1. Introduction
1. Le 15 mars2022,
Vladimir Kara-Mourza a prononcé un discours devant la Chambre des
représentants de l'Arizona, ce qui a entraîné son emprisonnement
à son retour en Fédération de Russie. Au cours de son discours,
il a déclaré ce qui suit:
J’aurais aimé que nous nous trompions sur ce
point, mais aujourd’hui, le monde entier voit ce que le régime de
Poutine fait à l’Ukraine. Les bombes à fragmentation sur les zones
résidentielles, les bombardements des maternités, des hôpitaux et
des écoles, et les crimes de guerre. Il s’agit de crimes de guerre
commis par le régime dictatorial du Kremlin contre une nation située
au milieu de l’Europe. C’est, malheureusement, là où toutes les
années du règne de Poutine nous ont menés. Mais même s’il est difficile
pour chacun d’entre nous d’être un peu optimiste et même un peu
plein d’espoir pour l’avenir, je veux aussi vous parler de l’autre
côté de la Russie. Très souvent, les Occidentaux ne voient que le côté
officiel. Ils voient Poutine, la répression, les actions agressives
et la guerre qui se déroule actuellement. L’autre côté est très
souvent perdu. De l’autre côté, bien sûr, il y a des millions de personnes
dans mon pays qui rejettent fondamentalement et sont fondamentalement
en désaccord avec tout ce que le régime de Poutine représente, la
kleptocratie, les abus, les répressions et les crimes contre l’humanité
qui sont commis.
2. Vladimir Kara-Mourza a été arrêté tout juste un peu plus d'un
mois après et quelques jours après avoir fait une déclaration similaire
devant la commission des questions juridiques et des droits de l'homme
lors de sa réunion de mai 2022 à Paris. L'accusation portait sur
la «diffusion délibérée de fausses informations» au sujet des forces
armées russes. Après avoir été inculpé d'infractions supplémentaires
de «coopération avec une ONG étrangère indésirable» et de «haute
trahison», M. Kara-Mourza a été condamné à 25 ans d'emprisonnement
le 17 avril 2023.
3. Le présent rapport
est consacré à Vladimir Kara-Mourza
mais aussi à «l'autre côté de la Russie» dont il parlait en mars
et avril 2022, celui des personnes qui ne croient pas à la guerre
d'agression de Poutine. Il évoque également la manière dont nous
pouvons faire davantage pour les aider.
4. La chapitre 2 décrit la répression brutale des personnes qui
affichent une position anti-guerre en Fédération de Russie. Près
de 20 000 personnes ont été détenues pour leur opposition au conflit,
des milliers de poursuites ont été engagées et de longues peines
d’emprisonnement ont été infligées pour avoir critiqué la guerre
(sections 2.1 et 2.2). Les organisations de la société civile et
des médias ont également été vidées de leur substance en raison
notamment du recours accru aux notions d’«agent étranger» et d' «organisation indésirable»
qui rendent le fonctionnement des groupes ainsi désignés presque
impossible (section 2.3).
5. La répression contre les personnes et les organisations a
été facilitée par une série d'amendements à une législation russe
déjà très stricte, qui ont eu pour effet d’ériger en infraction
la critique la plus insignifiante de la guerre ou de l'armée russe
(section 2.4). La répression dystopique des opinions anti-guerre
a été largement condamnée par les organisations internationales
(section 2.5). Malgré cela, le mouvement anti-guerre n'a pas été
détruit, préférant se réfugier dans la clandestinité pour survivre.
Les Russes qui s'opposent à la guerre ont adapté leurs activités
afin de pouvoir continuer à exprimer leur dissidence anti-guerre
sans risquer d'être arrêtés immédiatement et emprisonnés pour une
durée indéterminée (section 2.6).
6. La Fédération de Russie et le Bélarus sont des pays distincts
dont les histoires, les traditions, les cultures et les gouvernements
sont différents. Malheureusement, les populations des deux pays
ont été soumises à une répression féroce pour leur opposition à
la guerre d'agression contre l'Ukraine. Au Bélarus, les modifications
législatives autoritaires qui avaient suivi le mouvement de protestation
de 2020 avaient déjà considérablement accru la capacité du gouvernement
à mener une répression à caractère politique. Ces mesures ont été
utilisées pour réprimer brutalement les manifestations et les discours
contre la guerre. Les rassemblements anti-guerre ont fait l'objet
de répressions très dures et violentes. En effet, plus de 1 600 personnes
ont été placées en détention pour avoir manifesté leur opposition
à la guerre et des poursuites pour terrorisme ont été engagées contre
des personnes qui diffusaient des informations sur les équipements militaires
ou qui les sabotaient (section 3).
7. Je suis convaincue que nous pouvons et devons faire davantage
pour soutenir les mouvements anti-guerre russes et bélarussiens.
Une partie importante de ce rapport est consacrée à ce sujet (section
4) et explique comment les États membres et observateurs peuvent
accorder une plus grande reconnaissance et une assistance concrète
au mouvement anti-guerre, poursuivre les efforts pour faire libérer
des prisonniers qui ont été détenus pour leurs opinions anti-guerre,
intensifier les initiatives pour demander à la Fédération de Russie
et au Bélarus de rendre des comptes aux Nations Unies, faciliter
l'entrée et le séjour des Russes et des Bélarussiens qui ont adopté
une position anti-guerre et qui tentent de fuir leurs régimes oppressifs,
et mettre en place des mesures restrictives à l'encontre des personnes
ayant participé aux répressions brutales décrites dans ce rapport.
L’emprisonnement des personnes qui expriment leur opinion est une
arme mortelle contre la démocratie, envoie un message effrayant
à tous ceux qui en sont témoins et tue le débat démocratique, la liberté
d'expression, voire la démocratie elle-même. Nous devons faire tout
notre possible pour riposter.
8. Au cours de l’élaboration de ce rapport, j'ai bénéficié des
informations communiquées directement par la société civile russe
et bélarussienne, ainsi que par d'éminents experts, lors des deux
auditions qui se sont tenues devant la commission des questions
juridiques et des droits de l'homme le 22 mai 2023 et le 4 mars 2024;
s’y ajoutent les 10 réunions qui ont eu lieu lors d'une visite d'information
qui s’est déroulée à Vilnius les 20 et 21 septembre 2023 en présence
de 28 avocats, journalistes et militants, ainsi qu'une réunion en
ligne avec la Rapporteuse spéciale des Nations Unies sur la situation
des droits humains dans la Fédération de Russie, Mariana Katzarova,
le 11 décembre 2023. J’ai également bénéficié des informations communiquées lors
de ma participation à la conférence du Dialogue d'Helsinki avec
les forces démocratiques bélarussiennes, tenue les 11 et 12 janvier
2024 et de la précieuse contribution de l'épouse de Vladimir Kara-Mourza,
Evgenia Kara-Mourza.
2. La persécution systématique des manifestants
anti-guerre en Fédération de Russie
9. Aux fins du présent rapport,
est considéré comme un «manifestant» anti-guerre quiconque exprime
son opposition à la guerre d’agression russe contre l’Ukraine. Cette
opposition peut se manifester de diverses manières, notamment par
une activité personnelle sur les réseaux sociaux, la rédaction d’un
article ou la participation à une manifestation publique.
2.1. Aperçu statistique
10. Les statistiques présentées
ci-après s'appuient sur les recherches d'OVD-Info, une importante organisation
de la société civile russe exerçant désormais ses activités à l'extérieur
du pays. Mises à jour en février 2024, lorsque les données ont été
publiées pour marquer le deuxième anniversaire de la guerre, elles s'appliquent
aux persécutions commises sur le territoire de la Fédération de
Russie et le territoire occupé de Crimée
.
11. Depuis le lancement de la guerre d'agression contre l'Ukraine
le 24 février 2022, plusieurs manifestations anti-guerre se sont
déroulées sur la place publique. Elles ont fait l'objet dès le début
d'une répression massive de la part des autorités russes. Le 25
février 2022, 437 détentions ont été recensées dans 26 villes
. Au cours des
deux jours suivants, le nombre de personnes détenues a atteint 5
500.
12. À ce jour, 19 850 personnes ont été placées en détention pour
avoir exprimé une position anti-guerre et 848 poursuites pénales
ont été engagées, qui ont conduit à l’emprisonnement de 267 personnes.
Les poursuites pénales contre les manifestants anti-guerre représentaient
67 % de toutes les poursuites à caractère politique en 2022 et 64 %
en 2023. Plus de la moitié des poursuites pénales (444) ont été
engagées pour des activités sur internet (telles que la publication
d'une vidéo, d'un commentaire ou même d'un message de tchat). En
2022, la durée moyenne des peines d'emprisonnement pour activités
anti-guerre était de 36 mois; en 2023, elle était de 70 mois
. La condamnation
de Vladimir Kara-Mourza à 25 ans de prison est considérée comme
une mesure de représailles non seulement pour ses positions anti-guerre,
mais aussi pour son soutien à la campagne de William Browder en
faveur de l’application des «lois Magnitsky», qui facilitent les
sanctions visant les auteurs de violations des droits humains jouissant
de l'impunité dans leur propre pays
.
