1. Introduction
1. Vladimir Kara-Mourza, homme
politique de l’opposition, journaliste, cinéaste documentariste,
historien et écrivain russe, allié politique de Boris Nemtsov, l’opposant
de premier plan de Vladimir Poutine abattu sous les murs du Kremlin
en février 2015
, a été victime de deux empoisonnements
antérieurs qui ont failli le tuer, apparemment par le même agent
neurotoxique chimique interdit, qui est fortement soupçonné d’avoir
été utilisé pour empoisonner Alexeï Navalny
. Peu après son témoignage sur la
question des prisonniers politiques en Fédération de Russie devant
la commission des questions juridiques et des droits de l’homme
de l’Assemblée parlementaire le 4 avril 2022 à Paris, M. Kara-Mourza
a été illégalement arrêté et détenu à Moscou par les autorités de
la Fédération de Russie. Il a d’abord été accusé de «diffusion de
fausses informations sur l’armée russe», avant d’être à nouveau
accusé, en juillet 2022, de «coopération avec une ONG étrangère
indésirable». En octobre 2022, le chef d’accusation de «trahison»
a été ajouté aux précédents. Le 10 octobre 2022, l’Assemblée a décerné
à Vladimir Kara-Mourza le Prix Václav Havel des droits de l’homme 2022,
précisément pour les activités pour lesquelles il a été emprisonné.
Le 17 avril 2023, à l’issue d’un procès à huis clos, il a été condamné
à 25 ans d’emprisonnement.
2. Les persécutions infligées à Vladimir Kara-Mourza et de nombreux
autres manifestants anti-guerre plus ou moins connus en Fédération
de Russie font l’objet d’un autre rapport en cours d’élaboration
par Thórhildur Sunna Ævarsdóttir
. La commission des questions
juridiques et des droits de l’homme a tenu une audition à ce sujet
lors de sa réunion à Larnaca (Chypre), le 22 mai 2023. Parmi les
experts invités figurait Evgenia Kara-Mourza, épouse de Vladimir
Kara-Mourza, qui travaille sans relâche sur la scène internationale
pour que son mari ne soit pas oublié. L’oubli est le sort que les
prisonniers politiques redoutent le plus, comme l’a souligné Vladimir
Kara-Mourza dans son dernier témoignage devant notre commission,
en avril 2022 à Paris, juste avant sa propre arrestation.
3. La détention arbitraire de Vladimir Kara-Mourza et les persécutions
qui lui sont infligées seront traitées en détail dans le rapport
de Mme Ævarsdóttir. Le présent rapport
se concentrera donc entièrement sur la question des sanctions ciblées
(«sanctions Magnitski») visant les personnes responsables des nombreuses violations
des droits humains infligées à M. Kara-Mourza.
2. «Lois Magnitski»: des sanctions «intelligentes»
contre les auteurs de violations des droits humains jouissant de
l’impunité
2.1. Justification
4. L’idée de cibler les personnes
soupçonnées d’être les auteurs de violations graves des droits humains en
leur infligeant des «sanctions intelligentes» (par exemple, interdiction
de visa ou de voyage, gel des comptes, confiscation des avoirs)
a été mise en pratique pour la première fois en Europe par l’Union européenne
à l’encontre de hauts représentants des autorités du Bélarus en
2004, lorsque l’Union européenne a adopté ses premières mesures
restrictives ciblées à l’encontre de plusieurs fonctionnaires bélarussiens
qui seraient responsables des disparitions forcées de deux personnalités
politiques importantes, un homme d’affaires et un journaliste en
1999-2000
. Les sanctions qui visaient M. Sheyman,
M. Sivakov et M. Pavlichenko étaient fondées sur le rapport de l’Assemblée
relatif aux «
Personnes
disparues au Bélarus» de Christos Pourgourides (Chypre, PPE/DC). Les trois
responsables ont été qualifiés de suspects dans la
Résolution 1371 (2004), sur la base des éléments recueillis et analysés par
le rapporteur.
