sur les droits humains des individus. Ceci est implicite dans l’obligation générale des États de collaborer sincèrement et efficacement et de coopérer de bonne foi, ainsi que dans les obligations spécifiques découlant de la Convention européenne des droits de l'homme (STE no 5). En particulier, la nature de l’exécution collective en vertu de la Convention implique une obligation de coopération entre les États 
			(98) 
			Voir Güzelyurtlu c. Chypre et Turquie.. Il devrait donc y avoir des répercussions potentielles pour un État qui est considéré comme ne s’étant pas engagé de bonne foi dans le processus.
h. Les États devraient être tenus de coopérer sincèrement avec les résultats de la médiation; des conséquences devraient être prévues en cas de manquement déraisonnable de coopérer.
i. Une grande partie de cet objectif peut être réalisée en utilisant les outils juridiques existants à la disposition du Conseil de l’Europe, tels que le Statut, la Convention européenne des droits de l’homme, et les méthodes de travail dans le cadre de ces instruments fondateurs, en plus des pressions politiques et diplomatiques exercées par les outils à la disposition du Conseil de l’Europe. En cas de non-respect grave, le recours à la procédure complémentaire conjointe pourrait être envisagé, ainsi qu’une suspension potentielle lorsqu’une violation constituerait une violation grave de l’article 3 du Statut du Conseil de l’Europe (c’est-à-dire une violation grave des principes de l’État de droit, des droits de l’homme et d’une collaboration sincère et efficace à la réalisation des objectifs de l’Organisation).
j. Le Conseil de l’Europe devrait mettre au point une boîte à outils et des normes améliorées en matière de réparation et de réconciliation afin de trouver les solutions les mieux adaptées pour faire face aux complexités d’une situation post-conflit. Une telle boîte à outils devrait être non exhaustive, adaptable à de nouvelles situations, éviter une approche unique et offrir plutôt un certain nombre d’idées pour une utilisation potentielle dans le cadre de solutions de médiation.