1. Introduction
1. L’Albanie a adhéré au Conseil
de l’Europe le 13 juillet 1995. Lors de son adhésion, elle s'est
engagée à respecter les obligations que l'article 3 du Statut du
Conseil de l'Europe (STE no 1) impose
à chaque État membre concernant le pluralisme démocratique, la prééminence
du droit et les droits humains. Elle a également pris un certain
nombre d'engagements spécifiques dont la liste figure dans l’
Avis no 189 (1995) sur la demande d’adhésion de l’Albanie au Conseil de
l’Europe, adopté par l'Assemblée parlementaire le 29 juin 1995.
2. Le précédent rapport sur le respect des obligations et engagements
de l'Albanie
a été examiné par l'Assemblée le
2 octobre 2014 et a conduit à l’adoption de la
Résolution 2019 (2014). Depuis, comme nous l’exposerons dans le présent rapport,
l’Albanie a accompli des progrès considérables et tangibles en matière de
respect des obligations et engagements qu'elle a souscrits en rejoignant
le Conseil de l’Europe. Demeurent toutefois un certain nombre de
problèmes et sujets de préoccupation, dont certains très importants,
que le pays devrait s’employer à résoudre.
3. Le présent rapport s’appuie sur les conclusions et observations
établies à la suite de plusieurs visites d’information dans le pays
et sur les discussions approfondies tenues avec les autorités albanaises,
les partis politiques, les représentants de la société civile et
d’autres parties prenantes. Plusieurs échanges de vues sur divers
faits nouveaux survenus dans le pays ont en outre été organisés
au sein de la Commission pour le respect des obligations et engagements
des États membres du Conseil de l'Europe (Commission de suivi).
La pandémie de covid-19 a frappé le monde pendant la période de
préparation du rapport et empêché les corapporteurs de se rendre
dans le pays pendant près de trois ans. Le processus de suivi n’a
pas été interrompu pour autant et s’est poursuivi à distance. Plusieurs
réunions avec des experts ainsi qu’avec des représentants de la
société civile et des parlementaires albanais se sont tenues en
ligne. Nous exprimons notre reconnaissance aux autorités de l’Albanie,
à la délégation albanaise auprès de l’Assemblée ainsi qu’à toutes les
autres parties prenantes qui nous ont aidés dans notre travail pour
leur coopération et pour la disponibilité dont elles ont fait preuve
pour nous rencontrer et nous faire part de leur point de vue concernant
l’évolution de la situation dans le pays.
4. Depuis l’adoption du précédent rapport, les corapporteurs
se sont rendus six fois dans le pays et ont rédigé sept notes d’information.
Plusieurs changements de corapporteurs sont intervenus pendant la
période considérée. Le 29 janvier 2015, M. Grigore Petrenko (République
de Moldova, GUE), qui a quitté l’Assemblée, a été remplacé par M. Andrej
Hunko (Allemagne, GUE). À l’issue de son mandat de cinq ans, M. Hunko
a été remplacé, le 30 janvier 2020, par M. Petter Eide (Norvège,
GUE). M. Eide a quitté l’Assemblée et a été remplacé le 14 décembre 2021
par M. Asim Mollazada (Azerbaïdjan, CE/AD)
. Le 28 janvier 2016, M. Jonathan Evans
(Royaume-Uni, PPE/DC) a quitté l’Assemblée et a été remplacé par
M. Cezar Florin Preda (Roumanie, PPE/DC). Six mois après avoir démissionné
de ses fonctions de corapporteur, M. Preda a été remplacé, le 23 juin 2016,
par M. Joseph O’Reilly (Irlande, PPE/DC). M. O’Reilly a achevé son
mandat, qui avait été prolongé à deux reprises, le 23 décembre 2022.
Il a été remplacé le 21 mars 2023 par M. Ionuţ-Marian Stroe (Roumanie,
PPE/DC).
2. Principaux événements politiques
5. Pendant la plus grande partie
de la période examinée, le pays est resté en proie à la crise politique systémique
décrite dans le précédent rapport. Ce n’est que récemment que cette
crise a commencé à perdre de son intensité – et encore ses causes
profondes n’ont-elles pas été éradiquées. Le climat politique, et
en particulier les relations entre les deux grandes forces politiques,
le Parti socialiste (PS), au pouvoir, et le Parti démocrate (PD),
actuellement dans l’opposition, est extrêmement polarisé et conflictuel.
L’environnement politique qui résulte de cette situation est marqué
par la mise en place de politiques publiques où tout ce qui est
gagné par les uns est perdu par les autres, par le manque de respect
entre l’opposition et la majorité au pouvoir et l’absence de volonté
de compromis pour faire en sorte que chacun joue le rôle qui est
le sien dans la gouvernance du pays, et par la persistance d’un
discours politique agressif et hostile. Malgré les améliorations
notables intervenues ces deux dernières années, en particulier à
la suite des élections législatives de 2021, l’environnement politique
reste un sujet de préoccupation car il empêche le parlement d’exercer
son contrôle et entrave le bon fonctionnement du système de pouvoirs
et contrepouvoirs dans le pays. Toutes les grandes forces politiques
en portent la responsabilité et ont le devoir de surmonter ces clivages
afin de créer un environnement politique qui permette véritablement
l’exercice du jeu démocratique.
6. Des élections locales se sont tenues le 21 juin 2015 dans
les 61 nouvelles collectivités locales (municipalités) créées dans
le cadre de la réforme administrative et territoriale. Le scrutin,
qui est intervenu dans un climat politique fragile à la suite de
cette réforme politiquement sensible, a été observé par le Congrès des
pouvoirs locaux et régionaux du Conseil de l’Europe dans le cadre
d’une mission internationale d'observation des élections (MIOE)
à laquelle participaient également le Bureau des institutions démocratiques et
des droits de l’homme de l’Organisation pour la sécurité et la coopération
en Europe (BIDDH de l'OSCE). La MIOE a conclu que si les libertés
fondamentales que sont la liberté d’expression et la liberté de
réunion avaient bien été respectées, le manque de volonté politique
parmi les principaux partis de mettre en œuvre effectivement la
législation électorale ainsi que la politisation des institutions
de l’État avaient nui au processus électoral. La campagne électorale
a été éclipsée par des accusations mutuelles faisant état de «charcutage électoral»
– dont certaines ont été avérées – de pressions exercées sur les
électeurs et d’utilisation abusive des ressources administratives.
7. La coalition majoritaire au pouvoir est sortie clairement
vainqueure des élections locales de 2015. Elle a vu dans ce résultat
le signe de la confiance des citoyens et citoyennes et de leur soutien
aux réformes qu’elle avait lancées, tandis que l’opposition a considéré
qu’il confortait son opinion selon laquelle la réforme administrative
et territoriale était essentiellement centrée sur la modification
de la division administrative du pays et non sur les aspects fonctionnels
de l'autonomie locale. Les clivages se sont ainsi accentués, tant
et si bien que la principale formation d’opposition, le PD, a entamé
un boycott du parlement le 10 juillet 2014. À la suite d’une médiation
du Parlement européen, l’opposition est revenue siéger le 24 décembre 2014
après avoir reçu l’assurance que la majorité au pouvoir rechercherait
le consensus plutôt que de contourner l’opposition en s’appuyant
sur sa majorité des trois cinquièmes.
8. La polarisation s’est poursuivie malgré l’accord intervenu,
s’accélérant à l’approche des élections législatives de 2017. Outre
que ces tensions ont eu de fortes conséquences sur la mise en œuvre
et le rythme des réformes, elles ont entravé la consolidation de
la démocratie ainsi que le processus d’intégration européenne du
pays. En juillet 2016, le parlement a cependant pour une fois surmonté
ces clivages, ce qu’il convient de saluer, et adopté à l’unanimité
une révision de la Constitution afin de permettre une grande réforme de
la justice comprenant notamment le contrôle de l’intégrité de tous
les juges et procureurs du pays, condition posée par l’Union européenne
avant toute ouverture de négociations en vue de l’adhésion de l’Albanie.
9. Le 7 février 2017, le PD a annoncé qu’il boycotterait les
travaux du parlement et entamé une manifestation permanente devant
le Bureau du Premier ministre, accusant la majorité au pouvoir d’avoir l’intention
de manipuler les élections législatives à venir. Constatant que
les demandes du PD, notamment la démission du Premier ministre Edi
Rama et la formation d'un gouvernement technique d’union nationale, n’avaient
pas été satisfaites, M. Luzlim Basha, président du Parti démocrate,
a annoncé que l'opposition dirigée par le PD boycotterait les élections
législatives prévues à l’origine pour le 18 juin 2017.
10. Grâce à d’importants efforts de médiation de la communauté
internationale, en particulier du Parlement européen et de la Commission
européenne, le PD et le PS sont parvenus à un accord le 18 mai 2017.
Aux termes de celui-ci, le PD a renoncé à son boycott du parlement
et des élections en échange d’un poste de Vice-Premier ministre
et de cinq portefeuilles ministériels, jusqu’au scrutin. L’opposition
a également obtenu la présidence de la Commission électorale centrale
et plusieurs autres postes publics importants, dont celui de Médiateur.
Certaines questions ont été soulevées quant à la conformité de l’accord
avec la législation albanaise en vigueur
.
Conformément aux dispositions convenues, des élections législatives
se sont tenues le 25 juin 2017, une semaine plus tard que la date
initialement prévue. L'accord a en outre permis la création des
organes de contrôle de l’appareil judiciaire, qui constituent un
élément essentiel de la réforme de la justice. Les membres de ces
organes ont été nommés à l’issue d’un vote de la majorité et de
l'opposition lors d'une session extraordinaire du parlement le 17
juin 2017.
11. Ces élections ont été observées par l'Assemblée dans le cadre
d’une MIOE qui comprenait également la mission d'observation électorale
de longue durée du BIDDH de l’OSCE ainsi que des délégations de l’Assemblée
parlementaire de l'OSCE et du Parlement européen. La MIOE a souligné
que la campagne électorale s’était déroulée globalement sans incidents,
que tous les candidats avaient pu faire campagne librement et que
les droits fondamentaux de toutes et tous avaient été respectés.
Elle a toutefois aussi relevé la politisation persistante de l'administration
électorale ainsi que les nombreuses allégations d'achats de voix et
de pressions exercées sur les électeurs, qui ont sapé la confiance
du public à l’égard du processus électoral
.
12. Les élections de 2017 ont vu la victoire du PS, qui a obtenu
74 sièges sur 140, soit la majorité absolue, tandis que le PD en
remportait 43. Certains ont vu dans ce résultat la sanction, par
les électeurs albanais, de la stratégie de confrontation et de boycott
des travaux parlementaires décidée par le parti, qui aurait entravé la
mise en œuvre des réformes que le pays doit mener à bien pour entamer
des négociations en vue de l’adhésion de l’Albanie à l’Union européenne.
Obtenant 19 sièges seulement, le Mouvement socialiste pour l’intégration
(MSI)
a
perdu son rôle traditionnel de faiseur de roi qui lui avait permis
depuis 2009 d’intégrer les gouvernements successifs, alternativement
avec le PD et le PS. Fort de sa majorité absolue, le PS pouvait gouverner
sans consulter l’opposition ni coopérer avec elle, ce qui laissait
craindre un style de gouvernance plus autocratique, eu égard en
particulier au strict contrôle exercé par le Premier ministre, Edi
Rama, sur le parti. La crise politique systémique et la polarisation
extrême de la vie politique se sont poursuivies après le scrutin.
13. La crise politique s’est hélas sérieusement aggravée en février 2019
et a pris la dimension d’une véritable crise constitutionnelle lorsque
le PD et le MSI ont demandé à leurs députés de renoncer à leur mandat.
Tous les parlementaires de ces partis, à deux exceptions près, ont
donné suite à cet appel. L’Albanie dispose d’un système électoral
proportionnel reposant sur des circonscriptions régionales. Selon
la législation nationale, tout mandat devenu vacant est automatiquement
proposé à la personne figurant juste après le nom du dernier député
élu – lors du scrutin le plus récent – sur la liste du parti dans
la circonscription concernée. Tandis que les partis d’opposition
appelaient leurs membres à ne pas accepter les mandats vacants,
plusieurs personnes n’ont pas tenu compte de la position prise par
la direction de leur formation et sont entrées au parlement. Les
membres de l’opposition qui avaient refusé de renoncer à leur mandat
et ceux qui ont accepté les sièges laissés vacants ont été de fait
exclus de leur parti, devenant ainsi un troisième vecteur politique
dans le pays. Les questions liées à la constitutionnalité de cette
situation n’ont pu être tranchées à l’époque, car la Cour constitutionnelle
ne fonctionnait pas, le processus de contrôle de l’intégrité des
magistrats étant en cours.
14. Le fait que les principaux partis d’opposition soient en dehors
du parlement et l’émergence d’un paysage politique caractérisé par
l’interaction – difficile – entre trois vecteurs politiques (opposition
extraparlementaire, opposition parlementaire et majorité au pouvoir)
ont aggravé la crise politique et entravé le processus de réforme.
La fonction de contrôle du parlement en a souffert, sans compter
que la nomination des représentants du parlement dans les organes
indépendants de réglementation a, dans bien des cas, été différée,
laissant craindre que le système de freins et contrepoids du pays
ne puisse fonctionner correctement.
15. Le 5 novembre 2018, le Président Meta a convoqué des élections
locales pour le 30 juin 2019. Les principaux partis d’opposition,
le PD et le MSI, ont toutefois posé une série de conditions à leur
participation au scrutin, notamment la tenue de nouvelles élections
législatives et la formation d’un gouvernement technique d’unité.
La majorité au pouvoir y a, sans surprise, opposé une fin de non-recevoir.
Comme les partis d’opposition maintenaient leur décision de boycott,
le Président Meta a proposé de reporter le scrutin pour que toutes
les formations aient le temps de trouver un compromis. Cette proposition
a été rejetée par la majorité au pouvoir, au motif qu’une telle
solution constituerait une dérive dangereuse et antidémocratique
. Le 10 juin 2019, invoquant
des préoccupations pour la sûreté publique et sa responsabilité
constitutionnelle de protéger le caractère pluraliste du processus
électoral, le Président Meta a publié un décret annulant les élections
du 30 juin 2019. Le décret a toutefois été considéré comme illégal
par la Commission électorale centrale (CEC) qui, soutenue par le
Parlement albanais, a maintenu la date du 30 juin 2019 pour la tenue
du scrutin. Le collège électoral a confirmé la décision de la CEC
le 24 juin 2019. Là encore, la question de la constitutionnalité
du décret du chef de l’État ou des décisions de la CEC n’a pu être
vérifiée par la Cour constitutionnelle, qui ne fonctionnait pas
du fait de la procédure de contrôle de l’intégrité des magistrats.