5. À la suite du rapport d’Andreas Gross (Suisse, SOC) intitulé
«
Refuser l’impunité pour
les meurtriers de Sergueï Magnitski», l’Assemblée a appelé à prendre des sanctions ciblées
contre les personnes impliquées dans l’arrestation de Sergueï Magnitski,
les mauvais traitements qu’il a subis et finalement son assassinat,
ou dans sa dissimulation. L’Assemblée a appelé à ne prendre des
sanctions ciblées qu’en dernier recours, après le constat d’échec
de toutes les tentatives faites pour encourager les autorités russes
à demander des comptes aux auteurs de ces actes
.
6. Comme l’indique la
Résolution
2252 (2019) «Lutter contre l’impunité par la prise de sanctions
ciblées dans l’affaire Sergueï Magnitski et les situations analogues»
:
«L’Assemblée
considère que les sanctions ciblées (“intelligentes”) contre des
personnes et des entreprises affiliées sont préférables aux sanctions
économiques générales ou à d’autres sanctions qui visent des pays
tout entiers:
- les sanctions ciblées envoient
un message clair à tous les auteurs de graves violations des droits
de l’homme pour leur dire qu’ils ne sont pas les bienvenus dans
les pays ayant adopté les sanctions et que ces pays ne se rendront
pas complices de leurs agissements répréhensibles en les autorisant
à utiliser leurs institutions financières ou à jouir des produits
de leur crime».
7. Dans la même résolution (paragraphe 13), l’Assemblée appelait
tous les États membres du Conseil de l’Europe, l’Union européenne
et les États ayant le statut d’observateur ou tout autre statut
de coopération auprès du Conseil de l’Europe et son Assemblée parlementaire:
«– à
envisager d’adopter une loi ou un autre instrument juridique permettant
à leur exécutif, sous la surveillance générale du parlement, d’imposer
des sanctions ciblées comme l’interdiction de visa et le gel de
comptes bancaires aux personnes dont il y a lieu de croire qu’elles
sont personnellement responsables de graves violations des droits
de l’homme pour lesquelles elles jouissent de l’impunité pour des
motifs politiques ou en raison de pratiques de corruption;
– à faire en sorte que ces
lois ou instruments juridiques fixent une procédure équitable et
transparente pour imposer des sanctions ciblées, comme indiqué en
matière d’infractions terroristes dans la Résolution 1597 (2008), en particulier en veillant:
- à ce que les personnes visées
soient informées de l’imposition des sanctions et des raisons complètes
et précises de cette décision, et à ce que leur soit offerte la
possibilité de répondre dans un délai raisonnable aux accusations
sous-tendant les sanctions;
- à ce que l’instance prenant
la décision d’imposer des sanctions soit indépendante de celle qui rassemble
les informations et propose d’inscrire une personne sur la liste
des sanctions;
- à ce que la décision initiale
d’imposer des sanctions puisse être contestée devant un tribunal
ou une instance d’appel dotée d’une indépendance et d’un pouvoir
de décision suffisants, y compris le pouvoir de retirer une personne
visée de la liste et de lui accorder une indemnisation adéquate
si les sanctions avaient été infligées par erreur;
– à coopérer les uns avec les
autres pour identifier les personnes cibles appropriées, notamment
en utilisant les mécanismes pertinents de l’Union européenne et
en partageant les informations sur les personnes inscrites sur les
listes de sanctions ainsi que les raisons pour lesquelles il y a
lieu de croire qu’elles sont responsables de graves violations des
droits de l’homme et bénéficient de l’impunité pour des motifs politiques
ou en raison de pratiques de corruption.»
2.2. Les
sanctions à l’encontre des juges ne portent pas atteinte à l’indépendance
du pouvoir judiciaire
8. L’Assemblée a toujours défendu
avec force l’indépendance du pouvoir judiciaire comme condition
de l’État de droit. Les juges doivent apprécier les faits et appliquer
la loi sans subir d’influence indue, sans quoi la justice devient
arbitraire et se transforme en un autre instrument de répression.
