Imprimer
Autres documents liés

Projet de directive | Doc. 361 | 02 juillet 1955

Politique européenne commune lors des futures conférences Est-Ouest

Commission des questions politiques et de la démocratie

Rapporteur : M. François de MENTHON, France

Projet de directive 
			(1) 
			Voir 4e séance, 6 juillet 1955 (adoption du projet de
directive) et Directive 69.

L'Assemblée charge la commission des Affaires Générales de présenter, au cours du mois qui précédera l'ouverture de la seconde partie de la septième Session ordinaire, un projet de résolution définissant une politique européenne commune dans les négociations Est-Ouest.

Rapport introductif - présenté par M. de Menthon, rapporteur

I. CONSIDÉRATIONS GÉNÉRALES

1. La Conférence à Quatre au niveau des chefs de gouvernements s'ouvrira à Genève le 19 juillet, soit dans les deux semaines qui suivront le débat au sein de l'Assemblée Consultative à Strasbourg. Une grande responsabilité pèse donc sur notre Assemblée.

Certains, en dehors de l'Assemblée, ont contesté l'opportunité de tenir ce débat avant la Conférence de Genève. Nous rejetons cette manière de voir; l'opinion implique européenne, dont nous sommes les représentants qualifiés, doit être entendue à la veille de la conférence qui ne saurait être préparée seulement dans le secret des chancelleries. Rappelons- nous que notre débat de 1953 apporta une contribution non négligeable à la communauté de desseins des Occidentaux lors de la Conférence de Berlin, et que le Comité des Ministres remercia l'Assemblée de. l'aide et du soutien que ce débat avait apportés aux négociateurs.

2. Deux États membres du Conseil de l'Europe seront seuls présents à Genève. Certes, pour chacun des gouvernements occidentaux qui siégeront à Genève les méthodes de Yalta ou de Potsdam sont révolues, et il ne s'agit pour aucun d'eux de régler souverainement le sort d'États non représentés. De nombreuses consultations auront précédé la Conférence, notamment dans le cadre de l'O. T. A. N. Mais puisqu'il sera surtout question de l'Europe, le Conseil de l'Europe doit être considéré par les deux gouvernements des États membres qui siégeront à Genève comme l'organe qualifié pour parvenir à une politique commune des Etats européens membres du Conseil. Aussi importe-t-il tout particulièrement que l'opinion de tous les pays démocratiques de l'Europe occidentale puisse s'exprimer par leurs Représentants parlementaires à Strasbourg avant que les négociations ne s'engagent. Ainsi les délégations britannique et française à Genève pourront valablement agir comme les porte-parole de l'ensemble de l'Europe occidentale.

D'autre part, il est évident que les problèmes intéressant plus particulièrement tel ou tel État ne sauraient être réglés sans l'accord de ses représentants. C'est pourquoi la République Fédérale d'Allemagne, qui est la première intéressée au problème de la réunification allemande, a été étroitement associée à la préparation des négociations sur cette question.

3. L'Assemblée, parce qu'elle se propose d'aider et non de gêner les gouvernements responsables de la conduite des négociations, devra se limiter en juillet à des principes généraux. A la veille d'une négociation délicate, beaucoup de discrétion s'impose à une Assemblée parlementaire, et plus encore lorsque la négociation s'ouvre avec une puissance totalitaire qui n'a pas à se soucier des réactions d'une opinion publique. Cette discrétion est commandée également par la technique habituelle des représentants soviétiques dans les conférences internationales : soumettre au départ des propositions allant très au delà de leur objectif minimum, et si, ensuite, leurs adversaires cèdent du terrain, présenter encore de nouvelles demandes au lieu de s'engager vers des compromis réciproques.

