1. Les droits
de l’homme : une simple option pour le beau temps ?
1.1. Le 11 septembre
2001
1. Les tragédies qui ont eu lieu le 11 septembre 2001
marquent incontestablement le début d’un nouveau et important chapitre
de l’interminable et dramatique histoire du terrorisme. Une histoire
marquée par le recours à la violence indiscriminée, déclenchée pour
créer un climat d’insécurité et de terreur dans le dessein de s’attaquer
au système politique et social en place. Des actions spectaculaires
et très meurtrières atteignent pour la première fois des cibles
hautement symboliques au cœur même des Etats-Unis d’Amérique, l’Etat
le plus puissant du monde. L’Europe, quant à elle, a déjà une longue
et douloureuse expérience en matière de terrorisme, avec de nombreuses
victimes et des actions de grande envergure notamment en Italie
, en Allemagne,
en Espagne, au Royaume-Uni, en France et, plus récemment, en Russie.
2. Si les Etats du Vieux Continent ont fait face à ces menaces
en se fondant essentiellement sur les institutions et l’ordre juridique
en place
, les Etats-Unis semblent
avoir fait un choix fondamentalement différent : estimant que ni
les instruments classiques de la justice, ni ceux qui sont prévus
par le droit de la guerre n’étaient à même de contrer efficacement
les formes nouvelles du terrorisme international, ils ont décidé de
recourir à de nouveaux concepts juridiques. Ces derniers se fondent,
notamment, sur un
Décret militaire relatif
à la détention, le traitement et le jugement de certains citoyens
non américains dans la lutte contre le terrorisme signé
par le Président Bush le 13 novembre 2001
. Il est ainsi significatif
de relever, qu’à ce jour, une seule personne a été appelée à répondre
devant la justice pour les attentats du 11 septembre : une personne,
qui, ce jour-là, était par ailleurs déjà en prison, à la disposition
de la justice depuis plusieurs mois
. Des centaines d’autres personnes
sont par contre toujours privées de liberté, sous autorité américaine
mais en dehors du territoire national, dans un cadre normatif incertain,
en tout cas irrémédiablement contraire aux principes envisagés par
tous les instruments de droit international en matière de respect
des droits fondamentaux, y compris par le droit interne des Etats-Unis
(ce qui explique l’existence de ces centres de détention au-dehors
du pays). La philosophie de l’administration en place semble avoir
été bien résumée par ce titre :
No Trials
for Key Players : Government prefers to interrogate bigger fish
in terrorism cases rather than charge them .
3. Cette conception juridique est totalement étrangère à la tradition
et à la sensibilité européennes et est manifestement contraire à
la Convention européenne des Droits de l’Homme ainsi qu’à la Déclaration universelle
des droits de l’homme. L’ancien adage de Cicéron,
inter arma silent leges, semble
avoir gangrené même des organismes internationaux, pourtant censés
assurer la primauté du droit et l’équité de la justice. Il est franchement
inquiétant de devoir constater que le Conseil de Sécurité de l’ONU
sacrifie les principes essentiels en matière de droits fondamentaux
au nom de la lutte contre le terrorisme. L’établissement de listes, dites
noires, de personnes et de sociétés
soupçonnées d’entretenir des rapports avec des organisations considérées
terroristes, ainsi que l’application des sanctions qui en découlent
violent manifestement tous les principes du droit fondamental à
un procès équitable : aucune accusation précise, pas de droit d’être
entendu, inexistence du droit de recours, aucune procédure prévue
de radiation de la liste
.
1.2. Guantanamo Bay
4. A Guantanamo Bay, sur l’île de Cuba, quelques centaines
de personnes sont détenues sans bénéficier d’aucune des garanties
prévues par la procédure pénale d’un Etat fondé sur le principe
de la primauté du droit ou par les Conventions de Genève en matière
de droit de la guerre. Ces personnes ont été arrêtées en des circonstances
inconnues, remises par des autorités étrangères en dehors de toute
procédure d’extradition ou enlevées illégalement par des services
spéciaux dans différents pays. Elles sont considérées comme des
ennemis combattants, selon une nouvelle
définition introduite par l’Administration américaine
.
5. L’Assemblée Parlementaire du Conseil de l’Europe (APCE) a
vivement condamné cet état des choses : elle a adopté à l'unanimité
le 26 avril 2005 la
Résolution
1433 (2005) ainsi que la
Recommandation 1699 (2005), dans
lesquelles elle demande instamment au gouvernement des Etats-Unis
de mettre fin à cette situation et de veiller aux principes de l’Etat
de droit et des droits de l’homme. Elle constate, par ailleurs,
que
les Etats-Unis ont fait usage de la
pratique illégale de la détention secrète. Dans sa réponse
du 17 juin 2005 (
Doc. 10585),
le Comité de Ministres exprime
son soutien
total à toutes ces initiatives et à tous les efforts visant à ce que
les personnes détenues à Guantánamo Bay soient libérées dans les
plus brefs délais ou traduites devant un tribunal indépendant et
impartial pour y être équitablement jugées. Il invite instamment
le Gouvernement des Etats-Unis à faire en sorte que les droits de
tous les détenus soient garantis et que le principe de la prééminence
du droit soit pleinement respecté. Il exprime pour sa part la détermination
de tous les Etats membres à assurer pleinement le respect des droits
des personnes libérées qui relèvent désormais de leur juridiction.
Le Comité des Ministres a adressé un message en ces termes au Gouvernement
des Etats-Unis d’Amérique
.
À notre connaissance, aucune réponse n’est parvenue.
6. Le Comité contre la Torture de l’ONU s’est également prononcé
encore tout récemment pour la fermeture du centre de détention de
Guantanamo, déplorant son caractère secret ainsi que le fait qu’il
ne soit pas accessible au CICR
.
1.3. Des prisons secrètes
de la CIA en Europe ?
7. Telle est la nouvelle diffusée au début du mois de
novembre 2005 par l’ONG américaine Human Rights Watch (HRW), par
le Washington Post ainsi que par la chaîne ABC. Alors que le Washington
Post ne mentionne pas expressément les pays qui abritent ou auraient
abrité de tels centres de détention, se référant génériquement à
l’Europe de l’Est, le rapport de HRW indique qu’il s’agit de la
Pologne et de la Roumanie. Le 5 décembre 2005, ABC rapporte à son
tour l’existence de centres de détention secrets en Pologne et en Roumanie,
lesquels auraient été fermés suite aux révélations du Washington
Post. Selon ABC, 11 suspects détenus dans ces centres auraient alors
été transférés dans des infrastructures de la CIA en Afrique du
Nord. Ces suspects auraient été soumis aux techniques d’interrogatoire
les plus dures (dites « techniques renforcées
d’interrogatoire »).
8. Il est intéressant de relever que cette dépêche d’ABC, confirmant
l’utilisation de camps de détention secrets en Pologne et en Roumanie
par la CIA, n’a été disponible sur Internet qu’un très court laps
de temps, avant d’être retirée suite à l’intervention des avocats
des propriétaires de la chaîne. Le Washington Post admettra par
la suite avoir disposé des mêmes informations, mais avoir renoncé
à indiquer expressément la Pologne et la Roumanie suite à un accord
passé avec le Gouvernement. Il est ainsi établi qu’il y a eu d’importantes
pressions pour qu’on ne cite pas expressément ces pays. On ne connaît
pas quels ont été les arguments qui ont convaincu les organes d’information.
Bornons nous à constater qu’il s’agit indiscutablement de faits
troublants qui mettent en question les principes de la liberté et
de l’indépendance de la presse. Dans ce contexte, il n’est pas sans
intérêt de mentionner que, juste avant la publication des révélations
de la journaliste Dana Priest au début du mois de novembre 2005,
l’éditeur du Washington Post aurait été invité à une audience à
la Maison Blanche avec le Président Bush
.
1.4. La réaction du
Conseil de l’Europe
9. La réaction a été immédiate. Le Président de l’APCE
a tout de suite assumé une position très ferme et a invité la Commission
des questions juridiques et des droits de l’homme à se saisir sans
tarder de l’affaire. C’est ce qu’elle a fait dès sa séance du 7
novembre 2005. Le Secrétaire Général du Conseil a, quant à lui,
mis en œuvre la procédure prévue à l’article 52 de la Convention
européenne des Droits de l'Homme (CEDH). La Commission des questions
juridiques et des droits de l’homme a, d’autre part, donné mandat
à la Commission de Venise d’établir un avis sur les obligations
et la responsabilité des Etats membres du Conseil de l’Europe concernant
les lieux de détention secrets et le transport interétatique de
prisonniers. Une collaboration s’est également établie avec le Commissaire
aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe.
10. La Commission de l’Union Européenne, par le biais de son Vice
Président Franco Frattini, a exprimé son plein soutien à l’initiative
du Conseil de l’Europe. Le soutien de la Commission de l’UE s’est
révélé précieux pour l’obtention des informations nécessaires de
la part d’Eurocontrol ainsi que du Centre Satellitaire de l’UE. La
référence à des pays européens nommément indiqués a subitement provoqué
un très grand intérêt médiatique. Ces faits – détentions secrètes
et
renditions – avaient pourtant
été dénoncés depuis un certain temps déjà, soit par l’APCE même,
notamment avec la résolution et la recommandation concernant Guantanamo
Bay, ci-dessus citées – textes qu’on ne saurait assez conseiller
de relire - soit par des rapports très précis établis par des ONG,
des professeurs d’université et des journalistes connus pour leur
travail très sérieux
. Ces
révélations avaient été accueillies avec une étrange indifférence
aussi bien par les médias que par les gouvernements et les milieux
politiques en général.
1.5. Le Parlement Européen
11. Les députés du Parlement Européen se sont également
inquiétés face au nombre croissant d’indices indiquant que des pays,
ou du moins des infrastructures, et le territoire européens, avaient
été le théâtre de violations systématiques des droits de l’homme.
Au début de 2006 a été ainsi instituée une Commission temporaire
composée de 46 membres chargée d’enquêter sur les allégations au
sujet de l’existence de prisons de la CIA en Europe où des personnes
soupçonnées de terrorisme auraient été détenues et torturées
.
12. Dans ma précédente note d’information, j’avais salué cette
initiative, estimant qu’elle s’inscrivait tout à fait dans la volonté
du Conseil de l’Europe de rechercher la vérité. La coopération avec
la Commission temporaire s’est révélée excellente, aussi bien au
niveau des secrétariats respectifs qu’avec le président Carlos Miguel
Coelho et le rapporteur Claudio Fava. J’ai eu l’occasion de m’adresser
aux membres de la Commission du Parlement Européen au cours d’une
audition publique.
13. Le 24 avril 2006 la Commission temporaire a présenté un projet
de rapport intérimaire qui confirme les indices d’actes illégaux
commis par la CIA en Europe. Ces premiers résultats confirment largement
les premières constatations que nous avons consignées dans notre
note d’information du 24 janvier 2006. Le rapporteur Claudio Fava,
en présentant le rapport intérimaire, a fait état de
plus de mille vols affrétés par la CIA (qui)
ont transité par l’Europe, souvent pour y opérer
des « restitutions extraordinaires » . Lors d’une conférence de presse, M. Fava,
a précisé que, conformément à des informations qui lui avaient été
confiées par un agent des services américains,
30 à 50 personnes auraient été enlevées par
la CIA en Europe et que
la
CIA n’aurait pas pu procéder à ces enlèvements sans l’accord des
Etats européens . La Commission temporaire
conclut à la poursuite des travaux
.
1.6. Rapporteur ou enquêteur ?
14. Le rapporteur a souvent été considéré comme un enquêteur, voire un enquêteur spécial. Il n’est dès
lors pas inutile de rappeler que le rapporteur n’a joui et ne jouit
d’aucun pouvoir particulier d’enquête, notamment d’aucune faculté
de recourir à des moyens coercitifs ou d’exiger l’édition de documents
particuliers. Le rapporteur a ainsi procédé surtout à un travail
d’analyse et de contacts. Il a soumis une série de questions aux gouvernements
par le biais des délégations parlementaires nationales, invitant
aussi ces dernières à porter le débat sur le plan national. Plusieurs
actes parlementaires ont été ainsi présentés dans de nombreux Etats
pour obtenir ou exiger des informations des différents gouvernements.
Dans quelques pays des commissions parlementaires d’enquête ont
été spécialement créées. Le travail de quelques ONG s’est révélé
très précieux, souvent même plus complet et plus fiable que les
informations fournies par les gouvernements. Une contribution importante
a été également donnée par de nombreux journalistes qui ont enquêté
sur le terrain, souvent des mois durant. Le rapporteur a pu également
bénéficier d’informations qui ne lui ont été confiées qu’avec l’assurance
de confidentialité et de la protection des sources. Les éléments
ainsi reçus ne peuvent évidemment pas être présentés comme des preuves ;
ils ont cependant permis d’orienter les recherches dans certaines
directions plus précises et ils m’autorisent à affirmer avec certitude
que la recherche de la vérité au sujet de ce qui s’est vraiment
passé en Europe avec des personnes suspectées de terrorisme ne s’épuisera certainement
pas avec le présent rapport.
15. Pour ce travail, le rapporteur a pu compter sur le très grand
engagement du chef ainsi que d’un collaborateur du secrétariat de
la Commission – déjà bien absorbés par les nombreuses autres tâches
liées au fonctionnement de la commission et à la rédaction de plusieurs
autres rapports – ainsi que d’un autre jeune collaborateur qui a
pu finalement être temporairement détaché expressément à cette recherche
(et qui s’est révélé très précieux). Je ne peux que leur exprimer
toute ma gratitude pour la remarquable compétence dont ils ont fait
preuve ainsi que pour leur extraordinaire disponibilité.
16. J’ai été désigné formellement comme rapporteur le 13 décembre
2005. Les instances du Conseil ont estimé que le rapport devait
être présenté dans les plus brefs délais. Cette rapidité, en considération
surtout de l’ampleur et de la complexité du sujet, ainsi que des
moyens extrêmement modestes à disposition, ne permet certainement
pas de présenter un compte-rendu complet des différents aspects
de ce qui s’est réellement passé. D’autre part, on est encore bien
loin de connaître tous les détails des « restitutions extraordinaires
» et des conditions dans lesquelles les personnes enlevées ont été
détenues et interrogées en Europe. Il est ainsi fort probable que
le Conseil de l’Europe devra se pencher à nouveau sur ce dossier.
Les éléments connus à ce jour – et qui s’enrichissent de nouveaux
éléments semaine après semaine – non seulement justifient, mais
exigent que les Etats membres procèdent finalement à l’ouverture
d’enquêtes sérieuses sur leur implication, directe ou indirecte.
17. Comme je l’ai déjà indiqué dans ma note précédente, on doit
sérieusement se demander si l’Assemblée ne devrait pas se donner
d’autres moyens pour affronter des affaires d’une telle complexité.
Lorsque les recherches portent sur des possibles violations des
droits de l’homme, qui ne se limitent pas à des cas individuels
(pour lesquels la Cour européenne des Droits de l’Homme est compétente)
et qui dépassent les frontières, tendant ainsi à échapper aux procédures
nationales, on est en droit de s’interroger sur l’efficacité des
instruments actuels. Au lieu d’un seul parlementaire rapporteur
soutenu par les ressources ordinaires du secrétariat de la commission,
déjà largement débordé par d’autres rapports en cours, on pourrait
sérieusement se demander si la constitution d’une véritable commission
d’enquête, assistée d’experts et munie de véritables droits d’investigation
ne serait pas une solution meilleure et mieux à même de faire face
à ces nouveaux et importants défis.
18. Nous avons affronté ce travail avec détermination et avec
un souci constant d’objectivité, conscients de l’énormité de la
tâche qui nous a été confiée et des moyens franchement dérisoires
à disposition, conscients aussi des dangers d’être manipulés. L’esprit
qui nous a animé n’a nullement été celui de constituer des dossiers
à charge dans le but de condamner ou de stigmatiser. Ce qui nous
a guidé, c’est en revanche la volonté de rechercher la vérité pour
réaffirmer les valeurs en défense desquelles a toujours œuvré le
Conseil de l’Europe ainsi que pour empêcher que de tels faits puissent
se répéter.
1.7. Antiaméricanisme ?
19. Ce reproche, assez souvent adressé lorsqu’on exprime
des critiques au sujet des violations des droits fondamentaux commises
dans le cadre de la lutte contre le terrorisme, nous paraît franchement
grotesque et nullement pertinent. C’est oublier que les premières
dénonciations concernant aussi bien la création du centre de détention
de Guantanamo Bay, que le recours aux « extraordinary
renditions », ou à l’usage de la torture, ont été tout
d’abord exprimées avec vigueur par des journalistes, des ONG et
des hommes politiques américains, souvent grâce à des informations
précises rendues publiques par des sources à l’intérieur de l’administration,
voire des services de renseignement eux-mêmes. Le débat a été, et
nous paraît aujourd’hui encore, bien plus vivace aux Etats-Unis
qu’en Europe, du moins dans certains milieux et dans certains médias.
20. La Cour Suprême des Etats-Unis a d’ailleurs elle-même rappelé,
dans un jugement remarquable de juin 2004, que l’enjeu dans ce cas
n’est rien de moins que celui de l’essence d’une société libre.
Si cette nation reste attachée aux idéaux symbolisés par son drapeau,
elle ne doit pas utiliser les armes des tyrans pour résister à un
assaut des forces de la tyrannie
. Un rappel fort qui
exprime la grande tradition démocratique et l’engagement exemplaire
des Etats-Unis d’Amérique en matière de droits de l’homme. Les Etats-Unis
sont et restent un pays profondément démocratique. Les critiques
adressées à certains choix de l’Administration actuelle expriment
en fait aussi le souci de voir un pays qui assume indiscutablement
un rôle d’exemple et de modèle dans le monde commettre ce que nous
considérons des erreurs qui portent atteinte non seulement à des
principes fondamentaux mais qui constituent aussi une stratégie
contreproductive dans la lutte contre le terrorisme.