Le principe d’indépendance des juges n’a pas pour but de leur accorder
des privilèges ou des avantages personnels; sa raison d’être est de
protéger les individus contre les abus de pouvoir. Les juges, ainsi
que les avocats et les procureurs, jouent un rôle essentiel dans
l’exercice du droit à un procès équitable
.
9. Plusieurs juges russes et bélarussiens ont déjà été inscrits
sur diverses listes de sanctions
.
L’objectif des sanctions ciblées est de dissuader certains types
de comportement. Dans le cas des juges, il a donc été avancé que
les sanctions ont pour finalité d’influencer l’exercice de leurs
fonctions judiciaires, ce qui peut compromettre leur indépendance.
Cependant, les principes universellement admis mentionnés ci-dessus montrent
que l’exercice légitime des fonctions judiciaires, qui doit être
protégé de toute influence indue, n’inclut manifestement pas les
abus que les juges peuvent commettre en exerçant les pouvoirs qui
leur ont été conférés de manière à priver intentionnellement des
personnes innocentes de leur liberté. Les juges et les procureurs
qui violent eux-mêmes les droits humains ont une responsabilité
plus grande, et non moindre, que celle d’autres personnes qui n’ont
pas les mêmes attributions
. Le détournement intentionnel de la
loi (également appelé déni de justice ou détournement du cours de
la justice) commis par des juges constitue un crime grave dans plusieurs
États membres tels que l’Espagne, la République de Moldova et l’Allemagne
. En Allemagne, l’article
339 du Code pénal (
Rechtsbeugung)
a donné lieu à un certain nombre de poursuites (par exemple, après
la chute des régimes nazi et communiste
). D’autres États autorisent les
poursuites contre les juges pour privation illégale de liberté lorsqu’ils
condamnent intentionnellement des innocents ou prononcent des peines
excessives.
10. Il est intéressant de constater que le Code pénal russe comprend
également une série de dispositions qui incriminent les actes commis
par les personnes figurant sur la «liste Kara-Mourza», notamment
des juges, des procureurs et des policiers. L’article 305 sanctionne
les juges «qui rendent sciemment un jugement, une décision ou toute
autre sentence judiciaire injuste». La sanction de base, à savoir
une amende ou une peine d’emprisonnement de quatre ans maximum,
est portée à une peine d’emprisonnement de trois à dix ans lorsque
la condamnation injuste implique une privation de liberté ou entraîne
d’autres conséquences graves. L’article 299 sanctionne le fait de
«mettre sciemment en cause la responsabilité pénale d’une personne innocente»,
l’article 301 réprime «la détention, le placement ou le maintien
en garde à vue illégaux», l’article 303 la «falsification de preuves»
et l’article 306 la «dénonciation sciemment mensongère». Ces dispositions
couvrent sans difficulté les actes commis par toutes les personnes
énumérées pour leurs contributions aux persécutions infligées à
Vladimir Kara-Mourza, dont les juges impliqués dans les différentes étapes
du simulacre de procès dont il a fait l’objet.
11. Ces précédents montrent que de telles poursuites ne sont pas
considérées comme une ingérence dans l’indépendance des tribunaux.
Dans de telles affaires, la principale difficulté pour l’accusation
est l’obligation d’établir l’intention (mens
rea) du juge accusé de détourner la loi, étant entendu
que de simples erreurs, même graves, ne donnent pas lieu, à juste
titre, à l’engagement d’une responsabilité pénale. Mais l’intentionnalité peut
être présumée lorsque la loi est objectivement mal appliquée d’une
manière si évidente et flagrante qu’une erreur de bonne foi peut
être exclue au-delà de tout doute raisonnable. À mon avis, ces considérations s’appliquent, mutatis mutandis, aux sanctions
ciblées. Si les juges qui violent intentionnellement les droits humains
peuvent même faire l’objet de poursuites pénales, ils peuvent à
plus forte raison être soumis aux «sanctions Magnitski», qui ne
sont pas de nature pénale.