13. Les données précédentes concernent les poursuites pénales.
Or, les répressions sont principalement commises en appliquant le
droit administratif. L'article 20.3.3 sur les actes consistant à
«discréditer l'armée» est la principale disposition utilisée pour
poursuivre les manifestants anti-guerre. Au total, 8 693 cas de
ce type ont été recensés depuis la création de l'infraction en mars
2022. Des personnes ont été poursuivies pour avoir brandi des feuilles
de papier vierges ou une pancarte portant un astérisque, pour avoir
prononcé des slogans pacifistes courants et pour avoir commenté
ou publié des messages sur les réseaux sociaux. Les infractions administratives
sont généralement sanctionnées par une amende qui s’élève en moyenne
à 2,5 salaires mensuels minimums en Fédération de Russie. Le fait
d’être poursuivi de manière répétée pour des infractions administratives
peut entraîner de nombreuses années de prison
.
14. Enfin, les poursuites pénales et administratives s’accompagnent
également de méthodes extrajudiciaires visant à faire pression sur
les contestataires. Les acteurs non étatiques suivent les tendances générales
des autorités et agissent en toute impunité contre les personnes
qui affichent des opinions anti-guerre. Parmi les exemples, citons
l'annulation d'événements (34 cas signalés), le harcèlement au travail
(41), les menaces (112), l'expulsion (16) et l'exclusion des universités
et d'autres organisations (3). Ces méthodes sont utilisées comme
une technique d'intimidation qui peut être appliquée de manière
flexible sans procédure administrative ou juridique. OVD-Info a
recueilli 579 exemples de cas où des pressions extrajudiciaires
ont été exercées, mais il est probable que ce chiffre soit nettement
inférieur à l'ampleur réelle du phénomène. L'importance réelle de
cette forme de répression est très difficile à estimer car la plupart
des personnes soumises à des pressions n’en parlent qu’au cercle
étroit de leurs proches
.
2.2. Exemples spécifiques
15. Les premières arrestations
ont visé notamment Vladimir Kara-Mourza, homme politique de l'opposition, historien,
défenseur des droits humains, cofondateur du Comité russe anti-guerre
et lauréat du prix Václav Havel. Quelques jours après son témoignage
devant la commission des questions juridiques et des droits de l'homme
dans le cadre de la préparation du rapport consacré aux prisonniers
politiques en Fédération de Russie, il a été arrêté et condamné
à 15 jours de détention administrative pour un prétendu «refus d’obtempérer
à un agent de police» (le 12 avril 2022). Le 22 avril 2022, il a
été inculpé en vertu de l’article 207.3 du Code pénal pour avoir
prétendument diffusé de «fausses informations délibérées» sur les
actions des forces armées russes en Ukraine. M. Kara-Mourza a été
inculpé pour le contenu d'un discours prononcé en mars 2022 devant
la Chambre des représentants de l'Arizona, dans lequel il critiquait
la politique de Vladimir Poutine, déplorait la «complaisance» de
l'Occident à l'égard du Kremlin, soulignait l'importance du mouvement de
protestation en Fédération de Russie et dénonçait la guerre d'agression
contre l'Ukraine. En juillet 2022, il a également été accusé d’avoir
organisé «les activités d'une organisation indésirable» (en vertu
de l'article 284.1(1) du Code pénal russe) en raison de sa participation
alléguée aux activités de la fondation Free Russia, une ONG qualifiée
d‘«indésirable» par les autorités russes. En octobre 2022, les autorités
ont inculpé Vladimir Kara-Mourza de «haute trahison» en vertu de
l'article 275 du Code pénal russe. Selon les autorités, M. Kara-Mourza
a coopéré avec un pays de l'OTAN, comme l'ont «prouvé» ses discours
publics critiques à Lisbonne, Helsinki et Washington
.
16. Il a été interdit à Vladimir Kara-Mourza d'appeler ou de voir
sa famille pendant sa détention provisoire. Son état de santé s'est
fortement dégradé, notamment après son placement en cellule disciplinaire
à de multiples reprises et pour des motifs fallacieux. M. Kara-Mourza
a survécu de justesse à deux empoisonnements imputés aux autorités
russes, mais ceux-ci ont eu des effets négatifs durables sur sa
santé, dont une polyneuropathie dans les deux pieds. Il doit faire
régulièrement de l’exercice pour rester en bonne santé; cependant,
après quasiment un an de détention provisoire, dont une semaine
à l'isolement (dans une cellule de 3 mètres sur 1,5 mètre) et la
privation de son droit à des promenades quotidiennes, la polyneuropathie
de Vladimir Kara-Mourza a empiré.
17. Son procès s'est tenu à huis clos en avril 2023. Le secret
a été justifié par l'allégation selon laquelle «M. Kara-Mourza veut
utiliser la salle d'audience comme une tribune pour discréditer
publiquement le régime en place». Le tribunal qui l'a jugé comprenait
le juge Sergei Podoprigorov, qui figure sur la «liste Magnitsky» et
a été sanctionné par les États-Unis et le Royaume-Uni. Au cours
des plaidoiries, M. Kara-Mourza s'est déclaré convaincu que «notre
société [russe] ouvrira les yeux et sera horrifiée par les crimes
terribles qui ont été commis en son nom … Aujourd'hui encore, même
dans l'obscurité qui nous entoure, même assis dans cette cage, j'aime
mon pays et je crois en notre peuple»
.
18. Le 17 avril 2023, M. Kara-Mourza a été condamné à 25 ans de
prison pour «diffusion de fausses informations sur l'armée russe»,
«coopération avec une ONG étrangère indésirable» et «haute trahison».
L'un des avocats de Vladimir Kara-Mourza, Vadim Prokhorov, a déclaré
avoir reçu de multiples menaces de la part du procureur général
et du juge présidant le procès, ce qui l'a contraint à quitter le
pays
.
19. Depuis septembre 2023, M. Kara-Mourza a été transféré dans
un établissement pénitentiaire de haute sécurité en Sibérie. Son
emplacement n'a été connu que trois semaines après son transfert.
Le 24 septembre 2023, ses avocats ont annoncé qu'il avait été localisé
et qu'il était détenu dans une cellule disciplinaire. Au cours des
six derniers mois, M. Kara-Mourza a été détenu à l’isolement complet
dans une cellule d'environ 3 mètres sur 4, d'abord dans une colonie
pénitentiaire à régime strict, puis dans une colonie pénitentiaire sibérienne
à «régime spécial», qui est la catégorie la plus dure du système
pénitentiaire russe. Depuis septembre 2023, il ne reçoit plus de
traitement médical et sa polyneuropathie s’aggrave lentement.
20. Suite au décès d'Alexeï Navalny le 16 février 2024, de nombreuses
personnes craignent que Vladimir Kara-Mourza et d'autres prisonniers
politiques russes ne soient également assassinés par le régime du Kremlin.
M. Kara-Mourza a déclaré qu'il avait réagi avec désespoir à la mort
de M. Navalny, mais qu'il n'abandonnerait pas le combat pour faire
de la Fédération de Russie un pays normal, libre, européen et démocratique
.
21. Des milliers d'autres personnes ont également été persécutées.
La moindre prise de parole ou manifestation pacifique est désormais
sanctionnée par une amende élevée, un placement en détention ou
une incarcération prolongée. De longues peines d'emprisonnement
ont été prononcées contre des personnes qui ont créé, partagé, «aimé»
ou commenté de manière répétée des messages sur les réseaux sociaux
(comme les messages de l'étudiant militant Dmitry Ivanov), ou qui
ont brandi une pancarte anti-guerre à la télévision (la présentatrice
de télévision Marina Ovsyannikova). Un exemple notable est celui
d'Alexey Gorinov, conseiller municipal de Moscou, qui, lors d'une
réunion du conseil, a déclaré que «des enfants mouraient» et que
«tous les efforts de la société civile russe devraient viser à arrêter
la guerre et à retirer les troupes du territoire ukrainien». Ce
conseiller a été le premier à être condamné, au titre des modifications
apportées à la loi, à près de sept ans d'emprisonnement pour avoir
diffusé sciemment de fausses informations sur l'armée russe. L'état de
santé de M. Gorinov est très mauvais et se détériore en détention.
Les autorités pénitentiaires l'ont inscrit sur un registre préventif
comme détenu susceptible de s'évader; elles le contrôlent donc toutes
les deux heures, y compris en le réveillant la nuit. L'artiste Aleksandra
Skochilenko a été condamnée à 7 ans d'emprisonnement pour avoir
remplacé les étiquettes de prix des supermarchés par des slogans
anti-guerre et des informations sur les activités des forces armées
russes en Ukraine en avril 2022. Le 9 décembre 2022, l’homme politique
Ilya Yashin a été condamné à 8 ans et six mois de prison pour avoir
posté une vidéo sur le massacre de Boutcha. Selon Amnesty International,
43 journalistes ont été poursuivis pour leur position anti-guerre
.
