Rapport | Doc. 6100 | 16 août 1989
Condition des transsexuels
Commission des questions juridiques et des droits de l'homme
A. Projet de recommandation présenté par la commission des questions juridiques
(open)L’Assemblée,
a. la mention concernant le sexe de l’intéressé devrait être rectifiée dans le registre des naissances, ainsi que dans ses pièces d’identité;
b. le changement du prénom devrait être autorisé;
c. la vie privée devrait être protégée;
d. toutes discriminations, en particulier dans le domaine des relations de travail, devraient être interdites.
B. Exposé des motifs par M. RODOTÀ
(open)1. Dans nos sociétés, aujourd’hui, il existe un énorme besoin d’identité: ethnique, linguistique, raciale, culturelle, sexuelle. Le «droit à l’identité» est revendiqué par des individus et des groupes avec une intensité particulière, qui semble s’accroitre au fur et à mesure que se diffusent et se renforcent des processus opposés d’homologation dans la culture, les comportements, les consommations. Face à l’uniformité croissante, le besoin se fait sentir de repenser l’identité à partir de l’expérience de la différence, selon une ligne de recherche déjà engagée par divers chercheurs (français en particulier, comme Jacques Derrida, Gilles Deleuze, Claude Lévi-Strauss). Le principe d’égalité lui-même est compris, non pas comme une obligation à se conformer, mais comme un fondement rationnel sur lequel construire précisément un «droit à la différence». Dans l’organisation sociale, tout cela conduit à ce que Alvin Toffler a appelé une «société de minorité»: ce n’est certes pas un hasard si l’une des plus importantes sources d’information sur les problèmes du transsexualisme, la revue Ilia, se définit comme le «mensuel chrétien d’information des minorités sexuelles».
On peut ajouter, en général, que le problème de l’identité s’est posé avec force, à mesure qu’elle entrait en crise, à cause du développement rapide des processus de modernisation, de l’instabilité et de la précarité des rôles dans les sociétés soumises à une évolution continuelle et incessante (des chercheurs tels que Bell, Berger, Dahrendorf ont orienté leurs travaux dans cette direction). Le sociologue américain Talcott Parsons a plus particulièrement mis en évidence que l’identité représentait «le système central des significations d’une personnalité individuelle»: il s’agit donc d’un «code» permettant à l’individu de donner un sens à ses actions, à ses yeux comme à ceux des autres.
2. La question de la reconnaissance de l’identité sexuelle doit être replacée dans cette vaste perspective. Pour le transsexuel, échapper à «l’indétermination sexuelle» représente un moment essentiel pour la constitution de sa personnalité, pour construire et donner un sens à sa vie privée.
La possibilité de poser clairement et publiquement le problème du transsexualisme est le résultat de l’addition d’une série de facteurs:
i. la distinction claire entre des situations qui, dans le passé, se superposaient, ou du moins qui étaient présentées avec d’importantes confusions, comme l’homosexualité, le transsexualisme, l’intersexualité, l’hermaphrodisme, le travestisme;
ii. l’acceptation culturelle et une plus grande tolérance sociale pour des conditions sexuelles que l’on ne peut ramener à un modèle de «normalité» sexuelle;
iii. les progrès de la pharmacologie et de la chirurgie qui ont rendu possible un traitement efficace du transsexualisme.
Bien que les scientifiques débattent encore des causes du transsexualisme, ils concordent dans l’ensemble sur la définition qui caractérise ce phénomène comme étant «la conviction absolue, chez un individu, d’appartenir au sexe opposé, avec désir intense et obsédant de changer d’état sexuel, anatomie comprise, pour vivre sous une apparence conforme à l’idée qu’il s’est faite de lui-même». Par conséquent, les différences paraissent claires avec l’homosexualité qui se caractérise par l’attraction sexuelle pour une personne de son propre sexe et avec le travestisme qui est plutôt une forme de fétichisme pour les vêtements de l’autre sexe.