4. On s'interroge sur les mobiles qui ont inspiré les récentes initiatives soviétiques.

Il paraît raisonnable de penser que les dirigeants actuels du Kremlin ont tiré la leçon de l'échec de la politique stalinienne après 1948; ils se sont rendu compte que cette politique a provoqué une alliance étroite des pays occidentaux et a renforcé progressivement leur force militaire et leur cohésion; ils en ont sans doute conclu qu'une politique dite « de détente » pourrait parvenir plus aisément à un affaiblissement de l'alliance politique occidentale, à une réduction de son effort militaire ainsi qu'à un renforcement de l'influence communiste en divers pays de l'Occident.

5. Rappelons que beaucoup d'informations semblent indiquer que des motifs économiques pourraient avoir joué leur rôle dans les récentes initiatives diplomatiques, soit que le gouvernement soviétique éprouve le besoin d'alléger l'effort militaire de la Russie pour parvenir à un relèvement indispensable du niveau de vie; soit que l'insuffisance des productions agricoles ou que les nécessités de l'industrie, tant en U. R. S. S. que dans les pays satellites ou en Chine, exigent un large recours au commerce international pour faire face aux plans économiques d'expansion.

6. Beaucoup font intervenir encore d'autres considérations. Mais quoi qu'il on soit, la politique occidentale a toujours recherché l'établissement d'une paix véritable et assurée. C'est pourquoi, après l'échec de plusieurs conférences, après le rejet d'innombrables propositions occidentales, nous sommes prêts, une fois de plus, à faire une tentative pour parvenir à un accord. Aucun effort n'est trop grand pour atteindre cet objectif. Nous savons qu'une guerre menée avec les armes atomiques actuellement disponibles entraînerait la destruction de toute vie civilisée sur notre planète. D'ailleurs, si la préoccupation du risque de guerre est fondamentale, elle est loin d'être la seule; l'organisation d'une paix véritable exige un règlement reconnu par tous des problèmes en suspens et le développement de relations normales entre toutes les nations; une paix véritable exige également que la force militaire respective des divers États ne soit pas la base des rapports internationaux.

7. Même si le but final do l'U. R. S. S. reste toujours l'établissement du communisme dans le monde entier, et si les moyens seuls varient, même si rien ne peut jamais nous garantir à l'égard de nouvelles volte-faces de la politique russe, les Occidentaux doivent entreprendre les nouvelles négociations avec prudence certes, mais avec la volonté et l'espoir d'une réussite. En effet, rien ne nous interdit d'espérer que le changement tactique de l'U. R. S. S. ne soit pas de longue durée. D'autre part, nous n'avons pas le droit, et aucune raison, d'estimer que l'Occident serait perdant dans une période de détente et de coexistence. L'Occident ne redoute aucunement les conséquences à court ou à long terme d'une coexistence pacifique, car il a pleine confiance dans le succès des valeurs démocratiques.

8. Avant d'aborder le problème de la réunification allemande, il importe de souligner que l'Assemblée Consultative tout entière considère comme parfaitement naturel que ce problème soit au premier rang des préoccupations de tous les Représentants allemands. Les Représentants des autres pays membres du Conseil de l'Europe partagent entièrement cette préoccupation et ils savent que ce désir allemand de réunification n'implique aucune volonté « d'abandonner ses amis », mais reflète une attitude qui serait également celle des autres Représentants si leur pays était divisé de la même façon.

Le désir de réunification s'accentuera nécessairement en Allemagne occidentale. L'unité du monde libre exige que le problème soit franchement discuté dès à présent entre les partenaires occidentaux, en vue de parvenir à une position commune.

9. Il n'existe pas d'opposition réelle entre l'intérêt général de la sécurité du monde occidental et l'intérêt que présente la réunification pour le peuple allemand. En effet, si la réunification de l'Allemagne devait être obtenue à des conditions telles que non seulement l'Allemagne ainsi réunifiée, mais aussi l'Europe occidentale tout entière, se trouvent rapidement soviétisées, le terme « réunification » n'aurait plus évidemment aucun sens pour les hommes libres. Le problème n'est pas d'accepter ce faux dilemme entre la sécurité de tous, y compris l'Allemagne, et la réunification allemande, mais bien de trouver une solution qui garantisse l'une et l'autre en observant l'ordre de priorité qui convient.