22. Oleg Orlov, coprésident du Centre de défense des droits de
l'homme Memorial, a été condamné pour avoir «discrédité de manière
répétée les forces armées russes». Le 27 février 2024, il a été
condamné à deux ans et six mois d'emprisonnement. Cette condamnation
se fonde sur un message posté sur les réseaux sociaux en novembre
2022, dans lequel il partageait un article intitulé «Russie: ils
voulaient le fascisme, ils l'ont eu», et sur le fait qu'il tenait
une pancarte en mars 2022 sur laquelle on pouvait lire «Paix pour
l'Ukraine, liberté pour la Russie». De nombreuses accusations pénales
ont été portées contre les avocats d'Alexeï Navalny, notamment Vadim
Kobzev, Igor Sergounine, Alexeï Lipster (qui ont tous été arrêtés)
et Olga Mikhaïlova (qui a été inculpée par contumace)
.
23. Les effets de la répression peuvent même avoir une incidence
sur les droits parentaux des personnes persécutées pour s'être opposées
à la guerre. Par exemple, la fille d’Alexeï Moskaliov, qui avait
fait un dessin dénonçant la guerre à l’école, a été placée dans
un orphelinat après le placement en détention de son père en mars
2023 pour avoir «discrédité» l’armée russe. L'adolescente est désormais
chez sa mère mais M. Moskaliov risque une peine de deux ans dans
une colonie pénitentiaire, assortie d'une interdiction d'utiliser internet
.
2.3. Suppression de la société civile et
des organisations de médias
24. Les organisations de défense
des droits humains et les médias indépendants ont été systématiquement dissous,
leurs employés ont fait l'objet de poursuites pénales et administratives
et/ou ont été placés dans une situation telle qu’ils ont été contraints
de mettre fin à leurs activités. Cette répression, qui a commencé
avant l'invasion de grande ampleur, s'est considérablement intensifiée
ensuite.
25. Memorial, l'une des organisations russes de défense des droits
humains les plus réputées, a vu son recours contre les ordonnances
de dissolution rejeté par la Cour suprême russe le 3 mars 2022.
En avril 2022, les autorités russes ont annulé l'enregistrement
de 15 ONG et fondations étrangères, y compris Human Rights Watch
et Amnesty International, ce qui les a obligées à fermer leurs bureaux
en Fédération de Russie. Le Groupe Helsinki de Moscou, la plus ancienne
organisation russe de défense des droits humains, a reçu l'ordre de
fermer ses portes en janvier 2023. En mars 2023, la police a perquisitionné
les domiciles de neuf membres du conseil d'administration et du
personnel de Memorial, qui avait continué à fonctionner de manière
ad hoc après sa dissolution officielle.
En avril 2023, les autorités ont également dissous «Sova», un groupe
de réflexion travaillant sur la xénophobie et l'extrémisme. En août
2023, le centre Sakharov a également été dissous
.
26. Les autorités ont utilisé un puissant moyen de répression
qui consiste à qualifier certaines organisations d’«agents étrangers»
et d’«organisations indésirables». Ces qualifications sont en place
depuis de nombreuses années. Cependant, le champ d'application de
la législation pertinente a été considérablement élargi en décembre
2022, et les lois ont été appliquées de manière beaucoup plus étendue.
27. Les ONG qualifiées d'«agents étrangers» sont confrontées à
un large éventail de restrictions qui rendent leurs activités quotidiennes
extrêmement difficiles. Il s'agit notamment de contrôles gouvernementaux
intensifs (tels que des contrôles fiscaux), d'obstacles administratifs
importants à la collecte de fonds, d'une obligation d’indiquer la
mention «agents étrangers» sur les publications et d'une interdiction
d’organiser des événements publics. Le non-respect de ces restrictions
peut entraîner une responsabilité pénale individuelle importante.
Le nombre d'enregistrements d'«agents étrangers» en 2022 est supérieur
à leur nombre total cumulé pour 2019 à 2021
.
Entre février 2023 et février 2024, 56 organisations et 162 personnes
ont été qualifiées d’«agents étrangers». Parmi les nouveaux enregistrements,
109 organisations et personnes s'étaient «opposées à l'opération
militaire spéciale en Ukraine». Au moins 30 personnes sont poursuivies
pour des infractions pénales liées à des inscriptions sur la liste
des «agents étrangers» effectuées depuis le 24 février 2023. Il
s’agit notamment des membres du mouvement «Golos», du rédacteur
en chef du journal de la province de Pskov, Denis Kamalyagin, et
du rédacteur en chef du service Tatar-Bashkir de «Radio Liberty»
Alsu Kurmasheva
.
28. Si une organisation est qualifiée d’«indésirable», le fait
de la diriger ou de la financer peut donner lieu à des poursuites
immédiates. En outre, la participation à l'une de ses activités
peut entraîner des condamnations administratives entraînant de lourdes
amendes (et des poursuites pénales si une deuxième infraction est commise
dans l'année). La «participation» peut inclure des actions aussi
mineures que la «republication» de messages sur les réseaux sociaux.
Entre février 2023 et février 2024, 66 organisations ont été qualifiées d'«indésirables»,
dont 41 qualifications liées à la guerre. Parmi les exemples, citons
l'Université libre de Moscou, en raison de son enseignement de l'histoire
russe, et le journal étudiant Doxa
.
29. Enfin, depuis le 24 février 2022, le service de censure russe
Roskomnadzor a bloqué 66 061 ressources, dont le site web d'OVD-Info
.
Un tribunal russe a jugé que des entreprises de médias sociaux et
numériques telles que Meta exerçaient des «activités extrémistes»
en vertu des lois fédérales 374-FZ et 375-FZ, et Facebook et Instagram
ont été bloqués
.
2.4. Situation juridique
30. Avant la guerre d'agression
de grande ampleur, la Fédération de Russie avait déjà commis de nombreuses
violations de la Convention européenne des droits de l'homme (STE
n°5) en ce qui concerne la liberté de réunion
,
la liberté d'expression et d'information
, la liberté
d'association
et
le droit à la liberté
. Les arrêts de la Cour
européenne des droits de l'homme visant ces problèmes systémiques
n'ont pas été exécutés par la Fédération de Russie, ce qui a conduit
à une situation désastreuse pour les droits liés à l'exercice des
libertés politiques avant même le début de la guerre. Les faits
juridiques survenus en mars 2022 ont encore facilité la répression
brutale décrite ci-dessus.
31. Le 2 mars 2022, le Parlement russe a apporté une série d’amendements
au Code pénal. L’article 207.3 a été amendé pour ériger en infraction
pénale la «diffusion publique délibérée de fausses informations
sur l’utilisation des forces armées russes» (5 à 10 ans d’emprisonnement,
15 ans pour les infractions entraînant «de graves conséquences»);
l’article 280.3 pour ériger en infraction pénale «les actions publiques
visant à discréditer les forces armées russes» (jusqu’à 5 ans d’emprisonnement)
et l’article 284.2 pour ériger en infraction pénale «les appels
à la prise de mesures restrictives contre la Fédération de Russie,
ses citoyens ou ses entités juridiques» (amende et jusqu’à 3 ans
d’emprisonnement). Le projet de loi, qui a été adopté par les deux
chambres du Parlement russe et a été signé par le Président Poutine,
est entré en vigueur en 48 heures, le 4 mars 2022. Le 25 mars 2022,
l’article 207.3 du Code pénal a été de nouveau modifié pour interdire
«la diffusion délibérée de fausses informations», non seulement
sur les forces armées russes, mais aussi sur tout organe public
russe agissant à l’étranger
.
En février 2024, une nouvelle loi a été approuvée pour permettre la
confiscation des biens, des capitaux et des avoirs des personnes
reconnues coupables de diffuser sciemment de «fausses informations»
au sujet de l'armée
.
32. En ce qui concerne les infractions administratives, un amendement
à l'article 20.3.3 du Code russe des infractions administratives
est entré en vigueur le 4 mars 2022. Reprenant l'article 280.3 du
Code pénal pour «discrédit des forces armées», mais utilisé pour
des infractions moins graves, l'amendement a entraîné la condamnation
de 556 manifestants à des amendes de plusieurs milliers de roubles
dans les six semaines qui ont suivi son entrée en vigueur
.
33. Ces lois montrent la vraie nature du régime russe. Avant l'invasion
de grande ampleur, les autorités utilisaient des accusations inventées
de toutes pièces pour engager des poursuites à des fins politiques, notamment
la possession de drogue ou la corruption de journalistes et de militants.
Depuis mars 2022, les autorités se soucient d’autant moins de dissimuler
les motivations politiques derrière les poursuites qu’elles ont explicitement
érigé en infraction la dissidence tant dans le droit pénal que dans
le droit administratif.