3. Le transsexualisme se présente comme un problème de construction correcte de l’individualité, de coïncidence entre apparence et réalité. Mis à part les questions d’ordre psychologique ou de technique pharmaceutique ou chirurgicale, le problème est de savoir si, pour parvenir à ce résultat sur le plan juridique, il faut ou non avoir recours à l’instrument législatif. Certains ont soutenu que le législateur devrait observer une «autolimitation salutaire».
En général, rien n’exclut qu’il soit possible de résoudre les problèmes juridiques de transsexualisme en l’absence d’une loi ad hoc, en interprétant de façon élastique les lois déjà existantes sur l’état des personnes. Cependant, plus concrètement, il convient d’observer que dans différents pays l’absence de loi précisément a représenté ou représente un obstacle à la résolution satisfaisante des diverses questions liées à la condition du transsexuel. La loi apparaît donc comme l’instrument le plus efficace pour résoudre avec certitude et de façon uniforme cet ensemble de questions, en évitant également qu’elles soient uniquement laissées à l’appréciation de la catégorie des médecins.
D’autre part, considérant les caractéristiques typiques du transsexualisme, l’objection de ceux qui prétendent qu’une loi relative à cette question encouragerait la diffusion du phénomène ne me semble pas fondée. Et il faut certainement rejeter l’argument de ceux qui soutiennent qu’en raison du pourcentage extrêmement réduit de transsexuels par rapport à l’ensemble de la population, le problème est statistiquement insignifiant, et déconseillent donc le recours à la loi: nous nous trouvons là devant un problème concernant les droits fondamentaux de l’individu, qui ne peuvent être évalués avec des critères purement quantitatifs.
Les informations statistiques ne nous donnent pas, quoi qu’il en soit, de résultats encore très sûrs. La fréquence du syndrome transsexuel est estimée par certains à environ un cas pour 100 000 habitants, tandis que d’autres parlent du double (un cas sur 50 000), et d’autres encore considèrent que le phénomène est largement sous-estimé: il y aurait, dans le monde occidental, entre un et huit cas pour 100 000 habitants. Incertitude également lorsqu’il s’agit de la répartition selon les sexes: on soutenait, dans le passé, que chez les hommes les cas étaient six fois plus fréquents que chez les femmes, tandis qu’aujourd’hui les cas reconnus indiquent une fréquence seulement une fois et demie supérieure chez les hommes.
Il s’agit donc de définir avec précision les finalités d’une loi qui régisse au moins les aspects essentiels du phénomène. D’après ce qui a été dit jusqu’à présent, il devrait apparaître clairement qu’il s’agit de déterminer les conditions essentielles permettant aux individus présentant le syndrome transsexuel de se constituer un univers privé, et que l’univers privé coïncide pleinement avec l’appréciation publique.
Cela implique en premier lieu la légitimité des différentes thérapies visant à rendre possible l’identité sexuelle qui convient à l’individu, et la reconnaissance juridique de cette «nouvelle» identité. On parle alors de sexe «psychologique» prévalant sur le sexe «génétique»: dans l’alinéa 16 de l’affaire Rees, on distingue de façon plus analytique le sexe chromosomique, gonadique, apparent (constaté à l’examen des parties génitales externes et de la morphologie) et le sexe psychologique.
On observe que les sexes anatomique, biologique ou génétique comme le sexe psychologique sont parfaitement déterminés dès le départ et en opposition les uns par rapport aux autres. L’importance exclusive que revêt le premier au moment de l’établissement formel de l’identité sexuelle de l’individu (enregistrement à l’état civil) résulte de l’observation de ses caractéristiques externes, unique élément d’appréciation au moment de la naissance. Le sexe psychologique, au contraire, est le résultat d’un processus plus complexe, dont on ne connaît pas encore avec précision tous les éléments et qui ne s’achève qu’avec la complète maturation de l’individu, autour de l’âge adulte. A ce moment-là, lorsque le processus de maturation est achevé, l’individu doit disposer des éléments nécessaires à la définition de sa propre identité, sachant que le sexe psychologique est celui qui détermine le comportement sexuel. En définitive, il s’agit de faire coïncider le «psyché» avec le «physis» comme l’a observé le Bundesverfassungsgericht de la République Fédérale d’Allemagne dans son jugement du ll octobre 1978. «La dignité humaine et le droit fondamental au libre développement de la personnalité – trouve-t-on encore dans le jugement du Bundesverlfassungsgericht – imposent donc d’adapter le sexe à l’état personnel de l’homme, et précisément au sexe auquel il appartient conformément à sa constitution physique et psychique.» Dans le même ordre d’idée, le jugement 161 du 24 mai 1985 de la Cour constitutionnelle italienne introduit «un concept d’identité sexuelle nouveau et différent par rapport au passé, en ce sens que pour l’identification, on n’attribue plus d’importance exclusivement aux organes génitaux externes, vérifiés au moment de la naissance ou ayant évolué «naturellement», mais aussi à des éléments de caractère psychologique et social».