2.3. Exemples
de «lois Magnitski» et leur application
12. Des «lois Magnitski», qui permettent
d’infliger des sanctions ciblées contre les auteurs présumés de violations
graves des droits humains jouissant de l’impunité dans leur propre
pays ont été promulguées par de nombreux États et par l’Union européenne
elle-même comme le montre le tableau chronologique ci-joint (voir annexe 1).
Parmi les personnes sanctionnées à ce jour figurent des policiers,
des responsables d’établissements pénitentiaires, des procureurs
et des juges directement impliqués dans l’arrestation illégale et
finalement le décès de Sergueï Magnitski, mais aussi un certain
nombre de personnes originaires de pays autres que la Fédération
de Russie qui sont fortement soupçonnées de crimes contre les droits
humains tout en bénéficiant de l’impunité dans leurs pays, notamment
des généraux du Myanmar et du Venezuela, ainsi que des responsables
bélarussiens impliqués dans la répression persistante exercée contre
les manifestants depuis l’élection présidentielle volée d’août 2020.
3. Application
de «sanctions Magnitski» aux responsables des persécutions infligées
à Vladimir Kara-Mourza: personnes concernées
13. Les signataires de la proposition
de résolution qui fonde mon mandat souhaitent clairement que tous
les agents publics russes qui sont responsables des persécutions,
pour des “motifs politiques”, infligées à Vladimir Kara-Mourza et
qui y ont participé de différents manières fassent l’objet de sanctions
ciblées au titre des «lois Magnitski» en vigueur dans un certain
nombre de pays et au niveau de l’Union européenne. En ma qualité
de rapporteur, j’ai été chargé d’établir une liste de ces personnes,
en recueillant des informations pertinentes sur le rôle joué par
différents agents publics (officiers de police, procureurs, juges,
gardiens de prison, services spéciaux) dans les violations des droits
fondamentaux de M. Kara-Mourza.
14. Mon attention a été attirée sur la
«liste
Kara-Mourza» élaborée en détail et publiée par le philanthrope britannique
William Browder, qui a mené une campagne mondiale en faveur de l’adoption
des «lois Magnitski» après la mort en prison de son conseiller juridique
et fiscal russe Sergueï Magnitski. M. Browder m’a fait savoir que
M. Kara-Mourza avait été condamné à une peine de prison beaucoup
plus lourde (25 ans) que d’autres personnes reconnues coupables
de «crimes» similaires, notamment le fait de critiquer l’agression
russe contre l’Ukraine et de défendre les prisonniers politiques
en Fédération de Russie. M. Browder est convaincu qu’en réalité,
le traitement particulièrement sévère réservé à M. Kara-Mourza tient
aux représailles pour l’avoir aidé à faire campagne pour les «lois
Magnitski» dans le monde entier. M. Browder a fait valoir que M. Kara-Mourza avait
participé à plus de 40 événements très médiatisés en faveur des
sanctions Magnitski
. Dès mai 2018, le député à la Douma
Andreï Isaïev, l’un des initiateurs de la législation russe considérée
comme une réponse aux sanctions occidentales contre les responsables
russes, a nommément désigné Vladimir Kara-Mourza comme une cible
potentielle de cette législation
.
15. Avec l’aide du secrétariat, j’ai recoupé les informations
fournies dans la «liste Kara-Mourza» avec des informations disponibles
dans le domaine public, issues de sources en accès libre, en particulier
certaines décisions de justice qui sont toujours accessibles au
grand public. Tous les documents numérisés référencés dans la «liste
Kara-Mourza» ont été fournis par M. Vadim Prokhorov, avocat de M. Kara-Mourza.
Je n’ai trouvé aucune contradiction ni aucune autre raison de douter
de la véracité des informations présentées succinctement dans cette
liste. Je suis donc convaincu que 41 des 45 personnes nommées dans
la liste ont été directement impliquées dans l’arrestation, la mise
en accusation et la condamnation illégales de Vladimir Kara-Mourza
après son témoignage devant la commission des questions juridiques
et des droits de l'homme en avril 2022.