34. Par ailleurs, le 1er décembre 2022,
des modifications du droit administratif sur les «agents étrangers» sont
entrées en vigueur. Elles ont élargi les critères justifiant l’inscription
de personnes sur la liste des agents étrangers – de la réception
d’un «financement étranger» au fait d’être «sous influence étrangère»
– et ont étendu la qualification d’«activité politique» pour inclure
toute activité liée aux «droits et libertés de l’homme et des citoyens»,
la «collecte ciblée d’informations dans le domaine des activités
militaires de la Fédération de Russie», la diffusion publique de
tout message ou document, ou la participation à la création de tels
messages ou documents
. En conséquence, les
organisations et les personnes qui contestent le discours de l’administration
russe sur la guerre, par exemple en rendant compte des activités
de l’armée russe en Ukraine, ou qui dénoncent les violations des
droits humains peuvent facilement être qualifiées d’«agents étrangers»
et s’exposer ainsi à des sanctions administratives ou à la dissolution.
35. D'autres articles du Code pénal ont souvent été employés pour
arrêter et placer en détention des manifestants anti-guerre. Parmi
les plus fréquemment utilisés, citons l'article 205.2.2, en vertu
duquel tout appel public à mener des activités terroristes, toute
justification publique du terrorisme ou tout acte de propagande
diffusé au moyen de médias de masse, ou de réseaux électroniques
d'information et de télécommunication, y compris internet, sont
passibles d'une peine de cinq à sept ans d’emprisonnement. Par exemple,
la participation d'Andrey Boyarshinov à des appels à des émeutes
de masse dans des tchats Telegram a entraîné sa détention
. Une autre disposition fréquemment
utilisée est l'article 214.2 relatif à des actes de vandalisme commis
par une personne ou un groupe de personnes et motivés par la haine
ou l'animosité politique, idéologique, raciale, ethnique ou religieuse,
ou par la haine ou l'animosité à l'égard d'un groupe social. Les
infractions sont passibles d'une peine de privation de liberté,
de travaux forcés ou d'une peine d'emprisonnement pouvant aller
jusqu'à trois ans. Citons, par exemple, Alexander Martynov qui a
écrit «Ukraine, pardonne-nous» sur un mur situé à l’arrière d’un
magasin avant d’être reconnu coupable de vandalisme à motivation
politique et condamné à une peine de six ans et demi dans une colonie
pénitentiaire, soit une peine pour violation aggravée de l'article
207.3
. Enfin, l'article 280.2 concerne
les appels publics à mener des activités extrémistes au moyen de
médias de masse, ou de réseaux d'information et de télécommunication,
y compris internet, ce qui est passible de travaux forcés ou d'une
peine de privation de liberté pouvant aller jusqu'à 5 ans. L’exemple
d’Oleg Belousov, qui a accusé Poutine de crimes de guerre dans une
vidéo avant d’être condamné à cinq ans et demi dans une colonie
pénitentiaire en vertu de cet article, est frappant à cet égard
. Des abus dans les poursuites engagées
au titre des lois relatives au terrorisme ont également été signalés.
Au cours des deux dernières années, des actions de protestation
anti-guerre peu violentes (notamment des incendies criminels de
faible ampleur n’ayant pas porté atteinte à des personnes) ont fait
l'objet de poursuites disproportionnées pour violations des lois
anti-terroristes
. Les journalistes
et autres personnes sont également accusés à tort de nombreuses
autres infractions pénales, notamment la détention de drogue, la
trahison, l'espionnage, le séparatisme et les insultes à l'encontre
de responsables publics
.
36. La majorité (si ce n’est la totalité) des modifications susmentionnées
du Code pénal et du Code administratif russes depuis mars 2022 violent
les normes relatives aux droits humains, y compris la Convention et
le Pacte international relatif aux droits civils et politiques.
Sachant que la Cour européenne des droits de l’homme instruira et
jugera des affaires qui concernent d’éventuelles violations de la
Convention survenues jusqu’au 16 septembre 2022 et impliquent la
Fédération de Russie
, on peut raisonnablement
penser qu’elle rendra en temps voulu des arrêts sur les violations
des droits humains qui découlent de la répression des manifestants
anti-guerre. Par ailleurs, l'article 284.3 du Code pénal, adopté
en avril 2023, érige en infraction la coopération avec des organismes
internationaux auxquels la Fédération de Russie n'est pas partie.
La loi est formulée en termes généraux, ce qui laisse craindre qu'elle
puisse être utilisée pour engager des poursuites à la suite de tentatives
d’exécuter les arrêts de la Cour européenne des droits de l'homme.
Selon Human Rights Watch, la loi a rapidement entraîné l'abandon
de certaines requêtes
.
2.5. Évaluations par l'Assemblée et d'autres
organes internationaux
37. Depuis le début de l'agression
militaire illégale et non provoquée contre l'Ukraine le 24 février
2022, l'Assemblée
, son Président
, ses commissions
et ses rapporteurs
, ainsi que la Commissaire
aux droits de l'homme
, tout en dénonçant
sans équivoque l'invasion, ont continué à réagir à la répression
des opposants politiques et des militants de la société civile dans
la Fédération de Russie, en particulier des personnes qui s'opposent
à la guerre. La répression de l'activisme anti-guerre a également
été régulièrement condamnée par les rapporteurs spéciaux et les
experts de l’ONU
, les mécanismes
des organes conventionnels des Nations Unies
et
l'Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE)
.
2.6. Adaptation: comment les activités
anti-guerre se poursuivent dans un environnement répressif
38. Sur les 19 850 personnes qui
ont été détenues pour avoir pris position contre la guerre, 15 355
l’ont été au cours du premier mois de l'agression de grande ampleur.
Le nombre d'arrestations mensuelles n'a cessé de diminuer depuis
lors, à l'exception d'un pic entre août et octobre 2022, qui a coïncidé
avec la mobilisation en Fédération de Russie. Entre novembre 2023
et février 2024, OVD-Info a enregistré moins de cinq détentions
de manifestants anti-guerre par mois. À mon avis, les données indiquent
qu'il y a eu (et qu'il y a toujours) un niveau important d'opposition
du public à la guerre d'agression mais que la répression massive des
manifestants anti-guerre a réussi à étouffer l’expression publique
de cette opposition
.
39. Cela ne signifie pas que le mouvement anti-guerre a été détruit:
il s’est tout simplement réfugié dans la clandestinité. Les Russes
qui s'opposent à la guerre ont adapté leurs activités afin de pouvoir
continuer à exprimer certaines formes de dissidence anti-guerre
sans risquer d'être arrêtés immédiatement et emprisonnés pour une
durée prolongée et indéterminée. Les organisations qui ont été dissoutes
continuent de fonctionner de manière informelle. Les journalistes
continuent de publier du contenu indépendant sur des sites web hébergés
à l'étranger. Les avocats fournissent un soutien et des conseils
juridiques aux requérants. Outre les initiatives juridiques, les
projets d'éducation aux droits humains poursuivent leurs activités.
Par exemple, l'école Yelena Bonner sur les droits de l'homme organisée
par le Centre russe Sakharov est désormais présente en ligne et
accueille régulièrement des centaines de participants vivant en
Fédération de Russie et des participants ayant récemment émigré.
Memorial continue d'organiser des visites guidées de diverses villes russes
autour de thèmes comme le terrorisme d'État et les droits humains.
Ces points de rencontre sont importants pour les personnes qui partagent
les mêmes points de vue en matière de protection des droits humains
. Memorial et d'autres projets de défense
des droits humains ont ouvert une ligne d'assistance téléphonique
et des consultations en ligne pour les personnes qui souhaitent
éviter la mobilisation militaire. Une autre initiative de solidarité
a été lancée en octobre 2023; il s’agit de la «Fondation du 30 octobre»,
qui vise à aider les prisonniers politiques russes et leurs familles.
Le premier don a été fait par M. Kara-Mourza, qui a utilisé le montant
qu'il a reçu en 2022 dans le cadre du Prix Václav Havel pour les
droits de l'homme et du Prix Axel Springer qui récompense le courage.
40. Les membres de la société civile russe avec lesquels j'ai
parlé vivent désormais en dehors de la Fédération de Russie et font
partie des centaines, voire des milliers de personnes qui œuvrent
à l'extérieur du pays pour soutenir les éléments de la société qui
s'opposent à la guerre. Les avocats qui ont quitté la Fédération
de Russie travaillent avec des collègues dans le pays pour fournir
une assistance juridique aux personnes qui contestent la guerre;
les journalistes indépendants établis à l'extérieur de la Fédération
de Russie travaillent avec des sources et des contacts au sein de
l'État pour publier des informations précises sur la guerre; et
les militants à l'étranger travaillent avec des contacts locaux
pour contribuer à la fourniture d’un soutien matériel aux personnes
qui ont été persécutées. Toutes ces activités supposent d’être en
mesure de travailler avec une société civile qui continue d'exister
en Fédération de Russie et de fournir un soutien aux personnes qui
y vivent et qui affichent des opinions anti-guerre
.