10. Il ne serait pas réaliste de croire que toutes les questions qui séparent le monde communiste du monde libre peuvent être résolues d'un trait au moyen d'un seul accord d'ensemble.

Cependant, on en conclut tantôt qu'il convient do procéder de façon pragmatique en abordant les problèmes un à un, tantôt qu'il importe de poser d'abord des principes généraux ou tout au moins d'établir un cadre général des pourparlers avant d'entrer plus avant clans des négociations dont les unes seront parallèles, les autres successives.

La première méthode comporterait des dangers si les problèmes qui seront immédiatement abordés n'étaient pas considérés clans le cadre de la situation mondiale. La paix reste indivisible et l'Occident doit donc nécessairement rechercher un règlement mondial. Ce règlement mondial ne saurait se concevoir pour l'Occident en dehors du respect de certains principes fondamentaux, notamment de libre décision pour tous les peuples de leur politique intérieure et extérieure. 11 est indispensable que l'opinion publique en soit éclairée; sinon elle ne comprendrait pas les réserves que pourraient appeler des accords partiels qui, isolés par exemple de l'avenir des pays satellites, apparaîtraient en eux-mêmes acceptables. Aussi le règlement de chaque problème particulier, notamment celui de la réunification de l'Allemagne ou celui de l'unité européenne, ne saurait être examiné que dans le cadre des problèmes qui leur sont connexes.

D'ailleurs il est peu probable que nous connaissions, avant l'ouverture de la conférence, ce que l'Union Soviétique est disposée à proposer ou à accepter. Même ensuite, avant que la véritable position soviétique n'apparaisse clairement, plusieurs semaines ou plusieurs mois pourraient s'écouler, ainsi qu'il en a été dans les négociations à Londres sur le désarmement.

L'attitude souhaitable de la part, des représentants occidentaux à l'ouverture de la conférence serait de rappeler et d'expliciter les conditions générales et les conséquences d'une détente mondiale, afin que soit franchement démontrée là volonté de nos peuples de parvenir à un règlement pacifique aussi complet que possible, permettant une féconde collaboration internationale, et afin que soient ainsi nettement formulés les objectifs permanents de la politique occidentale. Il est bien évident qu'ensuite les questions ne pourraient être examinées qu'une à une, dans l'esprit général ci-dessus indiqué.

11. Nous ne pensons pas utile d'insister sur certains aspects, exigences ou conséquences d'une détente internationale complète et d'une véritable coexistence pacifique. Nous visons notamment le développement de la coopération économique et du commerce international, la multiplication des contacts humains et des relations culturelles sans discrimination, la mise en oeuvre à l'échelle des besoins d'un plan d'assistance technique et économique aux pays insuffisamment développés, la coopération pour l'utilisation pacifique de l'énergie atomique, la réforme politique de l'O. N. U. Nous croyons en effet que, quelle que soit l'importance primordiale de ces problèmes pour l'organisation de la paix et l'avenir du monde, il sera impossible de les aborder efficacement sur le plan des relations Est-Ouest avant que certaines conditions préalables ne soient remplies : une collaboration internationale sincère, soit économique, soit politique, soit culturelle, ne peut se développer qu'entre des nations estimant leur sécurité et leur indépendance assurées et ayant éliminé entre elles les désaccords les plus aigus avec les causes les plus graves de conflit. Les avantages de la paix ne peuvent être obtenus qu'après la conclusion de celle-ci

II. LES OBJECTIFS OCCIDENTAUX A LA CONFÉRENCE

12. Le but de la politique occidentale est de permettre la constitution d'une Europe libre et unie dans laquelle l'Allemagne aurait retrouvé son unité, dans un monde où la paix aurait été assurée.

Si un ordre de priorité devait être établi en logique, nous dirions que la sécurité est la condition première, que les garanties réciproques de sécurité permettront ensuite l'unification de l'Allemagne et la constitution d'une Europe libre et unie, mais les trois problèmes sont liés trop étroitement pour que dans la réalité un classement de ce genre puisse être établi. Il serait plus conforme aux faits d'admettre que le règlement de ces trois problèmes ne pourra avoir lieu que simultanément et parallèlement.