16. Les treize premières personnes de la liste sont des juges
qui ont permis l’arrestation de M. Kara-Mourza, sa détention provisoire
et ses prolongations, ainsi que d’autres requêtes procédurales,
des recours et le verdict final de 25 ans d’emprisonnement. Les
huit personnes énumérées ensuite sont membres du Bureau du Procureur
de la Fédération de Russie, suivies de dix membres de la Commission
d’enquête de la Fédération de Russie et de dix représentants du
ministère de l’Intérieur.
17. Il a été établi que deux autres personnes figurant sur la
«liste Kara-Mourza», les agents du FSB Alexander Samofal et Konstantin
Kudryatsev, ont pris en filature M. Kara-Mourza dans les semaines
précédant les deux empoisonnements qui ont failli le tuer et ont
affaibli sa santé de manière permanente, la première fois en 2015,
peu après l’assassinat de son ami et allié politique Boris Nemtsov,
et la seconde fois en 2017
. Il est intéressant
de noter que ce sont les mêmes agents qui auraient suivi Alexeï
Navalny avant qu’il ne soit empoisonné. M. Kudryatsev, un spécialiste
connu des armes chimiques, aurait été piégé
par M. Navalny, qui s’est fait
passer pour un officier supérieur, en avouant son implication dans
l’empoisonnement. Selon une autre enquête de Bellingcat
, M. Kudryatsev a également été impliqué
dans l’empoisonnement de trois autres journalistes et militants
russes. La grande qualité, reconnue, des enquêtes que Bellingcat
a également menées dans d’autres affaires, notamment la destruction
du vol MH17 en 2014 au-dessus de la région du Donbass, qui a fait
l’objet d’un rapport de notre collègue Titus Corlăţean
,
m’a convaincu qu’il fallait inscrire également M. Samofal et M. Kudryatsev
sur la liste des «personnes concernées» qui devraient faire l’objet
de sanctions Magnitski.
18. Les deux dernières personnes citées sont un «expert indépendant»
des «produits du discours», dont l’avis a été repris par le tribunal
pour estimer que les propos de M. Kara-Mourza «présentaient de fausses informations
comme des faits» (sur les actes de l’armée russe en Ukraine); et
le chef du centre de détention provisoire SIZO-5, qui aurait ordonné
que M. Kara-Mourza soit envoyé au cachot pour être resté assis sur
la couchette de sa cellule après l’appel du matin.
19. La brève description des rôles joués dans la violation des
droits humains de M. Kara-Mourza par les personnes qui figurent
sur la «liste Kara-Mourza» montre que leurs contributions aux persécutions
infligées à l’opposant sont très différentes et ont été apportées
à différents niveaux hiérarchiques. La question se pose donc de
savoir si elles devraient toutes être traitées de la même manière,
c’est-à-dire soumises aux mêmes sanctions. Un tel traitement est
à mon avis justifié, car elles ont toutes «joué leur rôle» sans
hésiter dans le système brutal de répression destiné à détruire
toute personne osant opposer une résistance, chaque personne à la
place qui lui a été assignée. Sans ces serviteurs obéissants qui
répondent volontiers aux attentes de leurs supérieurs, la machine
répressive s’arrêterait tout net. Comme ils ont tous choisi de faire
ce que l’on attendait d’eux, en échange d’une belle carrière et
d’une vie confortable offertes par le régime, ils devraient donc
tous recevoir le même message, à savoir qu’ils ne sont pas les bienvenus
dans nos pays et que nous ne les laisserons pas jouir des fruits
des actes qu’ils ont commis en violant les droits fondamentaux de
Vladimir Kara-Mourza. Enfin, les sanctions ciblées ne sont pas des
peines pénales, qui elles devraient en effet être proportionnées
à l’importance de la contribution de chaque participant. La question
de la répartition et de la pondération précises des responsabilités
se posera lorsque les auteurs de violations des droits humains ne
jouiront plus de l’impunité et devront rendre des comptes devant
les juridictions pénales d’une future Russie démocratique qui, nous
l’espérons tous, apparaîtra un jour.