16. Les élections locales se sont donc tenues le 30 juin 2019
sans la participation des principaux partis de l’opposition. Les
candidats du PS se sont ainsi présentés sans adversaires dans 31
des 61 municipalités, tandis que dans les autres, ils ne se trouvaient
que face à des candidats de petites formations d’opposition ou bien
des candidats indépendants. Selon le BIDDH de l’OSCE, « [l]es élections
locales du 30 juin se sont déroulées sans faire grand cas des intérêts
de l’électorat. L’opposition a décidé de ne pas y participer et
le gouvernement a décidé de tenir les élections sans elle. Dans
ce climat d’impasse politique et de polarisation, les électeurs
n’ont pas vraiment disposé d’un choix entre différentes options
politiques
».
Tous les postes de maire à une exception près ont été remportés
par le PS, qui a aussi obtenu la majorité dans 59 des 61 conseils municipaux.
Le taux de participation annoncé par la CEC a été de 21,6 %, soit
moins de la moitié de celui des élections locales de 2015, ce qui
montre qu’un nombre considérable d’électeurs de l’opposition ont
suivi la consigne de boycott du scrutin.
17. La crise constitutionnelle a connu une nouvelle étape lorsque
la majorité parlementaire a lancé une procédure de destitution du
Président de la République en invoquant le décret d’annulation des
élections locales du 30 juin 2019 pris par celui-ci. Un élément
est venu rendre plus complexe encore cette procédure: le fait que
si le parlement décidait de destituer le chef de l’État, l’étape
suivante serait un procès devant la Cour constitutionnelle, qui
devrait se prononcer sur la culpabilité de l’intéressé au titre
des violations mentionnées dans la motion de destitution. Or comme
cela a déjà été précisé, la Cour constitutionnelle ne fonctionnait
pas à l’époque, du fait de la procédure de contrôle de l’intégrité
des magistrats. Le président du Parlement albanais a sollicité l’avis
de la Commission de Venise sur «l’étendue du pouvoir présidentiel
de fixation de la date des élections». Dans son avis
, la Commission de Venise a conclu
que, en vertu de la Constitution albanaise, le droit du président
d’annuler ou de reporter des élections en l’absence de toute base
juridique précise est contestable, sauf si l’état d’exception a
été déclaré, ce qui n’était pas le cas en l’occurrence
. La Commission de Venise
a donc conclu implicitement que la tenue des élections le 30 juin
était conforme au droit. Cependant, elle a aussi considéré que le
Président, en reportant les élections, poursuivait le but légitime
de rechercher une solution de compromis à la crise politique en
cours, et que son décret d’annulation des élections pourrait «ne pas
répondre aux critères requis de gravité suffisante dans les circonstances
pour justifier une destitution du président
».
Le Parlement albanais a approuvé la destitution du Président Meta
le 9 juin 2021 au motif que celui-ci avait mené des actions contraires
à la Constitution, notamment en soutenant ouvertement un parti politique
lors des élections. Le 17 février 2022, cependant, la Cour constitutionnelle
albanaise, redevenue opérationnelle, a annulé la motion de destitution
au motif que les éléments pesant contre le chef de l’État n’étaient
pas constitutifs d’une «violation grave de la Constitution» justifiant
sa destitution.
18. À la suite des élections locales de 2019, les différents partis
et regroupements politiques de l’opposition et la majorité au pouvoir
ont décidé d’un commun accord d’entreprendre une réforme pour mettre
en place un cadre électoral ayant le soutien de toutes les parties
prenantes et entités chargées des élections. On ne peut que saluer
cette initiative visant à dépasser les profonds clivages politiques
dans le pays. Nous présenterons le processus de réforme électorale
en détail dans une autre partie du présent rapport. Sur ce point,
on notera que les élections en Albanie ont bien souvent été suivies
d’appels à réformer le système électoral, alors même que la Commission
de Venise a estimé dans plusieurs avis que le cadre en vigueur dans
le pays lors des différents scrutins, s’il pouvait être amélioré,
convenait en principe à la tenue d’élections démocratiques pour peu
qu’il soit mis en œuvre dans sa totalité et de bonne foi.
19. À l’issue de longues négociations et après que de fortes pressions
exercées par la communauté internationale, les différents acteurs
politiques sont parvenus à un accord sur la réforme électorale le 5 juin 2020.
Nous reviendrons plus en détail sur celle-ci plus loin dans le présent
rapport. Le 30 juillet 2020, en outre, le parlement a adopté, à
l’initiative de 28 députés pour la plupart issus de l’opposition
parlementaire
, une
série de modifications de la Constitution instaurant un système
électoral à listes ouvertes basé sur des circonscriptions régionales
multiples. Par ailleurs, le seuil électoral a été abaissé à 1 %
et les coalitions électorales ont été remplacées par des listes
électorales communes. Après l’adoption de ces réformes, le Président
Meta a convoqué des élections législatives pour le 25 avril 2021.
20. Ces élections ont été observées par l'Assemblée dans le cadre
d’une MIOE à laquelle participaient également le BIDDH et l’Assemblée
parlementaire de l'OSCE
. La MIOE a conclu que les électeurs
avaient eu le choix entre plusieurs candidats, qui avaient pu faire
campagne librement. Elle a estimé que le cadre juridique relatif
aux élections, qui respecte les libertés fondamentales, fournissait
une base appropriée pour la tenue d’élections démocratiques et qu’il
bénéficiait de la confiance de la plupart des parties prenantes. Cependant,
la MIOE a aussi souligné que le PS, au pouvoir, avait tiré un avantage
indu de sa position, notamment par le biais du contrôle qu’il exerce
sur les administrations locales et d’une utilisation abusive des ressources
administratives, certaines informations faisant même état de pressions
exercées sur les fonctionnaires. Malheureusement, de nombreuses
allégations d’achats de voix ont encore une fois été formulées,
sapant la confiance de la population dans le résultat des élections.
21. Les élections ont été remportées par le PS, au pouvoir, qui
a obtenu 48,7 % des suffrages et 74 sièges. Le PD a remporté 39,4 %
des voix (59 sièges), le MSI 6,8 % des voix (4 sièges) et le Parti
social-démocrate d’Albanie (PSD) 2,5 % des suffrages (3 sièges).
Aucune autre formation n’a atteint le seuil de 1 %. Le résultat de
ce scrutin semble confirmer la tendance observée lors des élections
législatives de 2017, à savoir que les électeurs albanais choisissent
la stabilité politique plutôt que des stratégies de confrontation
et de boycott des travaux parlementaires, qui sont considérées comme
une menace pour les processus de réforme et d'intégration européenne
du pays.
22. Le parlement nouvellement élu n’a commencé à siéger que le
10 septembre 2021. Tous les membres élus ont accepté leur mandat
et intégré l’institution. Le retour des principales formations de
l’opposition au sein du parlement et la reprise de sa participation
aux travaux a marqué un grand pas en avant dans la résolution de
la crise politique et constitutionnelle évoquée plus haut, même
s’il n’a pas permis d’en éradiquer toutes les causes profondes.
23. Le mandat du Président Meta a pris fin le 24 juillet 2022.
Conformément à la Constitution albanaise, le Président de la République
est élu au suffrage indirect, par le parlement, pour un mandat de
cinq ans, dans la limite de deux mandats consécutifs. Le Président
Meta a été élu pour la première fois en 2017. Cependant, étant donné
les relations conflictuelles qu’il entretenait avec la majorité
au pouvoir (comme en témoignent les deux tentatives de destitution
dont il a fait l’objet), il n’a pas été envisagé de proposer sa
candidature pour un second mandat. Le Président est élu par le parlement
à la majorité des trois cinquièmes de tous les membres. Si aucun
candidat n’obtient une telle majorité lors des trois premiers tours
de scrutin, la majorité requise pour élire le Président est abaissée
à la majorité absolue, soit 50 % des voix + 1, lors des tours de
scrutin suivants. Le 10 mai 2022, le parlement a décidé de démarrer
le scrutin de l’élection présidentielle le 16 mai 2022. Aucun candidat
n’a hélas été proposé lors des trois premiers tours de scrutin,
ce qui témoigne de la persistance de forts clivages dans la vie
politique. Au quatrième tour, le PS a proposé la candidature du
général Bajram Begaj, alors chef d'état-major de l'armée albanaise.
Il a été élu avec 78 voix pour, quatre voix contre et une abstention, la
plupart des membres de l’opposition ayant refusé de prendre part
au vote. Nous regrettons vivement que l’opposition et la majorité
au pouvoir se soient montrées incapables de s’entendre sur un candidat
commun. Nous tenons à souligner que la condition de la majorité
des trois cinquièmes a été inscrite dans la Constitution pour garantir
que le Président bénéficie d’un large soutien au sein de toutes
les forces politiques et qu’il puisse s’élever au-dessus des divisions
partisanes. L’utilisation délibérée de la procédure «antiblocage»,
sans même avoir essayé de trouver un candidat de compromis pour
les trois premiers tours, est clairement contraire à l’esprit de
la Constitution.
24. L’aspect positif du retour de l’opposition au parlement a
été quelque peu éclipsé par une fracture au sein du PD, qui a des
répercussions négatives sur les travaux de l’institution. Exclu
du groupe parlementaire du PD par le président du parti, Lulzim
Basha, l’ancien Premier ministre et dirigeant de la formation Sali
Berisha a contesté la légitimité de M. Basha en tant que titulaire
du poste. Les deux hommes ont, chacun de leur côté, convoqué un
congrès du parti et assuré que celui organisé par leur rival était
illégal, ce qui a accentué la crise au sein de la formation politique.
M. Basha a saisi les tribunaux sur la légalité de la convention
convoquée par M. Berisha. Le 25 mars 2022, le tribunal de première
instance de Tirana a statué en faveur de la “Commission en faveur
du rétablissement du PD (de M. Berisha)” et considéré que le congrès
convoqué le 11 décembre par M. Berisha était légal et valide. Cette
décision a fait l’objet d’un recours déposé par M. Enkelejd Alibeaj,
chef du groupe parlementaire du PD, fidèle à M. Basha. Le 3 mars 2023,
la cour d’appel de Tirana a statué en faveur de M. Alibeaj et ordonné
que la question de la légalité de la convention nationale du PD
convoquée par M. Berisha soit réexaminée par les tribunaux. Cette
décision n’a hélas pas résolu la fracture au sein du parti et laisse
celui-ci dans une situation d’incertitude pour ce qui est de sa
direction, chacun des deux hommes continuant de se revendiquer comme
seul responsable légitime du PD.
25. Cette situation s'est encore compliquée du fait d'un blocage
concernant la direction du groupe parlementaire du PD. Après la
démission de M. Alibeaj de son poste de président de groupe, M. Gazment Bardhi
a été élu à cette fonction, le 23 mai 2023. Le 4 septembre 2023,
cependant, le «PD officiel» a annoncé que M. Basha, qui avait été
nommé président du «PD officiel», serait le nouveau chef du groupe.
M. Bhardi et la majorité des membres du groupe du PD ont rejeté
cette décision, arguant que le président du groupe devait être élu
par celui-ci et non par le parti. Ces événements ont entraîné une
scission de fait du PD en trois branches rivales
. M. Bhardi, conscient
de la fragmentation du PD, a appelé les trois factions à s'unir,
au moins au sein du parlement. Au moment de la rédaction du présent
rapport, M. Basha opposait une fin de non-recevoir tandis que M. Berisha,
tout en ne souhaitant pas rejoindre le camp de M. Bhardi, avait
fait part de sa volonté de coopérer.
26. Cette crise au sein de la direction du principal parti d’opposition
a sérieusement morcelé l’opposition dans le pays et compromet l’efficacité
du système de pouvoirs et contrepouvoirs en place, en particulier
en ce qui concerne le contrôle parlementaire et l’obligation de
rendre des comptes. Elle a également mis à mal la participation
de l’opposition aux élections locales
. Il est important de faire en sorte
que cette crise de la direction au sein du PD ne se transforme pas
en crise politique nationale. Tout État démocratique a besoin d’une
opposition viable qui travaille dans le cadre parlementaire. Il
est par conséquent essentiel que les factions rivales et leurs dirigeants
respectifs mettent de côté leurs divergences afin d’exercer un contrôle parlementaire
et d’assurer un contrepoids constitutionnel à la majorité au pouvoir.
27. Des élections locales se sont tenues le 14 mai 2023. Perçues
par beaucoup comme un indicateur de l'état d'esprit politique au
niveau national, elles concernaient les maires et les conseils municipaux
des 61 municipalités du pays. Le Congrès des pouvoirs locaux et
régionaux du Conseil de l'Europe a observé ces élections dans le
cadre d'une MIOE à laquelle participaient également le Parlement
européen et le BIDDH de l'OSCE. Dans sa déclaration faisant état
des premiers constats et conclusions
,
la MIOE a indiqué que les élections «avaient été globalement pluralistes
et bien administrées» et qu’elles s’étaient tenues avec la participation
des principales forces politiques. Cependant, la MIOE a également
constaté qu’elles avaient été marquées par la persistance de profonds
clivages entre les principales forces politiques et que les questions nationales
avaient dominé la campagne, qui avait été très peu axée sur les
questions relatives aux collectivités locales. À l'instar de ce
qui avait déjà été constaté lors des élections législatives de 2021,
la MIOE a déploré l'utilisation abusive de ressources administratives
et les allégations persistantes d'achats de voix et de pressions
exercées sur les employés du secteur public. Cette tendance est
très préoccupante.
28. Si l’on se place au niveau national, les élections ont été
remportées par la coalition dirigée par le Parti socialiste. Sur
les 61 municipalités, le PS a obtenu la majorité dans 57 conseils
municipaux ainsi que 53 postes de maire. La coalition «Ensemble,
nous gagnons» a remporté 7 postes de maire et obtenu le plus grand nombre
de suffrages dans 4 conseils municipaux. Marquées par un enjeu lié
à la question des minorités, qui a pris une dimension internationale,
l’élection au poste de maire de la municipalité de Himarë (district
de Vlorë) a revêtu un caractère particulier. Nous reviendrons sur
ce cas plus loin dans le présent rapport.
29. L’action politique ainsi que, dans une moindre mesure, toute
la dynamique à l’œuvre dans le paysage politique de l’Albanie, sont
restées déterminées en grande partie par le dossier prioritaire
de la poursuite de l’intégration européenne, et en particulier les
efforts en vue de l’adhésion à l’Union européenne. L’Albanie a présenté
sa demande d’adhésion à l’Union européenne le 28 avril 2009. Comme
nous l’indiquions dans notre précédent rapport
, la Commission européenne
a appuyé cette demande, mais signalé que les autorités albanaises
devraient déployer des efforts considérables avant que le statut
de candidat puisse être examiné, notamment dans les domaines de
la stabilité des institutions, de la gouvernance démocratique et
de la prééminence du droit.