1.8. Des preuves ?
21. Il est pour le moins paradoxal que l’on s’attende
à l’administration de preuves, au sens juridique du terme, de la
part d’instances – le Conseil de l’Europe et le Parlement Européen
– qui ne disposent d’aucun véritable pouvoir d’investigation. Ces
organismes ont été en fait conduits à entreprendre ces recherches
faute d’une volonté et d’un engagement suffisants des institutions
nationales qui auraient pu, et dû, faire toute la lumière sur ces
allégations qui, dès le début, ne sont nullement apparues dépourvues
de tout fondement.
22. Jusqu’à ce jour, aucune preuve formelle ne permet d’affirmer
que des centres secrets de détention de la CIA aient existé en Pologne,
en Roumanie ou dans d’autres Etats membres du Conseil de l’Europe,
même si des indices sérieux continuent à subsister et à se renforcer.
Il apparaît néanmoins certain qu’un nombre non précisé de personnes,
considérées membres ou complices de mouvements terroristes, ont
été arbitrairement et illégalement arrêtées et/ou détenues et transportées
sous la responsabilité de services agissant au nom ou pour le compte
des autorités américaines. Ces faits se sont déroulés dans des aéroports
et dans l’espace aérien européens et ont été rendus possible soit
grâce à de graves négligences au niveau du contrôle, soit par une
participation, plus ou moins active, d’un ou plusieurs services
étatiques d’Etats membres du Conseil.
23. Le silence et les réticences évidentes des instances qui auraient
pu donner les renseignements nécessaires permettent légitimement
de penser que ces cas sont plus nombreux que ce qu’il est possible
de prouver à ce jour. En réalité, l’état de fait tel qu’il apparaît
établi aujourd’hui déjà – et que nous allons illustrer tout au long
de ce rapport – ainsi que l’absence manifeste d’enquêtes sérieuses
de la part des autorités nationales concernées, impliquent, à mon
avis, le renversement de la charge de la preuve : dans une telle situation
il appartient désormais aux autorités polonaises et roumaines de
procéder à une enquête indépendante et approfondie, et d’en rendre
publics non seulement le résultat, mais aussi la méthode et les différentes
étapes du travail d’enquête
.
Si des preuves au sens classique du terme ne sont pas encore disponibles
à ce jour, de nombreux éléments, cohérents et convergents, indiquent
que de tels centres secrets de détention ont bel et bien existés
en Europe. Une telle affirmation ne prétend pas être le jugement
d’une cour pénale, qui nécessite une preuve au-delà du doute raisonnable dans
le sens anglo-saxon (
beyond reasonable doubt) ;
il reflète plutôt une conviction basée sur l’évaluation soigneuse
du rapport des probabilités (
balance
of probabilities), ainsi que sur une déduction logique
des éléments de fait clairement établis. Il ne s’agit pas de déclarer
les autorités de ces pays « coupables » d’avoir toléré des lieux
secrets de détention, mais de les tenir pour « responsables » dans
le sens d’une violation de l’obligation positive d’investiguer des
allégations sérieuses.
2. La « toile
d’araignée » mondiale
24. Le système de localisation, d’arrestation et de détention
des personnes suspectées d’actes terroristes, au centre de ce rapport,
n’a pas été créé du jour au lendemain. Il n’a pas non plus surgi
du néant au lendemain des attaques du 11 septembre 2001.
25. J’ai choisi la métaphore de la « toile d’araignée à travers
le monde » comme le leitmotiv de mon rapport. En effet, depuis plusieurs
années, cette toile a été progressivement tissée au moyen de tactiques
et de techniques qui ont dû être élaborées pour faire face aux nouveaux
foyers de guerre, au nouveau cadre des combats et à une menace imprévisible.
26. Les principaux architectes de la toile, les Etats-Unis, ont
depuis longtemps les moyens de capturer des personnes-cibles à l’étranger
et de les transférer en différents endroits de la planète. Au milieu
des années 90, à travers son agence centrale de renseignements,
la CIA, les Etats-Unis ont mis en place un programme de « restitutions
» chargé de ces opérations. La CIA avait pour mission de nettoyer les rues des personnes soupçonnées
de terrorisme à l’étranger, en les transférant dans d’autres pays,
le plus souvent dans leur pays d’origine, où elles étaient recherchées
pour être jugées ou tout simplement privées de leur liberté sans
aucune forme de procès.
2.1. L’évolution du
programme de restitutions
27. Au cours d’une récente mission aux Etats-Unis, un
de mes collaborateurs est entré en contact avec plusieurs « sources
internes » des renseignements américains. Le témoin le plus éminent
est M. Michael Scheuer. C’est lui qui a conçu le programme de restitutions
d'origine dans les années 90, sous la présidence Clinton, et est
resté employé par la CIA jusqu’en novembre 2004
. Des
extraits du témoignage de M. Scheuer sont ici repris à la lettre,
déclarations par ailleurs souvent confirmées par des preuves concrètes
ou par d’autres sources mentionnées ci-dessous
.
28. La cible stratégique du programme de restitution de la CIA
a toujours été, et demeure, le réseau terroriste international connu
sous le nom d’Al Qaïda. Selon les Etats-Unis, Al Qaïda est composé
d’un ensemble nébuleux de cellules répandues à travers le monde,
au sein desquelles des « opérateurs » participent
à la mise en oeuvre des attaques terroristes. En 1995, le Conseil
national de sécurité américain est alarmé par les intentions apparemment
sérieuses qu’avait Ousama Ben Laden de se doter d’armes de destruction
massive. Il met alors en place le programme « restitutions », en
collaboration avec Scheuer et d’autres, afin de faire tomber Al Qaïda, démanteler les cellules et emprisonner les dirigeants d’Al Qaïda.
29. Les restitutions étaient conçues, du moins à l’origine du
programme, dans le respect de l’interprétation que les Etats-Unis
donnent de leurs engagements juridiques
. Les conditions préalables
au lancement d’une opération de restitution avant les événements
du 11 septembre étaient :
- des poursuites judiciaires en cours à
l’encontre du suspect, généralement mêlé à des actes terroristes dans
son pays d’origine ;
- un « dossier » CIA, ou un profil du suspect établi sur
la base de renseignements antérieurs et en principe contrôlés par
des juristes ;
- un pays prêt à apporter son
aide pour l’arrestation du suspect sur son territoire
; et
- un endroit où le transférer après son arrestation.
30. Comme politique générale, on demandait uniquement aux pays
de réception de fournir aux Etats-Unis des assurances diplomatiques
que les suspects seraient traités conformément
à leurs lois nationales. Après le transfert, les Etats-Unis
ne cherchaient aucunement à contrôler les conditions de détention
des détenus
.
31. D’après Scheuer, l’obtention de renseignements n’était pas
la priorité du programme d’avant le 11 septembre.
Il n’a jamais été question de parler
à ces individus. D’après la CIA, l’opération était réussie quand
on attrapait quelqu’un qui constituait un danger pour nous ou nos
alliés, et qu’on saisissait tous ses documents. Nous savions qu’en
cas d’arrestation l’individu était formé pour mentir ou donner de nombreuses
informations sur lesquelles on enquêterait pendant des mois sans
aucun résultat. Avant le 11/9, les interrogatoires n’avaient que
peu d’intérêt .
32. On sait que plusieurs Etats membres du Conseil de l‘Europe
ont coopéré de façon rapprochée avec les Etats-Unis dans le cadre
des opérations de son programme de restitutions, sous la présidence
Clinton
. En effet, le gouvernement
du Royaume-Uni a indiqué au Conseil de l’Europe
qu’un système de notification préalable
existait dans les années 90 grâce auquel les Etats-Unis notifiaient
les escales volontaires ou le survol de l’espace aérien avant une
opération de restitution
.
33. Le mécanisme de la restitution ne constitue pas nécessairement
un manquement à la législation internationale des droits de l’homme.
D’autres Etats ont également fait valoir leur droit à arrêter un
individu suspecté d’actes terroristes sur un territoire étranger
afin de le livrer à la justice, si les moyens de la coopération ou
de l’assistance judiciaire internationales ne pouvaient pas aboutir
au résultat souhaité
.
34. Les principaux pouvoirs juridiques américains, y compris la
Cour suprême, ont considéré que le programme de restitution d’avant
le 11 septembre respectait la loi
. En outre, plusieurs
ONG de lutte pour les Droits de l’Homme ont classé la restitution
telle qu’elle était pratiquée à cette époque sous la rubrique « restitution
à la justice », reconnaissant qu’un transfert international peut
être légal si son dessein est de conduire un suspect là où il fait
l’objet de poursuites judiciaires reconnues et respectueuses des
droits fondamentaux
. Cet indicateur peut en effet
servir de repère légal à partir duquel les transferts internationaux illégaux
peuvent être identifiés
.
35. Toutefois, par la suite, il y a eu une dérive, un véritable
détournement de l’institution conçue initialement, en s’éloignant
ainsi irrémédiablement de la notion de justice. Au lendemain des
attentats du 11 septembre, les Etats-Unis ont fait de la restitution
un de leurs instruments de lutte contre ce qu’ils ont nommé « la
guerre contre le terrorisme ». Les attaques du 11 septembre signifient
une véritable rupture dans l'approche des États-Unis vis-à-vis de
la menace terroriste
.
Cette nouvelle « guerre contre le terrorisme» fut lancée par l’intervention militaire
en Afghanistan en octobre 2001. En même temps, une nouvelle importance
fut donnée à la collecte de renseignements sur des personnes suspectées
de terrorisme. La CIA fut mise sous pression pour qu’elle assume
un rôle plus proactif dans la détention et les interrogatoires de
personnes suspectes, plutôt que de simplement les « mettre derrière
les barreaux ». Sans préparation appropriée, une politique globale d'arrestation
et de détention des « ennemis » des Etats-Unis fut – toujours selon
Scheuer – improvisée de manière hâtive. Aux juristes il incombait
de « légitimer » les opérations, tandis que la CIA et les militaires américains
devinrent les contrôleurs et opérateurs principaux du système
.
36. Les opérations de restitution se sont multipliées et ont changé
d’orientation. Après le 11 septembre, l’objectif principal du programme
de restitution a été de mettre les individus suspectés d’actes terroristes,
une fois arrêtés, hors de portée de tout système judiciaire et de
les y laisser. L’absence de garanties du respect des droits de l’homme
et l’introduction de techniques d’interrogatoires
renforcées ont conduit, dans plusieurs cas, comme on
le verra, à l’usage de la torture.
37. Les raisons qui expliquent la transformation de la restitution
sont à la fois politiques et opérationnelles. Tout d’abord, il est
évident que le gouvernement des Etats-Unis s’est lancé dans la lutte
contre le terrorisme de façon agressive et sous la pression de l’urgence.
Le pouvoir exécutif a mis une pression politique énorme sur tous
ses services, notamment sur la CIA, afin qu’ils intensifient leurs
actions antiterroristes. D’après Scheuer,
après
le 11septembre, nous n’avions
rien de prêt, l’armée n’avait pas de plan, ils n‘avaient aucune réponse.
L’Agence a alors senti que l’exécutif brûlait d'envie de présenter
des victoires au peuple américain .
38. Ensuite, et c’est essentiel, le changement opérationnel central
a été le mandat accordé à la CIA d’administrer ses propres lieux
de détention
.
Lorsqu’elle met en détention des individus suspectés de terrorisme,
la CIA n’utilise plus la restitution pour les transporter vers les
pays où ils sont recherchés. Désormais, les suspects, du moins ceux
de haut-rang, sont détenus secrètement par la CIA et gardés dans des
« sites noirs », quelque part sur terre, dans un lieu caché. Ces
individus ne sont confrontés à aucune forme de justice, ils se trouvent
pris au piège de la « toile d’araignée ».
2.2. Les composantes
de la toile d’araignée
39. Outre les « sites noirs » de la CIA, la toile d’araignée
comprend également un réseau plus large de lieux de détention, gérés
par d’autres branches du gouvernement américain. Certains ont été
révélés au grand public, parmi lesquels la base navale américaine
de Guantanamo Bay, ou les prisons militaires de Bagram en Afghanistan
et d’Abou Graïb en Irak. Bien que l’existence de ces lieux soit
connue, de nombreux aspects de leur fonctionnement demeurent mystérieux.
40. Il convient également de souligner que les avions utilisés
par la CIA pour les restitutions ne constituent pas le seul moyen
pour transporter des détenus entre différents points de la toile.
Notamment pour les transferts vers Guantanamo Bay, les détenus sont
fréquemment déplacés à bord d’aéronefs militaires tels que de grands
avions cargo
.
De ce fait, j’ai tenté d’élargir nos recherches aux vols militaires.
41. Le graphique contenu dans ce rapport illustre ce que j’estime
n’être qu’une part minime de la toile d’araignée. Il se compose
de deux grands éléments.
42. Dans un premier temps, il présente les vols civils et militaires,
opérés par les Etats-Unis, qui semblent liés à des détentions secrètes
et à des transferts illégaux concernant aussi les Etats membres
du Conseil de l’Europe. Notre recherche a été élaborée à partir
de sept ensembles de données différents d’Eurocontrol
, associés
à des informations spécifiques émanant de près de vingt autorités
de l’aviation nationale, en réponse à mes demandes
;
nous obtenons ainsi un ensemble de données jusqu’à ce jour inédit.
43. Dans un second temps, le graphique distingue quatre catégories
de points d’atterrissages qui indiquent les différents degrés de
collusion de la part des pays concernés. Ces points d’atterrissages
ont été classés dans les catégories suivantes, en fonction de la
prépondérance des preuves réunies
:
Catégorie A : « Points d’escale
»
(points d’atterrissage des aéronefs
leur permettant de faire le plein, principalement lors du retour)
- Prestwick
- Shannon
- Rome Ciampino
- Athènes
- Santa Maria (Açores)
- Bangor
- Prague
Catégorie B : « Points de relais/plateformes
»
(points à partir desquels les
opérations sont lancées – les aéronefs et l’équipage y sont préparés
ou se réunissent)
- Washington
- Francfort
- Adana-Incirlik
- Ramstein
- Larnaca
- Palma de Majorque
- Bakou
Catégorie C : « Points d’embarquement
ponctuel »
(d’après nos recherches, points
où un détenu a été embarqué pour une restitution ponctuelle, c’est-à-dire
en dehors d’une démarche systématique)
- Stockholm-Bromma
- Banjul
- Skopje
- Aviano
- Tuzla
Catégorie D : « Points de transfert/débarquement
de détenus »
(endroits très fréquentés, où
les avions ont tendance à atterrir pour de courtes périodes, généralement
à l’écart de la trajectoire principale ; il y existe soit un lieu
de détention connu, soit une simple présomption de l’existence d’un
lieu de détention)
- Le Caire
- Amman
- Islamabad
- Rabat
- Kaboul
- Guantanamo Bay
- Timisoara / Bucarest
- Tashkent
- Alger
- Bagdad
- Szymany
2.3. Établissement d’une
base de données du mouvement des avions
44. Au début de nos recherches, au cours du mois de novembre
2005, nous avons reçu de source non gouvernementale, notamment de
la part de journalistes d’enquête et d’ONG, des listes d’avions
(indiquant le type d’avion, le propriétaire ou l’opérateur, le numéro
d’immatriculation ainsi que d’autres informations) soupçonnés d’appartenir
à la CIA, ou d’être exploités par des sociétés écran pour le compte
de cette dernière. Ces listes résultent d’un travail minutieux rassemblant
des informations publiquement disponibles sur Internet, des observations
de plane-spotters et des témoignages
d’anciens détenus. Nous avons par la suite obtenu d’Eurocontrol
les « plans de vols » concernant ces avions, du moins en ce qui
concerne l’espace aérien européen, pour la période allant de fin
2001 à fin 2005. Les données d’Eurocontrol reçues en janvier et
février 2006 incluent, d’une part, les plans de vol prévus(qui peuvent être changés même en
cours de vol, pour diverses raisons) et, d’autre part, des informations
vérifiées suite à une demande de perception de redevance.
45. Les listes demandées à Eurocontrol dans notre correspondance
initiale avaient un aspect spéculatif, mais nous en avions pleinement
conscience. Il était important pour mon équipe, travaillant avec
des collaborateurs spécialisés dans ce domaine, de comprendre comment
les avions affrétés par la CIA se distinguent des milliers d’autres
avions présents dans l’espace aérien européen. En d’autres termes,
nous avons cherché à établir le profil-type des vols de la CIA.
Qui plus est, nous avions l’espoir que ces spéculations nous permettraient
ensuite d’identifier d’autres avions dont les liens avec la CIA
étaient jusqu’alors inconnus.
46. Par la suite, nous nous sommes tournés vers Eurocontrol à
plusieurs reprises pour obtenir des plans de vols supplémentaires
. Au fur et à
mesure que notre travail progressait, nous avons pu réduire le nombre
des mouvements d’avions susceptibles de nous intéresser et ainsi
développer un outil plus subtil et plus réaliste permettant de mesurer
l’ampleur des opérations de transferts illégaux effectués par la
CIA.
47. A partir de cette analyse, nous avons également demandé, de
manière ponctuelle, à certaines autorités nationales de contrôle
du trafic aérien, des informations supplémentaires, concernant les
vols réellement effectués, ainsi que des données concernant des
vols d’avions militaires, non couverts par Eurocontrol.
48. Je suis heureux de pouvoir faire état d’une très bonne collaboration
de la part de différentes institutions de plusieurs Etats membres
du Conseil de l’Europe – ministères des transports, autorités de
l’aviation civile et du contrôle aérien, aéroports et compagnies
aériennes. J’ai également reçu de la part des parlements nationaux
eux-mêmes, des réponses aux courriers que je leur avais envoyés
.
Ils m’ont donné des données officielles, y compris des documents
émanant des ministères de la défense. Tout ceci nous a permis de
créer une base de données sur les mouvements des avions sur lesquels
nous avons basé notre rapport.
2.4. Le fonctionnement
de la toile d’araignée
49. Nous estimons avoir fait un pas significatif vers
une meilleure compréhension du système des « restitutions » et des
centres secrets de détention. Une remarque s’impose. Il convient
de ne pas perdre le sens de la mesure : il serait ainsi exagéré
de parler de milliers de vols et de centaines de restitutions impliquant le
territoire européen. En ce sens on ne peut que partager les opinions
exprimées par des représentants du Département d’Etat des Etats-Unis
qui ont récemment pris part à une réunion d’information à Washington
DC et à laquelle un membre de mon équipe a assisté
.