L’ensemble des éléments nécessaires, sur le plan juridique, se concrétise donc autour du «droit à l’identité sexuelle», considéré comme droit fondamental et comme préambule à la réalisation d’autres droits, essentiellement ceux reconnus par l’article 3 (interdiction d’infliger des traitements inhumains et dégradants), l’article 8 (respect de la vie privée), l’article 12 (droit de se marier et de fonder une famille) et l’article 14 (interdiction de pratiquer des discriminations basées sur le sexe) de la Convention européenne des Droits de l’Homme. (A ce sujet, les rapports de la Commission et les jugements de la Cour européenne des Droits de l’Homme dans les affaires Van Oosterwijck, 1980, et Rees, 1986, sont fondamentaux.) Sur ces bases, les droits ultérieurs du transsexuel peuvent être garantis, ceux liés au travail par exemple. Et il devrait être évident que l’accès au droit à l’identité sexuelle suppose également que les dépenses médicales et chirurgicales puissent être prises en charge par les services sociaux et les assurances.
4. Voici donc l’orientation des législations de nombreux pays européens, ou des pratiques judiciaires et administratives. Il existe cependant des réticences considérables lorsqu’il s’agit de reconnaître les nouvelles conditions personnelles du transsexuel, et qui sont flagrantes, en particulier dans la jurisprudence française. Deux importantes décisions de la Cour de cassation de 1987 (Cassation civile, 1re Chambre, 3 mars 1987 et 31 mars 1987) ont nié, en substance, l’importance juridique du transsexualisme, considérant que le phénomène est lié à une «volonté délibérée du sujet», sans que cela comporte un changement de sexe du point de vue génétique. Ainsi – a-t-on dit – «médecine et droit se désolidarisent» et le sexe psychologique est jugé juridiquement totalement insignifiant.
Cette même orientation se retrouve en Angleterre dans l’arrêt le plus célèbre, le cas Corbett c. Corbett (1970), à l’occasion duquel le juge Ormrod a tout particulièrement mis l’accent sur le caractère «biologique» des critères à adopter. Pourtant, malgré cet arrêt, la position du transsexuel n’est pas, dans le système anglais, compromise dans son ensemble, et cela pour deux raisons: avant tout parce que cet arrêt, bien que concernant des questions ayant un caractère général, a été prononcé dans le cadre d’un problème relatif au mariage; et, en second lieu, parce que le système anglais permet au transsexuel d’obtenir une reconnaissance publique de sa nouvelle identité grâce à un certain nombre de procédures, notamment celle du changement de prénom. Sur la base de cette considération justement lors de l’affaire Rees, la Cour européenne des Droits de l’Homme a pu observer qu’«avec certes des lenteurs et des hésitations, le Royaume-Uni s’est efforcé d’accéder aux revendications du requérant dans toute la mesure où son système s’y prêtait».