30. L’Albanie a lancé des réformes de grande ampleur pour atteindre
cet objectif. Alors que la mise en œuvre des réformes nécessaires
avait pris un retard considérable, en partie du fait de la crise
politique systémique dans le pays, les progrès ont été tels que
le Conseil européen a accordé le statut de candidat à l’Albanie
en juin 2014. Il a toutefois été clairement indiqué que les négociations
en vue de l’adhésion ne pourraient commencer que lorsque des progrès
significatifs seraient intervenus en Albanie dans cinq domaines
prioritaires – la réforme de l’administration publique; l’indépendance,
l’efficacité et la responsabilité des institutions judiciaires;
la lutte contre la corruption; la lutte contre la criminalité organisée;
la protection des droits humains, notamment les droits des Roms,
les politiques de lutte contre la discrimination et la mise en œuvre
des droits de propriété – et qu’un dialogue constructif serait établi
entre la majorité au pouvoir et l’opposition. Le 26 juin 2018, le
Conseil européen a réaffirmé sa position et confirmé que «l’ouverture
des négociations d’adhésion en juin 2019» interviendrait à condition
que «d’autres progrès concrets soient réalisés dans la mise en œuvre
de la réforme judiciaire, notamment le processus de contrôle» et
que «d’autres résultats tangibles soient obtenus dans la lutte contre
la corruption à tous les niveaux et dans la lutte contre la criminalité organisée».
Le 29 mai 2019, la Commission européenne a estimé que des «progrès
considérables» avaient été accomplis et a recommandé que le Conseil
européen ouvre les négociations d’adhésion avec l’Albanie. Mais
après que la France, les Pays-Bas et le Danemark eurent formulé
une objection formelle
,
celui-ci a finalement renoncé, le 18 octobre 2019, à le faire à
ce stade.
31. Le Conseil européen a finalement décidé le 25 mars 2020 d’ouvrir
les négociations d’adhésion avec l’Albanie, ce dont il y a lieu
de se féliciter. La Commission a posé cinq conditions
préalables à l’organisation de la
première conférence intergouvernementale sur les négociations d’adhésion.
Une fois celle-ci satisfaites, la conférence intergouvernementale
Union européenne-Albanie s’est tenue à Tirana le 19 juillet 2022.
La Commission européenne a ensuite entamé l’examen analytique de
l’acquis. En notre qualité de corapporteurs, nous soutenons depuis
toujours le processus d’intégration européenne du pays et accueillons
par conséquent avec une grande satisfaction le démarrage des négociations
d’adhésion à l’Union européenne. Nous restons à cet égard convaincus
que le plein respect des obligations et engagements souscrits par
l’Albanie dans le cadre de son adhésion au Conseil de l’Europe,
ainsi que la prise en considération des recommandations et préoccupations
restantes qui sont présentées dans ce rapport seront un élément
moteur déterminant pour le bon déroulement des négociations entre
l’Union européenne et l’Albanie en vue de l’adhésion de cette dernière à
l’Union.
32. Le rôle constructif joué par l'Albanie dans le domaine de
la politique étrangère s'agissant de ses relations avec les États
voisins et de la coopération dans l'ensemble de la région avait
été salué dans de précédents rapports. Ces efforts se sont poursuivis
au cours de la période examinée.
3. Institutions
démocratiques
3.1. Réforme
électorale
33. Dans ses rapports, l'Assemblée
n'a cessé de souligner le lien étroit qui existe entre la réforme
électorale et la crise politique systémique en Albanie. Elle considère
qu'une réforme électorale fondée sur un large consensus entre toutes
les parties prenantes et suivie d'élections serait essentielle pour
résoudre la crise politique systémique en Albanie. Des progrès considérables
et tangibles ont heureusement été accomplis à cet égard dans la
période qui a précédé les élections législatives de 2021, ce qui
a en grande partie résolu la crise politique et constitutionnelle
en cours, sans toutefois faire évoluer le climat politique, toujours extrêmement
polarisé.
34. Ces progrès sont à saluer, mais on relève aussi que les élections
en Albanie sont fréquemment suivies d’appels à un changement du
système électoral dans le cadre de ce que des rapports de mission
d’observation qualifient de tendance, par les forces politiques
albanaises, à jouer avec les règles autant qu’à les respecter. La
Commission de Venise a rendu des avis successifs sur les dispositions
juridiques régissant les élections en Albanie selon lesquels le
cadre en vigueur lors des différents scrutins, bien qu’il puisse
être amélioré, convenait en principe à la tenue d’élections démocratiques
pour peu qu’il soit mis en œuvre dans sa totalité et de bonne foi.
Il faut insister sur le fait que les modifications à répétition
du système électoral sont peu propices à l’instauration d’un cadre
électoral stable, condition essentielle de la tenue d’élections
véritablement démocratiques. Le Code électoral doit effectivement
être renforcé et modifié pour donner suite aux recommandations de
la Commission de Venise et du BIDDH de l'OSCE, mais nous demandons
instamment aux forces politiques de ne pas recourir à d'incessantes
modifications de la législation électorale dans le but d'altérer
l'équilibre des pouvoirs ou d'empêcher l'interaction politique normale
au sein du parlement.
35. Le 14 janvier 2020, la majorité au pouvoir, l’opposition parlementaire
et l’opposition extraparlementaire ont décidé de créer un Conseil
politique pour la réforme électorale, composé des coprésidents de
la commission parlementaire ad hoc sur
la réforme électorale et d’un représentant des deux partis de l’opposition extraparlementaire.
Pour sa part, la majorité au pouvoir s’est engagée à adopter toute
proposition consensuelle élaborée par le Conseil politique. La réforme
électorale a ainsi pu être débattue dans le cadre d’un processus
inclusif auquel ont participé tous les acteurs politiques concernés.
36. Le Conseil politique est parvenu, le 5 juin 2020, à un accord
sur la réforme électorale qui prévoit le remplacement de la Commission
électorale centrale par une structure tripartite composée d’un commissaire aux
élections nationales, responsable des aspects logistiques de l’organisation
des scrutins, accompagné d’un commissaire-adjoint, désigné par l’opposition;
d’une commission de réglementation (5 membres), chargée d’examiner
et d’adopter tous les actes normatifs et juridiques de l’administration
électorale; et d’une commission des réclamations et sanctions (cinq
membres), qui instruit les réclamations administratives concernant
l’administration électorale. Le Conseil politique a aussi notamment
décidé que toutes les commissions électorales aux échelons inférieurs
seraient dépolitisées juste après les élections locales de 2023
, que le vote à
l’étranger serait mis en place et que le Collège électoral, qui
statue sur les réclamations en matière électorale, sera composé
de juges retenus à l’issue du processus de contrôle de l’intégrité
des magistrats (voir ci-après). Cependant, aucun accord n’a pu intervenir
au sein du Conseil politique au sujet d’une modification du système
électoral lui-même, que demandait l’opposition parlementaire, ni
sur la mise en place d’un gouvernement chargé des affaires courantes
avant chaque élection législative, que réclamait l’opposition extraparlementaire.
Il a été jugé que la recommandation émise par la communauté internationale concernant
la création d’une administration électorale impartiale et professionnelle
ne pouvait être mise en œuvre faute de confiance en l’impartialité
de la fonction publique albanaise qui est, aux yeux de nombreuses parties
prenantes, extrêmement politisée. Les modifications de la législation
électorale découlant de l’accord du 5 juin du Conseil Politique
ont été adoptées par le Parlement albanais le 23 juillet 2020.
37. En outre, à l’initiative de 28 députés pour la plupart issus
de l’opposition parlementaire, le parlement a adopté le 30 juillet
2020 une série de modifications de la Constitution instaurant un
système proportionnel à listes ouvertes à l’échelon régional et
supprimant le lien constitutionnel entre circonscriptions régionales
et régions administratives, le découpage des circonscriptions électorales
relevant désormais du niveau inférieur de la législation électorale.
La question du seuil électoral, auparavant du domaine constitutionnel,
a elle aussi été transférée à la loi électorale. Enfin, les coalitions
électorales ont été interdites
. Ces modifications
ont été critiquées par l’opposition extraparlementaire qui a fait
valoir qu’elles ne figuraient pas dans l’accord du Conseil politique
– certaines ayant même été explicitement rejetées dans le cadre
de ce processus. Le désaccord n’a toutefois pas mis un terme à la
coopération en vue de la mise en œuvre de la réforme électorale.
38. La loi sur la mise en œuvre des modifications de la Constitution
a été adoptée par le parlement le 5 octobre 2020. Le seuil électoral
a été fixé à 1 % et les conséquences du vote préférentiel sur le
classement d’une liste ont été précisées
. En ce qui
concerne le découpage des circonscriptions électorales, il a été convenu
que les anciennes circonscriptions (liées aux districts administratifs)
seraient maintenues pour les élections de 2021. La délimitation
des circonscriptions électorales pour les futures élections est
une question sensible qui peut facilement susciter une controverse
et des contestations politiques. Nous appelons toutes les forces
politiques à faire en sorte que le découpage des circonscriptions
électorales s’effectue dans le cadre d’un processus inclusif pleinement
conforme aux normes internationales.
39. Le 23 octobre 2020, le chef de l’État a mis son veto aux modifications
du Code électoral du 5 octobre 2020 au motif qu’elles avaient été
adoptées unilatéralement, sans recueillir un large consensus. Il
a également dit craindre que ces modifications ne placent certaines
parties prenantes dans une «situation défavorable et discriminatoire».
Le 27 octobre 2020, sans attendre l’avis de la Commission de Venise,
le parlement a passé outre le veto présidentiel. Dans son avis
élaboré
conjointement avec le BIDDH de l’OSCE, la Commission de Venise regrettait
que l’adoption des modifications de la Constitution et des modifications
du Code électoral soit intervenue dans la hâte. Elle n’a toutefois
pas considéré que les modifications du système électoral étaient
d’une importance telle qu’elles porteraient atteinte au principe
de stabilité du droit électoral.
40. Compte tenu de l’importance de la diaspora albanaise (environ
57 % des Albanais vivent hors du territoire national
), le vote à l’étranger,
qui peut modifier l’équilibre politique dans le pays, est une question aussi
importante que sensible. Les partis politiques sont convenus, dans
le cadre de l’accord du 5 juin 2020, de l’instaurer pour les élections
législatives. Face à l’ampleur de la tâche, cependant, la CEC a
annoncé qu’elle ne disposait pas du temps suffisant pour procéder
aux préparatifs nécessaires pour le scrutin législatif de 2021. Le
22 décembre 2022, la Cour constitutionnelle a jugé que le parlement
avait l’obligation d’adopter les dispositions législatives permettant
la mise en place du vote à l’étranger lors des prochaines élections législatives.
41. Par ailleurs, en dépit des améliorations constatées par la
MIOE, un certain nombre de préoccupations subsistent quant à la
conduite des élections, notamment en ce qui concerne le financement
des partis et des campagnes et l'utilisation abusive de ressources
administratives. Les autorités albanaises et les parties prenantes
aux élections se sont engagées à apporter des réponses à ces préoccupations
conformément aux normes internationales et suffisamment longtemps
avant la tenue des prochaines élections. Dans la continuité des
pratiques précédentes, l'opposition et la majorité au pouvoir ont
mis en place une commission ad hoc sur les
réformes électorales, coprésidée par un représentant de chaque bord,
en vue d'adopter les modifications de la législation électorale
permettant de répondre à ces préoccupations et de mettre en œuvre
le vote à l'étranger. La commission n'avait toutefois pas encore
commencé ses travaux au moment de la rédaction du présent rapport
– cela est en partie dû aux vicissitudes que connaît actuellement
l'opposition.
42. Pour compléter les modifications évoquées ci-dessus, les acteurs
électoraux vont devoir se mettre d’accord sur la délimitation des
nouvelles circonscriptions électorales. Le découpage devrait être
effectué dans un processus inclusif et consensuel associant tous
les protagonistes électoraux, à partir de critères clairs, objectifs
et conformes aux normes et principes internationaux. Tout manquement
à cet égard ouvrira la porte à des soupçons de manipulation électorale
et sera source de nouvelles tensions et controverses politiques.
43. Tout en soulignant l’importance des réformes électorales décrites,
nous souhaitons redire combien la stabilité de la loi électorale
est un élément essentiel pour que les parties prenantes, et la population
en général, aient confiance dans le processus électoral et les résultats
des élections. La législation et le système électoral en place se
sont avérés parfaitement adéquats pour la tenue d’élections démocratiques
– à condition d’être mis en œuvre de bonne foi, selon la lettre
et l’esprit des textes, par toutes les parties prenantes. Il ne
faut pas revenir à une situation où les principales forces politiques
se livrent à des réformes successives dans le but principal de tirer
leur épingle du jeu lors des scrutins suivants. De plus, la situation
dans laquelle les négociations sur le système électoral et sa mise
en œuvre ont remplacé le jeu parlementaire normal entre la majorité
au pouvoir et l'opposition constitue, à notre sens, une faiblesse
majeure de la vie politique albanaise et une source de polarisation,
de sorte qu'il convient de ne pas la reproduire.
3.2. Fonctionnement
du parlement
44. Comme nous l’avons déjà souligné,
la polarisation extrême de l’environnement politique, accentuée
par la fragmentation de l’opposition, a restreint la capacité du
parlement d’exercer un véritable contrôle parlementaire de l’exécutif.
Bien souvent l’opposition et la majorité ne travaillent pas ensemble
de manière constructive et la majorité parlementaire donne à la
majorité au pouvoir la possibilité de gouverner sans avoir besoin
de consulter l’opposition et de dialoguer avec elle. Le désir de
remporter une élection ou un combat politique semble, dans bien
des cas, être plus important que la nécessité d’élaborer des lois
et des politiques de qualité qui soient acceptées par le plus grand
nombre.
45. Malheureusement, même pour les questions où une majorité qualifiée
est nécessaire, aucune coopération ni aucun compromis ne semblent
possibles entre l'opposition et la majorité au pouvoir, si bien
que les nominations ne se font pas ou alors uniquement à la majorité
simple, en utilisant les mécanismes antiblocages prévus par la législation.
Le parlement n'a pas été en mesure de nommer un nouveau médiateur ou
un nouveau commissaire à la protection contre la discrimination
après l’expiration du mandat des personnes en poste. Bien que cela
ne pose pas de problème juridique, puisque la loi prévoit que le
médiateur et le commissaire en exercice peuvent continuer à exercer
leurs fonctions tant que personne d'autre n'a été désigné, les deux
titulaires nous ont informés que cela nuisait à la légitimité, et
donc à l'efficacité, de leurs déclarations et de leurs actions.
Comme nous l'avons déjà expliqué, aucun candidat n'a été proposé
aux trois premiers tours de l'élection à la présidence de la République
d'Albanie par le parlement, qui requièrent une majorité qualifiée
des trois cinquièmes. Ce n'est qu'au quatrième tour, où une majorité
simple est suffisante, que la majorité au pouvoir a présenté un
candidat, lequel a été élu avec les seules voix de cette majorité,
ce qui porte atteinte à l'esprit d'une élection consensuelle du
président, tel que prévu par la Constitution.
46. Pour remédier à cette vulnérabilité affectant le fonctionnement
du système d'équilibre des pouvoirs, il faudra avant tout, mais
pas seulement, que l’opposition et la majorité au pouvoir modifient
leur comportement et leurs attitudes. La plupart des personnes rencontrées
estiment que les règles de procédure sont globalement adaptées pour
garantir le contrôle parlementaire et un système opérationnel de
freins et contrepoids, à condition qu'elles soient mises en œuvre
de bonne foi. Nous demandons donc instamment à l'opposition et à
la majorité au pouvoir de dépasser leurs relations conflictuelles
et de respecter le rôle et la place qui reviennent à chacun dans
la gouvernance du pays.