Sécurité

13. Il s'agit de rappeler au départ les conditions fondamentales d'une détente générale, môme si celle-ci paraît difficile dans l'immédiat puisque nous partons d'une situation de fait résultant de longues années d'expansion soviétique suivies de longues années de guerre froide.

14. La sécurité en Europe ne peut être assurée aussi longtemps que des troupes soviétiques restent au milieu de l'Europe. La politique russe d'armement et de soviétisation forcée de l'Europe centrale et orientale a rendu nécessaires la création et le renforcement du Pacte Atlantique. Celui-ci a toujours eu seulement un but défensif et pacifique.

Pour conserver au moins l'équilibre de forces encore précaire actuellement atteint, toute modification de la position des puissances de l'O. T. A. N. exigerait une modification strictement comparable des positions soviétiques. Il serait par exemple impensable que les troupes soviétiques se retirent de 250 kilomètres et les troupes américaines de 4.500 kilomètres. C'est-à-dire qu'il ne saurait être question d'un retrait des troupes américaines en Amérique et des troupes britanniques en Grande Bretagne, à moins que toutes les troupes, tout le personnel technique, etc., des Soviets se retirent derrière les frontières actuelles de l'U. R. S. S. L'évacuation partielle des pays satellites ne saurait pas suffire non plus. Par exemple, une Pologne évacuée par l'armée rouge (mais non par le maréchal Rokossovsky et ses compagnons placés aux postes clés), libérée des dispositions de l'alliance russo-polonaise (mais non de la mainmise complète de l'U. R. S. S.) serait une dérision. L'U. R. S. S. insiste sur la suppression des bases militaires en territoire étranger. Il faudrait savoir ce qu'elle entend exactement par là pour son propre compte.

15. La sécurité et l'indépendance réciproques présentent aujourd'hui deux aspects, l'un classique qui est la sécurité militaire proprement dite, c'est-à-dire à l'égard d'une agression éventuelle sur les frontières, l'autre plus nouveau, lié aux apparences ou aux fondements idéologiques de la tension internationale provoquée par l'U. R. S. S. communiste. La sécurité réciproque doit comporter aujourd'hui une garantie contre toute ingérence directe ou indirecte dans les affaires intérieures des autres pays. L'U. R. S. S. parle de non-ingérence dans les pays étrangers. Il serait utile de savoir ce qu'elle entend par là, et quelles sont ses propositions à cet égard, notamment en ce qui concerne les pays satellites.

16. Il serait impossible d'établir une sécurité véritable quelle qu'elle soit sur une échelle européenne seulement. L'Occident ne pourrait risquer aucune modification de ses dispositions défensives actuelles en Europe sans que les attestations les plus sérieuses de la volonté de paix de l'U. R. S. S. soient apportées en' même temps sur le plan mondial. Si l'U. R. S. S. réclame des preuves de la bonne volonté de l'Occident, l'Occident a le droit d'exiger autant de l'U. R. S. S. Le seul domaine où l'U. R. S. S. pourrait démontrer une preuve décisive de sa volonté de ne jamais' recourir à une guerre d'agression est celui du désarmement général. La thèse selon laquelle le désarmement doit suivre la détente a pour contrepartie que le désarmement doit nécessairement faire partie de cette détente. Cependant, poser comme condition préalable à un règlement des problèmes européens une solution totale du problème du désarmement, serait de toute évidence vouer la conférence prochaine à un échec. Mais un pas décisif doit au moins être franchi. On a fait souvent état, et avec raison, des dispositions plus favorables montrées par l'U. R. S. S. dans les dernières négociations à Londres de la sous-commission du désarmement. Cependant, tant que le contrôle des armements n'est pas effectivement assuré et tant que la règle de l'unanimité est maintenue pour la constatation des violations qui peuvent intervenir, c'est un leurre de parler d'un véritable contrôle des armements et d'une modification valable de la position soviétique à ce sujet. Mais un pas décisif doit au moins être franchi. L'Occident doit donc exiger que l'Union Soviétique accepte :

la liberté pour les inspecteurs du désarmement de ne pas s'en tenir aux seuls « objets de contrôle »;
que l'autorité du contrôle prenne ses décisions à la majorité des deux tiers.