41. Ces activités ne relèvent pas forcément d'une organisation
collective pilotée par un seul dirigeant. Elles sont souvent menées
par des organisations qui ont une existence semi-formelle ou totalement
informelle au sein de la Fédération de Russie elle-même. Plus important
encore, les activités de ces groupes sont généralement peu connues:
parce que les autorités russes n'en parlent pas dans le pays et
parce que ceux qui mènent ces activités ne souhaitent pas forcément
que les autorités en soient informées. Cela ne signifie pas pour
autant que les activités et les opinions anti-guerre ont été éradiquées
en Fédération de Russie. En effet, les gens s’expriment lorsqu’ils
ont un moyen légal et sûr de le faire: par exemple, la campagne
en faveur de la candidature de Boris Nadezhdin à l'élection présidentielle
pour lutter contre la guerre aurait recueilli plus de 100 000 signatures.
42. Le mouvement anti-guerre russe a été soumis à des pressions
incroyables mais il n’a pas été brisé, et nous ne devons pas faire
écho à la propagande du Kremlin qui affirme qu'aucun Russe ne s'oppose
à cette guerre d'agression injustifiée et inadmissible.
3. Situation au Bélarus
43. La vague répressive qui a fait
suite aux élections de 2020 au Bélarus s’est traduite par une série
de modifications législatives draconiennes qui ont considérablement
renforcé la capacité du gouvernement à mener une répression à caractère
politique. Ces réformes ont créé de nouvelles infractions en droit
pénal et administratif (souvent pour des actes à la définition floue),
alourdi les sanctions, étendu l’application de la peine de mort
et restreint encore davantage les libertés d’expression, de réunion
et d’association.
44. Il convient notamment de noter les changements apportés en
mai 2021 à la «loi relative à la lutte contre l’extrémisme» qui
ont élargi la définition des «activités extrémistes» pour y inclure
des actes tels que la diffusion de «fausses informations» sur le
Bélarus, l’outrage aux autorités ou le discrédit jeté sur le gouvernement.
Ces amendements ont étendu le champ d’application d’une loi déjà
amplement utilisée auparavant pour réprimer les voix dissidentes,
entraînant une multiplication des poursuites et un durcissement des
peines. Les documents réputés «extrémistes» ont été inscrits sur
des listes officielles qui comprennent des sites web, des médias,
des publications sur les droits humains, des livres, des chansons,
des podcasts, des chaînes Telegram et des hashtags. Par ailleurs,
six autres lois évoquant l’«extrémisme» ont été promulguées entre
2021 et 2023, et imposent d’autres sanctions pénales pour des comportements
définis de manière vague
. Sept lois
supplémentaires ont été modifiées ou nouvellement adoptées au cours
de cette période, restreignant encore plus les libertés d’expression,
d’association et de réunion. En particulier, une modification apportée
au Code pénal en janvier 2022 a érigé en infraction pénale la participation
aux activités d’associations non enregistrées. Les modifications
du Code pénal engagent la responsabilité des propriétaires de ressources internet
dans la diffusion de contenus interdits (article 198-1) et prévoient
des peines pouvant aller jusqu’à trois ans d’emprisonnement pour
diffamation, voire six ans si ces contenus visent le Président (articles 188
et 367). Les modifications de la loi sur les événements de masse,
apportées en mai 2021, encadrent strictement la procédure d’autorisation,
engagent la responsabilité individuelle des personnes en cas de
rassemblement non autorisé, et interdisent aux journalistes d’en
rendre compte (en les assimilant à des participants)
.
45. En outre, la définition du «terrorisme» contenue dans la législation
bélarussienne est excessivement large et ne respecte pas les caractéristiques
cumulatives des actes de terrorisme (énoncés dans la Résolution 1566 (2004)
du Conseil de sécurité des Nations Unies et le modèle de définition
proposé par le Rapporteur spécial sur la lutte contre le terrorisme
et les droits humains)
.
En mai 2022, des modifications législatives ont été adoptées afin
de permettre aux troupes du ministère de l’Intérieur d’utiliser
des armes de combat et des équipements militaires spéciaux pour
disperser les manifestations publiques
. Enfin,
la protection insuffisante du droit à un procès équitable et l’absence
d’indépendance de la justice compromettent régulièrement les procédures
pénales au Bélarus.
46. Ces conditions ont permis d’exercer une répression sévère
et immédiate contre les manifestant·es anti-guerre au Bélarus, après
le début de l’invasion à grande échelle. Cette dernière a coïncidé
avec le référendum constitutionnel tenu au Bélarus le 27 février 2022.
L’un des amendements proposés autorisait le déploiement d’armes
nucléaires sur le territoire du Bélarus, établissant ainsi un lien
entre le référendum et l’agression militaire. Des manifestant·es
se sont rassemblés spontanément devant les bureaux de vote afin
de protester contre la guerre, et ce jusqu’au lendemain du scrutin.
Ces rassemblements ont été durement réprimés, entraînant l’arrestation
d’environ 1 500 personnes. Même les actes les plus anodins pouvaient
donner lieu à détention, comme le port d’un t-shirt «Non à la guerre»,
le dépôt de fleurs devant l’ambassade d’Ukraine ou le fait d’arborer
les couleurs bleu et jaune. La plupart des arrestations ont été
effectuées au titre de l’article 24.23 du Code bélarussien des infractions
administratives, pour «violation de la procédure relative à l’organisation
et à la tenue de rassemblements de masse». De nombreuses informations
ont fait état de personnes ayant subi des tortures après avoir été
arrêtées lors de rassemblements
.
47. Par la suite, toute expression d’opinions défavorables à la
guerre a fait l’objet de poursuites, souvent en application de la
législation contre l’«extrémisme». Des personnes ont été placées
en détention et reconnues coupables d’infractions administratives
pour avoir appelé un commissariat de police et proféré le slogan «Gloire
à l’Ukraine», pour avoir félicité l’Ukraine sur TikTok à l’occasion
du Jour de l’indépendance du pays, pour avoir entonné l’hymne national
de l’Ukraine lors d’un karaoké ou encore pour avoir posté sur les
réseaux sociaux une photo du drapeau ukrainien. Des actes comme
la publication de tags anti-guerre sur les réseaux sociaux ou des
interviews critiquant la position du gouvernement sur la guerre
ont donné lieu à des accusations d’«incitation à l’hostilité» en
vertu de l’article 130 du Code pénal
.
48. De nombreux Bélarussiens courageux sont allés plus loin, en
diffusant des informations sur des sujets militaires. Certaines
actions ont été punies de plusieurs années d’emprisonnement, notamment
le fait de filmer des avions (donnant lieu à des accusations de
«facilitation d’activités extrémistes» en vertu des articles 361
à 364 du Code pénal) et de photographier des installations militaires
(donnant lieu à des accusations de haute trahison en vertu de l’article 356).
Certains Bélarussiens ont même été jusqu’à endommager des voies
ferrées pour ralentir la progression de l’armée russe, ou à saboter
des installations militaires russes. Au cours des neuf premiers
mois de la guerre, 30 procédures pénales pour «actes de terrorisme»
ont été ouvertes, qui peuvent déboucher sur de longues peines d’emprisonnement,
voire sur la peine de mort
.
49. Les poursuites pour terrorisme engagées contre les «partisans
des chemins de fer» ont donné lieu à des peines ridiculement disproportionnées.
Ainsi, le 27 décembre 2022, le tribunal régional d’Homiel a condamné trois personnes
à des peines d’emprisonnement de 21 à 23 ans. De même, le 8 février 2023,
le même tribunal a condamné deux personnes à 16 et 14 ans de prison,
respectivement. Selon les informations disponibles, les deux intéressés
ont été arrêtés avant même d’avoir commis les moindres dégâts. En
juillet 2022, des modifications ont été apportées à l’article 468-27
du Code de procédure pénale du Bélarus, afin de prévoir la tenue
de procédures pénales spéciales par contumace, pour juger des personnes
se trouvant hors du Bélarus et soupçonnées d’être impliquées dans
des actes de terrorisme, trahison, sabotage, création d’une organisation
extrémiste ou participation aux activités d’une telle organisation,
participation à une émeute et appel à des sanctions
.
50. Selon l’organisation bélarussienne de défense des droits humains
Viasna, plus de 1 600 personnes ont été arrêtées au Bélarus en raison
de leur opposition à la guerre. Parmi elles, 94 ont été condamnées
à des peines d’emprisonnement comprises entre 1 et 23 ans. Au moins
5 personnes ont été poursuivies pour coopération alléguée avec les
services spéciaux ukrainiens. 13 personnes détenues au Bélarus ont
été condamnées pour sabotage de voies ferrées (totalisant 199,5 ans
d’emprisonnement); au moins 37 personnes ont été condamnées pour
avoir transmis aux médias des photos d’équipements militaires russes;
15 pour avoir eu l’intention de combattre aux côtés de l’Ukraine;
au moins 38 pour avoir dénoncé publiquement l’agression russe et
soutenu l’Ukraine; et 14 pour avoir collecté des dons en faveur
de l’Ukraine. D’après Viasna, il y a plus de 1 400 prisonniers politiques
au Bélarus, dont 101 souffrent de graves problèmes de santé
.