20. Lors de l’audition de la commission, en décembre 2023, Yevgenia
Kara-Mourza et Bill Browder ont largement confirmé l’approche résumée
ci-dessus.
21. Mme Kara-Mourza a déclaré que la
Russie compte plusieurs centaines de prisonniers politiques, détenus
dans des conditions épouvantables. Son mari, Vladimir Kara-Mourza,
a été condamné à une peine d’emprisonnement de 25 ans qu’il purge
actuellement dans une prison de haute sécurité, dans l’objectif
de le réduire au silence. Sa cellule est pour l’instant la seule
occupée de tout un quartier disciplinaire, car même en prison, il
est considéré comme une menace. Vlamidir Kara-Mourza a réclamé la
création d’un tribunal spécial et la prise d’autres mesures à l’encontre
des dirigeants de la Fédération de Russie. Depuis des années, son mari
insiste sur la nécessité de prendre des mesures pour demander des
comptes aux auteurs de violations des droits humains. En 2010, avec
Boris Nemtsov, il a rejoint la campagne en faveur de l’adoption
des sanctions Magnitski, qui ont fourni au monde un outil puissant
et révolutionnaire. Le Kremlin s’est senti menacé et a persécuté
tous ceux qui défendaient les sanctions Magnitski. Son mari a été
empoisonné à deux reprises. Une enquête de Bellingcat a permis d’identifier
les personnes responsables. Ces empoisonnements ont laissé à son
époux des lésions nerveuses permanentes, qui s’aggravent dans ses
conditions de détention actuelles. Les poursuites judiciaires engagées
à son encontre et son incarcération ont été gérées par des personnes
qui figurent sur la liste de Magnitski. Pour Mme Kara-Mourza,
le fait de sanctionner ceux-là mêmes qui ont persécuté son mari
pour avoir défendu les sanctions Magnitski n’est qu’un juste retour
des choses. Cette décision envoie par ailleurs un message clair,
à savoir que le monde libre fait bien la différence entre le régime politique
russe et le pays lui-même.
22. M. Browder a expliqué que sa rencontre avec Vladimir Kara-Mourza
remontait à 2010, l’année du meurtre de Sergueï Magnitski. M. Kara-Mourza
et M. Nemtsov ont dénoncé la nature extraordinaire du meurtre et
estimé que la mise en place de sanctions pourrait dépasser cette
seule affaire. Ils se sont engagés dans la campagne et se sont exprimés
devant plusieurs parlements pour expliquer la valeur de telles sanctions.
La campagne a clairement irrité Vladimir Poutine, qui a lancé des
efforts concertés pour y mettre un terme avant de s’en prendre à
ses artisans. M. Browder a rappelé que M. Nemtsov avait été assassiné,
que M. Kara-Mourza avait subi deux empoisonnements et que lui-même
faisait l’objet de mandats d’arrêt à caractère pénal. À son retour
en Russie, M. Kara-Mourza a défendu la cause anti-guerre, ce qui
lui a valu une condamnation à 25 ans d’emprisonnement pour trahison.
M. Browder a fait valoir que le monde libre avait le devoir d’aider M. Kara-Mourza
et les autres Russes qui s’opposent à la guerre. Comme Mme Kara-Mourza,
il salue l’ironie du sort qui voit aujourd’hui des sanctions Magnitski
infligées à ces mêmes personnes qui ont persécuté M. Kara-Mourza
pour avoir défendu ces sanctions. Récemment, le Royaume-Uni, l’Union
européenne, le Canada, les États-Unis et l’Estonie ont sanctionné
certains des persécuteurs de Vladimir Kara-Mourza. M. Browder a
plaidé pour qu’un plus grand nombre d’entre eux soient sanctionnés,
ainsi que ceux qui persécutent d’autres opposants au régime. Il
a souligné à quel point il importait de continuer à citer nommément
les personnes persécutées et a précisé que les prisonniers politiques
en Russie ne seraient libérés que si le gouvernement de Vladimir
Poutine en tirait un avantage sous la forme d’un échange de prisonniers.