3.3. Réforme
administrative et territoriale et collectivités locales
47. Comme souligné dans le précédent
rapport, la mise en œuvre d’une réforme administrative et territoriale visant
à renforcer les collectivités locales était une priorité dans le
pays. Une nouvelle carte administrative territoriale découpant le
pays en 61 municipalités (contre 374 auparavant) et 12 régions a
été adoptée en 2015. Ayant reçu un large soutien transpartisan en
Albanie, le principe de la fusion des municipalités et des régions a
été accueilli très favorablement par les partenaires internationaux
du pays, y compris le Congrès des pouvoirs locaux et régionaux du
Conseil de l’Europe, car il permet la création d’institutions fortes
dans les collectivités locales. Un certain nombre de parties prenantes
ont toutefois eu le sentiment que le processus de réforme en lui-même
ne s’était pas déroulé de manière inclusive et que le redécoupage
avait été effectué de façon partisane pratiquement sans tenir compte
des particularités des zones où vivent des minorités
.
La Cour constitutionnelle a rejeté le recours déposé par le Parti
démocrate contre le projet de redécoupage administratif. Les autorités
ont indiqué qu'elles avaient l'intention de procéder à une évaluation
complète de la réforme administrative et territoriale, en coopération
avec le Congrès des pouvoirs locaux et régionaux du Conseil de l'Europe,
en vue de combler les lacunes apparues à la suite de la mise en
œuvre de cette réforme. Il convient de s'en féliciter.
48. Le nombre exact de municipalités ainsi que la délimitation
de celles-ci restent des points de controverse entre l’opposition
et la majorité au pouvoir. L’opposition a indiqué qu’elle souhaiterait
que le nombre de municipalités passe à 90, une idée que rejette
la majorité. Le maire de Tirana, avec qui nous nous sommes entretenus,
nous a déclaré qu’il serait favorable à une nouvelle réduction du
nombre de municipalités, ce qui, selon lui, permettrait une plus
grande efficacité des collectivités locales. Quelle que soit l’issue
de ce débat, nous aimerions insister sur la nécessité de parvenir
à un large consensus au sein de toutes les forces politiques au
sujet de la carte administrative territoriale de l’Albanie, tout
en respectant la logique dans laquelle s’inscrit la réforme, à savoir
la création de structures d’autonomie locale fortes, efficaces et
proches des citoyens albanais.
49. Comme nous l’expliquerons en détail plus loin, la réforme
administrative et territoriale a eu des conséquences directes sur
l’exercice des droits des minorités en Albanie. Du fait de la fusion
des collectivités locales, plusieurs municipalités où les minorités
formaient la majorité de la population ont cessé d’exister et les minorités
concernées ne représentent maintenant qu’une petite partie de la
population de la nouvelle municipalité. Cela est notamment le cas
à Himarë et Sarandë. Cette situation pose un problème spécifique, car
un certain nombre de droits fondamentaux des minorités – comme le
droit à l’éducation dans la langue minoritaire ou le droit d’utiliser
la langue minoritaire dans l’administration locale – ne sont garantis juridiquement
que si une minorité donnée représente plus de 20 % de la population
d’une municipalité. Comme le relève le dernier rapport du Comité
consultatif de la Convention-cadre pour la protection des minorités nationales,
il est certes important de disposer de collectivités locales efficientes,
mais cela ne devrait pas se faire au détriment de minorités qui
se retrouvent privées de l’exercice de leurs droits en raison de
l’importance du reste de la population. Le Comité consultatif a
par conséquent appelé de nouveau les autorités albanaises à examiner,
en consultation avec les représentants des minorités nationales,
l’incidence de la réforme administrative et territoriale sur les
droits des minorités, et à remédier aux lacunes qui seront constatées
.
50. Les autorités locales au niveau des municipalités sont les
maires élus au suffrage direct et les conseils municipaux. Le nombre
de membres du conseil municipal est fonction de la taille de la
municipalité. Les maires sont élus au scrutin majoritaire à un tour
pour un mandat de quatre ans. Ils sont à la tête de l'exécutif de
la municipalité et peuvent être assistés par un ou plusieurs adjoints
qu'ils nomment directement. Les conseils municipaux sont élus pour
le même mandat de quatre ans sur la base d'un système proportionnel
à liste bloquée. Le président et le vice-président du conseil municipal
sont élus par les membres de celui-ci à sa première réunion. Du
fait de leurs fonctions, les maires disposent de pouvoirs importants
qui, dans les petites municipalités, peuvent être supérieurs à ceux
du conseil municipal, lequel doit assurer le contrôle démocratique
de l'exécutif au niveau local. Au niveau central, le conseil des
ministres est en charge de la décentralisation et des collectivités
locales. Les autorités centrales sont représentées au niveau local
et régional par des préfets nommés par le conseil des ministres
dans chacune des 12 régions administratives de l'Albanie.
51. La réforme administrative et territoriale a accru le nombre
de services que les municipalités peuvent et doivent fournir dans
le cadre de leurs compétences propres et a renforcé l'autonomie
financière des collectivités locales, qui peuvent en particulier
lever leurs propres impôts et percevoir des redevances pour les services
qu'elles fournissent. Les réformes ont également augmenté la part
des pouvoirs délégués aux municipalités, qui sont financés par des
transferts budgétaires du gouvernement central. Celui-ci continue
de superviser et de coordonner ces pouvoirs délégués. Les autorités
locales demeurent dans une large mesure tributaires des financements
du gouvernement central. Selon les informations disponibles, plus
de 70 % des autorités locales reçoivent plus de 50 % de leur budget
du gouvernement central, ce qui limite leur autonomie.
52. Le Congrès des pouvoirs locaux et régionaux du Conseil de
l'Europe veille à l’application de la Charte européenne de l’autonomie
locale en Albanie (STE no 122). Son dernier
rapport a été adopté le 22 septembre 2021. Tout en saluant les réformes
accomplies, le Congrès a observé que le transfert de compétences
du gouvernement central vers les autorités locales n'avait pas encore
abouti à une répartition suffisamment claire des fonctions et des
responsabilités, tandis que les pouvoirs délégués restaient placés sous
la supervision et le contrôle trop étroit des autorités centrales.
Selon le Congrès, en outre, la plupart des collectivités locales,
y compris les plus grandes, ne disposaient toujours pas de ressources
financières suffisantes pour mener à bien les missions qui sont
les leurs, et de fortes disparités existent entre les différentes
collectivités. Dans ce contexte, il convient de souligner que l'autonomie
financière des municipalités est un élément essentiel – et donc
particulièrement sensible – des collectivités locales. Tout en notant
que la situation financière des collectivités locales s'était considérablement
améliorée avec les réformes, le Congrès a estimé que l'autonomie
financière de la plupart des municipalités était trop faible et
insuffisante pour leur permettre d'exercer pleinement les compétences
qui leur ont été attribuées et de remplir leur mission.
53. Comme cela a été mentionné, la réforme administrative et territoriale
a instauré 12 régions composées de municipalités partageant un intérêt
géographique, historique et culturel. Cependant, si les réformes
de 2015 ont considérablement renforcé l'autonomie au niveau local,
il n’en a pas été de même au niveau régional. Les régions n'ont
toujours que très peu de compétences ou de marge d'initiative et
l'administration régionale reste peu développée. Cela se traduit
également dans les conseils régionaux, qui ne sont pas élus au suffrage
direct mais composés de maires et de représentants (élus au suffrage
indirect) des conseils municipaux de la région. Nous appuyons la
recommandation du Congrès visant à ce que les conseils régionaux
soient élus au suffrage universel direct. Leur légitimité démocratique
s'en trouverait accrue, ce qui permettrait de renforcer la gouvernance
régionale. Cependant, les régions ont vu leur champ d'action encore
réduit avec la mise en place, par le gouvernement central, en 2020,
de quatre régions administratives qui sont chargées du développement économique
et des politiques de cohésion au niveau régional. Lors de nos entretiens
à Tirana, il est apparu clairement que les autorités considèrent
que le nombre actuel de régions est trop important pour permettre
une gouvernance régionale efficace, et ne font donc pas du renforcement
des 12 régions administratives une priorité.
54. Un Conseil consultatif composé de représentants du gouvernement
central et des collectivités locales et régionales a été créé en
2016, ce dont il y a lieu de se féliciter. Ce dispositif est la
principale instance de consultation entre le gouvernement et les
collectivités locales, notamment sur les projets de textes législatifs ayant
des incidences sur les municipalités. Le Conseil consultatif se
réunit plusieurs fois par an. Si les réformes ont semble-t-il permis
de renforcer le dialogue et la coopération entre le gouvernement
central et les collectivités locales, le rapport du Congrès relève
que les relations entre le gouvernement central et les municipalités
restent marquées par les préoccupations partisanes et les stratégies
politiques nationales des principales forces politiques du pays.
La survivance de deux organisations de municipalités locales, issues chacune
d'une mouvance politique, en est une autre indication.
55. Les actes et décisions des municipalités sont soumis au contrôle
des préfets, qui peuvent saisir les tribunaux pour les faire annuler.
De même, les municipalités peuvent déposer des recours en justice
contre les actes et décisions des préfets. La supervision des collectivités
locales étant par nature une question potentiellement sensible,
le fait que le Congrès ait conclu que les structures de contrôle
sont conformes aux obligations incombant au pays en vertu de la
Charte et que les organisations de municipalités n’aient pas signalé
d’atteinte aux droits des collectivités locales à cet égard est
un point positif.
56. Lors de notre dernière visite, un certain nombre des personnes
rencontrées ont soulevé la question de la rotation élevée du personnel
municipal, en particulier après des élections. Dans certaines municipalités,
le personnel nommé par le pouvoir politique représenterait plus
de 50 % des effectifs municipaux, ce qui peut avoir des conséquences
sur la continuité et la qualité des services fournis par ces collectivités.
Cette situation devrait être corrigée.
57. Sur le sujet du renforcement de l'autonomie locale et régionale,
il est impossible de ne pas évoquer brièvement ce qui s'est passé
à Himarë dans le cadre des élections locales de 2023. Le candidat
de l'opposition au poste de maire, M. Fredi Beleri, issu de la minorité
grecque, a été arrêté juste avant le scrutin sous l'accusation d'achats
de voix. L'opposition a dénoncé cette arrestation, y voyant une
manœuvre de la majorité au pouvoir destinée à influer sur les résultats
de l'élection. M. Beleri n’en a pas moins remporté le scrutin, mais
n’a pu être investi dans ses fonctions du fait de l’enquête pénale
en cours sur les allégations d’achats de voix. Tant que M. Beleri
n’a pas prêté serment, le maire sortant, défait lors du scrutin,
reste à la tête de la mairie.
58. Bien que l'affaire semble être principalement de nature politique,
selon un certain nombre d'interlocuteurs liés au développement des
importantes ressources touristiques de la municipalité
,
la question des relations avec les minorités n'a pas tardé à être
soulevée. La minorité grecque a en effet estimé que le fait que
M. Beleri ne soit pas autorisé à prêter serment en tant que nouveau
maire d'Himarë la privait illégalement de son droit électoral
. Cette affaire a
pris une dimension internationale lorsque le Gouvernement grec a
émis une protestation officielle contre les violations injustifiées,
selon lui, du droit à la représentation de la minorité grecque.
Il fait valoir que si M. Beliri avait été investi, il aurait été
remplacé dans ses fonctions par l'un des adjoints qu'il aurait nommés
pendant la procédure judiciaire, et non par le maire précédent,
issu d'un autre parti, qui continue d'exercer ses fonctions à titre
intérimaire.
59. Nous ne souhaitons – et ne saurions – émettre des commentaires
sur les charges pénales retenues contre M. Beliri. Cependant, il
est important à notre avis de bien différencier, d'une part, les
accusations pénales portées contre lui et, d'autre part, son droit
démocratique d'être élu. En l’état de notre connaissance de la législation
albanaise
,
le mandat d'un maire prend fin si la personne qui occupe cette fonction
est reconnue coupable, dans un jugement définitif, d'une infraction
pénale. Jusqu'à la condamnation définitive par un tribunal
,
le principe de la présomption d'innocence doit être respecté. Il
est essentiel que cette situation ne dégénère pas. Nous appelons
donc de nouveau toutes les parties prenantes concernées à respecter pleinement
les principes de l'État de droit et des droits de la défense dans
le traitement de cette affaire.
4. Prééminence
du droit
60. La réforme du système judiciaire,
qui vise à assurer son indépendance et son efficacité, notamment
en luttant contre la corruption systémique et généralisée qui règne
en son sein, est une priorité fixée depuis longtemps par l'Assemblée
dans le cadre de la procédure de suivi relative à l'Albanie. Des
progrès considérables ont été accomplis à cet égard pendant la période
de référence et des résultats concrets ont été observés.
61. En juin 2015, la commission parlementaire ad hoc sur la réforme de la justice
et le groupe d'experts de haut niveau ont réalisé une «Analyse du
système judiciaire en Albanie – 2015». Sur la base de cette analyse, les
autorités, en consultation avec les parties prenantes concernées
et les différentes forces politiques, ont formulé une proposition
de réforme judiciaire globale pour le pays visant à assurer l'indépendance
et l'impartialité du pouvoir judiciaire et à améliorer l'efficacité
des procédures judiciaires et de l'administration de la justice.
62. Le 21 juillet 2016, après 18 mois de négociations et de consultations
intenses avec la communauté internationale, le parlement a adopté
à l’unanimité des dispositions législatives ouvrant la voie à la
réforme tant attendue du système judiciaire. Le programme de réformes
prévoit la modification de 46 articles de la Constitution (soit
près d’un tiers de ses articles)
. Après l'adoption des modifications
constitutionnelles, des travaux ont débuté afin de préparer les
textes d'application, soit environ 40 textes au total. Malheureusement, la
collaboration entre l'opposition et la majorité au pouvoir a très
vite volé en éclats. Malgré cela, les textes de loi les plus importants
– 7 au total
–
ont été adoptés par le parlement avec la participation de l'opposition.
63. Le programme de réformes adopté visait à régler un large éventail
de problèmes touchant le système judiciaire, et notamment à éradiquer
la corruption généralisée, à empêcher toute ingérence politique
dans le travail des juges et des procureurs et à éliminer tout lien
avec la criminalité organisée. En outre, les modifications constitutionnelles
prévoyaient, entre autres, la réorganisation complète de la Cour
suprême, de la Cour constitutionnelle et de plusieurs autres institutions
judiciaires et établissaient de nouveaux mécanismes de nomination
aux hautes fonctions judiciaires. Un Conseil supérieur de la magistrature
(CSM) et un Conseil supérieur du parquet (CSP) ont été créés, ainsi
qu’un poste de procureur spécialisé et un tribunal spécialisé dans
la lutte contre la corruption et la criminalité organisée (voir
partie suivante).