Nous compromettrions notre crédibilité et limiterions les chances
d’avoir un débat sérieux si nous faisions des allégations ambiguës,
exagérées ou non fondées
. Il est
évident que les vols des avions de la CIA ne sont pas tous impliqués
dans des actions de « restitutions ». Comme M. Bellinger l’a affirmé :
Les vols des renseignements sont
une manifestation de la coopération qui nous unit. Ils acheminent
des analystes pour les faire parler les uns avec les autres ; ils
apportent les preuves qui ont été collectées… Je suis certain que
le Directeur de la CIA a lui-même voyagé à bord de plusieurs de
ces vols .
M. Scheuer a fourni d’autres explications quant aux raisons
de ces vols :
De nombreuses raisons expliquent
la présence de ces avions, outre celle de déplacer des prisonniers. Tout
dépend de ce que vous faites. Si vous êtes en Afghanistan et que
vous fournissez des armes à un commandant au service du gouvernement
de Karzaï, l’avion pourrait être chargé d’armes. Il pourrait également
contenir de la nourriture. En effet, la CIA est postée aux mêmes
endroits que les bases militaires, il pourrait donc s’agir de rations
alimentaires.
De plus, nous faisons notre possible pour prendre soin
de nos employés, nous envoyons des produits de toilette, des magazines,
des magnétoscopes, des cafetières. Nous organisons même des collectes à
Noël, pour pouvoir leur envoyer des centaines de livres de café
Starbucks. Sur un millier de vols, je parierais que 98 % concernent
la logistique .
Ce sont en effet les autres 2% qui nous intéressent.
50. En fait, pour comprendre la notion de la « toile
d’araignée », ce n’est pas le nombre total de vols qui importe
,
mais bien plus leur nature et le contexte dans lequel ils ont eu
lieu. Nos recherches ont porté sur dix cas de transferts illégaux
présumés, impliquant au total dix-sept détenus. Dans la plupart
de ces cas, il a été possible de dresser un plan de vol à partir
de l’ensemble des données officielles du trafic aérien mentionnées précédemment.
J’ai ensuite recoupé ces plans de vol avec les horaires, les dates
et les lieux de ces opérations présumées de transferts illégaux,
d’après les victimes elles-mêmes, les notes des avocats ou d’autres
sources. Enfin, dans certains cas, ces informations sont corroborées
par des éléments de fait provenant de procédures menées dans des
Etats membres du Conseil de l’Europe ou aux Etats-Unis.
51. Pour représenter ces études de cas sur un graphique, j’ai
choisi d’indiquer le trajet de chaque vol non pas individuellement
mais au sein d’un « circuit ».
Chaque circuit commence et se termine, le cas échéant, à la base
d’affectation de l’aéronef (très souvent à l’aéroport de Dulles,
à Washington DC, aux Etats-Unis). Le suivi de ces circuits de vols
aide à mieux comprendre les différentes catégories d’atterrissages :
les simples escales pour le ravitaillement en carburant, les points
de relais avant le lancement des opérations ou les points de restitution
de détenus. Bien que cette technique d’analyse soit relativement
simple, elle a permis de découvrir certaines informations significatives,
sur lesquelles nous reviendrons.
2.5. Opérations de restitution
successives et détentions secrètes
52. Ainsi, nous pensons être à même d’affirmer que des
opérations successives de restitution par la CIA ont eu lieu au
cours d’un seul et même circuit de vol. Deux des études de cas de
restitutions présentées dans ce rapport, impliquant chacune des
Etats membres du Conseil de l’Europe à différents niveaux, appartenaient
au même circuit clandestin d’enlèvement et de restitution, à différents
endroits de la toile d’araignée. Tout indique que les restitutions
de Binyam Mohamed et Khaled El Masri ont été effectuées par le même
avion affrété par la CIA, à 48 heures d’intervalle, au cours du
même voyage de 12 jours en janvier 2004. Cette constatation paraît
significative à plus d’un titre. Tout d’abord, ces deux personnes
enlevées ne se connaissent pas, M. Mohamed est toujours en détention
à Guantanamo Bay et M. El Masri est retourné dans sa ville d’origine,
près de Ulm dans le sud de l’Allemagne. Ainsi, leurs histoires respectives
renforcent mutuellement leur crédibilité. Mes collaborateurs on
pu recueillir indépendamment des témoignages directs et indirects
de chacun d’eux.
53. Le fait que les deux personnes aient fait l’objet d’une restitution
par la CIA, et que le même avion, affrété par une compagnie liée
à la CIA, ait opéré ces deux transferts en si peu de temps, nous
permet de parler d’un « circuit de restitution » au sein de la «
toile d’araignée ».
54. Il est également possible de déduire une hypothèse quant à
la nature de certains autres atterrissages faisant partie du même
circuit de restitution. Ainsi, par exemple, les atterrissages effectués
immédiatement avant et après la restitution de El Masri présentent
les caractéristiques typiques d'une opération de restitution
.
55. L’analyse du programme de restitution postérieur au 11 septembre
permet de conclure que les transferts d’autres détenus dans le même
circuit de restitution doivent avoir eu pour objet le transport
de détenus à partir de Kaboul vers d’autres lieux de détention dans
différents pays. Ainsi, l’analyse des données officielles des mouvements
d’avions permet de conclure à l'existence probable de lieux de détention
secrets en Algérie et en Roumanie, comme nous allons le voir.
2.6. Centres de détention
en Roumanie et en Pologne
2.6.1. Le cas de la Roumanie
56. En l’état actuel de nos connaissances, la Roumanie
est à ce jour le seul État membre du Conseil de l’Europe se situant
sur l‘un des circuits de restitution que nous estimons avoir identifié
et présentant toutes les caractéristiques d’un « point de transfert
ou de débarquement » de détenus. L’avion de restitution immatriculé N313P
a atterri à Timisoara à 23 heures 51 le 25 janvier 2004. Il est
reparti pour Palma de Majorque soixante-douze minutes plus tard,
à 1 heure 03 du matin, le 26 janvier 2004. Je remercie les autorités
aéronautiques civiles roumaines d’avoir confirmé ces mouvements
de vol
.
57. On sait que les vols transportant des détenus sont généralement
des vols de nuit, comme c’est le cas des autres vols de restitution
déjà documentés. Les seuls autres points situés sur ce circuit de
restitution d’où l’avion a décollé à une heure comparable sont Rabat,
Maroc (départ à 2 heures 05) et Skopje, l'"ex-république yougoslave
de Macédoine" (ci-après: "Macédoine") (départ à 1 heure 30). Dans
ces deux cas, nous disposons de suffisamment d’éléments pour affirmer
que l’avion qui a décollé transportait un détenu vers un centre
de détention secret situé à Kaboul.
58. Nous pouvons également affirmer que l’avion ne transportait
pas de détenus vers un centre de détention lorsqu’il aquitté Timisoara, compte tenu que
sa destination suivante était Palma de Majorque, une « plate-forme »
bien établie, utilisée à plusieurs reprises comme lieu de détente
lors de l’accomplissement d’un circuit de restitution.
59. Des documents montrent en l’occurrence que des passagers de
l’avion N313P, utilisant des passeports gouvernementaux américains
et, apparemment, de fausses identités
,
ont séjourné dans un hôtel de Palma de Majorque pendant deux nuits
avant de retourner aux États-Unis. On peut en déduire que, outre
l’équipage de l’avion, une équipe de la CIA chargée des restitutions
se trouvait parmi ces passagers, la même équipe chargée de toutes
les restitutions ayant eu lieu sur ce circuit.
60. Selon les informations reçues, le 25 janvier 2004, l’avion
N313P est resté sur la piste de l’aéroport de Timisoara pendant
à peine une heure. En considération de l’autonomie de vol du N313P,
un Boeing 737, et les mouvements habituels des avions de la CIA,
il apparaît très vraisemblable que le but du vol vers la Roumanie
n’était pas non plus de faire le plein de carburant. Deux fois auparavant,
et sur ce même circuit, le même avion avait parcouru des distances
plus longues d’une durée respective de 7 heures 53 minutes (de Rabat
à Kaboul) et de 7 heures 45 minutes (de Kaboul à Alger), il aurait
donc pu se rendre directement de Kaboul à Palma.
61. Rappelons qu’après avoir « remis » Khaled El-Masri, l’équipe
de restitution est restée une trentaine d’heures à Kaboul. Puis,
elle s’est envolée vers la Roumanie à bord du même avion. Ayant
éliminé d’autres explications – y compris celle d’un simple vol
de logistique, comme il s’agit
d’un voyage faisant partie d’un « circuit de restitution » bien
établi – l’hypothèse la plus vraisemblable est que l’objectif de
ce vol était de transporter un ou plusieurs détenus de Kaboul en
Roumanie.
62. Nous estimons que ces éléments de fait ne prouvent pas définitivement
l’existence de centres secrets de détention, mais justifient en
eux-mêmes une obligation positive de procéder à une investigation
sérieuse, ce que les autorités roumaines ne semblent pas avoir fait
jusqu’à ce jour.
2.6.2. Le cas de la Pologne
63. La Pologne a également été indiquée comme pays ayant
abrité des centres de détention secrets.
64. Sur la base d’informations que nous avons obtenues de sources
différentes, nous avons pu établir que des personnes soupçonnées
d’être des terroristes de haut niveau ont été transférées, vers
la fin du mois de septembre et en octobre 2003, d’un centre de détention
secret de la CIA situé à Kaboul vers un autre lieu
. Notre
base de données des mouvements d’avions de la CIA indique qu’à cette
période, le seul aéroport européen où a atterri un aéronef lié à
la CIA en provenance de Kaboul est celui de Szymany en Pologne.
Les vols en question ont été opérés par l’avion de restitution N313P
et présentent toutes les caractéristiques d’un « circuit de restitution ».
65. L’avion est arrivé à Kaboul le 21 septembre 2003 en provenance
de Tachkent en Ouzbékistan. L’axe Tachkent-Kaboul est un itinéraire
connu pour les transferts de détenus
.
Toujours selon les informations qui nous ont été fournies, à cette
époque, les détenus considérés les plus importants ont vraisemblablement
été transférés de Kaboul vers d’autres destinations. Selon des ONG
et des journalistes qui ont enquêté sur cette période
,
la CIA cherchait à détenir des prisonniers considérés de haut niveau
dans un environnement plus contrôlé, plus sûr et plus isolé, suite
à l’afflux de prisonniers en Afghanistan causé par l’escalade de
la « guerre contre le terrorisme ».
66. Le circuit en question a donc continué le 22 septembre 2003,
lorsque l’avion s’est rendu de Kaboul à l’aéroport de Szymany en
Pologne. Sur la base des mêmes considérations avancées plus haut
pour la Roumanie, on peut conclure que ce vol était un vol de restitution
de la CIA se terminant par le débarquement d’un ou plusieurs détenus
en Pologne.
67. Szymany est décrit par le Président de la délégation polonaise
à l’APCE comme un
ancien aérodrome militaire situé
près de la ville rurale de Szczytno dans le nord du pays. Il est
proche d’une grande base utilisée par les services de renseignement
polonais, connu sous le nom de
Stare
Kiejkuty. L’aérodrome et la base à proximité sont clairement
visibles sur les images satellites que j’ai obtenues en janvier 2006
.
68. Il convient de signaler que les autorités polonaises n’ont
pas été en mesure de me fournir des informations pour confirmer
l’existence de vols liés à la CIA en territoire polonais. Dans sa
lettre du 9 mai 2006, mon collègue Karol Karski, Président de la
délégation polonaise à l’APCE, explique :
Je me suis adressé aux autorités polonaises chargées de
collecter les informations concernant le trafic aérien, au sujet
des numéros d’immatriculation de ces avions… J’ai été informé que
plusieurs numéros de votre liste ne figuraient pas dans nos registres
de vol. Ne connaissant pas la source de vos informations qui établissent
un lien entre ces numéros de vol et l’espace aérien polonais, je
ne suis pas en mesure, ainsi que les autorités du contrôle aérien
polonais, de commenter leur absence dans nos registres.
69. Karski a également fait la déclaration suivante, qui correspond
à la position du gouvernement polonais sur la question des restitutions
de la CIA :
Selon les informations
dont je dispose, aucun des vols en question n’a été enregistré dans
le trafic contrôlé par nos autorités compétentes, qu’ils soient
liés à l’aéroport de Szymany ou à un autre aéroport polonais.
70. L’absence d’enregistrement des vols est inhabituelle de la
part d’un pays comme la Pologne. De nombreux pays voisins comme
la Roumanie, la Bulgarie et la République tchèque n’ont pas eu de
problèmes pour me fournir des informations officielles à partir
de 2001. Et les informations communiquées par ces pays, ainsi que
les données que j’ai obtenues d’Eurocontrol, confirment bien que
de nombreux vols au départ et à l’arrivée de plusieurs aéroports
polonais concernent des avions liés à la CIA faisant l’objet de
ce rapport.
71. Compte tenu de ce qui précède, la Pologne ne peut pas être
considérée tout simplement étrangère aux circuits de restitutions,
du simple fait qu’elle n’a pas pu fournir des informations corroborant
les données en notre possession, provenant d’autres sources. J’ai
donc inclus dans mon graphique ce circuit de restitution présumé,
dont fait partie l’aéroport de Szymany. L’atterrissage à Szymany
y est placé dans la catégorie des « points de débarquement de détenus ».
72. Selon les enregistrements en notre possession, l’avion N313P
est resté pendant 64 minutes à l’aéroport de Szymany le 22 septembre
2003. Je confirme également que l’avion s’est ensuite envolé à destination
de la Roumanie, où il a atterri, après avoir changé d’itinéraire
par rapport au plan de vol d’origine, à l’aéroport de Bucarest Baneasa.
Comme dans le cas susmentionné de Timisoara, l’atterrissage de l’aéronef
en Roumanie correspond à la description d’un « point de débarquement
de détenus ».
73. Il est possible que plusieurs détenus aient été transportés
en même temps au cours du vol au départ de Kaboul. Certains ont
pu débarquer en Pologne, d’autres en Roumanie. Cette séquence serait
conforme aux informations d’autres sources qui indiquent l’existence,
simultanée, de prisons secrètes dans ces deux États membres du Conseil
de l’Europe
.
74. Ce circuit de restitution que nous estimons avoir identifié
continuait au-delà de la Roumanie, jusqu’à Rabat, endroit que plusieurs
éléments indiquent abriter, ou avoir abrité, un centre de détention ;
ce site aurait constitué un troisième « point de débarquement »
sur ce circuit, l’avion retournant ensuite aux États-Unis, via Guantanamo Bay.
75. Comme pour la Roumanie, j’estime qu’il existe un nombre suffisant
d’indices, non pas pour prouver l’existence de centres de détention
,
mais en tout cas pour ouvrir une véritable enquête, approfondie
et transparente. À cela s’ajoute que les sources qui sont à l’origine
des publications de HRW, du Washington Post et de ABC faisant état
de tels centres en Roumanie et Pologne sont multiples, univoques
et particulièrement bien renseignées puisqu’elles font partie, ou
ont fait partie, des services mêmes qui ont géré ces opérations.
2.7. Les conséquences
des restitutions sur le plan humain
76. La restitution est une pratique à la fois dégradante
et déshumanisante, non seulement pour ses victimes mais également
pour ceux qui doivent la mettre en œuvre. Mes collaborateurs et
moi-même avons pu nous en rendre compte au fur et à mesure de nos
rencontres avec plusieurs personnes dont la vie a été irrémédiablement
bouleversée à la suite d’une restitution.
77. Par conséquent, s’il est nécessaire d’analyser l’évolution
de la restitution dans sa totalité, il est essentiel de toujours
garder à l’esprit la dimension humaine du problème, puisque c’est
là que se situe le cœur des abus.
78. J’ai envisagé ces conséquences humaines sous deux aspects :
d’une part, cette pratique systématique de la CIA qui consiste à
préparer un détenu à être renvoyé sur un vol affrété pour sa restitution,
et, d’autre part, le préjudice moral profond et définitif subi par
les victimes de restitutions extraordinaires.
2.7.1. Les méthodes de
la CIA ou quel est le sort réservé à un détenu durant sa restitution ?
79. Les descriptions des restitutions qui figurent dans
ce rapport reflètent la multiplicité de ces exemples. Ces exemples,
qui s’étendent sur plusieurs années, recouvrent un éventail de victimes,
arrêtées et déportées vers de nombreux pays. Les histoires sont
relatées tant par des témoins directs que par des observateurs indirects,
en différentes langues et en divers lieux, publics ou privés. Certaines
des victimes de restitution ont depuis été libérées, d’autres sont
encore détenues par les Etats-Unis ou par un autre pays. En d’autres
termes, ces cas n’ont de prime abord que peu ou prou de liens entre
eux.
80. On peut cependant remarquer des parallèles frappants entre
certaines de ces restitutions, en particulier en ce qui concerne
les méthodes utilisées par la CIA. Il semble qu’à chaque fois, la
restitution se déroule de manière quasiment identique. Pris dans
leur ensemble, les cas évoqués dans ce rapport indiquent l’existence d’un
véritable schéma rigoureusement préétabli de
la restitution. Ces méthodes sont mises en œuvre par un groupe d’agents
d’élite de la CIA, surentraînés et ultra disciplinés, et qui voyagent
à travers le monde pour maîtriser les victimes l’une après l’autre
- et les maltraiter – selon une technique à chaque fois absolument identique.
81. L’analyse de ces méthodes doit se faire à travers le prisme
des droits de l’homme, tels qu’ils sont consacrés par la Convention
européenne des Droits de l’Homme (CEDH) et appliqués dans la grande
majorité des pays qui se reconnaissent dans ces valeurs. Chaque
individu, même s’il est accusé – ou même reconnu coupable – de participation
à une entreprise terroriste ou à d’autres crimes graves a un droit
intangible à ne pas être torturé ni soumis à une peine ou un traitement
inhumain ou dégradant. Même si les agents de l’État ont le droit
de recourir à la force dans le cadre de leurs fonctions, ce recours
à la force doit, bien entendu, être encadré par des limites strictes
à l’intérieur desquelles des mesures de maîtrise d’un suspect ou
de coercition peuvent être prises au cours de son arrestation ou
de son transport.