51. Je suis consternée par les nombreuses informations crédibles
faisant état d’un recours non nécessaire à la force contre des protestataires
anti-guerre au Bélarus, ainsi que de l’utilisation généralisée du
cachot (sans fourniture de couvertures, de vêtements, de livres
ou autres commodités), d’un refus d’accès aux médicaments, de mauvais
traitements et de tortures par les autorités bélarussiennes à l’encontre
de personnes qui ont exprimé leur opposition à la guerre. Le recours
à la détention au secret, où les prisonniers politiques sont privés
de tout contact avec le monde extérieur, est devenu particulièrement
courant. Il s’agit d’une pratique extrêmement cruelle et inhumaine,
qui punit non seulement la personne détenue, mais aussi ses proches
.
4. Comment la communauté internationale
peut-elle soutenir davantage les manifestant·es anti-guerre?
52. Tout au long des réunions et
des événements cités dans l’introduction, j’ai eu l’occasion d’entendre longuement
des personnes qui ont contribué à soutenir le mouvement d’opposition
à la guerre, en Fédération de Russie et au Bélarus. Elles ont exprimé
leur gratitude pour l’aide reçue de la part de la communauté internationale,
en particulier des États qui les ont accueillies après qu’elles
avaient fui leur pays d’origine. J’ai écouté avec intérêt leurs
propositions sur la manière dont la communauté internationale peut
faire preuve de solidarité avec les manifestant·es anti-guerre en
Fédération de Russie et au Bélarus.
53. En m’appuyant sur ces discussions, j’ai établi une liste de
propositions présentée ci-dessous. Bien que ces dernières s’appliquent
dans une certaine mesure aussi bien à la Fédération de Russie qu’au
Bélarus, il ne faut pas traiter les problèmes (ou les solutions)
relatifs à ces pays de la même manière. C’est pourquoi je mets en
évidence ci-après la proposition la plus appropriée à chacun des
États.
4.1. Une plus grande reconnaissance internationale
du mouvement anti-guerre en Fédération de Russie
54. L’une des principales préoccupations
portées à mon attention tient à la prévalence d’un discours erroné dans
les pays européens sur l’état actuel du mouvement anti-guerre en
Fédération de Russie. De nombreux membres de la société civile russe
en exil ont fait part de leur consternation face à un point de vue
relayé par les médias et le discours politique européens, selon
lequel le Gouvernement russe a réduit à néant le mouvement anti-guerre
en Fédération de Russie ou qu’il «n’y a plus» de société civile
indépendante.
55. Pour les raisons exposées au point 2.6 ci-dessus, ce récit
est faux. Le mouvement anti-guerre n’a pas été anéanti, il s’est
adapté à un environnement répressif. Cependant, en plus d’être erronés,
ces propos sur la destruction du mouvement sont également préjudiciables.
56. Il est décourageant pour les membres du mouvement anti-guerre
de s’entendre dire que celui-ci n’existe pas. Les Russes qui s’opposent
à la guerre agissent souvent à leurs propres dépens. Les personnes
avec lesquelles je me suis entretenue ont souligné à maintes reprises
que les vraies victimes sont les Ukrainiennes et les Ukrainiens,
et qu’en comparaison, les problèmes rencontrés par la société civile
russe sont négligeables. Il importe toutefois de noter que les personnes
qui ont quitté le pays ont dû abandonner leur famille, leurs amis, leur
travail ainsi que leur localité. Celles qui y sont restées vivent
sous la menace constante de poursuites au titre d’une liste arbitraire
et toujours plus longue «d’infractions», et nombre d’entre elles
sont déjà en prison. Des membres de la société civile russe ont
indiqué que le moral des personnes engagées dans le mouvement anti-guerre
avait souffert des rumeurs affirmant qu’il est inexistant. Ces allégations
peuvent les amener à penser que leur travail n’est pas reconnu,
qu’il est sans intérêt ou inefficace.
57. Cependant, il m’a également été dit que c’est la société russe
dans son ensemble qui pâtit le plus de la négation du mouvement
anti-guerre. En effet, celle-ci renforce la version avancée par
le Gouvernement russe, à savoir que la nation est unie face à la
guerre, qu’il n’y pas lieu de s’y opposer puisque nul autre ne la
conteste.
58. Les participant·es aux discussions ont aussi souvent fait
part de leurs préoccupations quant à l’isolement des Russes et des
Bélarussiens coupés de l’Europe, et aux conséquences à long terme
sur leur soutien aux valeurs européennes. Des membres de la société
civile bélarussienne ont fait remarquer que les étudiant·es du pays
vont de plus en plus fréquemment faire leurs études en Fédération
de Russie plutôt que dans le reste de l’Europe, en raison des restrictions
croissantes posées à leur entrée et à leur séjour. De plus, le nombre
de Bélarussiens participant à des conférences, des échanges, des
ateliers et des visites d’étude en Europe dans différents domaines
est en baisse. Les intervenant·es russes ont également exprimé leur inquiétude
face à l'accès de plus en plus restreint du grand public aux idées
européennes, en raison notamment du manque de possibilités de se
rendre en Europe.
59. Compte tenu de ce qui précède, l’Assemblée devrait faire publiquement
la distinction entre les gouvernements et peuples russe et bélarussien,
ainsi qu’entre les vastes mouvements anti-guerre qui perdurent en
Fédération de Russie et au Bélarus – et appeler les autres pays
à en faire de même. Elle devrait également inviter les États membres
et observateurs à mettre en œuvre des programmes de solidarité internationale
avec les mouvements anti-guerre russe et bélarussien, notamment
en organisant des événements, en encourageant la visibilité médiatique,
les travaux de recherche universitaire, les conférences et les tables
rondes, et en soutenant les initiatives artistiques.
4.2. Des efforts diplomatiques pour obtenir
la libération de prisonniers politiques – y compris des échanges
de prisonniers
60. Un grand nombre de mes entretiens
ont porté sur la situation terrible des prisonniers politiques en Fédération
de Russie et au Bélarus, en particulier ceux atteints de problèmes
de santé qui mettent leur vie en danger. C’est notamment le cas
de Vladimir Kara-Mourza, ainsi que d’autres personnes comme Alexandra Skochilenko,
Igor Baryshnikov et Alexei Gorinov.
61. Lors de mes échanges avec des membres de la société civile,
il m’a souvent été demandé de mettre en avant la nécessité d’assurer
la remise en liberté de ces prisonniers politiques. C’est important
avant tout pour des raisons humanitaires, afin de garantir la vie
et la liberté de personnes qui ont fait preuve d’une bravoure exemplaire
en défendant les valeurs qui nous sont les plus chères. Parallèlement,
ces libérations seraient de nature à rassurer et à encourager le
mouvement anti-guerre. De l’avis général, toute opposition publique
et répétée à la guerre conduit quasi inévitablement derrière les
barreaux, la libération de prisonniers aurait donc un effet bénéfique
sur le moral des militant·es anti-guerre dans leur ensemble.
62. L’Assemblée devrait appeler la Fédération de Russie à libérer
tous les prisonniers politiques qui ont manifesté leur opposition
à la guerre d’agression contre l’Ukraine. Elle devrait inviter les
États membres et observateurs à prendre des initiatives diplomatiques
pour obtenir ces libérations, en privilégiant les personnes en mauvaise
santé. L’Assemblée devrait se joindre à l’appel lancé par d’autres
acteurs internationaux aux États-Unis d’Amérique pour qu’ils reconnaissent
M. Kara-Mourza comme une «personne détenue à tort» en vertu de la
loi Levinson, ce qui permettrait une intensification des actions
menées par le Gouvernement américain pour assurer sa libération
.
63. L’échange de détenus, notamment d’espions capturés, est le
moyen le plus souvent évoqué par la société civile pour obtenir
la libération de prisonniers politiques. Cette proposition a également
été faite par des membres et des spécialistes de la commission des
affaires juridiques et des droits de l’homme au profit de Vladimir Kara-Mourza,
dans le cadre des auditions relatives au rapport «Sanctions contre
les personnes de la “liste Kara-Mourza”». Elle visait en particulier
le Gouvernement du Royaume-Uni (M. Kara-Mourza ayant la double nationalité
russe et britannique)
. Le Gouvernement
britannique a depuis lors affirmé avec force qu’il n’envisageait
pas l’échange de prisonniers, au motif qu’une telle mesure encourage
la prise d’otages. Je ne partage pas du tout cette approche, car
elle ne tient pas compte de la vie de ressortissant·es britanniques
qui ont un besoin impérieux d’un tel échange.