64. Le CSM est composé de six juges élus par leurs pairs et de
cinq membres non professionnels. Les cinq membres non professionnels
sont élus à la majorité qualifiée des trois cinquièmes. Le CSP est
organisé sur le même modèle et désigné selon les mêmes règles. Si
le CSM et le CSP sont responsables de la procédure de nomination
des procureurs et des juges, y compris en ce qui concerne la Cour
suprême
, les procédures disciplinaires
contre les juges et les procureurs relèvent de la responsabilité
d'un organe nouvellement créé, le haut inspecteur de la justice
qui, à l'instar du procureur général, est élu par le parlement à
la majorité qualifiée des trois cinquièmes. La mise en place de
ces institutions et de la procédure de nomination a contribué à
la dépolitisation du pouvoir judiciaire, ce qui mérite d'être salué.
Cependant, bien que croissante, la confiance dans l'indépendance
(politique) du pouvoir judiciaire reste relativement faible et ne
doit pas être tenue pour acquise.
Une vigilance
constante est requise à cet égard et, si cela s'avère nécessaire,
les dispositions légales doivent être renforcées et les vulnérabilités
corrigées. C'est d'autant plus important que la majorité des trois
cinquièmes n'est pas une garantie à toute épreuve contre la politisation,
dans la mesure où ces derniers temps, les majorités au pouvoir disposaient
de mandats suffisants pour obtenir de telles majorités au parlement sans
les voix de l'opposition.
4.1. Contrôle
de l'intégrité des magistrats
65. L'un des volets les plus importants
de la réforme judiciaire a été la mise en place d'une procédure
de réévaluation (ou procédure de contrôle de l'intégrité) de l'ensemble
des juges et des procureurs d'Albanie, y compris du procureur général,
des juges de la Cour constitutionnelle et de la Cour suprême, ainsi
que des membres des institutions récemment créées pour lutter contre
la corruption et la criminalité organisée. La loi sur la réévaluation
a été contestée auprès de la Cour constitutionnelle par le Parti
démocrate. Cependant, le 22 décembre 2016, la Cour constitutionnelle
a déclaré que la loi était conforme à la Constitution albanaise.
Il convient de souligner que, nonobstant le recours formé par le
Parti démocrate devant la Cour constitutionnelle, la procédure de
contrôle de l'intégrité des magistrats a pu compter sur un solide
soutien bipartisan, qui a été déterminant dans son succès, et tel
est encore le cas.
66. Le contrôle des juges et des procureurs est effectué par la
Commission indépendante de vérification des qualifications, qui
se compose de 12 membres nommés par le parlement sur la base des
recommandations de l'Opération internationale de surveillance, dirigée
par la Commission européenne en étroite coopération avec les États-Unis.
Outre la Commission indépendante de vérification des qualifications,
il existe également une Chambre spécialisée de vérification des
qualifications composée de sept juges nommés de la même manière que
ceux de la commission. Cette chambre peut être saisie pour contester
les décisions de la commission. Deux commissaires publics représentent
les citoyens dans ces procédures et peuvent faire appel des décisions
de la commission devant la chambre. L'Opération internationale de
surveillance vérifie les procédures au sein de la commission et
peut recommander aux commissaires publics de faire appel de ses décisions.
La Commission indépendante de vérification des qualifications est
composée de quatre groupes de trois membres. Tous les juges et procureurs
sont évalués en fonction de trois critères: la justification du patrimoine,
le contrôle des antécédents et la compétence juridique. Si les résultats
du contrôle du patrimoine d’un candidat ne sont pas satisfaisants,
ses antécédents et sa compétence juridique ne sont pas évalués.
De même, un candidat qui échoue au contrôle des antécédents ne sera
pas évalué pour sa compétence juridique.
67. La procédure de contrôle a commencé le 26 octobre 2017 par
les neuf «cas prioritaires», soit les sept membres de la Cour constitutionnelle,
le président de la Cour suprême et le procureur général. Par la
suite, le 30 novembre 2017, il a été procédé à la répartition entre
les chambres de la Commission indépendante de vérification des qualifications
des 48 dossiers qui constituent la deuxième liste prioritaire, composée
des quatre autres membres de la Cour suprême, ainsi que des procureurs
et des juges qui sont candidats au Conseil supérieur de la magistrature,
au Conseil supérieur des procureurs et au Conseil des nominations
à la justice.
68. Au total, 805 postes de juge et de procureur seront soumis
à la procédure de contrôle. Selon les données fournies par la Commission
indépendante de vérification des qualifications, au 30 septembre
2023, cette dernière avait contrôlé 694 postes, ce qui avait conduit
à la confirmation de 303 juges ou procureurs dans leurs fonctions,
à la révocation de 238 d'entre eux et à l'interruption de la procédure
en raison de la démission de juges ou procureurs ou du retrait de
candidats dans 153 cas
. Il convient de noter que dans
80 % des cas, soit une grande majorité, les candidats se sont retirés
parce qu'ils ne pouvaient pas justifier leur patrimoine.
69. Lorsque la procédure de contrôle de l’intégrité a été mise
en place, elle était limitée dans le temps sur l'avis de la Commission
de Venise, qui considérait qu'une procédure de durée indéterminée
serait contraire aux normes internationales. Les dispositions constitutionnelles
établissant la procédure de contrôle prévoyaient donc un mandat
de cinq ans pour la Commission indépendante de vérification des
qualifications et les commissaires publics, qui devait expirer le
17 juin 2022, et un mandat de neuf ans pour la Chambre spécialisée
de vérification des qualifications, qui devait prendre fin le 17 juin 2026.
Cependant, au vu du nombre considérable de dossiers à traiter et
de leur complexité, il est rapidement apparu que ces délais seraient
trop serrés, ce sur quoi, nous, en tant que corapporteurs, avons
plusieurs fois attiré l’attention. Le retard déjà pris a été exacerbé
par l'impact de la pandémie de covid-19 et, en juillet 2021, il
est clairement apparu qu'à l'issue de son mandat initial, la Commission
indépendante de vérification des qualifications n’aurait traité
que 500 dossiers environ, et en laisserait quelque 300 en suspens.
Selon la Constitution, ces dossiers devaient ensuite être parachevés
par le CSM et le CSP, et les recours traités par la Cour constitutionnelle. Toutefois,
au vu du nombre estimé de dossiers en suspens, il aurait fallu,
de fait, engager des procédures de contrôle différentes, ce qui
aurait constitué une inégalité de traitement pour de nombreux juges
et procureurs, aurait été contraire aux normes internationales,
et aurait nui à la légitimité de la procédure de contrôle en tant que
telle.
70. Afin de remédier à ce problème, après un avis positif
de
la Commission de Venise, le Parlement albanais a adopté, le 10 février
2022, les modifications constitutionnelles autorisant la prorogation
jusqu’au 31 décembre 2024 du mandat de la Commission indépendante
de vérification des qualifications et des commissaires publics.
Lors de nos réunions avec la Commission indépendante de vérification
des qualifications, nous avons été informés que la prorogation de
son mandat était suffisante pour permettre aux organes d'évaluation
de vérifier les postes restants, qui concernaient essentiellement
des postes de niveau inférieur qui prendraient moins de temps à
examiner que les postes de niveau élevé contrôlés au début de la procédure.
La prorogation du mandat des organes de contrôle a sauvegardé ce
processus important et il convient de s'en féliciter.
71. Les résultats de la procédure de vérification de l'intégrité
des magistrats ont été véritablement impressionnants. Plus de 62 % des
personnes contrôlées ont été démises de leurs fonctions – essentiellement parce
qu’elles n’ont pas été en mesure de justifier leur patrimoine –
ou ont démissionné. Afin de bien saisir quel a été l'impact de la
procédure de contrôle, il convient de noter que parmi ces personnes
figuraient le procureur général d'Albanie, ainsi que 8 juges de
la Cour constitutionnelle sur 9 et 15 juges de la Cour suprême sur
18. Le nombre très important de révocations et de démissions montre
l'importance et la nécessité d’une telle procédure, mais, dans le
même temps, il a eu un impact considérable sur le fonctionnement
du système judiciaire, plusieurs organes judiciaires essentiels
n'ayant plus eu le quorum requis pour fonctionner pendant une durée
prolongée. Ce n’est qu’à la fin de l’année 2020 que la Cour constitutionnelle
a atteint le quorum de six juges requis pour siéger en plénière.
De même, la Cour suprême n’est devenue opérationnelle qu’en juillet 2021,
lorsque six nouveaux juges ont été nommés. Leur nomination a porté
le nombre des membres de la Cour suprême à 9 sur 19 et lui a permis
d’atteindre le quorum nécessaire pour pouvoir fonctionner. La procédure
de contrôle de l'intégrité des magistrats a également retardé la
nomination de personnes aux nouveaux organes établis par les réformes,
notamment à la SPAK. Les nouveaux CSM et CSP n'ont commencé à fonctionner
que le 20 décembre 2018. Le CSP a ensuite envoyé, le 22 novembre
2019, la liste des candidats au poste de procureur général au Parlement
albanais, qui a finalement pu nommer un procureur général le 5 décembre
2019
. Le 18 décembre 2019, le CSM a officiellement
institué les deux tribunaux spécialisés dans la lutte contre la
corruption et la criminalité organisée et le 19 décembre 2019, les
huit premiers procureurs de la SPAK ont prêté serment devant le
Président de l'Albanie.
4.2. Nouvelle
carte judiciaire
72. La procédure de contrôle de
l'intégrité des magistrats a retardé les nominations non seulement
à la Cour suprême, mais aussi aux juridictions de première et de
deuxième instance, laissant les tribunaux à court de personnel.
Cette situation n'a fait qu'aggraver l'arriéré d’affaires déjà excessivement
élevé à tous les niveaux du système judiciaire. Au 31 décembre 2022,
le volume du stock d'affaires pendantes toutes juridictions confondues
s'élevait à 132 769 affaires, ce qui représentait une augmentation
de près de 6 % par rapport à décembre 2021. La Cour suprême avait
un arriéré de 35 822 affaires. Cependant, après la nomination des nouveaux
juges à la Cour suprême, le taux de variation du stock d'affaires
pendantes a considérablement augmenté. Nous avons été informés qu'en
septembre 2023, l'arriéré judiciaire avait été réduit d'environ
12 000 affaires. En revanche, au niveau des juridictions d'appel,
l'arriéré a augmenté de plus de 43 % entre 2019 et 2022, avec une
durée moyenne d'attente pour le traitement d'un recours d'environ
900 jours, pouvant aller jusqu'à 5 800 (!) jours pour une affaire
pénale devant la Cour d'appel de Tirana
. Cet arriéré et l'évolution très lente
du taux de variation du stock d'affaires pendantes sont extrêmement
préoccupants, puisqu'ils vont à l'encontre du droit à un procès
dans un délai raisonnable consacré par l'article 6 de la Convention
européenne des droits de l'homme (STE no 5).
Le Parlement albanais examine actuellement un certain nombre d'amendements
au Code de procédure civile et à la loi sur les tribunaux administratifs
afin de simplifier et d'accélérer les procédures judiciaires. L’adoption
de ces amendements, qui requiert une majorité des deux tiers, devrait
permettre de réduire considérablement l’arriéré judiciaire.
73. Un certain nombre de réformes ont été engagées par les autorités
dans le but d’améliorer la qualité et l’efficacité du système judiciaire.
Parmi les principales propositions soumises figurait l'élaboration
d'une nouvelle carte judiciaire, l'objectif étant d'avoir moins
de tribunaux, mais mieux dotés en ressources, qui puissent traiter
plus efficacement le nombre d'affaires dont ils sont saisis. Dans
le cadre de cette réforme, les six juridictions d'appel ont été
réunies en une Cour d'appel unique. Deux tribunaux administratifs
de première instance ont été créés à la place des six précédents.
Cette nouvelle carte administrative a été, au départ, quelque peu
critiquée. Un nombre considérable d'interlocuteurs craignaient en
effet que cette nouvelle carte n'éloigne les citoyens des tribunaux
et réduise ainsi leur accès à la justice. Cependant, ces inquiétudes
n’ont, pour l’heure, pas été corroborées. En outre, un système d'assistance
juridique gratuite a été mis en place pour favoriser l'accès des
citoyens à la justice. La situation devra cependant être suivie
de près afin de veiller à ce que tous les citoyens jouissent d’un
accès effectif au système judiciaire. Dans ce contexte, il convient
de se féliciter que le HCJ évalue régulièrement le fonctionnement
de la carte judiciaire, qui peut être actualisée par le Conseil
des ministres tous les cinq ans sur la base d’une proposition commune
du HCJ et du ministre de la Justice.
74. Bien que les réformes aient créé un cadre propice au renforcement
de l'indépendance et de l'efficacité du système judiciaire, des
inquiétudes subsistent. En effet, les ingérences dans le pouvoir
judiciaire, tant extérieures qu’intérieures, n’ont pas encore été
entièrement éliminées et des mesures supplémentaires, allant au-delà
du système de contrôle de l'intégrité des magistrats, devront être
prises. Dans ce contexte, le système d’attribution aléatoire des
affaires, récemment renforcé, ne semble toujours pas être totalement
à l’abri d’ingérences
.
De plus, le traitement des affaires est encore trop lent, la durée
des procédures judiciaires trop longue et les délais d’exécution
des décisions judiciaires trop élevés – autant de problèmes qui
doivent être réglés de façon prioritaire.
4.3. Lutte
contre la corruption et la criminalité organisée
75. La lutte contre la corruption
systémique encore très répandue en Albanie et les allégations persistantes d'une
imbrication de la criminalité organisée avec les intérêts économiques
et politiques du pays restent des sujets de préoccupation importants,
auxquels les autorités se sont attaquées en priorité pendant la
période examinée au cours de laquelle des progrès notables ont été
enregistrés. La résolution de ces problèmes a occupé une place centrale
dans la procédure de suivi et représente une condition essentielle
de l'adhésion de l'Albanie à l'Union européenne.
76. Comme nous l'avons indiqué plus haut, la procédure de contrôle
de l'intégrité des juges et des procureurs, qui visait à lutter
contre la corruption persistante au sein du pouvoir judiciaire albanais,
a été l'une des principales composantes de la stratégie de lutte
contre la corruption et la criminalité organisée dans le pays. Elle
constitue, dans une large mesure, le socle sur lequel se construisent
et reposent les autres volets de la stratégie.
77. Les modifications constitutionnelles adoptées en 2016 prévoyaient
la création de trois nouveaux organes intégrés de lutte contre la
corruption et la criminalité organisée. La Structure spécialisée
dans la lutte contre la corruption et la criminalité organisée (SPAK)
est composée du Bureau des procureurs spécialisés, du Bureau national
d’enquête et de deux tribunaux spécialisés dans la lutte contre
la corruption et la criminalité organisée. La SPAK est chargée d'enquêter
et de statuer sur des affaires de corruption et de criminalité organisée
de grande envergure. Cependant, le seuil monétaire actuellement
fixé pour décider si une affaire relève du mandat de la SPAK, soit
environ 500 €, est très bas et risque d'inonder la structure d’affaires,
de sorte qu'elle n'aura pas l'efficacité requise pour enquêter sur
la grande corruption qui sévit dans le pays. Nous recommandons vivement
que ce seuil monétaire soit relevé. Des observations similaires
ont été formulées par le chef du Bureau des procureurs spécialisés
dans la lutte contre la corruption dans son allocution du 17 octobre 2023
devant le Conseil national de l'intégration européenne, dans laquelle
il a souligné que la faiblesse du seuil actuel surchargeait la SPAK.