82. Selon Michael Scheuer, lors d’une opération de restitution,
la CIA fait prévaloir intentionnellement les questions de sécurité
sur les droits des détenus :
Clairement,
notre priorité dans ce genre de situations, c’est la protection
de nos officiers. Ainsi, le détenu sera généralement maîtrisé et
enchaîné. Probablement, au moins au moment de monter dans l’avion, et
jusqu’au décollage de l’appareil, le détenu aura les yeux bandés.
Je pense que ce sont ces mêmes autorités locales qui l’ont
arrêté, qui vont également le menotter et lui bander les yeux. Ensuite,
le détenu est placé dans l’avion, préparé et bien attaché à son
siège, et puis il est surveillé par des gardes du pays vers lequel
il est renvoyé.
83. J’estime qu’aucune mesure de sécurité ne justifie une violation
massive et systématique des droits et de la dignité de l’homme.
Dans les cas examinés – tout en étant conscient qu’on pouvait être
en présence de personnes dangereuses – le principe de la proportionnalité
a été tout simplement ignoré : avec lui la dignité de la personne.
À plusieurs occasions, les actions entreprises au cours d’un « contrôle
de sécurité » étaient excessives par rapport aux exigences de sécurité
et pourraient de ce
fait être constitutives d’une violation de l’article 3 de la CEDH
.
Même si ce traitement ne semble pas atteindre le seuil permettant
de le qualifier de torture
, je pense qu’il pourrait aisément
être qualifié de traitement inhumain ou dégradant, en particulier lorsque
l’on prend en compte le degré d’humiliation endurée par la personne
restituée
.
84. Une source proche de la CIA nous a décrit le «
contrôle de sécurité » mis en oeuvre
dans une procédure de restitution comme une
opérationprête en vingt minutes . Cette source expliquait que, dans
un laps de temps très court, un détenu est effectivement immobilisé
et rendu impotent.
La CIA peut régler
leur compte à trois de ces hommes en une heure. En vingt minutes,
ils sont prêts à l’envoi .
Un des enquêteurs de l’Ombudsman suédois était frappé par cette
procédure rapide et efficace utilisée
par les agents américains
. Alors
qu’il observait une opération à l’aéroport de Bromma, l’interprète
suédois s’est contenté de dire :
j’en reviens
pas de voir à quelle vitesse ils l’ont habillé.
85. Les caractéristiques communes de ces
contrôles
de sécurité peuvent être résumées, à partir de différents
témoignages, comme suit
:
i. il a souvent lieu dans une petite
pièce (un vestiaire, le commissariat de police), à l’intérieur de
l’aéroport ou dans un endroit proche de celui-ci.
ii. parfois l’homme a déjà les yeux bandés quand l’opération
commence – s’il ne l’est pas déjà, il le sera rapidement - et le
restera jusqu’à la fin de l’opération.
iii. quatre à six agents de la CIA exécutent l’opération avec
une discipline stricte et logique – de nombreux témoignages affirment
qu’ils sont habillés en noir (en civil ou en ‘‘uniforme’’), portant
des gants noirs, et le visage complètement caché. Des témoins évoquent
pêle-mêle des hommes baraqués avec des cagoules
noires ,
des hommes habillés en noir comme des
ninjas ,
ou des hommes portant des vêtements de
tous les jours mais avec une capuche sur la tête .
iv. les agents de la CIA ne pipent
pas mot lorsqu’ils communiquent entre eux ,
soit qu’ils communiquent par signes, soit qu’ils connaissent leurs
rôles respectifs à l’avance.
v. certains hommes précisent avoir été frappés ou bousculés
violemment par les agents au début de l’opération de façon particulièrement
brutale .
D’autres disent avoir été empoignés avec force par plusieurs personnes
à la fois.
vi. l’homme est ligoté des mains aux pieds.
vii. tous les vêtements de l’homme (y compris les sous-vêtements)
sont découpés directement sur lui, à l’aide de couteaux ou de ciseaux,
de manière méticuleuse et méthodique. Un témoin a expliqué comment quelqu’un récupérait ces vêtements, en examinant
le moindre centimètre carré, vous savez, comme s’il y avait quelque
chose dedans, avant de les mettre dans un sac .
viii. l’homme est soumis à une fouille approfondie, qui comprend
notamment un examen poussé des cheveux, des yeux, des oreilles,
de la bouche et des lèvres
ix. l’homme est photographié avec un appareil photo avec flash,
même lorsqu’il est moitié nu ou complètement nu . Parfois,
on lui ôte le bandeau qu’il a afin de faire des photos de pied où
l’on voit également son visage
x. certains récits font état de l’introduction forcée de
corps étrangers dans l’anus de l’homme. D’autres parlent plus spécifiquement
de tranquillisants ou de suppositoires administrés par voie rectale . Chacune
de ces pratiques est perçue comme un acte de violation de l’intégrité
physique et un affront à la dignité humaine
xi. ensuite, on oblige l’homme à porter des couches-culottes
ou des couches pour incontinent ainsi qu’un survêtement ample ou
bien un bleu de travail ; ils lui mettent
une couche et puis ils le menottent pieds et poings. L’homme est
d’abord menotté mais ensuite, il faut bien l’habiller. Ils sont
donc obligés de lui mettre et de lui enlever les menottes plusieurs
fois.
xii. l’homme doit porter un cache oreilles ou un casque pour
qu’il ne puisse rien entendre
xiii. enfin, on couvre la tête de l’homme avec un sac en toile,
sans trous à travers lesquels il pourrait respirer ou entrevoir
la lumière. Ils lui bandent d’abord les
yeux avant de lui mettre ce sac sur la tête qui, semble-t-il, recouvre
une bonne partie de son corps .
xiv. on oblige l’homme à monter à bord d’un avion où il sera
soit placé sur une civière, enchaîné , soit attaché à un matelas ou à un
siège. Il est parfois même allongé à
même le sol de l’appareil, et ils l’installent dans une position
telle que le moindre mouvement le fait souffrir
xv. Dans certains cas, l’homme est drogué et est complètement
inconscient pendant le voyage ,
dans d’autres cas, des facteurs comme la douleur provoquée par les
chaînes ou le refus de lui donner à boire ou d’aller aux toilettes
rendent le transport insupportable : ça
a été le plus dur moment de ma vie
xvi. La plupart du temps, l’homme n’a aucune idée de l’endroit
où il va arriver, ni de ce qui pourra bien lui arriver
86. Cette façon de traiter les détenus a été largement critiquée
par les avocats de nombreuses victimes de restitution. Dans son
témoignage auprès de l’Ombudsman suédois, Kjell Jönsson, l’avocat
de Mohamed Alzery
,
a insisté sur le fait que les mesures prises étaient disproportionnées
:
Pour Alzery, il aurait suffi de lui demander
de coopérer et il l’aurait fait, comme il l’avait toujours fait
par le passé .
87. Sans doute l’aspect le plus troublant dans cette pratique
systématique est qu’elle vise à humilier intentionnellement. De
nombreux récits racontent comment ces mesures étaient prises malgré
la forte résistance, tant physique que verbale, des détenus. La
nudité, le fait d’être enchaîné
comme
un animal , et d’en
être réduit à porter des couches, à l’évidence portent atteinte
flagrante à leur dignité. Pour ma part, je considère qu’il est inacceptable,
dans des Etats membres du Conseil de l’Europe, que des services
de sécurité traitent des gens d’une manière telle qu’ils les placent
dans une situation
d’humiliation extrême ,
et peu importe qu’il s’agisse de services européens ou étrangers.
2.7.2. Les conséquences
de la restitution et de la détention secrètes sur les individus
et sur leur famille
88. En faisant ce rapport, les membres de mon équipe
et moi-même avons personnellement rencontré plusieurs victimes de
restitution et de détention secrètes, ou leur famille. De plus,
nous avons eu accès à davantage de récits de victimes qui sont encore
en détention, à travers leurs correspondances, leur journal intime
ou bien des notes qu’ils ont pu échanger avec leurs avocats. Enfin,
nous avons aussi obtenu les comptes-rendus officiels de personnels
diplomatiques en visite.
89. Les récits personnels de ce type de violation des droits de
l’homme évoquent une démoralisation sans nom. Bien entendu, le désespoir
est d’autant plus fort lorsque l’abus persiste encore aujourd’hui
– quand une personne est gardée au secret, sans connaître les motifs
de sa détention et que personne, hormis ses ravisseurs, ne sait
où, ni dans quel état est le détenu. En matière de restitution et
de détentions secrètes, le pire pour les « disparus »
et leurs
proches, c’est de ne pas savoir.
90. Pourtant, le supplice ne s’arrête pas après que le détenu
a été localisé, ou même été libéré et est rentré chez lui. Les victimes
nous ont raconté leur souffrance née de flash-back, les crises d’angoisse
ou bien encore l’incapacité qu’elles rencontrent à mener une vie
sociale normale et, à chaque instant, la peur de la mort. Des familles
ont été détruites. Sur le plan psychologique, des cicatrices indélébiles
persistent ; au quotidien, les stigmates de la culpabilité et la
suspicion qui pèsent sur lui semblent toujours poursuivre celui
qu’on a pu désigner comme un « suspect » dans la « guerre contre
le terrorisme ». En d’autres termes, il semble pratiquement impossible
de recréer des relations normales avec le monde.
91. Je voudrais saluer le courage extraordinaire et la force de
caractère dont ont fait preuve des personnes comme Khaled El-Masri
et Maher Arar, placés en détention secrète puis libérés. Ces deux
hommes ont évoqué avec éloquence les raisons profondes qui les poussent
à raconter leur histoire, et ce, malgré le traumatisme évident et
la peine que cela provoque en eux. Tirant les enseignements de leurs
témoignages, nous devons nous montrer fermes et faire toute la lumière
sur les abus qui existent dans la « toile d’araignée », et nous assurer
qu’on ne laissera plus jamais de telles choses se produire. M. El-Masri
nous a dit :
tout ce que je veux, c’est
connaître la vérité sur ce qui m’est arrivé et que le gouvernement
américain s’excuse de ce qu’il m’a fait ; M. Arar nous a dit :
la raison principale qui me pousse à parler
de la torture qu’on m’a fait subir, c’est pour empêcher que le même
traitement soit infligé à un autre être humain .
3. Des exemples concrets
documentés de restitutions
3.1. Khaled El-Masri
92. Nous nous sommes longuement entretenus avec M. El-Masri,
qui a aussi témoigné publiquement pendant plusieurs heures devant
la Commission temporaire du Parlement Européen. Nous considérons crédible
le récit qu’il fait de sa détention en Macédoine et en Afghanistan,
pendant presque cinq mois.
3.1.1. Témoignage de Khaled
El-Masri
93. D’après les déclarations de M. El-Masri, illustrées
aussi dans un mémoire qu’il a adressé à un tribunal fédéral américain
de première instance
,
les faits qui le concernent se seraient déroulés de la façon suivante.
94. Khaled El-Masri, citoyen allemand d’origine libanaise, voyageait
en autocar de son domicile près de Neu Ulm, en Allemagne, à Skopje,
en Macédoine, dans les derniers jours de l’année 2003. Après avoir
traversé sans incident plusieurs frontières, M. El-Masri est arrêté
à la frontière serbo-macédonienne car son passeport aurait présenté
des irrégularités. Il est interrogé par la police des frontières
macédonienne, puis transféré dans un hôtel de Skopje. Après sa libération
en mai 2004, M. El-Masri a pu identifier l’hôtel Skopski Merak grâce
à des photos publiées sur le site web de cet établissement. Il a
reconnu également la chambre dans laquelle il a été détenu ainsi
que le serveur qui lui apportait de la nourriture. Pendant trois
semaines, M. El-Masri est interrogé sans relâche au sujet de liens
présumés avec des extrémistes islamistes. Tout contact avec l’ambassade
allemande, un avocat ou sa famille lui est refusé. Il sera autorisé
à revenir en Allemagne, lui dit-on, s’il avoue être membre de Al
Qaïda. Au treizième jour de sa détention, M. El-Masri entame une
grève de la faim, qu’il poursuit jusqu’à son départ de Macédoine.
Après vingt-trois jours de détention, M. El-Masri est filmé en vidéo
et conduit vers un aéroport.
95. Dans un bâtiment de cet aéroport, M. El-Masri est battu, dénudé
et jeté à terre. Un objet solide est introduit dans son anus. Lorsque
le bandeau qu’il a sur les yeux est retiré, il voit sept ou huit
hommes vêtus de noir et cagoulés. Il est habillé de force d’un survêtement
et contraint de porter une couche-culotte. Les yeux bandés, enchaîné,
il est transféré dans un avion, où il est attaché au sol et aux
parois. Il reçoit des injections de soporifiques. L’avion décolle,
fait escale à Bagdad avant d’atterrir à Kaboul en Afghanistan. Cet
itinéraire a été confirmé par des enregistrements publics de vols.
Au moment de son départ, un tampon de sortie est apposé sur son
passeport, confirmant que M. El-Masri a bien quitté la Macédoine
le 23 janvier 2004.
96. A son arrivée à Kaboul, M. El-Masri est roué de coups et jeté
dans une cellule très sale. Il y sera détenu pendant plus de quatre
mois. Il est interrogé plusieurs fois en arabe au sujet de ses liens
prétendus avec les conspirateurs du 11 septembre, notamment avec
Muhammad Atta et Ramzi Bin Al-Shibh et d’autres extrémistes présumés
basés en Allemagne. Des agents du gouvernement américain participent
à ces interrogatoires. Toutes les demandes de M. El-Masri de rencontrer
un représentant du gouvernement allemand sont rejetées.
97. En mars, M. El-Masri et plusieurs autres codétenus entament
une grève de la faim. Il reste près de quatre semaines sans s’alimenter.
Il est alors autorisé à rencontrer deux agents du gouvernement américain. L’un
d’entre eux confirme que M. El-Masri est innocent. Il insiste cependant
sur le fait que seuls des responsables de Washington peuvent autoriser
sa libération. Des informations rapportées ensuite par les médias
confirment que des hauts responsables basés à Washington, notamment
le directeur de la CIA, M. Tenet, avaient été informés bien avant
la libération de M. El-Masri que les Etats-Unis détenaient une personne innocente.
M. El-Masri poursuit sa grève de la faim. Le soir du 10 avril, des
hommes cagoulés le font sortir de la pièce où il se trouve et le
nourrissent de force avec un tube introduit dans le nez.
98. Approximativement à la même heure, M. El-Masri perçoit ce
qu’il pense être un tremblement de terre de faible amplitude. Les
enregistrements géologiques confirment qu’en février et en avril,
deux tremblements de terre de faible intensité se sont produits
dans la région de Kaboul.
99. Le 16 mai, M. El-Masri reçoit la visite d’un Allemand en uniforme
qui se présente sous le nom de « Sam ». « Sam » refuse de lui dire
s’il a été envoyé par le gouvernement allemand ou si le gouvernement
sait où il se trouve. Après sa libération, M. El-Masri reconnaîtra
« Sam » sur une photo ainsi que lors d’une séance d’identification,
comme étant Gerhard Lehmann, un agent des renseignements allemand.
100. Le 28 mai 2004, M. El-Masri, accompagné par « Sam », prend
un avion qui le conduit de Kaboul vers un pays d’Europe qui n’est
pas l’Allemagne. Les yeux bandés, il monte dans un camion qui roule
pendant plusieurs heures dans une zone montagneuse. Des hommes lui
restituent ses affaires et lui disent de descendre un sentier sans
se retourner. Peu après, il rencontre des hommes armés qui lui disent
qu’il se trouve en Albanie et le conduisent à l’aéroport Mère Teresa
de Tirana. Ces hommes l’aident à franchir la douane et les contrôles
de l’immigration et l’embarquent dans un avion à destination de
Francfort.
101. A son retour en Allemagne, M. El-Masri contacte un avocat
et lui raconte son histoire. L’avocat rapporte immédiatement les
allégations de M. El-Masri au gouvernement allemand. Une enquête
judiciaire est ouverte. Au cours de leur enquête, les magistrats
allemands font analyser un échantillon de cheveu de M. El-Masri.
Les résultats de ces tests accréditent le récit de M. El-Masri concernant
sa détention dans un pays d’Asie du Sud et sa privation prolongée
de nourriture. Cette enquête est encore en cours. Parallèlement
une enquête parlementaire s’est également saisie de l’affaire El-Masri.
3.1.2. Eléments de corroboration
du témoignage
102. Le récit de M. El-Masri est corroboré par de nombreux
éléments de fait dont certains ne peuvent pas encore être rendu
publics car ils ont été déclarés secrets
, ou sont couverts par le secret de
l’instruction en cours auprès du Ministère public de Munich suite
à la plainte de M. El-Masri pour enlèvement.
103. Les éléments qui sont déjà dans le domaine public sont cités
dans le mémorandum précité
soumis
au tribunal en Virginie saisi par El-Masri :
- Les timbres apposés sur les passeports confirment l’entrée
et la sortie de M. El-Masri de Macédoine, ainsi que sa sortie d’Albanie,
aux dates en question ;
- Les tests scientifiques des follicules pileux de M. El-Masri,
effectués au cours d’une enquête pénale menée par les magistrats
allemands, accréditent le récit de M. El-Masri concernant sa détention
dans un pays d’Asie du Sud et sa privation prolongée de nourriture
;
- D’autres preuves physiques, notamment le passeport de
M. El-Masri, les deux tee-shirts que lui ont donnés ses ravisseurs
américains en quittant l’Afghanistan, son ticket d’embarquement
de Tirana à Francfort, et un certain nombre de clés que M. El-Masri
a eu en sa possession pendant son épreuve, ont toutes été remises
aux magistrats allemands ;
- Les registres de bord confirment qu’un Boeing civil possédé
et affrété par la CIA, puis immatriculé N313P par la FAA, a décollé
de Palma de Majorque (Espagne) le 23 janvier 2004 et a atterri à
l’aéroport de Skopje à 20 h 51 le même jour. Cet avion a quitté
Skopje trois heures plus tard à destination de Bagdad puis de Kaboul,
la capitale afghane ;
- Des témoignages d’autres passagers présents à bord de
l’autocar effectuant le trajet d’Allemagne à la Macédoine confirment
le récit de M. El-Masri de son arrestation à la frontière macédonienne ;
- Des photographies de l’hôtel de Skopje, où M. El-Masri
a été séquestré pendant vingt-trois jours. Il a formellement identifié
cet hôtel, sa chambre et un membre du personnel qui lui servait
de la nourriture ;
- Des enregistrements géologiques confirment les souvenirs
de M. El-Masri concernant des tremblements de terre de faible amplitude
pendant sa détention en Afghanistan ;
- Des preuves de l’identité de « Sam », que M. El-Masri
a formellement identifié sur des photographies et lors d’une séance
d'identification. Des informations rapportées par des médias confirment
qu’il s’agit d’un agent de renseignement allemand également lié
à des services de renseignement étrangers ;
- Des plans de la prison afghane où il était détenu dessinés
par M. El-Masri, confirmés par une autre victime d’une « restitution
», détenue elle aussi par les Etats-Unis sur le territoire afghan ;
- Des photographies prises immédiatement au retour d’Allemagne
de M. El-Masri, qui confirment la perte de poids et son état délabré.