On pourrait proposer un échange de prisonniers politiques contre
des personnes pratiquant l’espionnage dans des conditions non officielles
et le Royaume-Uni pourrait jouer un rôle de premier plan, puisque
M. Kara-Mourza est également ressortissant britannique.
4. Mort
d’Alexeï Navalny en prison – la protection de Vladimir Kara-Mourza
apparaît encore plus urgente
23. La mort d’Alexeï Navalny en
prison le 15 février 2024 – prétendument causée par une insuffisance cardiaque
soudaine, mais entachée d’informations inquiétantes transmises par
ses codétenus, peu de temps après que ses proches l’ont trouvé en
relativement bonne santé et de bonne humeur – est un scandale qui
ne saurait rester sans conséquence. La mort de M. Navalny exige
à l’évidence une analyse approfondie de toutes les informations
qui commencent à émerger dans le but d’établir des faits réels.
24. J'ai préparé un projet de proposition de résolution concernant
la mort de M. Navalny: il est clair que nous devons demander des
comptes à toutes les personnes impliquées dans son empoisonnement
en 2021, dans son procès et son emprisonnement ultérieurs, sur la
base d'accusations manifestement forgées de toutes pièces, ainsi
que dans les mauvais traitements qu’il a subis en prison et sa mort
encore inexpliquée en prison. Selon moi, la chaîne des responsabilités
s’étend jusqu’à Vladimir Poutine. La mort soudaine de M. Navalny souligne
encore davantage l’urgence de protéger M. Kara-Mourza et d’assurer
sa libération rapide, si nécessaire dans le cadre d’un échange de
prisonniers.
5. Conclusions
25. Il est évident que Vladimir
Kara-Mourza est victime d’une série de graves violations des droits
humains orchestrées par le Kremlin pour des raisons politiques et
commises par un grand nombre d’agents de l’État qui ont volontairement
joué les rôles qui leur étaient assignés. Je suis également convaincu
que M. Kara-Mourza a été traité de manière particulièrement sévère
en représailles de son engagement dans la campagne mondiale en faveur
de l’adoption des «lois Magnitski». Celles-ci permettent d’imposer
des sanctions ciblées à des personnes qui sont fortement soupçonnées
d’être impliquées dans de graves violations des droits humains et
qui bénéficient de l’impunité dans leur propre pays. La lutte contre
ces lois a été déclarée objectif clé de la politique étrangère de
la Fédération de Russie par Vladimir Poutine lui-même
.
26. À mon avis, il est donc tout à fait justifié d’infliger à
toutes les personnes figurant sur la «liste Kara-Mourza» les sanctions
ciblées prévues dans les «lois Magnitski» en vigueur, en particulier
les dispositions pertinentes adoptées par l’Union européenne. Comme
nous l’avons indiqué plus haut, la «liste Kara-Mourza» comprend
des juges, des procureurs, des enquêteurs, des policiers, des agents
du FSB, un «expert» privé et un haut responsable d’établissement
pénitentiaire. Nous avons également vu qu’il n’y avait pas de raison impérieuse
d’établir de distinction entre eux en fonction de la nature et de
l’importance de leurs contributions, même en qualité de juges, et
selon leur position dans la hiérarchie du système d’oppression qu’ils
servent.
27. Je tiens également à souligner que toutes les personnes impliquées
de quelque manière que ce soit dans l’empoisonnement, la persécution,
les accusations pénales forgées de toutes pièces et la condamnation d’Alexeï
Navalny, les mauvais traitements qu’il a ensuite subis en prison
et, enfin, sa mort en détention, devraient être identifiées et voir
leur nom inscrit sans délai sur les listes de sanctions Magnitski.
Dans l’intérêt de tous les opposants et des militants anti-guerre
russes actuellement en prison, le message suivant doit être adressé
haut et fort: quiconque abuse de sa position et de son pouvoir pour
commettre des violations flagrantes des droits humains en subira
des conséquences sévères à titre personnel.