78. La SPAK est maintenant pleinement opérationnelle, les 32 derniers
enquêteurs spéciaux sur les 60 que compte le Bureau national d'enquête
ayant été nommés en 2022. La SPAK a engagé plusieurs procédures pour
corruption contre des fonctionnaires, y compris au plus haut niveau
du gouvernement, ce qui représente un signal important. Si les résultats
de la procédure de contrôle de l'intégrité des magistrats donnent
lieu à des soupçons de corruption, le dossier est transmis à la
SPAK. Elle a ainsi ouvert plusieurs enquêtes, notamment contre 10 anciens
juges de la Cour suprême et de la Cour constitutionnelle. Au vu
du nombre élevé de magistrats révoqués pour n'avoir pas été en mesure
de justifier leur patrimoine dans la procédure de contrôle, nous
nous attendons à ce que le nombre d'enquêtes augmente. Bien que
le nombre de condamnations soit encore trop faible, il y a eu une
augmentation des résultats tangibles, y compris dans des affaires
de haut niveau telles que le «scandale de l'incinérateur», qui a
abouti à l'emprisonnement pour corruption d'un ancien ministre de
l'Environnement. Il est important que ces résultats tangibles deviennent
une tendance irréversible et que les structures de lutte contre
la corruption disposent de toutes les ressources dont elles ont
besoin, afin de faire bien comprendre à tous les niveaux de la société
que les pratiques de corruption ne resteront pas impunies.
79. Au début, la SPAK n’avait pas accès à toutes les bases de
données et tous les registres étatiques pertinents, mais nous avons
été informés que ce problème a été résolu. En outre, le Bureau des
procureurs spécialisés et le Bureau national d’enquête ont tous
deux attiré l'attention sur la coopération fructueuse et efficace
qu'ils entretenaient avec des institutions analogues en Europe et
aux États-Unis et le soutien qu'ils en obtenaient.
80. La Haute inspection pour la déclaration et la vérification
du patrimoine et des conflits d'intérêts joue un rôle déterminant
dans la lutte contre la corruption. Tous les élus, juges et hauts
fonctionnaires doivent déclarer leur patrimoine – ainsi que celui
de leur conjoint, de leurs enfants et des personnes avec lesquelles
ils cohabitent – à la haute inspection en vue de sa vérification.
Dans sa dernière résolution sur l'Albanie, l'Assemblée a exprimé
certaines inquiétudes concernant les ressources mises à disposition
de la Haute inspection par rapport à l'ampleur de ses tâches, ce
qui pourrait nuire à son efficacité. Le nombre très important de
retraits de candidats à des postes de juge et de procureur dans
le cadre de la procédure de contrôle de l’intégrité en raison de
la non-déclaration ou de la non-justification de leur patrimoine
montre que ces inquiétudes sont fondées: c'est pourquoi nous encourageons
les autorités à évaluer quels enseignements peuvent être tirés de
la procédure de contrôle pour le bon fonctionnement de la haute
inspection. Parmi les évolutions positives, il convient de noter
que le travail de la haute inspection a été renforcé par une loi
de protection des lanceurs d'alerte et que le Groupe d’États contre
la corruption (GRECO) a constaté une hausse régulière des ressources
financières et humaines allouées à l'institution. Afin d'aider la
haute inspection à vérifier le nombre considérable de déclarations
de patrimoine qu'elle reçoit chaque année, un système de déclaration
électronique a été développé et, après un long retard, a été mis
en ligne le 1er janvier 2022. Cette évolution
mérite d'être saluée. Tout en reconnaissant les progrès accomplis,
il importe que la haute inspection continue à améliorer sa capacité
de vérification des déclarations de patrimoine afin de jouer un
rôle efficace dans la prévention et la lutte contre la corruption.
81. Bien que le cadre juridique albanais permette la confiscation
des produits de la corruption et de la criminalité (organisée),
dans la pratique, la confiscation et le recouvrement des avoirs
d'origine criminelle sont minimes, même si des progrès ont été accomplis
en la matière. En 2021, environ 21,5 millions d'euros ont été saisis
et confisqués dans des affaires de corruption, ainsi que l'équivalent
de 50 millions d'euros de produits du crime organisé et du blanchiment
d'argent. Des avoirs d'une valeur de 21 millions d'euros ont également été
saisis – mais non confisqués – sur la base de la loi antimafia.
L'Albanie a créé l'Agence pour l'administration des biens saisis
et confisqués sous l'égide du ministère de l'Intérieur et prévoit
de mettre en place un nouveau mécanisme de recouvrement des avoirs
rattaché à la police nationale afin d'accélérer la détection et
la géolocalisation des produits des activités criminelles. Il est
à espérer que ces efforts permettront d'augmenter considérablement
la saisie et la confiscation des biens et des produits issus de
la corruption et de la criminalité organisée, ce qui constitue un
moyen de dissuasion important pour rendre ces activités moins attractives.
82. Le 25 septembre 2020, le GRECO a rendu public l’addendum au
deuxième rapport de conformité sur l’Albanie, dans lequel il a conclu
que le pays avait mis en œuvre de façon satisfaisante neuf des dix recommandations
formulées dans le rapport d’évaluation du quatrième cycle. Le quatrième
cycle d'évaluation est à présent considéré comme achevé.
83. Le 3 mars 2023, le GRECO a publié son rapport de conformité
dans le cadre du cinquième cycle d'évaluation (Prévention de la
corruption et promotion de l'intégrité au sein des gouvernements
centraux (hautes fonctions de l’exécutif) et des services répressifs).
Dans ce rapport, le GRECO a conclu que seulement 5 de ses 24 recommandations
avaient été traitées de manière satisfaisante. 13 recommandations
ont été partiellement mises en œuvre et 6 ne l'ont pas été du tout.
Au vu de ce faible niveau de conformité, le GRECO a conclu que «des
progrès supplémentaires [étaient] nécessaires pour démontrer un
niveau acceptable de conformité aux recommandations»
.
84. Selon le GRECO, le cadre institutionnel et juridique garantissant
l'intégrité des agents publics et des personnes exerçant de hautes
fonctions de l'exécutif a été renforcé. Les noms des conseillers
ministériels sont publiés en ligne et ces personnes sont couvertes
par la réglementation relative aux cadeaux et à la déontologie.
Une Direction générale de la lutte contre la corruption a été créée
sous l’égide du Coordinateur national de la lutte contre la corruption
(actuellement le ministre de la Justice), qui coopèrera étroitement
avec la SPAK et avec la Haute inspection pour la déclaration et
la vérification du patrimoine et des conflits d'intérêts.
85. Bien qu'il se soit félicité de l'adoption du Code d'éthique
ministériel, le GRECO a émis d'importantes réserves concernant la
composition du Comité d'éthique créé pour superviser l'adhésion
audit code et sa mise en œuvre. En effet, ce comité est composé
de hauts fonctionnaires et de membres du gouvernement lui-même,
ce qui nuit à son indépendance. En outre, il n’existe toujours pas
de dispositions ni de règles engageant la responsabilité du Premier
ministre lui-même à l'égard du Code d'éthique. Avancée dont il convient
de se féliciter, des plans d'intégrité ont été élaborés pour tous
les ministères avec la participation de l'administration publique
elle-même, ainsi que de la société civile. Malheureusement, seulement
cinq ministères ont nommé des coordinateurs d'intégrité chargés
de veiller à la mise en œuvre et d'assurer le respect des plans
d'intégrité par «leurs» ministères. Bien que des règles régissant
les contacts avec les lobbyistes aient été adoptées pour assurer
la transparence dans les interactions des ministres et des personnes
occupant de hautes fonctions exécutives avec eux, elles ne couvrent
cependant que les réunions physiques et non les contacts par d'autres moyens
tels que le téléphone et les courriers électroniques. De plus, si
des restrictions après cessation des fonctions s'appliquent aux
ministres et aux personnes occupant de hautes fonctions exécutives,
des dérogations sont possibles sur décision du Comité d'éthique
qui, comme nous l'avons indiqué, ne peut être considéré comme indépendant.
Ces préoccupations exprimées par le GRECO sont importantes et doivent
être traitées de toute urgence par les autorités.
86. Outre la procédure de contrôle de l'intégrité des juges et
des procureurs, les autorités albanaises ont décidé de mettre également
en œuvre une procédure de contrôle de l'intégrité des services répressifs,
qui sont largement perçus comme étant enclins à la corruption. En
2018, le Parlement albanais a adopté une loi sur le contrôle transitoire
de la police nationale albanaise, en vertu de laquelle tous les
policiers, y compris les gardes-frontières, devaient être soumis
à un contrôle portant sur la légitimité de leur patrimoine, sur
leurs éventuels contacts avec des personnes impliquées dans des
activités criminelles et leurs intérêts par rapport à ces personnes,
ainsi que sur leurs compétences professionnelles. À la différence
de la procédure de contrôle visant le système judiciaire, le contrôle
de la police s'effectue sans la participation ou la surveillance
d’acteurs internationaux. Dans son rapport d'évaluation, le GRECO
a exprimé des doutes quant à la faisabilité et à l'impact de ce
processus de contrôle, qui était censé couvrir plus de 12 000 postes.
Le GRECO a également émis des réserves concernant l'objectivité
de la procédure, étant donné que les différents processus de contrôle
s’accompagnent de bien moins de garanties que ceux auxquels sont
soumis les magistrats. Compte tenu de la situation, les autorités
albanaises ont drastiquement réduit le nombre d'agents des forces
de l'ordre soumis au contrôle, qui est désormais limité aux échelons
supérieurs. En outre, il est maintenant prévu que ces personnes
seront contrôlées tous les cinq ans, ce dont on peut se féliciter.
La Commission d'évaluation externe
qui effectuait le contrôle a été remplacée
par un nouveau Service de surveillance de la police, dont l'intégrité
des membres a été vérifiée avant qu'ils ne prennent leurs fonctions.
87. La police albanaise a le droit de recevoir des financements
de sources privées
et peut fournir des services privés, comme assurer la sécurité de
grandes manifestations privées. Si les règles en la matière ont été
renforcées, le GRECO considère que les garanties contre la corruption,
ainsi que l'analyse de l'évaluation des risques de corruption liés
à cette possibilité, demeurent insuffisantes. En règle générale,
nous sommes réservés sur la possibilité d'autoriser les forces de
l'ordre à recevoir des contributions et des financements privés,
ce qui est intrinsèquement une porte ouverte à la corruption. Nous
avons été informés que la police nationale applique un certain nombre
de mesures pour améliorer la transparence des dons qu'elle reçoit
et de leurs sources. De plus, afin de donner suite aux recommandations
du GRECO, elle procède à l’évaluation de la législation actuelle
et des procédures de travail types pour les dons, afin d'éviter
les conflits d'intérêt et les possibilités de corruption. Néanmoins,
conformément aux recommandations du GRECO, nous recommandons vivement
aux autorités de mettre fin à la pratique consistant à financer
la police par des sources privées ou à la rémunérer pour les services
fournis.
88. En mai 2022, Moneyval a publié son troisième rapport de suivi
renforcé sur les mesures de lutte contre le blanchiment de capitaux
et le financement du terrorisme en Albanie. Il a conclu que l'Albanie
avait globalement remédié à la plupart des lacunes techniques constatées
dans le rapport d'évaluation, mais a décidé, pour le moment, de
maintenir le pays sous suivi renforcé. Le 28 octobre 2023, le Groupe
d'action financière (GAFI) a décidé de retirer l'Albanie de la liste
des pays faisant l'objet d'une surveillance accrue, la «liste grise».
4.4. Exécution
des arrêts de la Cour européenne des droits de l'homme
89. En 2022, la Cour a examiné
116 requêtes concernant l'Albanie, dont 107 ont été déclarées irrecevables, et
a conclu à une violation d'au moins un article de la Convention
dans les neuf affaires restantes. Au 1er juillet 2023,
393 affaires dirigées contre l'Albanie étaient pendantes devant
la Cour. Les principaux sujets traités par les arrêts de la Cour
sont les suivants: les conditions de détention inhumaines, l'absence
d’enquêtes sur des allégations de mauvais traitements en prison,
l'absence de voies de recours effectives, la non-exécution des décisions
des juridictions internes, en particulier des décisions relatives
à la restitution de biens, et la durée excessive des procédures.
90. Dans l’affaire Luli et autres c.
Albanie, la Cour a indiqué que la durée excessive des
procédures démontrait l’existence d’un grave dysfonctionnement du
système judiciaire de l'Albanie. Elle a explicitement demandé que
des recours internes effectifs soient mis en place contre la durée
excessive des procédures judiciaires. Malheureusement, l'exécution
de cet arrêt reste placée sous la surveillance soutenue du Comité des
Ministres.
91. Plusieurs requêtes ont été introduites devant la Cour concernant
la procédure de contrôle de l'intégrité des juges et des procureurs
décrite plus haut. Dans l'affaire
Xhoxhaj
c. Albanie , qui
concernait une juge de la Cour constitutionnelle démise de ses fonctions
dans le cadre de la procédure de contrôle de l'intégrité, la Cour
a conclu à la non-violation de l'article 6, paragraphe 1, au motif
que les organes de contrôle avaient été indépendants et impartiaux
et la procédure équitable. Elle a également considéré que la révocation
de la requérante avait été proportionnée aux graves fautes déontologiques
commises. En revanche, dans l'affaire
Thanza
c. Albanie , la Cour
a considéré qu'il y avait eu violation de l'article 6, paragraphe
1, au motif que M. Thanza – qui avait été démis de ses fonctions
de juge de la Cour suprême dans le cadre de la procédure de contrôle
de l'intégrité – n'avait pas eu la possibilité de se défendre concernant
son omission de révéler ses contacts avec des personnes impliquées
dans la criminalité organisée. En revanche, dans la même affaire,
la Cour n'a pas conclu à la violation de l'article 8 concernant
l'évaluation du patrimoine de M. Thanza, qui a servi de base légale
pour sa révocation.
92. Comme indiqué dans le précédent rapport de l’Assemblée, la
restitution des biens expropriés par le régime communiste qui a
dirigé l'Albanie de 1944 à 1992 est un problème juridique de longue
date. L'absence de voies de recours et la non-exécution des décisions
des juridictions internes rendues dans les affaires touchant à cette
question ont donné lieu aux arrêts de la Cour européenne des droits
de l’homme dans le groupe d’affaires Manushaqe
Puto et autres c. Albanie (arrêt du 31 décembre 2012).