Différentes
enquêtes sont en cours, aussi bien au niveau judiciaire, politique
que des organisations pour la défense des droits de l’homme. Il
est donc tout à fait vraisemblable que d’autres éléments de preuve
seront connus d’ici peu.
3.1.3. Le rôle de l'«
ex-République yougoslave de Macédoine »
104. Le rôle de l'« ex-République yougoslave de Macédoine
» dans la restitution de Khaled El-Masri n’a pas encore été entièrement
mis en lumière. Les informations recueillies sur place par un de
mes collaborateurs semblent souligner l’ambiguïté de la position
macédonienne. En effet, les responsables du gouvernement de Macédoine
ont adopté une « ligne officielle » de totale dénégation, répétée
d’une façon rigide et stéréotypée à tous les échelons hiérarchiques
105. Je suis reconnaissant à la délégation du Parlement européen
d’avoir organisé et géré un programme très intéressant de réunions
avec des représentants de haut niveau du Gouvernement et du Parlement macédoniens
. Je
partage le sentiment dominant ressenti par mes collègues du Parlement
européen à la suite de ces réunions : un malaise évident suscité
par le manque de transparence des autorités macédoniennes dans de
nombreux domaines
.
3.1.3.1. La position des
autorités
106. La « ligne officielle » du gouvernement macédonien
a été formulée pour la première fois dans une lettre du ministre
de l’intérieur, Ljubomir Mihajlovski, adressée à l’ambassadeur de
la Commission européenne, Erwan Fouere, datée du 27 décembre 2005.
Elle contient essentiellement quatre éléments d’information qui se
fondent sur les fichiers de police :
premièrement, M. El‑Masri est arrivé en autocar au poste frontière macédonien
de Tabanovce à 16 heures le 31 décembre 2003 ; deuxièmement, il
a été interrogé par des fonctionnaires
de police habilités qui soupçonnaient la possession d’un document d'identité falsifié ; troisièmement,
environ cinq heures plus tard, M. El‑Masri a
été autorisé à entrer en Macédoine, apparemment libre ;
et, quatrièmement, le 23 janvier 2004, il a quitté la Macédoine
par le poste frontière de Blace pour entrer au Kosovo.
107. Mihajlovski a repris exactement la position officielle en
répondant à une question posée par un parlementaire macédonien le
26 janvier 2006
.
Citant les
preuves officiellesdu ministre de l’Intérieur, il a expliqué
que les allégations de M. El-Masri étaient
hypothétiques
et sans fondements.
108. Le Président de la République, Branko Crvenkovski, a adopté
une position très ferme dès la première rencontre avec la délégation
du Parlement européen, s’exprimant d’une façon telle à ne laisser
à personne la possibilité d’exprimer un autre point de vue : A ce jour, je tiens à vous assurer que je n’ai
aucune raison de mettre en doute la position officielle de notre
ministre de l’Intérieur. Je ne dispose d’aucun élément ou de fait supplémentaires,
d’un côté comme de l’autre, qui puissent me convaincre que ce qui
a été établi dans le rapport officiel de notre ministre ne correspond
pas à la vérité.
109. Le vendredi 28 avril, la position officielle a été présentée
de manière beaucoup plus détaillée lors d’une réunion avec Siljan
Avramovski, qui était le chef de l’UBK
,
principal service de renseignement de la Macédoine à l’époque des
faits. Avramovski a déclaré que le département du contrôle et des
normes professionnelles de l’UBK avait mené une enquête sur cette
affaire et analysé tous les enregistrements officiels des contacts
entre M. El-Masri et les autorités macédoniennes. Les informations
présentées par M. Avramovski
sont résumées comme
suit :
El-Masri est arrivé à la
frontière macédonienne le 31 décembre 2003, la veille du Nouvel
An. Le ministre de l’Intérieur avait renforcé les mesures de sécurité
pour la période des fêtes et avait placé les forces de l’ordre en
alerte maximale pour prévenir d’éventuelles actions criminelles.
Conformément à ces mesures exceptionnelles, les passagers des autobus
et des autocars étaient soumis à des contrôles de sécurité très
stricts, y compris l’examen systématique de leurs pièces d’identité.
En examinant le passeport de M. El-Masri, la police des
frontières macédonienne a eu des soupçons qui l’ont conduite à le placer en détention. Afin de
ne pas faire attendre les autres passagers à la frontière, l’autocar
a été autorisé à poursuivre sa route.
L’objectif de la détention de M. El-Masri était de l’interroger,
ce qui a été fait (selon M. Avramovski) conformément à toutes les
normes européennes applicables. Les membres de l’UBK, le service
de contre-espionnage et de sécurité, sont présents à tous les postes
frontière de Macédoine dans le cadre d’un plan de gestion et de sécurité intégrées des frontières.
Des agents de l’UBK ont participé aux interrogatoires de M. El-Masri.
Ces agents ont demandé à M. El-Masri les motifs de son
voyage en Macédoine, où il avait l’intention de séjourner, et s’il
disposait d’une somme d’argent suffisante. M. Avramovski a déclaré:
Je pense qu’il s’agissait de questions standard qui sont
posées dans le cadre d’une telle procédure de routine. Je ne pense
pas avoir besoin de donner d’explications supplémentaires.
Au même moment, les responsables macédoniens ont procédé
à un examen visuel des titres de voyage de M. El-Masri. Ils voulaient
notamment vérifier que son passeport n’était pas falsifié. En effet,
M. El-Masri, bien que né au Koweït, affirmait posséder la nationalité
allemande.
Son passeport a donc été ensuite comparé à une base de
données d’Interpol. Le poste-frontière de Tabanovce n’étant pas
lié au réseau d’Interpol, les informations ont dû être transmises
à Skopje, d’où une demande électronique a été adressée à une base
de données centrale d’Interpol se trouvant à Lyon. Un agent du département
d’analyse de l’UBK a apparemment effectué cette demande en utilisant
un code électronique, de sorte que les autorités macédoniennes n’en
n’ont aucune trace. M. El-Masri a été prié d’attendre au poste frontière
pendant la recherche menée par Interpol.
Lorsqu’il a été établi qu’il n’existait aucun mandat d’Interpol
contre M. El-Masri et qu’il ne subsistait plus aucun motif de le
détenir ,
il a été relâché. M. El-Masri a ensuite quitté le poste frontière
de Tabanovce. Par quel moyen ? Les agents macédoniens ne sont pas
en mesure de le dire précisément. Lors d’une réunion qui a suivi
le point de presse, cette question a été posée directement au ministre
de l’Intérieur, M. Mihajlovski, qui a répondu :
Nous ne sommes pas en mesure de vous dire exactement ce
qu’il est devenu lorsqu’il a été relâché, parce que nous ne sommes
pas concernés. Lorsqu’une personne traverse la frontière, nous ne
sommes pas censés savoir où il se rend par la suite .
Selon Avramovski, le ministre de l’Intérieur a établi
par la suite que M. El-Masri avait séjourné à l’hôtel « Skopski
Merak » de Skopje. M. El-Masri serait arrivé à l’hôtel le soir du
31 décembre 2003 selon le registre de l’établissement. Il y a séjourné
vingt-trois nuits, a pris quotidiennement son petit déjeuner, et a
quitté l’hôtel le 23 janvier 2004.
Le ministre a demandé que soient vérifiés tous les passages
de frontière de M. El-Masri. Il en ressort que le même jour, soit
le 23 janvier 2004 au soir, M. El-Masri a quitté le territoire macédonien
au poste frontière de Blace, pour entrer au Kosovo. A la question
de savoir si un timbre avait été remis à M. El-Masri pour indiquer
son départ, Avramovski a répondu : Normalement,
un timbre doit être apposé sur le passeport lors du passage de la
frontière macédonienne, mais je n’en suis pas sûr. La MINUK est également
présente à la frontière du Kosovo et elle est responsable du protocole
de ce côté-là de la frontière… Mon collègue de l’UBK vient de m’informer
qu’il avait traversé la frontière à Blace deux fois récemment et
qu’aucun timbre ne lui avait été remis lors de ces deux passages.
Avramovski
a conclu son exposé synthétique des faits par les mots suivants
: Voici la vérité d’une affaire exploitée par les médias, la soi-disant
affaire El-Masri.
110. Dans une réunion qui s’est tenue immédiatement après le point
de presse de M. Avramovski, le ministre Mihajlovski a maintenu cette
position et ajouté très peu d’informations complémentaires. Les
deux représentants officiels se sont efforcés d’évoquer cette affaire
comme si elle n’était qu’une question de routine dont ils n’auraient
pris connaissance qu’en consultant la presse locale et internationale.
Ils n’ont eu de cesse de déplorer les « pressions » exercées par
les médias sur la Macédoine et le « préjudice » qui en découle. Mihajlovski
a même fait allusion à une conspiration ayant pour but de discréditer
le pays : Qui se cache derrière tout
ça ? Cette affaire fait beaucoup de mal à notre pays. Que ceux qui
connaissent les raisons de ce qui se passe n’hésitent pas à nous
informer, nous sommes prêts à les entendre.
111. En fait, il apparaît assez clairement que l’opinion publique
macédonienne réagit avec dépit au sujet de l’affaire El-Masri. La
plupart des Macédoniens sont mécontents de la mauvaise publicité
faite à leur pays et regrettent que ce dernier soit associé à ce
qui est souvent décrit comme une opération de manipulation. Beaucoup
considèrent que l’intérêt des médias internationaux n’est qu’une
tentative à peine voilée de réduire les perspectives d’adhésion
de la Macédoine à l’Union européenne. En réalité, il apparaît que
c’est justement l’attitude du gouvernement macédonien même qui est
responsable de cette situation. Plus de clarté, plus de disponibilité
à vraiment rechercher la vérité, plutôt que de se renfermer dans
un schéma préétabli et dogmatique auraient certainement évité bien
des critiques et des soupçons.
3.1.3.2. Des éléments supplémentaires
112. La position officielle du gouvernement repose sur
ce que M. Avramovski appelle une reconstruction postérieure aux
faits, fondée sur les faits consignés dans les documents que nous
avons obtenus et les entretiens que nous avons eus entre autres
avec les employés de l’hôtel. Il ne fait aucun doute pour moi que le
ministre de l’Intérieur a procédé à une reconstruction détaillée
de cette affaire, mais malheureusement d’une façon et avec un résultat
incorrect. Je ne nie pas non plus que les services du ministre aient
pu avoir des « entretiens » avec les employés de l’hôtel, mais
beaucoup laisse croire que l’effort essentiel a porté sur la mise
au point d’une version officielle, plutôt que d’une véritable recherche
de la vérité.
113. Il serait facilement possible de mettre en évidence de nombreuses
contradictions contenues dans la position officielle. Le ministre
de l’Intérieur a déclaré, par exemple, que le propriétaire de l’hôtel
devait avoir une trace de la facture de M. El-Masri. Cependant,
le propriétaire de l’hôtel, répondant à plusieurs questions qui
lui ont été posées à différentes occasions, a toujours dit que le
registre avait été remis au ministre de l’intérieur.
114. Les contacts que nous avons pu établir avec des sources proches
de l’administration et des services de renseignements nous ont toutefois
permis d’obtenir des informations bien plus crédibles et nous permettent
de mieux comprendre ce qui s’est vraiment passé. Nous pouvons ainsi
proposer une analyse plus cohérente de cette affaire. Pour d’évidentes
raisons, les sources contactées sur place souhaitent rester anonymes,
du moins pour le moment.
115. Certes, la version donnée par le gouvernement apparaît à première
vue tout à fait plausible. Nous estimons par contre qu’elle n’est
pas crédible lorsqu’elle prétend que M. El-Masri a été autorisé
à quitter librement le poste frontière de Tabanovce le soir du 31
décembre 2003. À cette date correspond plutôt le début de ses cinq
mois de détention décrétés par la CIA.
116. Ce qui n’est pas dit dans la version officielle c’est le fait
que les services de renseignement macédoniens (UBK) consultent systématiquement
la CIA sur toutes les questions de ce genre (ce qui, d’une certaine
façon, est bien compréhensible et logique). Selon des informations
confidentielles qui nous ont été données (et dont nous connaissons
l’identité de la source), une description complète de M. El-Masri
a été transmise à la CIA par l’intermédiaire de son chef de bureau
basé à Skopje, dans le but de procéder à une analyse analogue à
celle qui, à en croire M. Avramovski, a été effectuée par Interpol :
est-ce que la personne contrôlée avait des contacts avec des mouvements
terroristes, notamment de la mouvance Al-Qaïda. Sur la base des renseignements
qu’elle possédait sur Khaled El-Masri, dont le contenu nous est
resté inconnu, la CIA a répondu par l’affirmative. Il a été demandé
à l’UBK, en tant qu’organisation partenaire locale, d’arrêter et
de maintenir en détention M. El-Masri jusqu’à ce qu’il soit remis
à la CIA pour être transféré.
117. L’UBK est un service qui jouit d’une excellente réputation
pour son professionnalisme. Il est à même de maîtriser parfaitement
les opérations de détention secrètes et de surveillance, ayant exploité
son propre réseau d’
appartements secrets pendant
des décennies
. Toujours
selon les informations obtenues de sources internes, l’UBK agit
également avec une grande efficacité pour le compte de la CIA et
nous avons ainsi appris que ces deux services avaient précédemment
déjà collaboré dans une opération menée contre des personnes soupçonnées
de terrorisme islamiste. Dans l’affaire El-Masri, cette collaboration
a été particulièrement efficace et les services macédoniens ont
répondu aux attentes de la CIA.
118. Le choix de l’hôtel Skopski Merak comme lieu de détention
mérite encore une réflexion. Les autorités macédoniennes ont démenti
catégoriquement que l’hôtel ait pu servir de lieu de détention,
considérant une telle éventualité simplement ridicule. M. Avramovski
a déclaré qu’il écartait
absolument l’éventualité
que M. El-Masri ait pu y être détenu :
Ecoutez, je serai sur ce point aussi précis que déterminé.
Le 31 décembre est la veille du Nouvel An, c’est-à-dire une période
de fête. Il y a donc toujours beaucoup de gens dans les hôtels,
notamment des touristes, qui viennent fêter le Nouvel An. Il n’est
donc pas possible, même en théorie [il s’esclaffe], qu’une personne
puisse être détenue dans un hôtel tant fréquenté, où des flux constants
de personnes vont et viennent. Les gens étaient nombreux à ce moment-là,
notamment les ressortissants étrangers, et c’est un hôtel connu,
fréquenté qui a une très bonne réputation dans la ville !
En
fait, un lieu fréquenté, avec les caractéristiques de cet hôtel,
peut très bien se prêter à une opération clandestine, d’autant plus
que l’on a utilisé une chambre située au dernier étage et ne donnant
pas sur la rue.
119. Si l’opération a été inspirée et dirigée par la CIA, celle-ci
a maintenu une attitude assez discrète en Macédoine au cours de
cette opération. Elle a ainsi transmis à l’UBK les questions à poser
au suspect, sans jamais prendre part directement aux interrogatoires.
120. Plusieurs de nos sources ont indiqué, ayant des niveaux d’information
différents, que les services de renseignement allemands ont été
informés de l’arrestation dans les jours qui ont suivi celle-ci,
mais sans connaître les détails opérationnels. Des renseignements
provenant d’Allemagne ont été ajoutés au dossier et ont servi aux
interrogatoires conduits en Macédoine et en Afghanistan par des
personnes apparemment de différentes nationalités.
121. Toujours selon nos sources – que nous considérons sérieuses
et très bien informées – du côté macédonien, près de vingt agents
de l’Etat ont été impliqués, notamment quatre
ou cinq responsables politiques du gouvernement. Trois
équipes de trois personnes se sont relayées pour garder et surveiller
le suspect. Des techniciens et des analystes ont procédé à la compilation
de l’enregistrement de l’opération, qui était plus un historique
qu’un rapport écrit cumulatif. Un commandant et un adjoint ont dirigé
l’opération et les agents macédoniens. Ils étaient également responsables
des rapports avec la CIA.
122. La période pendant laquelle M. El-Masri a été détenu en Macédoine
avant d’être remis aux services américains a été anormalement longue
pour une opération de restitution conduite par la CIA. Les organisations
partenaires et les agents de la
CIA s’efforcent en général de ne pas laisser durer trop longtemps
la phase de cette période entre l’arrestation initiale et la remise
en détention dans un centre de la CIA
.
123. Ce retard semble avoir été déterminé par des raisons logistiques,
notamment en relation avec la disponibilité d’un avion. Un vol empruntant
un itinéraire inhabituel, de Skopje au Moyen-Orient, a dû, en effet, être
incorporé dans un planning de vols existant pour le mois en question,
qui a finalement inclus d’autres transferts de détenus, comme déjà
décrit ci-dessus, dans le descriptif du « circuit de restitution »
nouvellement découvert.
124. Selon d’autres témoignages que nous avons pu recueillir auprès
de personnes travaillant dans le secteur de l’aviation civile, l’avion
qui a vraisemblablement embarqué El-Masri en Macédoine n’a pas suivi
la procédure ordinaire. Les modalités d’enregistrement de l’avion
auprès du personnel au sol et l’acquittement de ses
redevances de route ont été effectués
de façon irrégulière. En effet, ainsi que le ministre de l’Intérieur l’a
lui-même confirmé, aucun passager n’a quitté l’avion pour entrer
dans le terminal et pénétrer officiellement dans le territoire macédonien.