Un accord de principe obtenu sur ces deux points pourrait être la base d'un pacte de désarmement général et progressif, prévoyant une inspection et un contrôle efficace, que l'Occident pourrait appliquer loyalement sans crainte qu'il soit violé clandestinement par l'autre partie.

17. C'est seulement, dans le cas où les quatre puissances parviendraient à Genève ou ultérieurement à se donner les garanties réciproques de sécurité ci-dessus énumérées que l'Occident pourrait alors envisager de ne mettre en couvre le réarmement de l'Allemagne occidentale que clans le cadre d'un pacte européen de sécurité générale, qui avec les adaptations nécessaires étendraient les principes de limitation des armements et de contrôle réciproques établis par l'U. E. O. à un territoire beaucoup plus vaste. Cette situation, qui ne comporterait aucune discrimination à l'égard de l'Allemagne, serait naturellement liée à la réduction progressive de toutes les forces armées, sous l'autorité d'un organe international de contrôle.

L'unité allemande

18. La nécessité du rétablissement de l'unité allemande n'est pas contestée. Nous devons donc rechercher des moyens réalistes pour y parvenir.

19. L'Union Soviétique n'a pas voulu sacrifier à des avantages futurs incertains les réalités qu'elle détient actuellement : bases stratégiques et politiques que représente la possession de la zone orientale, ses ressources minérales notamment en uranium, l'investissement non seulement matériel mais idéologique que représentent dix années d'efforts intensifs pour communiser le pays. Elle s'y est montrée d'autant moins disposée que le 17 juin 1953 ne lui a guère laissé d'illusions sur les résultats d'élections libres dans une Allemagne unifiée.

20. Du côté des Occidentaux, des voix se sont élevées pour demander pourquoi échanger cinquante millions d'Allemands libres, dont la fidélité à l'Occident est certaine et qui ont reconstitué une puissance économique en plein essor dans un Etat fort, contre soixante-huit millions dont l'orientation internationale selon certains pourrait être plus nuancée, l'équilibre économique plus difficile, la stabilité politique moins assurée? Le risque vaut-il la peine d'être couru? Comment, à plus forte raison, renoncer sans aucune contre-partie valable et aux richesses scientifiques et économiques de l'Allemagne occidentale, et à l'espace aérien et terrestre indispensables à la défense du continent? Comment plus encore renoncer à la participation de l'Allemagne à la constitution d'une Europe unie qui ne peut évidemment exister sans elle?

21. Pour avoir une chance de succès, tout projet de règlement du problème allemand ne doit pas viser à modifier radicalement les rapports de force entre l'Ouest et l'Est.

22. Mais il est également vrai que la neutralisation de l'Allemagne est impensable pour l'Occident, y compris pour la grande majorité de l'opinion publique allemande. Les raisons en sont multiples, mais la plus importante a été résumée par M. Robert Schuman dans une phrase lapidaire :

« La neutralisation de l'Allemagne serait la neutralisation de l'Europe. »

Cependant, aucun mot n'a prêté autant à confusion que celui de « neutralisation ». La neutralisation d'un territoire ou d'un État ou d'un groupe de pays ou d'un continent, signifie que celui-ci est « neutralisé » par une décision qui lui est imposée par d'autres; cette neutralisation est totale si elle interdit l'adhésion à tout accord bilatéral ou multilatéral de quelque nature que ce soit; elle peut aussi n'être que partielle en visant par exemple seulement des accords, militaires; la contre-partie de celle-ci réside nécessairement dans une garantie collective des États qui imposent sa neutralisation, garantie double exigeant et l'engagement de ne pas utiliser à des fins militaires le territoire en question et une assurance d'intervention militaire si ce territoire était violé par d'autres.