Les décisions de la Cour de cassation française, comme celles prises à l’occasion du cas Corbett c. Corbett, ont été diversement critiquées et des efforts ont été mis en œuvre pour éliminer les obstacles qu’elles présentaient. Par un jugement successif à celui de la Cour de cassation, prononcé le 20 octobre 1987, la Cour de justice de Paris a décidé «la substitution dans l’acte de naissance de la mention «sexe féminin» à celle de «sexe masculin» dès lors que le requérant a éprouvé et exprimé de manière précoce, constante et irrépressible, sa conviction d’appartenir au sexe féminin, que le traitement hormonal et les interventions chirurgicales subis n’ont pas relevé d’un choix volontaire mais ont été commandés, à partir d’éléments préexistants irréversibles, par des nécessités thérapeutiques dont les médecins spécialistes les plus qualifiés ont constaté l’existence après cinq ans d’observation du sujet, et qu’il apparaît que l’état actuel de celui-ci, qui présente les caractéristiques biologiques et psychologiques d’une personne du sexe féminin, sans aucun symptôme de troubles névrotiques ou psychotiques, est la manifestation d’un changement de sexe par l’effet d’une cause étrangère à sa volonté». Les juges de Paris, par cette argumentation, ont tenté d’aller au-delà de la thèse soutenue par la Cour de cassation, en faisant ressortir les conditions objectives et préexistantes à l’origine du changement de sexe, ramenant ainsi au second plan la distinction entre sexe psychologique et biologique, et en niant le rôle déterminant de la volonté de l’intéressé.
Pour tenter de contourner les difficultés résultant des traditionnelles décisions juridiques qui admettent la rectification de l’attribution du sexe à cause d’une erreur matérielle commise au moment de l’inscription sur les registres de l’état civil, les juges luxembourgeois ont pratiquement emboîté le pas à la Cour de Paris. Par un jugement du 18 décembre 1985, la première section du Tribunal d’arrondissement de Luxembourg a décidé qu’elle ne pouvait autoriser «un changement de sexe réalisé pour de simples convenances personnelles. Le changement invoqué ne doit pas être artificiel; il faut qu’il soit l’aboutissement inéluctable d’un état de nécessité». Puis a ajouté: «pour avoir un effet juridique quelconque, l’intervention chirurgicale doit avoir été révélatrice de caractères préexistants et non artificiellement créés». Le changement de sexe de l’intéressé a, par ce biais, été reconnu.
L’expédient derrière tous ces jugements consiste à affirmer que l’intervention chirurgicale ou les traitements hormonaux ne créent pas une nouvelle identité sexuelle répondant à un besoin psychologique de l’intéressé: ils se limitent à rendre évident ce qui existait déjà. De cette façon, la volonté de l’intéressé est reléguée au second plan et la situation déterminée par l’inscription dans les registres peut être assimilée à une erreur matérielle dans l’indication du sexe.
Un rapport du groupe «transsexuels» au Premier ministre de 1988 propose de ne pas intervenir par voie législative, en rationalisant l’action jurisprudentielle et administrative.
La nécessité même de recourir à ce type d’argumentation est pourtant la manifestation la plus évidente d’un malaise des juges. L’attitude adoptée en Suisse semble plus correcte et reflète davantage la réalité puisque le 6 juin 1988 le Tribunal fédéral des assurances rendant un jugement a changé d’orientation et reconnu l’importance juridique du changement de sexe, afin que les dépenses de l’intervention chirurgicale soient prises en charge par la caisse de maladie. Dans le jugement il est admis avec franchise que les raisons invoquées par le même tribunal dans son arrêt du 24 novembre 1976 «se révèlent (...) manifestement périmées». De même un jugement de 1979 est considéré comme n’étant plus «adapté ni aux circonstances nouvelles, ni aux conceptions juridiques actuelles».
Ces affirmations se fondent sur les indications fournies par la médecine, lesquelles ne sont toujours pas prises en considération en France, lors des principaux jugements. Les juges suisses soulignent avec vigueur que «la majorité des patients qui se trouvent généralement dans un état de grande détresse psychologique et présentent souvent un grand risque de suicide parvient – une fois libéré des organes caractérisant l’identité sexuelle qu’elle rejette – à un équilibre psychique satisfaisant, qui n’aurait pas pu être atteint d’une autre manière». Naturellement cela exige également une acceptation sociale du traitement chirurgical ainsi que de la nouvelle condition du transsexuel: une discipline juridique peut largement contribuer à cette acceptation sociale, indispensable à l’équilibre psychologique des personnes intéressées, en prenant acte de la réalité, une fois le changement survenu et en s’y adaptant.