64. Après la mort d’Alexei Navalny, de nombreuses informations
ont fait état d’un échange de prisonniers qui était sur le point
d’avoir lieu, entre M. Navalny et le tueur à gages du FSB, Vadim Krasikov,
condamné par un tribunal allemand pour le meurtre d’un Tchétchène
exilé à Berlin (et peut-être aussi deux autres citoyens américains
détenus en Fédération de Russie, le journaliste Evan Gershkovich
et l’ancien militaire Paul Whelan). Les pourparlers entre les gouvernements
des États-Unis, de l’Allemagne et de la Fédération de Russie auraient
atteint un stade avancé. Cela montre que de tels échanges de prisonniers
sont en principe possibles.
65. L’Assemblée devrait appeler les États membres et observateurs,
en particulier le Royaume-Uni, les États-Unis d’Amérique et l’Allemagne,
à poursuivre de manière urgente les échanges de prisonniers afin d’obtenir
la libération des prisonniers politiques qui se sont opposés à la
guerre d’agression contre l’Ukraine, en premier lieu Vladimir Kara-Mourza
et d’autres atteints de graves problèmes de santé.
4.3. Un meilleur soutien en vue de briser
le blocus russe de l’information
66. Le Gouvernement russe empêche
la majorité de son peuple de s’opposer à la guerre en imposant un blocus
de l’information, associant contrôle direct des médias et répression
punitive des voix dissidentes.
67. Nous devrions tout mettre en œuvre pour soutenir les Russes
qui s’efforcent de surmonter ce blocage et de fournir à leurs compatriotes
des informations exactes. Dans le cadre de l’élaboration du présent
rapport, j’ai eu la chance de rencontrer un grand nombre de journalistes
et de médias russes indépendants, opérant depuis l’étranger. Ils
ont mis en évidence les problèmes suivants rencontrés dans l’exercice
de leurs fonctions.
4.3.1. Un durcissement de la position des
gouvernements occidentaux en matière d’accueil de médias russes
68. La situation en Lettonie illustre
particulièrement un certain durcissement de la position à l’égard
de l’accueil d’organisations de médias russes. Des journalistes
russes ont félicité le Gouvernement letton de l’excellent soutien
apporté aux médias russes indépendants pour leur permettre de s’installer
à Riga et de poursuivre leurs activités. Cependant, plusieurs interlocuteurs
ont critiqué le traitement réservé à TV Rain par les autorités lettones.
TV Rain avait été qualifiée d’organisation indésirable et décrite
comme un média d’opposition par les autorités russes. En décembre 2022,
la chaîne a essuyé de vives critiques en Lettonie, après qu’un de
ses présentateurs a appelé les troupes militaires russes «notre
armée» et réclamé «des équipements et des provisions de base» pour
les soldats (il a par la suite nié avoir demandé du matériel militaire).
À d’autres occasions, la chaîne n’a pas fourni de sous-titrage en
letton et a affiché une carte sur laquelle la Crimée faisait partie
de la Fédération de Russie. À la suite de ces incidents, les autorités
lettones ont décidé, en décembre 2022, de retirer sa licence à TV
Rain en invoquant des «menaces pour la sécurité nationale et l’ordre
public», amenant la chaîne à transférer son siège principal aux
Pays-Bas.
4.3.2. Des problèmes liés à la réinstallation
hors de la Fédération de Russie
69. Les journalistes et les influenceurs
ou influenceuses russes, qui remettent ouvertement en question la guerre,
sont souvent contraints de quitter le pays pour échapper à la persécution.
S’ils veulent continuer à exercer leurs activités, ils doivent avoir
la possibilité de vivre et de travailler hors de la Fédération de
Russie. Ce point est abordé plus en détail ci-après.
4.3.3. La priorité accordée aux médias contrôlés
par le Kremlin par les grands moteurs de recherche internet
70. L’État russe impose son espace
d’information parallèle en veillant notamment à ce que la plupart
des recherches en ligne ne renvoient pas à des sources d’informations
indépendantes. Yandex et Google sont les deux moteurs de recherche
les plus utilisés en Fédération de Russie, et traiteraient respectivement
60 % et 35 % des recherches sur le web. Supposons qu’un ressortissant
russe regarde un reportage produit par une chaîne de télévision
contrôlée par l’État, niant des atrocités commises par l’armée russe
en Ukraine. Toute recherche ultérieure d’informations concernant
cet incident effectuée sur Yandex serait susceptible de privilégier
les sources pro-Kremlin, laissant ainsi penser que la version des
faits donnée par la télévision d’État est corroborée par de multiples
sources
. Les avis divergent
quant à la manière dont ce contrôle est exercé, certains avançant
qu’il combine l’interdiction de sites d’information indépendants
(en vertu des lois énoncées dans le présent rapport), l’allocation
de sommes importantes par le Kremlin à l’optimisation des moteurs
de recherche au profit des médias qui lui sont favorables, et l’adoption
de mesures visant à garantir que seuls les articles de médias approuvés
par le Kremlin figurent dans la liste des «principaux sujets d’actualité»
de la page d’accueil du moteur de recherche le plus populaire, Yandex.
Il n’est pas possible de modifier les résultats proposés par les
moteurs de recherche russes de manière à les rendre plus objectifs.
Cependant, il est possible d’offrir aux Russes un meilleur accès
à des solutions alternatives, en s’attaquant aux autres problèmes
décrits ci-dessous.
4.3.4. Un manque de recettes publicitaires
pour les médias indépendants
71. Les organes d’information russes
indépendants sont confrontés à un dilemme en ce qui concerne leur modèle
de financement. Il leur est difficile de bénéficier de revenus tirés
d’abonnements de résidents russes, étant donné que les mesures juridiques
décrites dans le présent rapport ont érigé en infraction pénale
les paiements effectués à de nombreux médias indépendants. S’agissant
des recettes publicitaires, un grand nombre de sites d’information
indépendants ne sont accessibles qu’à l’aide d’un VPN (Virtual Private
Network ou réseau privé virtuel). D’où les problèmes liés au placement
des publicités, car l’utilisation de VPN renforce l’anonymat des
internautes et laisse penser qu’ils sont situés dans un autre pays.
Prenons l’exemple de lecteurs ou lectrices résidant en Fédération
de Russie mais utilisant un VPN français: leur adresse IP s’en trouve
modifiée de sorte qu’ils peuvent se voir proposer des publicités
françaises. Cette publicité aléatoire et non ciblée n’est pas très
attrayante pour les entreprises qui envisagent d’acheter de l’espace
publicitaire sur des sites de médias. Par conséquent, les États
membres devraient être incités à soutenir financièrement les médias
indépendants afin de faciliter les efforts qu’ils déploient pour
informer le public russe de manière factuelle et impartiale.
4.3.5. Un défaut d’accès de nombreux Russes
aux réseaux privés virtuels
72. Les VPN permettent aux utilisateurs
d’établir une connexion internet en dehors du pays où ils se trouvent,
et donc aux Russes de contourner les restrictions d’accès à internet
en vigueur en Fédération de Russie. Les VPN connaissent toutefois
certaines limites en termes d’efficacité, puisque Yandex continue
de présenter essentiellement des résultats de recherche pro-Kremlin,
même en cas d’utilisation d’un VPN en dehors du pays, et ce en raison
des problèmes susmentionnés. Néanmoins, un accès plus large aux
VPN permettrait aux Russes d’accéder à des sites d’information indépendants
bloqués en Fédération de Russie (comme Meduza ou TV Rain). Cela
faciliterait également la libre consultation de Google, Facebook,
Instagram, X et d’autres sources d’informations indépendantes habituellement
frappées d’interdiction ou de restriction en Fédération de Russie.
4.3.6. Une multiplication du nombre d’influenceurs
et d’influenceuses russes soutenant la guerre sur les réseaux sociaux
73. Depuis le début de la guerre
d’agression, les «bloggeurs-Z» comptent des millions d’abonnés sur
des sites tels que Telegram. Ils jouissent d’une audience et d’une
influence considérables, contribuant ainsi à entretenir le soutien
de l’opinion publique à la guerre et à encourager l’enrôlement de
soldats. Les influenceurs et influenceuses pro-guerre sont souvent
intégrés à des unités militaires russes, peuvent se voir confier
des rôles importants en matière de contrôle gouvernemental de l’espace
d’information et sont très bien rémunérés pour leur propagande.
Le Président Poutine s’est entretenu longuement avec les principaux
blogueurs favorables à la guerre à qui il aurait déclaré «l’espace
d’information est un champ de bataille. Un champ de bataille crucial»
. Il est impossible
de limiter la portée de ces personnes influentes. Toutefois, les
États membres et observateurs devraient être invités à soutenir
les influenceurs et influenceuses russes qui ont pris position contre
la guerre.