Il ne paraît guère discutable qu'une « neutralisation » totale imposée à l'Allemagne, sans qu'aucun changement ne se produise à l'Est de celle-ci, entraînerait par une réaction en chaîne une « neutralisation » totale elle aussi des autres nations de l'Europe continentale faisant actuellement partie du Pacte Atlantique. Et dans l'état de choses actuel même si cette neutralisation de l'Allemagne n'était que militaire, elle conduirait presque inévitablement en fait à une neutralisation totale. La neutralisation militaire de l'Allemagne rendrait les territoires des autres pays de l'Europe continentale militairement indéfendables, et les conduirait ainsi nécessairement vers une neutralisation totale.

La « neutralisation » de l'Europe dans cette perspective est évidemment inconcevable pour des raisons à la fois de sécurité militaire et d'indépendance politique. Elle serait véritablement la fin de l'Europe. Elle signifierait pour l'Occident tout entier une défaite d'une portée immense et sans doute définitive. Elle donnerait à la Russie « les avantages de la guerre sans la guerre ».

23. L'Occident ne saurait donc admettre une neutralisation, même militaire seulement imposée à l'Allemagne comme condition de sa réunification. Mais il n'est pas question non plus de poser comme condition préalable à la réunification de l'Allemagne son appartenance ultérieure au Pacte Atlantique ou à d'autres engagements internationaux conclus par la République Fédérale d'Allemagne. Après des élections libres, l'Allemagne réunifiée décidera en toute liberté de sa politique étrangère et de sa participation à tel ou tel organisme européen.

Cependant il peut être concevable que les Etats intéressés n'admettent à l'avance qu'un réarmement limité et contrôlé de l'Allemagne unifiée, analogue à celui décidé clans le cadre de l'U. E. O., et s'insérant éventuellement dans un pacte de sécurité collective européenne. De toutes manières, un accord de ce genre ne devrait comporter aucune discrimination à l'encontre de l'Allemagne unifiée, les principes admis par celle-ci, de limitation, de contrôle de garantie, devant être prévus comme s'étendant à toutes les nations européennes.

24. Le problème des frontières orientales de l'Allemagne ne saurait être passé sous silence. Cependant, le règlement de ce problème ne pourra avoir lieu que dans le cadre d'un traité de paix. Rappelons que la République Fédérale d'Allemagne a déjà pris l'engagement, dans les Accords de Paris, de ne pas recourir à la force pour modifier la situation de fait actuelle.

Unité européenne

25. Le rapport présenté par Mlle Klompé sur l'intégration européenne (Doc. 362) rappelle les raisons diverses qui militent en faveur de l'unité européenne. Nous voulons la création d'une Europe unifiée quelle que soit l'évolution des rapports mondiaux et indépendamment de toute considération relative à la tension ou à la détente entre l'Est et l'Ouest.

Dans le présent rapport consacré aux négociations Est-Ouest nous devons souligner d'une part que la réalisation de l'unité européenne est une exigence première des nations groupées au sein du Conseil de l'Europe, d'autre part que cette oeuvre est une contribution fondamentale à la paix internationale.

26. Réaliser l'unité européenne est un droit strict et au surplus une nécessité absolue pour nos diverses nations; cependant, l'U. R. S. S. l'a toujours dénoncé comme une entreprise hostile, et l'a combattu par les moyens dont elle pouvait disposer. Son attitude peut-elle s'expliquer par d'autres motifs que celui d'empêcher le renforcement de la stabilité intérieure européenne, l'amélioration des conditions économiques, le relèvement des niveaux de vie, ainsi que l'élimination des sources de conflit entre pays européens? Un changement d'attitude de l'U. R. S. S. à l'égard de l'unité européenne serait une preuve valable d'une volonté réelle de sa part de prendre sérieusement en considération les droits et les intérêts de nos nations groupées dans le Conseil de l'Europe.