5. L’abandon laborieux d’une attitude négative vis-à-vis du phénomène du transsexualisme, peut être illustré par les systèmes allemands et italiens. Par le jugement du 11 octobre 1978, le Bundesverfassungsgericht réagissait à l’attitude négative adoptée par le Bundesgerichtshof lors du jugement du 21 septembre 1971, et autorisait la rectification du sexe pour un transsexuel. La décision du Bundesverfassungsgericht était peu après suivie et confirmée par le Transsexuellengesetz du 10 septembre 1980.
En Italie, la Cour constitutionnelle affronta le problème pour la première fois avec le jugement du 1er août 1979, n° 98. Le caractère licite d’une intervention chirurgicale destinée à changer le sexe d’une personne était reconnu, mais on niait que parmi les droits inviolables de l’homme il pût y avoir «celui de faire reconnaître et enregistrer un sexe différent de celui d’origine, acquis à la suite d’une transformation chirurgicale pour le faire correspondre à une personnalité psychique d’origine». On estimait que cette reconnaissance ne pouvait venir que du législateur, ce qui est advenu, de façon particulièrement ample, avec les «Normes en matière de rectification dans l’attribution du sexe» (loi du 14 avril 1982, no 164). Par la suite la Cour constitutionnelle s’est prononcée sur cette loi (jugement du 24 mai 1985, no 161) en reconnaissant que la réglementation en matière de transsexualisme ne va pas à l’encontre des principes constitutionnels concernant la tutelle de la personne et ses droits fondamentaux, la santé et le mariage.
La voie avait été ouverte par la loi suédoise du 21 avril 1972. En Europe aujourd’hui, différents pays reconnaissent l’importance du problème du transsexualisme en y consacrant une variété de moyens juridiques: la loi (la Suède, la République Fédérale d’Allemagne, l’Italie, les Pays-Bas, loi du 26 septembre 1984); l’intervention du juge (la Suisse et, en partie, le Luxembourg, la France, le Royaume-Uni); l’autorisation administrative (l’Autriche, le Danemark, la Norvège). Des réglementations analogues se retrouvent aux Etats-Unis, avec de multiples décisions des cours de justice, avec certaines lois d’Etats (Illinois, 1962; Arizona, 1968; Louisiane, 1968: Californie, 1977) et des règlements administratifs: au Canada (Alberta, Québec, Colombie britannique, 1973); en Afrique du Sud (Births, Marriages and Deaths Registration (Amendment I Act. 1974).
Il peut être utile de rappeler les lignes générales des réglementations les plus significatives et les problèmes les plus importants subsistant encore. Dans de nombreux cas, la distinction est clairement faite entre la possibilité de changer de prénom (largement admise) et la reconnaissance formelle du changement de sexe (soumis à des règles plus strictes). (-est le cas, par exemple, du Royaume-Uni où le changement de nom est extrêmement facile, exigeant une simple initiative de l’intéressé, dont les autorités publiques se contentent de prendre acte.
La loi allemande se fonde sur la nette distinction entre les deux aspects du problème, avec une kleine Lösung relative précisément au changement de sexe, et une grosse Lösung, concernant la véritable détermination de l’identité sexuelle. Aux yeux des lois suédoise, italienne et néerlandaise, au contraire, la distinction n’existe pas: l’accent est mis sur la rectification de l’attribution du sexe, dont le changement de prénom devient une simple conséquence.
Pour engager la procédure de rectification (certains ont parlé d’une véritable «action en réclamation de sexe»), diverses conditions peuvent être posées. Dans de nombreux cas, une période d’essai, appelée real lite test aux Etats-Unis, durant laquelle la personne doit vivre complètement son nouveau rôle sexuel (vêtements, épilation dans le cas d’un transsexualisme d’homme en femme, etc.). Ce délai peut varier de trois ans (prévus par la loi allemande, particulièrement rigoureuse, pour la kleine Lösung comme pour la grosse Lösung) à deux ans (Pays-Bas), à une période indéterminée, mais suffisante pour que la personne entrevoie ce que sera sa vie future dans ce rôle sexuel (Suède). La loi italienne, dans ce domaine comme dans d’autres, est très libérale et ne prévoit aucune période d’essai.