4.3.7. Briser le blocus de l’information
– mesures proposées
74. Les Russes doivent être mieux
informés du coût réel de cette guerre, de ses conséquences désastreuses
pour les Ukrainiens en particulier, mais aussi pour la population
russe dans son ensemble. Ils doivent être au fait des crimes de
guerre et des crimes contre l’humanité commis dans le cadre de cette
guerre non provoquée, et de la possibilité d’y mettre fin. Par conséquent,
l’Assemblée devrait inviter les États membres et observateurs à
examiner la possibilité de prendre des mesures pour assurer ce qui
suit:
- un environnement propice
à l’accueil d’organes d’information russes indépendants, y compris
leur enregistrement en qualité de personnes morales et la réglementation
applicable;
- des facilités d’entrée et de séjour pour les journalistes
et les influenceurs et influenceuses russes indépendants;
- le soutien financier dont ont besoin les organes d’information
russes indépendants;
- des VPN gratuits et stables pour la population russe;
et
- une aide financière et autre aux influenceurs et influenceuses
russes qui s’opposent à la guerre sur les réseaux sociaux.
4.4. Renforcement du soutien pratique
aux manifestant·es anti-guerre en Fédération de Russie et au Bélarus
75. Les personnes qui ont eu le
courage d’afficher publiquement leur opposition à la guerre ont
souvent besoin d’un soutien concret. Il peut s’agir d’une assistance
juridique pour assurer leur défense face à une accusation pénale,
voire d’une aide financière directe accordée à la personne concernée
ou à sa famille, car la condamnation peut se traduire par une amende,
entraîner une perte de revenus pendant la période de détention,
ainsi que la perte d’un emploi.
76. La façon la plus efficace d’apporter ce soutien serait de
fournir des ressources supplémentaires aux organisations de la société
civile établies hors de Fédération de Russie et du Bélarus, mais
qui apportent une aide juridique et financière aux personnes résidant
dans ces États.
4.5. Protection des organisations indépendantes
de la société civile contre les sanctions internationales
77. Avant même le début de la guerre
d’agression en février 2022, les organisations de la société civile
du Bélarus et de la Fédération de Russie faisaient face à d’importants
obstacles entravant leur fonctionnement, liés à l’application de
la législation nationale. Après le déclenchement de cette guerre,
les entreprises internationales et les gouvernements nationaux ont
également pris une série de mesures pour cesser la fourniture de
biens et de services par les personnes morales russes et bélarussiennes,
y compris par les organisations de la société civile. Ces mesures
ont nui à la capacité d’action de la société civile, dont les activités
ont été compromises par leur propre gouvernement, mais aussi en
partie par les entreprises et les gouvernements étrangers.
78. L’expérience vécue par OVD-Info illustre bien cette situation.
En 2021, les tribunaux russes ont bloqué le site d’OVD-Info et Yandex
l’a supprimé de ses résultats de recherche. Roskomnadzor, l’agence
russe de surveillance et de censure des communications, a demandé
aux réseaux sociaux de supprimer les comptes d’OVD-Info, ce qui
a entraîné le blocage de l’organisation sur les principales plateformes
de réseaux sociaux russes. Les plateformes de paiement en ligne
russes ont cessé de gérer les dons destinés aux organisations dont
les sites avaient été bloqués ou qui avaient été désignées comme
«agents étrangers». Après le début de la guerre d’agression à grande
échelle menée par la Fédération de Russie contre l’Ukraine, des
entreprises internationales ont également cessé d’offrir leurs services,
notamment en tant qu’hébergeurs de domaines web et de plateformes
de paiement pour des associations caritatives. Le blocage de ces
services peut non seulement empêcher toute activité future, mais
aussi anéantir une grande partie du travail accompli précédemment
(se traduisant par exemple par la suppression des listes de diffusion
ou des listes de donateurs réguliers). Les sanctions financières
ont également restreint l’utilisation par les organisations de la
société civile russe de plateformes de paiement en ligne comme Stripe.
79. Selon OVD-Info, l’intensification de la répression menée par
les autorités russes, conjuguée aux sanctions infligées par les
acteurs internationaux, placent la société civile russe dans une
position extrêmement difficile
.
80. Les États membres et observateurs ne sont pas en mesure d’infléchir
directement la répression exercée par les autorités russes et bélarussiennes.
Cependant, ils sont en mesure de prévenir ou d’atténuer les conséquences
négatives des sanctions internationales sur la société civile indépendante
de la Fédération de Russie et du Bélarus. Le projet de résolution
comprend des recommandations sur la manière d’y parvenir.
4.6. Accroissement des mesures visant
à obliger la Fédération de Russie et le Bélarus à rendre des comptes
devant les Nations Unies
81. Après l’exclusion de la Fédération
de Russie du Conseil de l’Europe le 16 mars 2022, il est devenu
de plus en plus important pour les États d’agir par l’entremise
des Nations Unies pour exiger du Gouvernement russe qu’il rende
des comptes au sujet du traitement autoritaire qu’il inflige à son
propre peuple. Le projet de résolution comprend certaines recommandations
concrètes à cet effet.
4.7. Renforcement du soutien pratique
aux personnes fuyant la Fédération de Russie et le Bélarus
82. De nombreux membres de la société
civile russe et bélarussienne ont exprimé des avis très positifs
sur le bilan de certains États membres en matière d’accueil des
personnes ayant dû fuir la Fédération de Russie et le Bélarus sous
peine d’être persécutées. Un grand nombre des entretiens ont eu
lieu à Vilnius et la Lituanie y a été citée comme un exemple remarquable.
Les participant·es ont également mis en exergue l’exemple positif
de l’Islande qui a délivré en urgence un passeport à un militant
du Bélarus qui avait besoin de papiers étrangers afin d’échapper
à des persécutions imminentes.
83. Cependant, des membres de la société civile ont également
souligné que, sur un plan général, il est de plus en plus difficile
pour les personnes opposées à la guerre qui fuient la Fédération
de Russie et le Bélarus de se rendre dans les pays voisins et de
s’y installer. Des problèmes ont été mis en évidence dans les États membres
du Conseil de l’Europe en ce qui concerne les entrées urgentes,
l’obtention de visas, de titres de séjour temporaires et de longue
durée, et du statut de réfugié. Il convient également de noter que
les Russes et les Bélarussiens qui ont quitté leur pays d’origine
n’échappent pas à la menace d’une extradition vers celui-ci. J’ai
par exemple adressé, en juillet 2023, un courrier aux autorités
du Kirghizstan au sujet d’une menace présumée d’extradition de manifestants
russes anti-guerre. Par ailleurs, des informations ont fait état d’objecteurs
de conscience expulsés de Hongrie vers la Fédération de Russie
. Le risque encouru par les manifestant·es
opposés à la guerre de ne pas pouvoir quitter la Fédération de Russie
et le Bélarus pour aller vivre en toute sécurité dans un autre pays
pourrait bien décourager le discours anti-guerre dans ces pays.
84. Il est certes essentiel que les États membres prennent les
mesures appropriées pour protéger leur sécurité nationale, mais
ils ont également le devoir de protéger les personnes vulnérables
qui ont dû fuir leur pays pour avoir défendu nos valeurs communes.
Nous ne pouvons pas refuser l’asile aux Russes et aux Bélarussiens
qui risquent l’emprisonnement, la torture ou la mort parce qu’ils
se sont battus pour ces valeurs. Rappelant la
Résolution 2446 (2022) «Cas signalés de prisonniers politiques en Fédération
de Russie» et la
Résolution
2499 (2023) «Relever les défis spécifiques auxquels sont confrontés
les Bélarussiens en exil», le projet de résolution propose des mesures
concrètes à cet égard.
5. Conclusion
85. Vers la fin de son discours
qui l’a conduit en prison, Vladimir Kara-Mourza a déclaré ce qui
suit:
La Russie vit aujourd’hui
une période très sombre. Nous sommes dans une période où nous avons
des centaines de prisonniers politiques. Ce nombre ne va faire qu’augmenter
maintenant que des personnes sont arrêtées pour avoir participé
à des manifestations contre la guerre. Toutes les grandes organisations
d’opposition ont été écrasées et détruites; tous les derniers médias
indépendants ont été liquidés par les autorités depuis le début
de la guerre en Ukraine au cours des trois dernières semaines; chaque
jour, nous entendons parler de nouvelles arrestations, de nouvelles
détentions et de nouvelles répressions contre nos amis. Mais nous
savons, et nous nous souvenons de cette leçon, que la nuit est la
plus sombre avant l’aube. Nous savons que l’aube viendra. Nous savons
qu’il y a beaucoup de gens en Russie qui partagent nos opinions
et nos valeurs .
86. Cette aube nouvelle en Russie et au Bélarus ne se lèvera peut-être
pas la semaine prochaine, ni le mois prochain, ni même l’année prochaine.
Mais je suis convaincue que ce jour viendra et que nous devons nous
y préparer. Comme l’a dit Vladimir Kara-Mourza, de nombreuses personnes
en Fédération de Russie et, j’ajouterais, au Bélarus, partagent
nos opinions et nos valeurs. Nous devons faire tout notre possible
pour les aider.