27. Comme le rappelait dans son paragraphe 2 la Résolution 44 votée par l'Assemblée le 26 septembre 1953, « l'oeuvre d'unification de l'ensemble européen... constitue en elle-même un facteur primordial de l'établissement d'une paix durable ». Nous pensons inutile de développer à nouveau longuement cette affirmation.

(i) L'unité européenne est un élément irremplaçable de paix par la création d'une zone à l'intérieur de laquelle des conflits armés ou même des tensions aiguës menaçant la paix du monde deviendraient de moins en moins concevables, à mesure que progressera la solidarité étroite des peuples et que s'imposeront des institutions disposant de pouvoirs réels; l'histoire récente nous rappelle que l'Europe a été le point de départ des deux guerres mondiales dont la dernière a laissé en suspens des questions irritantes non réglées encore par un traité; il ne saurait donc être indifférent pour l'établissement d'une paix durable que l'Europe devienne une zone de paix après avoir été longtemps une zone de guerre. Ne peuvent être hostiles à cette construction pacifique que ceux qui songeraient à ressusciter d'anciens antagonismes pour en user à leur profit.

(ii) L'Europe unifiée ne pourra être animée que d'une volonté totale de paix. Sa position militaire comme sa situation géographique, sans parler de son expérience récente, ne peuvent que l'orienter vers la consolidation de la paix, en lui faisant redouter toute imprudence, toute excitation ou toute aventure qui risquerait de provoquer un conflit armé. L'unification de l'Europe en lui rendant la place éminente qui était la sienne clans la politique mondiale, et notamment dans une organisation régionale de sécurité comme l'O. T. A. N., pourra contribuer considérablement à une évolution pacifique des rapports internationaux. A ce point do vue encore, il n'existe pas pour l'U. R. S. S., si elle veut vraiment la consolidation de la paix, une meilleure garantie que la constitution d'une Europe unifiée.

28. L'Europe ne s'arrête pas aux frontières actuelles de la liberté et la coupure de notre continent en deux blocs est l'une des causes les plus graves de l'insécurité et de la tension internationale. L'Occident ne peut accepter comme définitif aucun règlement qui consacrerait la suppression de leur indépendance nationale et de leur liberté politique pour un grand nombre de peuples de l'Europe centrale et orientale.

Chaque pays doit décider souverainement de son régime politique et de sa structure sociale. Ce choix exige des élections libres, un gouvernement indépendant et la non-ingérence des États étrangers.

Si l'on conçoit que dans le cadre d'une sécurité collective européenne on soit prêt à tenir compte de ce que l'U. R. S. S. peut considérer au point de vue militaire comme une exigence de sa sécurité, tout Etat européen qui le désire devrait du moins pouvoir appartenir aux organisations européennes de caractère politique et économique. C'est ainsi que les pays de l'Europe centrale ou orientale devraient avoir la possibilité de devenir membres du Conseil de l'Europe, s'ils en remplissent les conditions. L'unité de l'Europe comporte en effet des exigences auxquelles nous ne saurions renoncer.

29. L'établissement d'une sécurité réelle, la réunification de l'Allemagne par des élections libres, l'édification d'une Europe unie, selon les conditions qui viennent d'être énumérées, nous paraissent constituer les trois principes fondamentaux d'une politique commune des pays du Conseil de l'Europe, à la veille de l'ouverture de négociations générales avec l'U. R. S. S.

Il ne nous appartient pas d'anticiper sur le déroulement de la Conférence pour nous demander quelle attitude devraient adopter les négociateurs devant tel refus ou devant telle proposition soviétique. Disons seulement que s'il s'avérait nécessaire d'accepter ou des compromis ou des étapes dans le rétablissement de rapports normaux entre l'Est et l'Ouest, tout accommodement qui risquerait de compromettre la sécurité relative durement acquise par l'Occident ou qui conduirait à l'abandon d'un principe essentiel, nous paraîtrait aller à l'encontre du but poursuivi.