Au contraire, l’avion s’est positionné à l’extrémité de la piste
d’atterrissage, à plus d’un kilomètre du terminal. Un détachement
de policiers armés macédoniens était posté près de l’avion, avec
la consigne stricte de lui tourner le dos. A la question de savoir
si cette mesure était normale pour un aéronef étranger, le ministre
de l’Intérieur Mihajlovski a répondu :
Non, non, pas du tout. L’avion n’est pas un territoire
macédonien. Si l’Espagne nous envoie un avion, celui-ci est un territoire
espagnol. S’il y a une bombe à bord, nous devons pénétrer dans l’avion,
sinon, c’est comme sur un bateau, un territoire diplomatique.
125. Tous ces éléments de faits indiquent que la CIA a procédé
à une « restitution » de Khaled El-Masri. Selon ce que nous avons
pu reconstruire, l’avion en question avait fini de transférer un
autre détenu deux jours auparavant, et il se trouvait encore sur
le même « circuit de restitution ». L’avion et son équipage avaient
passé la période entre les deux opérations à Palma de Majorque,
que nous considérons, comme nous l’avons expliqué plus haut, une
« plate-forme charnière » de la CIA dans le programme de « restitutions ».
L’état de dégradation physique et morale auquel El-Masri a été réduit
avant d’être contraint de monter à bord de l’avion en Macédoine
correspond bien à la « méthodologie de restitution » de la CIA,
comme déjà décrit précédemment. Comme nous l’avons déjà indiqué,
El-Masri a été acheminé à Kaboul, une « plate-forme de détention
secrète » de la CIA dans le schéma que nous avons fait de la « toile
d’araignée ».
126. De nombreux éléments indiquent que les autorités macédoniennes
ont décidé de nier catégoriquement toute participation dans l’enlèvement
de M. El-Masri, n’admettant que ce qui est déjà clairement prouvé,
et ont tenté de dissimuler le reste. Il est regrettable que l’on
n’ait pas voulu procéder à une véritable enquête et que le parlement
ne se soit pas saisi de l’affaire (comme cela a été le cas en Allemagne
au sujet de cette même affaire). A cela il faut ajouter les dénonciations
précises du Comité Helsinki macédonien. Selon des rapports établis
par cette ONG, des suspects ont été, et le seraient aujourd’hui
encore, interrogés et parfois tenus emprisonnés et maltraités pendant
plusieurs jours, à l’extérieur du système normal de la garde à vue
et de la détention provisoire
, justement dans
ces
appartements déjà largement
utilisés par le régime précédent.
127. Nous l’avons déjà dit et nous le répétons : l’analyse de tous
les faits concernant cette affaire plaide en faveur de la crédibilité
de El-Masri. Tout indique qu’il a été victime d’un enlèvement et
de mauvais traitements qui correspondent à la définition de torture,
au sens de la jurisprudence du Comité contre la Torture des Nations
Unies. De nombreux éléments permettent en outre de conclure qu’il
y a eu une participation des services allemands dans une mesure
qu’il reste encore à établir avec précision (sans par ailleurs exclure
que ces mêmes services soient finalement à l’origine de la libération
de El-Masri ; ce dernier m’a confié qu’il a considéré « Sam » comme
son ange gardien, une sorte d’assurance-vie)
.
128. Les informations détaillées avec lesquelles M. El-Masri a
été confronté lors de ses interrogatoires à Skopje et en Afghanistan,
présupposent une connaissance approfondie de sa vie privée à Neu-Ulm.
Il est difficilement imaginable que de telles informations auraient
pu être obtenues par des services étrangers sans l’aide de leurs
collègues allemands. Par exemple, les agents qui l’ont questionné
en Afghanistan savaient que El-Masri avait rencontré au
Multikulturhaus à Neu-Ulm un certain
Reda Seyam
,
et qu’il avait accepté de faire enregistrer une voiture que M. Seyam
venait d’acheter avec son aide au nom de l’épouse de El-Masri, pour économiser
des frais d’assurance. El-Masri m’a assuré qu’il avait partagé cette
information seulement avec Seyam et son épouse. En outre, les mêmes
agents l’ont confronté avec des données bancaires concernant des
transferts de fonds entre sa banque à Neu-Ulm et un compte en Norvège
,
données difficilement accessibles à des services étrangers.
129. Ces connaissances détaillées de la vie réelle de El-Masri
permettent d’exclure aussi la thèse de la confusion de personne
, qui aurait été
provoquée par une homonymie, ou du moins une forte ressemblance, avec
le nom d’une personne qui figure dans le rapport sur les attentats
du 11 septembre du Congrès américain
et
qui aurait voyagé par train en Allemagne, avec des membres de la
« cellule de Hambourg » des terroristes du 11 septembre, parmi
lesquels il y aurait eu également l’un des pilotes d’un des avions impliqués
dans les attentats, Muhammad Atta
.
130. Pour ce qui est de l’identité de « Sam », un agent parlant
l’allemand avec un accent du nord du pays, venu interroger El-Masri
en Afghanistan et qui l’a raccompagné sur le vol de retour en Europe,
M. El-Masri reste convaincu qu’il s’agit de M. Lehmann, un agent
du
Bundeskriminalamt allemand.
Il l’a identifié
à 100% sur des
photos et un enregistrement vidéo, et
à
90% lors d’une séance d’identification surprise le 22
février 2006
.
131. El-Masri a aussi été victime d’une campagne de dénigrement.
Le service de la presse du ministère de l’Intérieur du Baden-Württemberg
aurait indiqué que El-Masri est membre de « Al Tawid». Sous-entendu :
« Al Tawid al Jihad », un groupe appartenant à Al Qaïda, dirigé
par Zarkawi. Selon M. Gnjidic, il s’agirait d’une confusion volontaire :
El-Masri a appartenu à un parti libanais anti-syrien militant (de
tendance gauche nationaliste avec aussi des éléments islamiques)
dénommé « Al Tawid » fondé en 1982 et dissous en 1985 après l’invasion
syrienne. Tandis que certains militants ont été capturés par les
Syriens, El-Masri s’est enfui et a demandé et obtenu l’asile politique
en Allemagne précisément pour cette raison. Ce groupe n’aurait strictement
rien en commun (sauf une partie du nom, qui signifie « dieu tout-puissant
») avec le groupe terroriste dirigé par Zarkaoui. El-Masri a de
nouveau été confronté à cet amalgame lors de son audition devant la
Commission temporaire du Parlement Européen, ou un parlementaire
lui a demandé de quel autre groupe terroriste il faisait partie.
El-Masri étant toujours dans un état psychologique fragile, je trouve
particulièrement odieux qu’il ait aussi fait l’objet d’un article,
avec photo, dans la presse locale
où des liens avec des milieux terroristes
ont de nouveau été insinués, sans indiquer la moindre preuve. Il
nous a indiqué qu’il n’ose à présent guère quitter son logement.
132. Le cas El-Masri est exemplaire. Certes de nombreux aspects
doivent encore être l’objet de recherches. Des enquêtes sont en
cours de la part de la Commission d’enquête du Bundestag et du Ministère public
de Munich. L’histoire de El-Masri est la dramatique histoire d’une
personne de toute évidence innocente – ou du moins contre laquelle
on n’a jamais pu formuler la moindre accusation – qui a vécu un
véritable cauchemar dans la « toile d’araignée » de la CIA, à cause
d’une supposée amitié avec une personne soupçonnée à un moment donné
d’entretenir des contacts avec des mouvements terroristes. El-Masri
attend toujours que soit établie la vérité, ainsi que des excuses.
Sa plainte aux Etats-Unis a été rejetée, du moins en première instance :
non pas parce qu’elle est apparue sans fondement, mais parce que
le gouvernement a fait valoir des soi-disant intérêts
de la sécurité nationale. Ce qui est suffisamment éloquent.
3.2. Les « six Algériens »
133. Six Bosniaques d’origine algérienne – quatre citoyens
bosniaques et deux résidents de longue date
- ont été arrêtés en octobre
2001 par ordre de la cour suprême de la Fédération de Bosnie-Herzégovine
et placés en détention provisoire. Ils étaient suspectés d’avoir
planifié des attaques à la bombe contre les ambassades américaine
et britannique.
134. L’enquête, entre octobre 2001 et janvier 2002, n’a pas fait
apparaître de preuve liant ces hommes à un complot terroriste. Le
17 janvier 2002, le bureau du procureur fédéral informait le juge
d’instruction de la cour suprême qu’il n’avait pas de raison de
maintenir les hommes en détention provisoire plus longtemps. Le
même jour, vers 15 heures, le juge d’instruction ordonnait la libération
immédiate des six hommes.
135. Encore le même jour, vers 17 heures, la Chambre des Droits
de l’Homme de Bosnie-Herzégovine promulguait une ordonnance intérimaire,
suite à une requête déposée par quatre de ces hommes
. L’ordonnance,
avec force de loi en Bosnie, selon l’Accord de Paix de Dayton, exigeait
que le gouvernement de Bosnie-Herzégovine prenne toutes les mesures
nécessaires pour éviter que les requérants soient déportés de la
Bosnie-Herzégovine par la force.
136. Mais le soir du 17 janvier 2002, les six hommes étaient arrêtés
par des officiers de police bosniaques et remis à des membres des
forces militaires des Etats-Unis stationnés en Bosnie-Herzégovine
le matin du 18 janvier. Ceci est constaté comme un fait établi dans
un arrêt de la Chambre des droits de l’homme pour la Bosnie-Herzégovine
du 4 avril 2003
. La Chambre se réfère à un document
du Conseil des Ministres en date du 4 février 2002, selon lequel
des membres des forces de police de la Fédération sous l’autorité
du ministère fédéral de l’Intérieur et des forces du ministère de
l’Intérieur du canton de Sarajevo ont remis le requérant aux forces
américaines de la base de Butmir le 18 janvier à 6 heures du matin.
137. Selon le témoignage des victimes, relayé par leurs avocats
, les six victimes
étaient menottées dans des positions pénibles et encagoulées de
manière à ce qu’elles ne puissent pas voir l’avion à bord duquel
elles ont été obligées de monter, à un moment donné le 18 ou le
19 janvier 2002. Des documents officiels obtenus dans le cadre de
la procédure judiciaire en cours montrent que deux avions étaient
alloués à cette opération
, et que
l’avion dans lequel les six hommes ont dû monter se trouvait à la
base militaire de Tuzla. Après plusieurs heures de vol, l’avion
a atterri et les six hommes ont été obligés de descendre, à un endroit qu’ils
décrivent comme étant très froid
.
Pendant les vols, les hommes étaient battus et liés dans des positions
pénibles. A leur escale – probablement à Inçirlik - ils ont été
rejoints par d’autres détenus, certains d’entre eux disant qu’ils
venaient d’Afghanistan. La cargaison humaine est arrivée à Guantanamo
le 20 janvier 2002.
138. Les six hommes sont à ce jour, donc depuis plus de quatre
ans, encore prisonniers à Guantanamo.
139. Le caractère illégal de ces détentions a été reconnu par la
Chambre des droits de l’homme de la Bosnie
. Dans les trois décisions,
la Chambre a invité le gouvernement de la Bosnie à venir en aide
aux six hommes, y compris par l’utilisation de moyens diplomatiques
et juridiques. Dans la décision du 4 avril 2003 concernant M. Ait
Idir, la Chambre a même ordonné au gouvernement de Bosnie de prendre
toutes les mesures possibles afin d’obtenir la libération du requérant
et son retour au pays
.
140. Le gouvernement bosniaque a reconnu ses obligations juridiques
sans pour autant s’y conformer.
141. Dans le document du Conseil des Ministres cité par la Chambre
des Droits de l’Homme
, le gouvernement de Bosnie-Herzégovine
a admis le fait de la « remise » des six hommes aux forces américaines par
les autorités bosniaques, sans que les formalités d’une extradition
étaient remplies
.
142. Le 21 avril 2004, la Commission des droits de l’homme du parlement
de Bosnie-Herzégovine a exhorté l’exécutif bosniaque à exécuter
la décision de la Chambre des droits de l’homme et à initier une
procédure avec les Etats-Unis en vue du rapatriement des détenus.
Son rapport a été entériné par la chambre du parlement le 11 mai
2004.
143. Le 11 mars 2005, le ministre de la Justice confirmait que
le gouvernement bosniaque a envoyé une lettre au gouvernement américain
pour demander le retour des six hommes.
144. Le 21 juin 2005, le premier ministre bosniaque, M. Adnan Terzic,
confirmait devant l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe
l’importance
de cette affaire comme indicateur pour le progrès démocratique en
Bosnie, et s’est déclaré prêt à identifier le meilleur chemin à
suivre pour assurer la libération des six citoyens et anciens résidents
bosniaques de Guantanamo, conformément à la
Résolution 1433 (2005) de l’Assemblée
parlementaire.
145. Le 16 septembre 2005, enfin, le parlement bosniaque adoptait
une résolution invitant le Conseil des Ministres de Bosnie-Herzégovine
à entrer en contact avec le gouvernement américain pour résoudre
le problème des six hommes aussi rapidement que possible.
146. Il est d’autant plus surprenant que, malgré toutes ces déclarations
prometteuses, y compris celle du premier ministre devant l’Assemblée
parlementaire du Conseil de l’Europe, il n’y ait pas eu d’initiative gouvernementale
visant la libération des six hommes.
147. D’après leurs avocats
, le gouvernement américain aurait
déclaré à plusieurs reprises qu’il est prêt à entrer dans des discussions
bilatérales avec les gouvernements des pays dont des citoyens sont
détenus à Guantanamo pour arranger leur rapatriement, sous condition
de mesures de sécurité adéquates. Dans les cas des six hommes en
question, de telles mesures ne seraient en tout cas pas requises,
les accusations à leur encontre ayant déjà fait l’objet d’enquêtes
par les autorités compétentes, et ces investigations ayant conclu
à leur innocence. Le gouvernement bosniaque n’aurait néanmoins pas
entrepris des démarches crédibles visant à entamer une négociation
dans ce sens
.
148. La thèse de l’innocence des hommes en question – bien qu’elle
soit en tous cas présumée, et ne soit aucunement une condition requise
pour que des suspects soient traités selon les règles légales –
vient d’être confortée par un rapport établi par des militaires
allemands. Ce rapport, établi dans des conditions pour le moins
inhabituelles
qui ont aussi réveillé
l’intérêt des médias et des parlementaires allemands
, conclut entre
autres que les raisons pour lesquelles les six hommes ont été arrêtés
étaient
hautement douteuses .
149. A mon avis, le cas des « six Bosniaques » est un autre exemple
bien documenté d’un enlèvement de citoyens et résidents européens
par les autorités américaines, avec la collusion active des autorités
d’un Etat membre du Conseil de l’Europe. Le gouvernement de la Bosnie-Herzégovine
a le mérite de ne plus nier le fait qu’il a remis les six hommes
aux forces américaines. Selon les indications que j’ai reçues
,
les autorités bosniaques ont agi sous une pression extraordinaire
de l’Ambassade américaine à Sarajevo, mais il reste le fait qu’elles
ont agi en violation de décisions claires de la Cour suprême ainsi
que de la Chambre des droits de l’homme ordonnant la mise en liberté
de ces hommes. Pour réparer les atteintes à la bonne réputation
de la Bosnie-Herzégovine en matière de droits de l’homme, la reconnaissance
officielle des faits est un pas important dans la bonne direction,
mais elle doit être suivie dans les meilleurs délais d’une intervention diplomatique
crédible vis-à-vis du gouvernement américain pour obtenir le rapatriement
rapide de ces six hommes, qui croupissent déjà depuis plus de quatre
ans à Guantanamo Bay.
3.3. Ahmed Agiza et
Mohammed Alzery (El Zari)
150. L’affaire des deux demandeurs d’asile égyptiens « rendus »
par les autorités suédoises à des agents américains qui les ont
transporté en Egypte, où ils ont été torturés, malgré les assurances
diplomatiques données à la Suède, est un autre cas très bien documenté.
Il a donné lieu à une condamnation de la Suède par le Comité contre
la torture des Nations Unis (UN-CAT)
.
Les autorités suédoises ont aussi été critiquées pour avoir tenté
de dissimuler les faits devant UN-CAT
.
151. L’affaire a été rendue publique notamment par le magazine
télévisé « Kalla Fakta »
, et
les recherches des journalistes d’investigation suédois ont battu
en brèche le secret du système des avions de la CIA transportant
des prisonniers clandestins de la « guerre contre le terrorisme
». L’avion utilisé dans cette opération – un Gulfstream avec le
numéro N379P – est devenu l’un des avions de « restitution » les
plus notoires
.
152. Le comportement de la police secrète suédoise (Säpo) a donné
lieu à une enquête détaillée de l’Ombudsman parlementaire suédois,
Mats Melin
. Les autorités judiciaires
se sont également saisies de l’affaire, concluant qu’il n’y a pas
matière à poursuivre pénalement ni les agents suédois impliqués,
ni le pilote de l’avion ou d’autres agents américains faisant partie
de l’équipe chargée du transport de MM. Agiza et Alzery en Egypte
.
153. En résumé, les faits se sont déroulés de la manière suivante :
le 18 décembre 2001, MM. Agiza et Alzery, citoyens égyptiens demandeurs
d’asile en Suède, ont fait l’objet d’une décision de rejet de la
demande d’asile et d’expulsion pour raisons de sécurité, prise dans
le cadre d’une procédure spéciale au niveau ministériel. Pour assurer
que cette décision puisse être exécutée le jour même, les autorités
suédoises ont accepté une offre américaine de mettre à leur disposition
un avion bénéficiant d’autorisations de survol spéciales
. Suite à leur
arrestation par la police suédoise, les deux hommes ont été transportés
à l’aéroport de Bromma, où ils ont été soumis, avec l’accord des
Suédois, à une
vérification de sécurité par
des agents américains encagoulés.