Ces affaires concernent le problème structurel de la non-exécution
des décisions judiciaires et administratives définitives rendues
par les juridictions internes qui reconnaissent le droit des requérants
à la restitution de biens immobiliers nationalisés sous le régime
communiste ou à leur indemnisation pécuniaire ou en nature (violations
de l'article 6, paragraphe 1, et de l'article 1 du Protocole n° 1
de la Convention européenne des droits de l'homme (STE no 9))
et l’absence d'un recours effectif en la matière (violations de
l'article 13).
93. Afin de remédier aux lacunes mises en lumière par ces arrêts,
le parlement a adopté, le 5 décembre 2015, la loi sur le traitement
des biens et l’achèvement du processus d’indemnisation. Cette loi
porte création d’un fonds d’indemnisation (sous forme financière
ou foncière) chargé de mettre à disposition les ressources nécessaires
pour indemniser les anciens propriétaires. Des dispositions expresses
prévoient également une allocation annuelle du budget de l'État
au fonds de compensation dont le montant est calculé pour permettre l'achèvement
du processus de paiement dans un délai de dix ans. Des délais contraignants
ont été fixés pour les diverses étapes de la procédure. La loi est
entrée en vigueur le 24 février 2016 et les trois premiers décrets d’application
ont été adoptés le 23 mars 2016.
94. Un recours constitutionnel contre la loi a été formé par le
Président de la République, un groupe de députés, le médiateur,
le Parti républicain albanais et des associations d’anciens propriétaires.
Le 7 juillet 2016, le président de la Cour constitutionnelle d’Albanie
a sollicité auprès de la Commission de Venise un mémoire d’amicus curiae relatif à la conformité
de la loi avec l’article 1 du Protocole n°1 de la Convention européenne
des droits de l’homme. Le 14 octobre 2016, la Commission de Venise
a adopté son mémoire d’amicus curiae sur
la restitution des biens, dans lequel elle accueillait favorablement
les nouveaux mécanismes juridiques mis en place. Le 9 novembre 2016,
bien qu'ayant déclaré inconstitutionnels deux paragraphes de la
loi, la Cour constitutionnelle a accepté lesdits mécanismes. En
conséquence, le Comité des Ministres a décidé en 2020 de clore sa
surveillance de l'exécution du groupe d’affaires Manushaqe Puto et autres c. Albanie.
95. Le nombre d'affaires pendantes devant la Cour et sous surveillance
du Comité des Ministres reste trop élevé et davantage d'efforts
sont nécessaires pour assurer la prompte exécution des arrêts de
la Cour, notamment en ce qui concerne l'exécution des décisions
judiciaires internes et la durée excessive des procédures.
5. Droits
humains
5.1. Liberté
des médias
96. Le paysage médiatique albanais
préoccupe depuis longtemps l’Assemblée. Malheureusement, si l'Albanie
a globalement accompli des progrès considérables dans le respect
de ses obligations et engagements, le paysage médiatique a continué
de se dégrader pendant la période examinée. Ce recul est très préoccupant,
car l’existence d’un paysage médiatique libre et pluraliste est
une condition essentielle au bon fonctionnement d'une démocratie.
97. L'Albanie présente un paysage médiatique diversifié qui, bien
que globalement pluraliste, est divisé en fonction des courants
politiques, de nombreux médias privés soutenant l'un ou l'autre
des principaux partis politiques, selon les préférences politiques
liées aux intérêts économiques sous-jacents. Dans sa
Résolution 2019 (2014) «Le respect des obligations et engagements de l'Albanie»,
l'Assemblée avait déjà exprimé des inquiétudes concernant la polarisation
du paysage médiatique. Les menaces et les propos hostiles prononcés contre
les journalistes par les responsables politiques, y compris par
le Premier ministre, se sont multipliés ces dernières années et
les menaces de procès en diffamation, qui peuvent donner lieu à
de lourdes amendes portent atteinte à la liberté de la presse.
98. Dans le Classement mondial de la liberté de la presse 2023
établi par Reporters sans frontières et publié le 3 mai 2023, l’Albanie
est remontée de sept places par rapport à 2022 et se classe actuellement
96e sur un total de 180 pays (le pays
occupant la 1ère place étant considéré
comme celui où les conditions d’exercice du journalisme sont les
meilleures). Elle regagne donc un peu de terrain après sa chute
de 20 places dans le classement 2022. Selon Reporters sans frontières,
la liberté de la presse est menacée par la réglementation partisane
des médias, tandis que «les journalistes sont victimes de la criminalité
organisée et, parfois, de violences policières, que favorisent l'absence
de protection du gouvernement»
. La Plateforme du Conseil de l’Europe
pour renforcer la protection du journalisme et la sécurité des journalistes
a enregistré six alertes pour l’année 2023 (dont trois sont restées
sans réponse des autorités) ainsi que le meurtre d'un journaliste
.
99. Le «dispositif antidiffamation», présenté au parlement par
les autorités en décembre 2018, a été un sujet de préoccupation
majeure pendant la période examinée. En effet, le dispositif prévoyait
une série de modifications à la loi sur les médias audiovisuels
et à la loi sur les communications électroniques, qui auraient donné
aux autorités un pouvoir disproportionné sur le contenu des médias
en ligne et aurait poussé les journalistes à s’autocensurer encore
davantage. En réaction, la commission de suivi a décidé, lors de
sa réunion de janvier 2020, de solliciter l’avis de la Commission
de Venise concernant ce projet.
100. La Commission de Venise a adopté son Avis sur le projet de
modifications le 19 juin 2020
, dans lequel elle se déclarait vivement
préoccupée par les amendements envisagés, qu’elle estimait ne pas
être «prêts à l’adoption sous leur forme actuelle. Le texte de
la loi modifiée est trop vague, et aurait vraisemblablement des effets
dissuasifs sur le libre débat et le discours politique sur l’internet
albanais». Tout en reconnaissant qu’il était légitime de chercher
à régler le problème de la diffamation par les médias en ligne,
la Commission de Venise a recommandé aux autorités «de revenir sur
le projet de modification de la loi no 97/2013
(et les amendements portant sur la loi no 9918/2008
qui l’accompagnent) adopté par le Parlement en décembre 2019».
101. À la suite de la publication de l’avis, les autorités ont
retiré le projet de modifications et ont annoncé qu'elles le réviseraient
à la lumière des recommandations de la Commission de Venise avant
de le déposer à nouveau devant le parlement. À cette fin, elles
ont sollicité l’assistance du Conseil de l’Europe. Malheureusement,
les conseils donnés ne semblent pas avoir été suivis. Dans leur
analyse, les experts du Conseil de l’Europe ont conclu que si les
modifications révisées comportaient certaines améliorations, elles
ne tenaient pas compte de façon satisfaisante des principales recommandations,
d'importance cruciale, de la Commission de Venise et ne pouvaient
donc pas être considérées comme conformes aux normes internationales.
Par la suite, les autorités ont annoncé qu'elles ne souhaitaient
plus adopter ces modifications et, après des appels en ce sens de
la communauté internationale, y compris de l'Assemblée, elles ont
retiré le projet de modifications de l'ordre du jour du parlement.
102. S'il convient de se féliciter du retrait du dispositif antidiffamation
de l'ordre du jour parlementaire, la répression de la diffamation
reste cependant un sujet de préoccupation majeure. En effet, le
Code pénal prévoit des amendes très élevées – selon nous, disproportionnées
– en cas de diffamation
et le Code
civil ne fixe pas de plafond au montant de l'indemnisation pouvant
être accordée en cas de diffamation. De plus, ces dispositions légales
ont un effet dissuasif sur les journalistes qui s'autocensurent
de plus en plus pour ne pas risquer un procès en diffamation. Le
recours croissant à ce que l'on appelle les poursuites stratégiques contre
la mobilisation publique (poursuites-bâillons) constitue un autre
motif d'inquiétude en lien avec le précédent, ces poursuites visant
non seulement les organes de presse et les journalistes, mais aussi,
semble-t-il, les organisations de la société civile et les militants.
Nous appelons donc les autorités à dépénaliser entièrement la diffamation,
à fixer dans le Code civil un plafond au montant de l'indemnisation
pouvant être accordée en cas de diffamation et à promulguer une
loi permettant de lutter efficacement contre l'utilisation des poursuites-bâillons
contre les journalistes, les organes de presse et les organisations
de la société civile.
103. Le Premier ministre, Edi Rama, a interdit à des journalistes
d'assister aux conférences de presse du gouvernement pendant de
longues durées (jusqu'à trois mois) pour lui avoir posé des questions
qui lui ont déplu. Cette interdiction a été critiquée par des organes
de presse internationaux et d'autres parties prenantes, dont notre
Assemblée, en ce qu'elle ne permet pas un journalisme critique et
pourrait encourager l'autocensure. De telles pratiques ne vont pas
non plus dans le sens d'une gestion transparente des affaires publiques.
Nous avons toutefois été informés, pendant notre dernière visite,
qu'elles étaient de plus en plus rares et nous espérons vivement
ne plus avoir à déplorer de telles mesures.
104. L’impartialité de l’Autorité albanaise des médias audiovisuels
(AMA) et le contrôle politique exercé sur celle-ci ont continué
à être sujets à controverse pendant la période examinée. En effet,
le 8 juillet 2021, après les élections législatives, mais avant
la formation du nouveau parlement, le Parlement albanais a nommé Armela
Krasniqi à la présidence de l’AMA. Mme Krasniqi
avait été chargée de communication au sein du Parti socialiste et
directrice de la communication de l’actuel Premier ministre Edi
Rama, ce qui a amené les différentes parties prenantes à s’interroger
sur son impartialité. L’Union européenne, qui avait demandé que le
processus de nomination soit repoussé jusqu'à ce que le nouveau
parlement soit formé s’est déclarée préoccupée par cette nomination.
Cependant, le 17 février 2022, le Parlement albanais a pourvu six
postes vacants au conseil d’administration de l’AMA, apparemment
selon une approche bipartite, les candidats élus ayant recueilli
plus des trois cinquièmes des suffrages exprimés. Lors de notre
dernière visite, nous avons constaté que les représentants et représentantes
des médias que nous avons rencontrés semblaient moins s’inquiéter
de l'indépendance de l'AMA. Il convient de s'en féliciter, bien
qu'une vigilance constante soit nécessaire, dans la mesure où il
ne peut y avoir de paysage médiatique libre et pluraliste sans une
autorité des médias indépendante et impartiale.
105. Le 18 septembre 2021, le Gouvernement albanais a créé l’Agence
des médias et de l’information. L'objectif déclaré de cette agence
est d'assurer la transparence et la centralisation des communications
sur les activités et les politiques du gouvernement. Elle est aussi
chargée de surveiller les médias (sociaux) nationaux et étrangers
et d’informer le gouvernement de l'opinion publique concernant ses
activités. Sa mise en place a immédiatement suscité des craintes,
largement partagées par de nombreuses parties prenantes nationales
et internationales, que les différents ministères ne communiquent
plus directement avec les médias et que toutes les demandes d'informations
publiques soient centralisées. Cependant, à notre grande satisfaction,
ces craintes semblent avoir été injustifiées. Les journalistes continuent
d'avoir pleinement accès à chaque ministre et ministère et les demandes
d'informations publiques continuent d'être directement adressées
à l'organe ou service gouvernemental compétent.
106. S'agissant de l'accès des citoyens et des journalistes à l’information
publique, nous avons appris que, contrairement aux dispositions
légales régissant l’accès à l’information, les demandes officielles
d’information sont souvent rejetées sans raison, ou que les délais
de prise en compte des demandes sont si longs que lorsqu'elles aboutissent,
elles ne sont plus d'actualité ou n’ont plus de raison d’être. Cette
situation nuit à la gestion transparente des affaires publiques
et devrait être corrigée par les autorités.
5.2. Minorités
107. La société albanaise est une
société hétérogène et multiculturelle dotée d'une solide tradition
historique de tolérance et de dialogue interreligieux. Cependant,
comme l'a indiqué le Comité consultatif de la Convention-cadre pour
la protection des minorités nationales (Comité consultatif) et comme
nous l'avons souligné dans nos précédents rapports, l'absence de
données ventilées fiables concernant les minorités nationales empêche
d'analyser la situation des minorités et d'élaborer des politiques
efficaces les concernant. L'intégration des minorités nationales,
à l'exception des Roms, et dans une moindre mesure des Égyptiens, est
généralement considérée comme satisfaisante, mais il existe des
tensions avec et entre les minorités nationales. Les Roms et les
Égyptiens sont deux minorités nationales confrontées à une marginalisation
et à une discrimination importantes qui empêchent leur intégration.
Le cinquième Avis du Comité consultatif a été adopté le 6 juin 2023.
Le dernier rapport de l'ECRI sur l'Albanie, établi dans le cadre
de son sixième cycle de monitoring, a été adopté le 7 avril 2020.
108. Le principal cadre législatif régissant les droits et la protection
des minorités nationales est la loi sur la protection des minorités
nationales, qui a été adoptée le 13 octobre 2017. Dans cette loi,
l'Albanie reconnaît neuf minorités nationales: les Aroumains, les
Bosniaques, les Bulgares, les Égyptiens, les Grecs, les Macédoniens,
les Monténégrins, les Roms et les Serbes. Cette loi représente,
d'une manière générale, un cadre juridique adéquat pour la protection
des minorités, mais elle dépend de la législation secondaire pour son
application. Si neuf sur douze décrets d'application ont été adoptés,
trois d'entre eux, considérés comme les plus importants et les plus
sensibles, ne l'ont pas encore été. Il s'agit de décrets régissant
le droit de libre identification, le droit à l'enseignement dans
les langues minoritaires et à leur utilisation dans les relations
avec les autorités et la procédure de reconnaissance des minorités
nationales.
109. Le Comité consultatif a exprimé de sérieuses réserves concernant
le projet de décret relatif à la libre identification, qui repose
sur des critères soi-disant objectifs, tirés de documents officiels.
Il juge cette approche fondamentalement viciée «dans la mesure où
elle dépend de la collecte de données historiques notoirement peu
fiables sur les minorités nationales en Albanie»
.
En outre, cette approche ignore le principe de libre identification
tel que l'entend l'article 3(1) de la Convention-cadre, ce qui est
préoccupant.
110. Cette approche problématique de la libre identification doit
être replacée dans son contexte, à savoir qu'un certain nombre de
droits garantis par la loi sur les minorités nationales dans les
municipalités où les minorités sont présentes en grand nombre, tels
que le droit à l'enseignement dans les langues minoritaires ou l'emploi
des langues minoritaires dans les relations avec les autorités locales,
sont subordonnés au fait que la minorité en question représente
plus de 20 % de la population dans cette municipalité. Cependant,
le seuil de 20 % constitue un obstacle insurmontable dans pratiquement
l'ensemble des 61 municipalités, empêchant l'accès effectif à ces
droits. Le seuil de 20 % de personnes appartenant à une minorité
nationale n'est atteint que dans trois municipalités (Dropull, Finiq
et Pustec). Aucune autre minorité nationale, en dehors de celles qui
résident dans ces trois municipalités, ne peut bénéficier de ces
droits garantis par la loi sur la protection des minorités nationales.