Une autre condition explicitement imposée par les lois allemande et suédoise prévoit que la procédure pour la rectification du sexe ne peut être engagée s’il s’agit de personnes mariées. Ce qui veut dire que les personnes doivent obtenir le divorce, ou du moins que le mariage doit être dissous, avant que la procédure ne soit engagée. En Italie une telle condition n’est pas prévue; en revanche, la loi prévoit que la rectification du sexe d’un des conjoints constitue une cause automatique de divorce, ce qui laisse entendre que la procédure peut être engagée par une personne mariée.
Ne peut demander la rectification du sexe qu’une personne ayant atteint la majorité. La loi allemande avait prévu un âge plus avancé (25 ans), correspondant à l’âge présumé pour la maturité du rôle sexuel, mais cette norme a été jugée inconstitutionnelle par le Bundesverfassungsgericht. En Suède la demande de reconnaissance peut être largement anticipée et peut être présentée par le tuteur du mineur ou par le mineur lui-même s’il n’est plus sous tutelle; au-delà de 12 ans (qui semble être l’âge minimum pour faire une demande), la personne doit donner son consentement.
En ce qui concerne les interventions chirurgicales, l’éventail de solutions va de l’illégalité (Luxembourg) – formelle – à la totale liberté individuelle (généralement accompagnée du remboursement des dépenses de la part des services médicaux: République Fédérale d’Allemagne, Suisse, Royaume-Uni). Dans d’autres cas l’intervention chirurgicale doit être précédée d’une autorisation administrative (Suède) ou judiciaire (Italie). Cependant, la loi italienne prévoit, dans les cas où l’intervention a été pratiquée sans autorisation, que l’accueil favorable de la demande ultérieure de rectification annule le délit.
Les précautions particulières parfois prévues, concernant les traitements (chirurgicaux, hormonaux), s’expliquent par les effets irréversibles que ces derniers peuvent entraîner. A ce propos, le système «en deux étapes» prévu par la loi allemande offre une solution intéressante, puisqu’il permet au transsexuel de s’en tenir à la phase du changement de prénom, sans avoir recours à ces solutions physiquement plus contraignantes, qui sont le point de départ pour la totale reconnaissance d’une identité sexuelle différente. En réalité, le changement de prénom exige une simple expertise, confiée séparément à deux spécialistes, dont il doit ressortir que «le requérant, selon toute probabilité, ne changera plus de sentiment vis-à-vis de son appartenance sexuelle». En outre, il est possible de demander l’annulation du jugement attribuant le nouveau prénom si le requérant «se sent appartenir à nouveau au sexe indiqué sur son acte de naissance».
Pour la grosse Lösung, au contraire, il est nécessaire de prouver qu’il y a bien eu «une opération chirurgicale de transformation de ses attributs sexuels extérieurs, grâce à laquelle on se rapproche très nettement du cadre morphologique de l’autre sexe». Dans d’autres systèmes, la vérification est seulement facultative et, par conséquent, peut être demandée par le juge (France et Italie) ou n’est absolument pas prévue par la loi (Suède).
Une expertise est cependant toujours nécessaire dans les cas où, aux termes explicites de la loi, seule une personne incapable de procréer peut bénéficier d’une reconnaissance de sa nouvelle identité sexuelle (Suède, Pays-Bas, République Fédérale d’Allemagne).
Naturellement, le difficile problème du pouvoir discrétionnaire de l’organe judiciaire ou administratif se pose, surtout dans les systèmes prévoyant une autorisation pour l’intervention chirurgicale. Face à un diagnostic certain de transsexualisme, peut-on refuser l’autorisation, comme cela s’est produit dans certains cas (en Italie par exemple)? A mon sens, la réponse est non, compte tenu de l’importance accordée au sexe psychologique par des systèmes qui en ont explicitement fait le fondement de la nouvelle identité sexuelle.