154. Le descriptif de cette «
vérification » est
particulièrement intéressant, car il correspond en détail au descriptif
donné indépendamment par d’autres victimes de « rendition », dont
M. El-Masri. La procédure suivie par l’équipe américaine, décrite
dans ce cas par les policiers suédois présents sur les lieux
,
était à l’évidence bien rôdée, la communication entre les agents
fonctionnant par gestes, sans paroles. Agissant très rapidement,
les agents américains ont coupé les vêtements de Agiza et Alzery
sur leur corps, à l’aide de ciseaux, leur ont mis une combinaison
de sports, ont procédé à une fouille corporelle minutieuse des orifices ainsi
que la chevelure, les ont menottés aux mains et aux pieds, et les
ont fait marcher et monter dans l’avion, pieds nus.
155. L’Ombudsman condamne le traitement des détenus, entre la prise
en charge par les agents américains et la fin de l’opération à la
remise des deux hommes aux autorités égyptiennes comme dégradant.
Il ne le considère pas comme constituant de la torture au sens de
l’article 3 de la Convention européenne des Droits de l'Homme mais
pose la question, sans la trancher, de savoir si l’exécution de
l’ordre de déportation viole néanmoins l’article 3. En tout cas,
il trouve que l’opération a été menée d’une manière inhumaine et
donc inacceptable
.
156. Selon les constatations de l’Ombudsman, les agents suédois,
mal encadrés, ont perdu le contrôle de l’opération dès le début
de l’intervention de l’équipe américaine. Ils auraient dû intervenir
pour mettre un terme au traitement dégradant des détenus, qui n’était
pas justifié par des considérations de sécurité, puisque les policiers
suédois avaient déjà exécuté une fouille corporelle des détenus
lors de leur arrestation.
157. En amont de la déportation des deux hommes vers l’Egypte,
la Suède a demandé et obtenu des « assurances diplomatiques » selon lesquelles les deux hommes
ne seraient pas soumis à des traitements contraires à la convention
anti-torture, qu’ils bénéficieraient de procès équitables et qu'ils
ne seraient pas condamnés à mort. Les « assurances » étaient même
assorties d’un mécanisme de suivi, des visites régulières de l’ambassadeur
de Suède et la participation d’observateurs suédois au procès.
158. Le dénouement de l’affaire montre que ces « assurances
» n’ont pas été respectées. L’avocat de M. Alzery,
Kjell Jönsson
affirme que des faits de torture
extrêmement graves sont avérés
. Alors que M.
Alzery a été libéré de prison en octobre 2003, il n’a pas le droit
de quitter son village en Egypte sans la permission des autorités.
M. Agiza a été condamné à 25 ans de prison par un tribunal militaire
dans un procès auquel les observateurs suédois ont été exclus pendant
les deux premier des quatre jours que durait le procès. Malgré le
fait que M. Agiza s’est plaint de tortures pendant sa détention,
qui a duré plus de deux ans après son retour forcé en Egypte, et
malgré le fait que le rapport du médecin de la prison a bien constaté
des blessures physiques subies en prison, le tribunal militaire
n’a pas donné suite à la requête de la défense demandant un examen
médical indépendant
.
159. La décision de UN-CAT montre que les « assurances diplomatiques
», même assorties de clauses de suivi,
ne sont pas de nature à éviter des risques de tortures
.
La responsabilité de l’Etat déporteur reste donc engagée.
160. Somme toute, l’affaire suédoise de Agiza et Alzery ne peut
pas être classifiée comme un «enlèvement » par la CIA. Les deux
hommes ont fait l’objet d’une procédure suédoise de déportation
suite au refus de la demande d’asile, cette procédure ayant été
sévèrement critiquée par UN-CAT, et ce à juste titre : l’exécution immédiate
de la décision a privé les deux hommes de toute possibilité de recours,
y compris au titre de la Convention des Nations Unies contre la
torture, recours qui aurait d’ailleurs eu de bonnes chances de succès, vu
le danger de torture encouru par eux en Egypte. D’autres points
de critique à l’encontre de la Suède sont la mise en œuvre peu insistante
de la clause de suivi des assurances obtenues avant l’extradition
et surtout le fait
que la Suède n’ait pas transmis toutes les informations pertinentes
à UN-CAT
.
Par contre, pour ce qui est des mauvais traitements des prisonniers
à l’aéroport de Bromma, et dans l’avion, le reproche s’adresse en premier
lieu aux Etats-Unis. Je partage évidemment le point de vue de Mats
Melin que de tels traitements dégradants et humiliants sont inacceptables.
161. Mais il appartient à mon avis à la Suède de clarifier davantage
les raisons, et les responsabilités, du fait que les agents suédois
présents sur le terrain ont laissé faire leurs collègues américains,
leur permettant de prendre le contrôle de cette opération encore
sur le sol suédois.
3.4. Abou Omar
162. Le 17 juin 2003, Hassam Osama Mustafa Nasr, dit Abou
Omar, citoyen égyptien, est enlevé en plein cœur de Milan à midi.
Grâce à une enquête tenace et remarquable des magistrats milanais
et des services de police DIGOS, le cas d’Abou Omar est certainement
l’un des cas les mieux connu et documenté de « restitution extraordinaire
»
.
Abou Omar a été transporté par avion en Egypte, en passant par les
bases aériennes militaires d’Aviano (Italie) et de Ramstein (Allemagne),
où il a été torturé, avant d’être relâché et à nouveau arrêté. À
notre connaissance, aucun procès n’a eu lieu à l’encontre d’Abou
Omar en Egypte. L’enquête de la justice italienne a prouvé, au-delà
de tout doute raisonnable, que cette opération avait été exécutée
par les services américains de la CIA (ce que l’Agence n’a d’ailleurs
pas contesté). Les enquêteurs italiens ont pu également prouver
la présence en Egypte du responsable présumé de l’opération d’enlèvement
– qui revêtait également la fonction de Consul américain à Milan
- pour une quinzaine de jours dans la période qui a immédiatement
suivi la remise d’Abou Omar aux autorités égyptiennes ; il n’est
dès lors pas arbitraire d’en déduire qu’il a pris part, sous une
forme ou une autre, aux interrogatoires de la personne enlevée.
La procédure ouverte à Milan concerne 25 agents américains, à l’encontre
de 22 desquels la justice italienne a émis un mandat d’arrêt. Abou
Omar bénéficiait du statut de réfugié politique. Soupçonné d’être
un activiste islamiste, Abou Omar faisait déjà l’objet d’une surveillance
de la part de la police et de la magistrature de Milan. Grâce à
cette surveillance, la police italienne était vraisemblablement
sur le point d’identifier un réseau d’activistes agissant dans l’Italie
du Nord. L’enlèvement d’Abou Omar, comme le relèvent expressément
les magistrats milanais, a en fait saboté l’enquête en cours de
la justice italienne et porté ainsi préjudice à la lutte contre
le terrorisme. Est-il imaginable et possible qu’une telle opération,
avec un pareil déploiement de moyens dans un pays ami et allié (membre
de la coalition en Irak) ait été réalisée sans informer les autorités
locales ou, du moins, les services correspondants ? Le gouvernement
italien, pour sa part, a démenti avoir été informé. L’enquête du
Parquet de Milan vient cependant de connaître un important rebondissement :
un agent d’un groupe d’élite des
Carabinieri a
avoué avoir pris part à l’enlèvement d’Abou Omar dans le cadre d’une
action coordonnée par le SISMI, les services de renseignements militaires
.
Le chef du SISMI avait pourtant formellement nié toute participation
de son service à l’enlèvement ; il a même affirmé avoir eu connaissance de
cet épisode après l’enlèvement même
.
3.5. Bisher Al-Rawi
et Jamil El-Banna
163. Le cas de ces deux résidents permanents britanniques
arrêtés en Gambie en novembre 2002 – et transférés d’abord en Afghanistan
pour se retrouver ensuite (et toujours) à Guantanamo – est un exemple d’une
(mauvaise) coopération entre les services d’un pays européen (le
MI5 britannique) et la CIA dans le but d’enlever des personnes,
contre lesquelles il n’existe pas de preuves permettant de les maintenir
en prison dans le respect de la loi et dont la faute principale
est de connaître une personnalité islamiste, Abou Qatada en l’espèce.
164. Les informations rendues publiques à ce jour
montrent
que l’enlèvement de Al-Rawi et El-Banna a bien été motivé par des
informations, en partie erronées de surcroît, fournies par le MI5.
165. Bisher Al-Rawi et Jamil El-Banna ont été arrêtés en Gambie
le 8 novembre 2002. Ils avaient l’intention de rejoindre le frère
de M. Al-Rawi, Wahab, citoyen britannique, pour l’aider à fonder
un atelier mobile de traitement d’arachides. Les autorités britanniques
étaient bien au courant de ce voyage d’affaires
.
Le 1er novembre, Al-Rawi et El Banna sont donc partis pour ce voyage,
mais sans aller très loin. A l’aéroport de Gatwick, ils ont été
arrêtés à cause d’un engin suspect dans le bagage à main de M. Al-Rawi.
166. Le même jour, un premier télégramme du MI5 informait la CIA
de l’arrestation des deux hommes sur la base de la loi anti-terroriste
de 2000. Ce télégramme contient des informations fausses, dont celle
que M. Al-Rawi serait un extrémiste islamique, et que la fouille
de ses bagages aurait révélé qu’il transportait une sorte d’objet
électronique bricolé qui pourrait être utilisé selon l’enquête préliminaire
comme une composante d’une bombe artisanale
.
167. Les deux hommes ont passé 48 heures en garde à vue, jusqu’à
ce que la police ait déterminé que
l’engin suspect n’était
autre qu’un chargeur de piles en vente dans plusieurs chaînes de
magasins d’électronique (Dixons, Argos, Maplins). Al-Rawi a donné
cette explication dès son arrestation, mais il fallait vérifier.
La conclusion de l’épisode du chargeur – qu’il s’agissait bien d’un
«
engin innocent » - a été
communiquée au ministère des Affaires étrangères par le MI5 dans
un télégramme du 11 novembre 2002. Malheureusement, il n’existe
aucune preuve que cette information ait jamais été transmise à la
CIA. En effet, les allégations concernant cet
engin
suspect ont réapparu dans leur « procès » devant le
CSRT (
Combatant Status Review Tribunals)
comme «
preuve » qu’ils
sont «
ennemis combattants ».
168. Al-Rawi et El-Banna sont rentrés chez eux le 4 novembre 2002
et ont réorganisé leur voyage en Gambie pour le 8 novembre. Entre-temps,
plusieurs télégrammes ont été envoyés par le MI5 aux Américains
au sujet des deux hommes, les informant qu’ils connaissaient Abou
Qatada, et que M. El-Banna était le «
financier » de
ce dernier. Il est exact que les deux hommes connaissaient Abou
Qatada
. Les autorités
américaines en auraient déduit que les deux hommes appartenaient
à une
cellule d’Al Quaïda.
Par contre, selon les avocats, M. Al-Rawi aurait aidé le MI5 à préparer
l’arrestation non-violente de Abou Qatada, et des agents britanniques l’en
auraient même remercié
.
169. Le 8 novembre 2002, le jour de l’envol des deux hommes vers
la Gambie, le MI5 envoyait un autre télégramme indiquant les détails
du vol, y compris le départ de l’avion retardé et l’heure estimée
d’arrivée. Il est indiqué sur ce télégramme que cette communication devrait être lue à la lumière
des communications antérieures. En outre, le télégramme
du 8 novembre ne comporte pas la mention figurant sur les télégrammes antérieurs,
que cette information ne doit pas être
utilisée comme base d’action ouverte, couverte, ou exécutive.
170. A l’aéroport de Banjul, Al-Rawi et El-Banna, accompagnés d’un
collaborateur, M. El Janoudi, ont rencontré le frère de Bisher Al-Rawi,
Wahab, qui s’était rendu en Gambie une semaine avant eux. Ils ont
tous les quatre été arrêtés par des agents gambiens et emmenés à
une maison à l’extérieur de Banjul. M. Janoudi a réussi à téléphoner
à son épouse à Londres, et un autre frère de M. Al-Rawi, Numann,
est allé voir son parlementaire, Edward Davey, lequel a informé
le ministère des Affaires étrangères.
171. Les jours suivants, selon le récit de Wahab, des agents américains
étaient bien présents, mais les détenus n’ont jamais vu de fonctionnaires
britanniques, malgré le fait qu’ils aient demandé à rencontrer un représentant
consulaire. Wahab a indiqué lors de l’audition de l’APPG qu’à plusieurs
reprises, les agents de la CIA et de la Gambie ont fait allusion
au fait que
ce sont les Britanniques
qui ont demandé votre arrestation. M. El-Banna confirme
qu’on lui a toujours dit la même chose lors de sa détention ultérieure
à Guantanamo Bay :
Les hommes
qui m’ont interrogé me demandaient pourquoi j’en voulais tellement
à l’Amérique. Le Royaume-Uni, c’est votre gouvernement, le MI5,
qui a appelé la CIA et qui leur a dit que vous et Bisher étiez en
Gambie et de venir vous y arrêter. Le Royaume-Uni nous a tout dit.
C’est la Royaume-Uni qui vous a vendus à la CIA .
172. Le 5 décembre 2002, après 27 jours, Wahab était mis en liberté
et retournait au Royaume-Uni. Quelques jours après, un dimanche,
Bisher Al-Rawi et Jamil El-Banna étaient transportés en Afghanistan,
dans un avion militaire à réaction, avec plus de quarante places.
Il y avait au moins 7 ou 8 agents américains à bord, dont une femme
médecin. Les deux hommes, toujours par le biais de leurs avocats,
ont donné un récit détaillé du traitement, dégradant et inhumain
auquel ils ont été soumis et qui rappelle fortement celui infligé
à d’autres victimes de restitutions
.
173. A Kaboul, ils ont été transportés en moins de 15 minutes à
la prison identifiée comme la
Dark Prison.
La description des conditions inhumaines de détention dans cette
prison
,
qui constitue un nœud important de la « toile d’araignée » de la
CIA correspond en de nombreux détails à celle donnée par d’autres
victimes de restitutions qui sont passées par là. Après deux semaines
dans cette prison sinistre, les deux hommes ont été transférés à
Bagram, par hélicoptère. A Bagram, ils ont été emprisonnés et maltraités
pendant deux mois encore. Les interrogateurs américains auraient
offert à M. El-Banna de grosses sommes d’argent en échange de faux
témoignages contre Abou Qatada. Lorsque ces offres n’ont pas donné
le résultat escompté, les interrogateurs auraient menacé de le renvoyer
pour un an à la
Dark Prison,
suivi de 5 ou 10 ans à Cuba, et ils ont proféré des menaces grossières
à l’encontre de sa famille résidant à Londres
.
174. Enfin, les deux hommes ont été transportés à Guantanamo, où
ils ont de nouveau été exposés à des traitements inhumains. Al-Rawi
dit avoir reçu de nombreuses visites d’agents du MI5, pour la première
fois au début de l’automne de 2003, et avoir été interrogé par une
dizaine d’agents différents de la CIA. L’un des agents du MI5 se
serait même excusé auprès de lui. En janvier 2004, deux agents britanniques
( « Martin » et « Matthew ») auraient demandé s’il était prêt à
travailler à nouveau pour le MI5. Al-Rawi aurait répondu par l’affirmative,
du moment où cela ferait avancer la paix, aurait-il ajouté. Plusieurs
mois plus tard, un certain « Alex », avec qui Al-Rawi aurait travaillé
à Londres, serait venu le voir à Guantanamo, en compagnie d’une
« agente attrayante ». Cependant, à l’occasion du « procès » de
Al-Rawi devant le CSRT, les autorités britanniques ont refusé d’envoyer
à Guantanamo les témoins qui avaient été cités par la défense ou simplement
de confirmer ses liens avec le MI5 ; ce faisant, elles l’ont condamné
indirectement à une détention indéterminée - détention qui continue
à ce jour, depuis désormais presque quatre ans.
175. Les familles de Al-Rawi et El-Banna et leurs avocats de la
Société Birnberg, Peirce & Partners tentent une action en justice
visant à obliger le gouvernement britannique à intercéder par la
voie diplomatique auprès des Etats-Unis en vue de faire libérer
et rapatrier les deux hommes dans les meilleurs délais. Aux dernières informations,
le gouvernement britannique se serait engagé dans ce sens pour ce
qui est de Al-Rawi, mais non pour El-Banna. Entre temps, le jugement
de première instance est tombé, rejetant la plainte des familles.
176. Au vu de ces faits décidemment troublants, j’estime que les
autorités britanniques doivent faire toute la lumière sur cette
affaire. Notre collègue Andrew Tyrie s’est engagé à fond pour que
la vérité soit établie dans ce cas troublant ; nous le félicitons.
Entre-temps, il faut que le Royaume-Uni, même en l’absence d’obligation juridique
formelle, répare les conséquences de la communication apparemment
très imprécise du MI5 adressée aux services américains. Il est,
en effet, très vraisemblable que l’arrestation des deux hommes ait été
provoquée ou du moins fortement influencée par les informations
transmises en novembre 2002, dont une partie seulement (les télégrammes
précités) sont connues du public.
3.6. Maher Arar
177. Maher Arar, citoyen canadien d’origine syrienne,
est venu témoigner publiquement devant la Commission temporaire
du Parlement Européen
. Lors
d’une escale à son retour de vacances en Tunisie, en septembre 2002,
il a été arrêté à l’aéroport JFK de New York par des agents américains.
Ayant été détenu dans une prison de haute sécurité et interrogé
pendant deux semaines par la police de New York, le FBI et le service
de l’immigration américain, il aurait été transporté en Syrie, à
partir de l’aéroport de New Jersey via Washington, Rome et Amman,
pour être enfermé dans une prison des renseignements militaires
syriens
.
Il y aurait passé plus de dix mois, pendant lesquels il aurait été
torturé, abusé et contraint à de faux aveux. Pendant son séjour
en Syrie, il aurait aussi entendu la voix d’un prisonnier allemand
torturé. Après une campagne tenace de son épouse, Arar a pu avoir
des contacts irréguliers avec des diplomates canadiens en poste
en Syrie. Il affirme ne jamais avoir été l‘objet de poursuites pénales
dans aucun pays. Arar souffre toujours d’un syndrome de stress post-traumatique,
suite à l’expérience terrible qu’il a vécue.