La stricte observation du seuil de 20 % dans le contexte de la fusion
des municipalités a entraîné, dans les faits, une réduction des
droits des minorités sur de nombreux territoires par rapport à 2014.
Nous appuyons donc pleinement la recommandation adressée par le
Comité consultatif aux autorités de remettre en question le seuil
de 20 % afin de privilégier un système plus souple qui prenne mieux en
compte les besoins des minorités résidant traditionnellement en
nombre substantiel dans différentes localités
. Les autorités nous ont
informés qu'elles coopéraient étroitement avec le Comité consultatif
pour traiter ces questions dans un avenir, espérons-le, très proche.
111. L'enseignement dans les langues minoritaires représente pour
les minorités un moyen important de protéger leur culture et de
garantir leurs droits. Un enseignement en langue grecque est proposé
dans les districts de Gjirokastër, Sarandë, Delvina et Korçë, où
la minorité grecque est importante. De même, un enseignement en
langue macédonienne est assuré dans des établissements scolaires
du district de Korçë. Quelques établissements scolaires enseignent
également en langue romani. Comme indiqué précédemment, la stricte
application du seuil de 20 % est un obstacle à l'enseignement dans
les langues minoritaires. Cependant, une décision du Conseil des
ministres, adoptée en 2018, permet aux autorités locales de prendre l’initiative,
lorsqu'elles en perçoivent le besoin, d'ouvrir des classes dans
lesquelles l'enseignement est dispensé dans une langue minoritaire.
Il n'est pas nécessaire dans ce cas de respecter le seuil normal
d'au moins 15 élèves pour pouvoir créer une classe. Ces mesures
renforcent les possibilités d'instruction dans les langues minoritaires,
ce qui mérite d'être salué. Malheureusement, la loi ne prévoit pas
d'enseignement dans les langues minoritaires au-delà de la 9e année,
qui correspond à la fin de la scolarité obligatoire. Nous recommandons
d'envisager la possibilité de dispenser un enseignement dans les
langues minoritaires à des niveaux plus élevés dans les régions
où des minorités résident historiquement en nombre important.
112. Le sentiment général qui est ressorti de nos réunions avec
les représentants des minorités, notamment de représentants de la
communauté rom, est que la représentation politique des minorités
est très limitée. Le Comité consultatif l'a également constaté.
Aucun ministre n'est issu des minorités nationales et seul un député appartient
à une minorité. À Vlorë, qui compte une importante minorité rom,
il n'y a qu'un seul membre rom au conseil municipal, bien que le
maire de Vlorë nous ait informés que la municipalité avait employé
un conseiller spécial pour les questions relatives aux Roms qui
était issu de cette communauté. À l'échelle nationale, la loi de
2017 sur la protection des minorités nationales a institué un Comité
sur les minorités nationales sous l'égide du Cabinet du Premier
ministre. Cet organe est chargé de protéger les minorités nationales
et de servir d'intermédiaire entre elles et le gouvernement central.
Le président et le vice-président de ce comité sont nommés par le
Premier ministre sur recommandation d'ONG travaillant dans le domaine
des minorités. Les autres membres représentent chacune des neuf
minorités nationales reconnues et sont nommés par un comité
ad hoc constitué à cet effet. Le
Comité consultatif a recommandé de revoir les procédures de nomination
et le règlement intérieur du Comité sur les minorités afin de renforcer
son indépendance (perçue) et son efficacité
.
113. La loi sur la protection contre la discrimination, telle que
modifiée en 2020, vise à protéger les minorités contre la discrimination
et les discours de haine. Il existe en Albanie deux institutions
chargées d'assurer l'égalité: le défenseur du peuple (médiateur)
et le commissaire chargé de la protection contre la discrimination. Elles
sont toutes deux bien perçues par les minorités. Les craintes selon
lesquelles leurs mandats risquaient de se chevaucher et d'entrer
en conflit ne se sont pas avérées et une relation de travail efficace
et cordiale, ainsi qu'une répartition des tâches, ont été établies
entre les deux entités. En revanche, les ressources financières
et humaines allouées aux deux entités, en particulier au médiateur,
ne sont pas suffisantes pour leur permettre de mener à bien leurs
nombreuses tâches. En outre, les suites données par les autorités
aux rapports et aux recommandations des deux institutions ne sont,
selon le médiateur et le commissaire, toujours pas satisfaisantes.
114. Les Roms et les Égyptiens font face à une discrimination considérable
et à d'importants obstacles à leur pleine intégration dans la société
albanaise. Le plan national d'action 2021-2025, élaboré en consultation
avec ces minorités, est axé sur l'éducation, le logement et les
soins de santé, mais dépend largement de financements étrangers,
ce qui limite la prise en main du plan par le pays et son efficacité.
Le déficit de financement serait de plus de deux millions d'euros.
Les représentants roms que nous avons rencontrés se sont plaints
de ce que le plan d'action consistait principalement en des stratégies
et intentions, mais que les moyens financiers mis à disposition
pour leur mise en œuvre au niveau local étaient faibles, voire inexistants, de
sorte que le plan d'action était, selon eux, largement inefficace.
S'agissant de l'éducation, la scolarisation des enfants roms s'est
améliorée, mais les taux de scolarisation et – en particulier –
de fréquentation restent très faibles par rapport au reste de la
population. Si les autorités albanaises ont déclaré qu'il n'existait
plus d'écoles séparées, l'ECRI et le Comité consultatif ont indiqué
qu'une ségrégation de fait subsistait dans certaines localités.
Ce problème doit être réglé par les autorités.
115. En ce qui concerne le logement des Roms, la situation reste
difficile et caractérisée par l'absence généralisée de titres de
propriété ou de contrats de location. En raison de l'augmentation
des projets de développement immobilier, les Roms sont souvent victimes
d'expulsions qui ne respectent pas toujours pleinement les normes
internationales et les conditions légales, notamment en ce qui concerne
les délais de préavis et l'offre de solutions de relogement.
116. Les Roms et les Égyptiens continuent d'être confrontés à des
taux de chômage élevés et sont pour la plupart actifs dans l'économie
informelle. En conséquence, ils ne sont souvent pas inscrits comme
chômeurs, ce qui les met hors de portée des programmes de soutien,
notamment de formation professionnelle. Fait positif, la plupart
des Roms et des Égyptiens sont désormais inscrits dans le registre
national d'état civil et ont accès à des documents d'identité.
117. Comme c'est le cas pour de nombreux autres groupes, les données
officielles concernant les personnes LGBTI+ font largement défaut.
Cependant, les personnes appartenant à cette communauté sont victimes
de discrimination et d’ostracisme dans la société albanaise, ce
qui les empêche de jouir d'une égalité effective. En 2015, avancée
qui mérite d'être saluée, le Parlement albanais a adopté une résolution
sur la protection des droits et des libertés des communautés LGBTI+
qui a conduit à l'adoption du plan d'action 2016-2020 sur les questions
relatives aux LGBTI+. Ce plan d'action a été élaboré avec la participation
de la communauté LGBTI+. Bien qu’il ait notamment conduit à l'adoption
de modifications au Code du travail visant à interdire la discrimination
fondée sur l'orientation sexuelle ou le genre, ILGA Europe, dans
ses commentaires 2023 relatifs au rapport sur l'élargissement de
l'Union européenne, a fait observer que dans les faits, seul un
ministère concerné (le ministère de la Santé et de la Protection
sociale) avait coopéré avec la communauté LGBTI+, ce qui avait limité
la mise en œuvre effective du plan d'action. Ce problème doit être
réglé lors de la mise en œuvre du prochain plan d'action. L'Albanie,
contrairement à ce que prévoient les normes européennes, n'autorise toujours
pas l'enregistrement des partenariats entre personnes de même sexe
ni les changements de nom et de genre dans le registre de l'état
civil, ce qui empêche les personnes concernées d'exercer leurs droits
civils. Les autorités devraient se pencher en priorité sur ces questions.
118. Le discours de haine reste un sujet de préoccupation en Albanie.
Si le discours de haine et les actes de violence inspirés par la
haine sont considérés comme des infractions graves par la législation
albanaise, leurs auteurs sont, dans les faits, rarement traduits
en justice et la collecte de données en la matière manque toujours
d'efficacité. Les autorités nous ont informés que le ministère de
la Justice avait commencé à collecter, auprès des juridictions de
droit commun, des données statistiques annuelles sur le nombre d'infractions pénales,
dont les crimes de haine, et sur le nombre de personnes condamnées
. Les actes de violence inspirés par
la haine et les discours de haine sont insuffisamment signalés à
et par la police. À titre d'exemple, si les discours et les crimes
de haine fondés sur l'orientation sexuelle sont considérés comme
des infractions graves par la législation albanaise, les représentants
de la communauté LGBTI+ continuent de faire état de très nombreux
propos haineux et actes de violence, qui ne sont souvent pas signalés
pour éviter davantage de stigmatisation.
119. Le médiateur a fait du discours de haine un domaine d'action
prioritaire et le parlement a adopté un Code de déontologie qui
interdit aux députés de tenir des propos racistes, homophobes, discriminatoires
ou fondés sur des stéréotypes aussi bien dans le cadre de leurs
activités parlementaires qu'extraparlementaires. Si ces mesures
méritent d'être saluées, il est extrêmement rare que des personnalités
politiques de haut rang condamnent publiquement et s'opposent à
des discours de haine, lesquels, selon l'ECRI, continuent apparemment
d'être des éléments acceptables et ordinaires du débat public.
120. La violence liée à la haine est, selon les informations disponibles,
peu fréquente en Albanie, bien que l'on manque de données statistiques
officielles précises à cet égard. Malheureusement, l'ILGA, dans
son commentaire susmentionné concernant le rapport sur l'élargissement,
a indiqué que la communauté LGBTI+ d'Albanie avait fait état d'un
nombre important de violences motivées par la haine exercées contre
ses membres.
121. En ce qui concerne les minorités religieuses, l'Albanie se
targue, à juste titre, de la coopération et de la tolérance interreligieuses
existant dans le pays. Cependant, les Témoins de Jéhovah ont fait
savoir que, bien qu'ils soient généralement libres de se réunir
pour pratiquer leur culte et partager leur foi, leur communauté
en Albanie est souvent victime de discrimination dans les médias
ou de la part d'organismes officiels. L'enregistrement en tant que
communauté religieuse leur ayant été refusé, ils sont enregistrés
en tant qu'organisation non gouvernementale, ce qui est incorrect.
Selon la Constitution albanaise, il appartient au Conseil des ministres
de décider quelle communauté peut être enregistrée comme organisation
religieuse. Le Conseil des ministres, qui semble avoir été doté
d'un large pouvoir discrétionnaire en la matière par la Constitution,
a jusqu'à présent refusé l'enregistrement. Les Témoins de Jéhovah
ont intenté un recours devant les tribunaux albanais qui les ont
déboutés en première instance. La procédure d'appel est en cours.
122. Un recensement de la population était en cours en Albanie
au moment de la rédaction du présent rapport. Il est attendu de
ce recensement qu'il aide les autorités albanaises à recueillir,
sur la base du principe de libre identification, des données fiables
sur les minorités du pays. Le recensement de 2011 a été critiqué
à cet égard et n'a pas permis de traiter cette question. En effet,
des modifications de dernière minute apportées à la loi de 2000
relative au recensement prévoyaient une amende en cas de réponse
«incorrecte» à la question de l'appartenance ethnique et établissaient
qu'une réponse serait jugée incorrecte si elle ne correspondait
pas aux données figurant dans le registre d’état civil. En conséquence,
une grande partie de la population a choisi de ne pas répondre à
la question et les résultats du recensement de 2011 concernant la
nationalité/l'origine ethnique sont largement considérés comme peu
fiables et inexacts. Il convient donc de se féliciter de ce que la
possibilité d'infliger une amende en cas de réponses «incorrecte»
ait été retirée de la loi avant la réalisation du recensement de
2023. Néanmoins, certains représentants de minorités que nous avons
rencontrés ont estimé que la manière dont les questions étaient
posées dans le processus de recensement manquait parfois de clarté
ou suggérait une réponse «correcte», ce qui risquait de compromettre
la fiabilité des données collectées, en particulier concernant les
questions relatives aux minorités.
123. L’Albanie n’a pas signé la Charte européenne des langues régionales
ou minoritaires. Compte tenu de l'importante présence de langues
minoritaires en Albanie, nous invitons les autorités à envisager
de signer et de ratifier cette charte à titre prioritaire.
6. Observations
finales
124. L'Albanie fait l'objet d'une
procédure de suivi complète depuis 1995. Pendant la majeure partie
de cette période, le pays a connu une crise politique systémique
prolongée, qui a entravé son processus d'intégration européenne.
Cette crise a récemment commencé à s'atténuer et peut être considérée
comme largement surmontée ce dont on ne peut que se féliciter, même
si ses causes profondes n'ont pas encore disparu. Une vigilance
constante est nécessaire à cet égard et toutes les forces politiques
devraient continuer à travailler sans relâche pour surmonter la
polarisation systémique de l'environnement politique qui pèse sur
le système d’équilibre des pouvoirs et reste le talon d'Achille
du bon fonctionnement des institutions démocratiques du pays.
125. Dans le même temps, comme le présent rapport le montre, le
pays a fait récemment de grands progrès, bien qu'à des rythmes différents,
dans le respect de ses obligations et engagements envers le Conseil
de l'Europe. Il a mis en œuvre des réformes de grande envergure
pour renforcer l'indépendance du pouvoir judiciaire et accroître
l'efficacité de l'administration de la justice. Il a continué à
lutter contre la corruption et la criminalité organisée qui sévissent
dans le pays depuis si longtemps. Le contrôle de l’intégrité des
magistrats et la mise en place d'une série d'institutions viables
pour lutter contre la corruption donnent des résultats notables
et des progrès tangibles ont été enregistrés. Lors de l'élaboration
et de la mise en œuvre de ces réformes, le pays a consulté le Conseil
de l'Europe et coopéré étroitement avec l'Organisation, dont les recommandations
et les conseils ont été suivis et mis en œuvre dans la majorité
des cas. Lors de nos visites et de nos contacts avec les autorités
au plus haut niveau et avec l'opposition, celles-ci ont clairement
manifesté leur volonté politique de continuer à travailler avec
les différents organes du Conseil de l'Europe afin de répondre aux
préoccupations restantes, comme le présent rapport le souligne.
126. Nous recommandons donc que la commission propose à l'Assemblée
de clore la procédure de suivi concernant l'Albanie et d'engager
un dialogue postsuivi conformément à la
Résolution 2018 (2014) pour répondre aux préoccupations restantes exposées
dans le présent rapport. Dans le même temps, nous recommandons à
la commission d'envisager de soumettre à nouveau l’Albanie à la
procédure de suivi complète si lors du premier rapport dans le cadre
du dialogue postsuivi, aucun progrès significatif et tangible n’a
été fait pour répondre aux préoccupations et aux recommandations
formulées dans le présent rapport et dans le projet de résolution
en ce qui concerne la lutte contre la corruption, la protection
des minorités ainsi que la liberté des médias et la liberté d'expression.