Les divers systèmes prévoient ensuite les procédures, plus ou moins automatiques, de changement de prénom comme conséquence de la constatation de la nouvelle identité sexuelle. Dans certains cas, des limites sont imposées à la divulgation de la précédente identité (Transsexuellengesetz, sections 5 et 15; loi italienne, article 5). Mais le problème de la sauvegarde de la vie privée du transsexuel est de caractère général. Par conséquent, les limites peuvent être déduites également des normes ou des principes relatifs à la sauvegarde de la vie privée: la Cour d’appel de Californie, pour le cas Diaz c. Oakland Tribune (1983), a estimé que la divulgation d’un événement sur l’identité sexuelle antérieure d’une personne n’avait aucune valeur d’information, et a condamné le responsable de cette divulgation au paiement de 525 000 dollars à titre de punitive damages et à 250 000 dollars à titre de compensatory damages, pour l’emotional distress causée au transsexuel.
6. Mais une fois acquise la nouvelle identité sexuelle, toute une série de problèmes peuvent apparaître ultérieurement, concernant le mariage antérieur ou successif au changement, les rapports avec les enfants, l’applicabilité de certaines lois, les discriminations dont le transsexuel peut se trouver victime.
Il a déjà été dit que certaines lois posaient comme condition à la reconnaissance de la nouvelle identité le fait de ne pas être marié et que, dans d’autres cas, cette reconnaissance pouvait être considérée comme une cause automatique d’annulation du mariage. En ce qui concerne les enfants nés avant cette reconnaissance, il est évident que rien ne change dans leur statut vis-à-vis du parent transsexuel (voir par exemple Transsexuellengesetz, section 11).
La question du mariage postérieur à la reconnaissance de la nouvelle identité est plus complexe. Dans la jurisprudence des pays n’ayant pas approuvé de loi dans ce domaine, on constate une tendance à pénaliser le mariage du transsexuel, en le déclarant nul en l’absence de diversité des sexes. Cette thèse, avancée lors du célèbre cas Corbett c. Corbett, est justement critiquée car «le rôle essentiel de la femme dans le mariage» et «les rapports hétérosexuels naturels» y sont interprétés de façon complètement arbitraire, puisque l’identité féminine, découlant du changement de sexe, exclut seulement la possibilité de procréer, ce qui ne peut être considéré comme un élément essentiel du mariage. Une autre question évidemment est celle de l’ignorance de la part d’un conjoint du changement de sexe de l’autre; dans ce cas, pour obtenir l’annulation du mariage, on peut appliquer les normes qui, dans tous les systèmes, régissent le problème de l’infidélité matrimoniale.
En général, on applique pour le transsexuel en possession de sa nouvelle identité les lois susmentionnées lorsqu’elles sont compatibles (voir par exemple la section 12 du Transsexuellengesetz). La question est particulièrement importante quand elle touche à l’emploi, et cela a fait l’objet de nombreuses décisions judiciaires, notamment au Royaume-Uni (voir en particulier E.A. White c. British Sugar Corporation, 1977; Regina c. Tan and Others, 1983) et aux Etats-Unis (notamment, Ulane c. Eastern Airlines, 1984). Sans analyser dans le détail la multitude de problèmes spécifiques qui ont déjà surgi dans ce domaine, on peut dire que le transsexuel a le droit de jouir de la même protection contre les discriminations que les personnes du sexe auquel il appartient à ce moment donné. Toute autre discrimination, liée au fait d’être transsexuel, doit être considérée comme illégitime.
Bibliographie juridique de base
Augstein, «Zum Transsexuellengesetz», Das Standesamt, 1981, p. 10 et suivantes.
Augstein, «Zwei Jahre Transsexuellengesetz», Das Standesamt, 1983, p. 339 et suivantes.
Bartole, «Transessualismo e diritti inviolabili dell’uomo», Giurisprudenza costituzionale, 1979, I, p. 1184 et suivantes.
D’Addino Serravalle-Perlingieri-Stanzione, Problemi giuridici del transessualismo, 1981.
David, «The Law and Transsexualism: A Faltering Response to a Conceptual Dilemma», 7, Connecticut Law Review, 1975, p. 228 et suivantes.
Diamant-Berger (éd.), Le transsexualisme. Droit et éthique médicale, I, 1984.
Dias Bravo, «Transexualidade, Tratamento Juridico», Revista do ministério publico, 1983, p. 149 et suivantes.
Dogliotti, «La Corte costituzionale riconosce il diritto alla identità sessuale», Giurisprudenza italiana, 1987, I, 1, p. 235 et suivantes.
Doucé (éd.), La question transsexuelle, 1986.
Eicher, Transsexualismus, Möglichkeiten und Grenzen der Geschlechtsumwandlung, 1984.
Eldbacher, «Die Transsexualitât im Zivil-und im Personenstandsrecht», Ôsterreichische Juristen Zeitung, 1981, p. 173 et suivantes.
Gobent, «Le transsexualisme, fin ou commencement», La Semaine juridique, 1988,1, p. 43 et suivantes.
Green-Money (eds.), Transsexualism and Sex Reassignment, 1969.
Green, «Spelling «Relief» for Transsexuals: Employment Discrimination and the Criteria of Sex», 4, Yale Law and Police Review, 1985, p. 125-140.
Groffier, «De certains aspects juridiques du transsexualisme dans le droit québecois», Travaux de l’Association Capitans, XXVI, 1975, p. 203 et suivantes.
Hondius, Tijdschriji voor privaatrecht, 1977, p. 62 et suivantes.
Honoré, Sex Law, 1978.
Hurley, «Constitutional Implications of Sex Change Operations: Mind or Matter», 5, Journal qf Legal Medicine, 1984, p. 633-664.
Kennedy, «Transsexualism and Single Sex Marriage», 2, Anglo-American Law Review, 1973, p. 112 et suivantes.
Koch, «Transsexualismus und Intersexualitât: rechtliche Aspeckte», Medizinrecht, 1986, 4, p. 172 et suivantes.
Kuiper (and others), «Transsexuality in the Netherlands. Some Medical and Legal Aspects», 4, Medical Law, 1985, p. 373 et suivantes.
Kuss, «Rapport présenté à l’Académie de médecine», Bulletin de l’Académie nationale de médecine, 1982, no 6, p. 819 et suivantes.
Linossier, «Le transsexualisme: esquisse pour un profil culturel et juridique», Recueil Dalloz, 1981, p. 139 et suivantes.
Loré-Martini, Aspetti é problemi medico-legali del transessualismo, 1986.
Money, Sex Errors and the Body, 1968.
Morton, «The Transsexual and the Law», New Law Journal, 1984, p. 621 et suivantes.
Pace, «Sex Identity and the Criminal Law», Criminal Law Review, 1983, p. 317-321.
Pannick, «Homosexuals, Transsexuals and the Sex Discrimination Act», Public Law, 1983, p. 279-302.
Patti-Will, Mutamenti di sesso e tutela delia persona, 1986.
Petit, «L’ambiguïté du droit face au syndrome transsexuel», Revue trimestrielle de droit civil, 1976, p. 263 et suivantes.
Pfafflin, «Fünf Jahre Transsexuellengesetz. Eine Zwischenbilanz», Das Standesamt, 1986, p. 199 et suivantes.
Schneider, Rechtsprobleme der Transsexualität, 1977.
Spengler, «Transsexualität – eine Krankheit im Sinne der RVO», Neue Juristische Wochenschrift, 1978, p. 1193 et suivantes.
Smith, «Transsexualism. Sex Reassignment, Surgery and the Law», 56, Cornell Law Review, 1971, p. 963 et suivantes.
Van der Reijt, Transsexualiteit, 1976.
Walz, «Transsexuals and the Law», 5, Journal of Contemporaiy Law, 1979, p. 181-214.