178. Le gouvernement américain considère la « restitution » de
Arar comme une procédure légitime conforme avec ses procédures d’immigration
.
179. Selon Arar, les agents à bord de l’avion ne se sont jamais
identifiés, mais il aurait entendu qu’ils faisaient partie d’une
special removal unit. Dans ce cas
précis, la remise de Arar à la Syrie semble être un exemple bien documenté
de « délocalisation de la torture », pratique par ailleurs déjà
évoquée publiquement par certains responsables américains
.
180. La question qui nous intéresse le plus, vu notre mandat, est
de savoir si, et éventuellement dans quelle mesure, les Etats européens
concernés (notamment l’Italie et la Grèce) étaient au courant du
transport illégal de Arar, et, notamment, s’ils ont accordé un soutien
logistique
.
181. Quant au rôle des autorités canadiennes dans cette affaire,
signalons qu’une enquête approfondie est en cours de la part d’une
commission spéciale
.
182. Un premier rapport de l’enquêteur, Stephen J. Toope, a été
publié dès le 14 octobre 2005
.
M. Toope, qui jouit d’une longue expérience avec des victimes de
torture, a établi de manière convaincante la véracité des déclarations
de Arar, qu’il a comparées avec les dépositions d’autres anciens
prisonniers syriens détenus dans la même prison des renseignements
militaires syriens – Far Falestin. Son rapport, qui cite aussi les constatations
de médecins spécialisés que Arar a consultés après son retour, décrit
de manière détaillée le traitement auquel Arar a été soumis en Syrie,
le qualifiant clairement de torture au sens de la convention anti-torture
des Nations Unies. Ce rapport ne traite cependant pas du rôle des
autorités canadiennes dans l’affaire. Cet aspect sera abordé dans
le rapport final de la Commission, dont la publication est prévue
pour la fin de l’été 2006
. Il est donc prématuré d’en
tirer des conclusions à ce stade
.
183. Signalons que cette commission est investie des pouvoirs d’une
véritable commission d’enquête, disposant de compétences d’investigation
et habilitée à prendre connaissance d’informations classées secrètes.
M. Paul Cavalluzzo, conseiller juridique principal du Commissaire,
l'Honorable Dennis O'Connor, aurait déploré la tendance des autorités
canadiennes à invoquer le « secret défense » ; les avocats de M.
Arar, Lorne Waldman et Marlys Edwardh, ont accusé le Gouvernement
de se « cacher derrière ».
3.7. Muhammad Bashmila
et Salah Ali Qaru
184. Les cas de MM. Bashmila et Ali Qaru sont illustrés
dans un rapport d‘
Amnesty International (AI)
basé sur des recherches
sur place et des entretiens intensifs avec les victimes. Il est
vraisemblable qu’ils doivent leur récente libération à l’engagement
d’AI. Les deux hommes, qui n’ont jamais été accusés des moindres crimes
terroristes, ont été arrêtés en Jordanie et ont disparu, pour leurs
familles, dans la « toile d’araignée » américaine en octobre 2003
. Selon les recherches d’AI, ils ont
été détenus dans au moins quatre centres de détentions secrets américains,
probablement dans trois pays différents. D’après les informations
fournies par les détenus, ils auraient séjourné à Djibouti, en Afghanistan
et - c’est cela qui nous intéresse tout particulièrement –
quelque part en Europe orientale.
L’endroit exact de leur dernier séjour de 13 mois, commencé fin
avril 2004, reste cependant inconnu. Les hommes ont donné une description
exacte du lieu de détention et de leur itinéraire de transport,
détails qui n’ont pas encore été entièrement rendus publics
.
C’est en particulier le vol de retour au Yémen, le 5 mai 2005, qui
paraît particulièrement intéressant: il aurait eu une durée d’environ
sept heures, non-stop. J’ai écrit aux autorités yéménites pour demander
d’où venait l’avion, dont l’arrivée au Yémen, à cette date avec
les deux hommes à bord, m’a été confirmée officiellement. Malheureusement,
malgré une lettre de rappel, je n’ai pas encore reçu une réponse
précise. Puisqu’il s’agissait vraisemblablement d’un avion militaire,
les données obtenues d’ Eurocontrol n’ont pas non plus permis de clarifier
cette question. La description des lieux ne nous a pas non plus
encore permis d’identifier un endroit précis.
3.8. Mohammed Zammar
185. Zammar, Allemand d’origine syrienne, était suspecté
d’avoir été impliqué dans la « cellule hambourgeoise » d’Al Quaïda,
et était placé sous surveillance policière en Allemagne depuis plusieurs années.
Après le 11 septembre 2001, il a fait l’objet d’une enquête pénale
pour soutien à une organisation terroriste,
mais les preuves à son encontre se sont révélées insuffisantes pour
justifier une prolongation de son incarcération.
186. Le 27 octobre 2001, il quittait l’Allemagne pour le Maroc,
où il a passé plusieurs semaines. Quand il a voulu rentrer en Allemagne,
il aurait été arrêté par des agents marocains à l’aéroport de Casablanca,
au début de décembre, et interrogé par des agents marocains et américains
pendant plus de deux semaines. Vers la fin de décembre 2001, il
aurait été embarqué sur un avion de la CIA et emmené à Damas, en
Syrie
.
187. L’affaire a donné lieu à de nombreux articles de presse
; selon
certaines allégations l’arrestation de M. Zammar au Maroc aurait
été facilitée par des informations fournies par les services allemands.
Il aurait été, d’autre part, torturé par les services syriens et
interrogé en Syrie aussi par des agents allemands.
188. Un rapport détaillé du gouvernement allemand au
Bundestag dont j’ai pu recevoir
une copie
,
donne une image assez nuancée de cette affaire.
189. L’arrestation de M. Zammar au Maroc a été objectivement facilitée
par des échanges d’information entre les services allemands et leurs
homologues néerlandais, marocains et aussi américains. Mais ces
échanges d’informations sur les plans de voyage d’une personne suspectée
d’activités terroristes – le rapport du gouvernement allemand donne
des éléments détaillés qui semblent justifier ces soupçons – font
partie de la coopération internationale normale et nécessaire dans
la lutte contre le terrorisme. Si les services allemands ont informé
leurs collègues étrangers des dates des réservations de vols de
M. Zammar, on ne peut pas en conclure qu’ils avaient l’intention
de le faire arrêter en violation des procédures normales. Les faits
se sont déroulés en décembre 2001, donc bien avant les révélations
publiques relatives à la pratique illégale des « restitutions ».
190. Le ministère des Affaires étrangères allemand ainsi que les
ambassades de Damas et Rabat sont intervenus à plusieurs reprises,
d’abord pour établir le lieu de séjour de M. Zammar et ensuite pour
lui fournir l’assistance consulaire habituelle dans sa détention
syrienne. La Syrie a refusé toute intervention consulaire du fait
de la non reconnaissance de l’abandon de la nationalité syrienne
par M. Zammar dans le cadre de sa naturalisation en Allemagne, une
pratique constante de la Syrie.
191. Des agents allemands ont effectivement interrogé M. Zammar
en Syrie. M. Zammar aurait affirmé devant ses interrogateurs allemands
qu’il a été battu aussi bien au Maroc qu’au début de sa détention
en Syrie, mais rien ne permet de conclure que ces mauvais traitements
aient été en relation avec la présence et l’intervention des agents
allemands. Ceux-ci auraient trouvé M. Zammar en bonne forme physique
et psychique, malgré une perte de poids notable. Les relations entre
M. Zammar et ses gardiens syriens ne paraissaient pas tendues, malgré
une certaine relation d’autorité observée par les visiteurs allemands.
192. Comme indiqué, une commission d’enquête du Bundestag est en
train d’enquêter sur cette affaire et il convient par conséquent
d’en attendre les résultats.
3.9. Binyam Mohamed
al Habashi
193. Binyam Mohamed al Habashi, citoyen éthiopien, est
titulaire du statut de résident au Royaume-Uni depuis 1994. Alors
que la plupart des membres de sa famille ont émigré aux Etats-Unis,
où ils ont obtenu la naturalisation américaine, Binyam s’est rendu
au Royaume-Uni lorsqu’il était adolescent et y a demandé l’asile, demande
qui n’a jamais fait l’objet d’une décision définitive. Il a fait
sept années d’études à Londres. Il a eu des problèmes de toxicomanie.
Il s’est converti à l’Islam à l’âge de vingt ans.
194. Binyam est actuellement détenu à Guantanamo Bay, et a été
choisi pour faire partie de l’un des premiers groupes de dix prisonniers
à comparaître devant une commission militaire spéciale des États-Unis, probablement
au cours de l’année 2006. Nous avons pu prendre connaissance du
journal qu’il a tenu, un récit des cinq dernières années de sa vie
ainsi qu’une série de lettres qu’il a écrites de Guantanamo. En
outre, un membre de mon équipe a pu recueillir les témoignages directs
de membres de sa famille et de ses représentants juridiques au Royaume-Uni.
195. En traitant de l’affaire Binyam dans mon rapport, j'éviterai
toute référence aux accusations qui risquent d’être portées contre
lui par la commission militaire. Je me contenterai de dire que je
considère généralement ce genre de commission comme insuffisante
pour des poursuites relatives à des accusations aussi sérieuses, car
les droits de la défense sont fortement entravés
.
Ces commissions ne permettent pas qu’une cause soit entendue équitablement
et j’émets une fois de plus l’avis que l’effort mondial visant à
poursuivre les personnes suspectées de terrorisme doit, avant tout,
passer par la voie judiciaire.
196. Les éléments les plus préoccupants dans l’affaire Binyam sont
les récits d’actes de torture et autres violations graves des droits
de l’homme qu’il fait au sujet du traitement auquel il aurait été
soumis. Il indique avoir été blessé sur tout le corps à l’aide d’un
scalpel et d’une lame de rasoir, roué de coups jusqu’à perdre connaissance
et suspendu aux murs par des chaînes. Il a souffert de blessures
graves, notamment de fractures, et était constamment menacé de mort,
de viol et d’électrocution.
197. Il est difficile de dire si ce récit correspond vraiment à
la réalité. Bornons nous à rappeler que certains de ces actes font
partie de ce qui est désigné comme
techniques
renforcées d’interrogatoire , mises au point par les
Etats-Unis dans le cadre de la guerre contre le terrorisme
.
Qui plus est, la majorité des sévices décrits par Binyam ressemblent
sensiblement aux témoignages d’autres détenus ayant vécu les mêmes conditions
de détention à divers endroits au cours des dernières années
.
198. Binyam est exemplaire de très nombreux détenus (dont pour
la plupart nous ignorons l’identité et le lieu de détention) qui
se sont retrouvés piégés par la « toile d’araignée » des Etats-Unis
dans le cadre de la guerre contre le terrorisme. Binyam a fait l’objet
de deux restitutions de la CIA, d’un transfert militaire vers Guantanamo
Bay et d’autres transferts clandestins par avion et par hélicoptère.
Il a été enfermé dans au moins deux centres de détention secrets,
en plus des prisons militaires. Lors des interrogatoires clandestins,
Binyam a été confronté à des allégations qui ne pouvaient qu’émaner
des services de renseignements du Royaume-Uni.
199. La famille de Binyam a déclaré à mon représentant que celui-ci
a disparu durant l’été 2001. Ses proches ont par la suite été en
proie à des années d’incertitude désespérée quant à sa situation
et à l’endroit où il se trouvait, incertitude qui ne fut que partiellement
soulagée par une première visite d’agents du FBI trois ans plus tard,
en 2004. Même si elle a reçu quelques lettres de Binyam de Guantanamo,
sa famille n’a pas été en mesure de le voir ou de lui parler pendant
cinq ans.
200. Selon ses déclarations, Binyam s’est rendu de son plein gré
en Afghanistan en 2001
, où il a passé quelque temps, avant de
se rendre au Pakistan, pour vouloir en suite retourner au Royaume-Uni.
Il a été arrêté par les autorités pakistanaises à l’aéroport de
Karachi, le 10 avril 2002, accusé d’avoir tenté de voyager avec un
faux passeport. Moins de dix jours après son arrestation, il a été
interrogé par les autorités américaines. A sa demande de faire valoir
son droit d’être défendu par un avocat, et plus tard à son refus
de répondre aux questions posées, les représentants américains auraient
répondu :
La loi a changé. Il n’y a pas
d’avocats. Pour coopérer avec nous, vous avez le choix entre la
manière douce et la manière forte. Si vous refusez de parler, vous
irez en Jordanie. On ne peut pas faire ce qu’on veut ici, les Pakistanais
ne peuvent pas faire tout ce qu’on leur demande. Les Arabes s’occuperont
de vous.
201. Les premiers interrogatoires de Karachi ont été conduits par
des agents pakistanais, américains et britanniques. Binyam n’a jamais
été accusé d’un crime quelconque. Des agents du MI6 lui ont dit qu’après s’être renseignés sur son compte,
ils savaient bien qu’il n’était qu’une personne sans importance.
Il n’a pourtant pas été libéré. Les services de sécurité pakistanais
l’ont emmené dans un aéroport militaire à Islamabad et l’ont remis
aux autorités américaines.
202. Binyam affirme qu’il a fait l’objet d’une première restitution
le 21 juillet 2002. Il s’est fait attaquer par des personnes non
identifiées, vêtues de noir, portant
des masques et ce qui ressemblait à des chaussures Timberland.
Il décrit comment ils ont enlevé ses
vêtements, pris des photos, mis des doigts dans son anus et l’ont
affublé d’un survêtement, ensuite enchaîné et lui ont mis un casque
sur les oreilles et un bandeau sur les yeux, avant de
le placer de force dans un avion pour le Maroc. D’après les données
de vols officielles obtenues grâce à cette enquête, l’appareil N379P
utilisé pour la restitution, a décollé d’Islamabad le 21 juillet
2002 pour se rendre à Rabat, au Maroc.
203. Binyam a décrit divers centres secrets où il a été détenu
au Maroc, dont une prison ensevelie quasiment sous
terre et un endroit plus propre, où il aurait été placé
pour se remettre des blessures provoquées par les tortures. Entre
juillet 2002 et janvier 2004, Binyam a été torturé à maintes reprises
par une équipe d’interrogateurs et d’autres agents, pour la plupart
marocains. Certains portaient des masques, d’autres non : au moins
une interrogatrice, qui s’est dit canadienne, serait une agente
américaine de la CIA.
204. La finalité des tortures était de venir à bout de la résistance
de Binyam, de le briser physiquement et psychologiquement, afin
de lui arracher des aveux sur son engagement dans des activités
terroristes. En plus des menaces et sévices incessants, les tortionnaires
se servaient d’informations, émanant apparemment des services de
renseignements, pour montrer à Binyam qu’ils étaient bien informés
à son égard. La majorité des informations personnelles (notamment,
des détails sur son éducation, ses amis à Londres et même son entraîneur
de boxe française) ne pouvaient que provenir des services de renseignements
du Royaume-Uni.
205. Binyam a relaté à son avocat plusieurs phases dans les sévices
subis au Maroc : un « adoucissement » initial a fait place à un
cycle de tortures de routine, puis à des violences sévères, consistant
en des supplices mentaux et des blessures physiques. Au cours des
premières semaines de sa détention, il a été suspendu de manière
répétée aux murs et aux plafonds, enchaîné et battu violemment : Ils entraient dans la pièce et me menottaient
les mains derrière le dos. Arrivaient ensuite trois hommes portant
des masques de ski noirs, qui laissaient seulement entrevoir leurs
yeux… Deux d’entre eux tenaient mes épaules et le troisième me donnait des
coups de poing dans le ventre. Le premier coup… a tout retourné
à l’intérieur. J’avais envie de vomir. Je voulais rester debout,
mais j’avais tellement mal que je tombais à genoux. Ils me relevaient
et me frappaient à nouveau. Ils me rouaient de coups de pieds dans
les cuisses quand je me levais. Ils m’ont passé à tabac cette nuit-là…
Je me suis effondré, et ils sont partis. Je suis resté sur le sol
un long moment avant de perdre connaissance. Je ne sentais plus
mes jambes. Je ne pouvais plus bouger. Je me vomissais et m’urinais dessus.
206. Le paroxysme de la torture consistait à mettre Binyam nu et
à utiliser un scalpel de médecin pour faire des incisions sur son
torse et sur d’autres parties de son corps : L’un
d’eux a pris mon pénis dans sa main et a commencé à faire une entaille.
Ils sont restés une minute à observer ma réaction. J’étais à l’agonie,
je pleurais, je tentais désespérément de me retenir, mais j’hurlais
malgré tout. Ils ont dû le faire vingt ou trente fois, en peut-être
deux heures. Il y avait du sang partout. Ils ont tailladé mes parties
intimes. L’un d’eux a dit qu’il vaudrait mieux carrément tout couper,
puisque de toute façon, je n’engendrerai que des terroristes.
207. Finalement, Binyam a commencé à coopérer pendant les séances
d’interrogatoires, afin d’éviter les tortures : Ils ont dit que
si je donnais leur version des faits, je serais juste appelé au
tribunal comme témoin et que toutes ces tortures cesseraient. Je
n’en pouvais plus… J’ai fini par répéter ce qu’ils me lisaient à
voix haute. Ils m’ont dit de dire que j’avais vu Ben Laden cinq
ou six fois, ce qui est bien évidemment faux. Ils ont continué avec
deux ou trois interrogatoires par mois. Il ne s’agissait pas vraiment
d’interrogatoires, mais plutôt d’entraînements, en vue de me préparer
à ce que je devrais dire.
208. Binyam déclare avoir fait l’objet d’une seconde restitution
lors de la nuit du 21 au 22 janvier 2004. Après qu’on lui ait mis
des menottes, bandé les yeux et transporté environ une demi-heure
dans un van, il a été débarqué dans ce qui lui semble être un aéroport.
Une fois de plus, la description de Binyam correspond à la méthodologie
employée pour la restitution, décrite plus haut dans ce rapport : Ils ne m’ont pas parlé. Ils ont lacéré mes
vêtements. Il y avait une femme blanche avec des lunettes – elle
a pris les photos. L’un d’eux tenait mon pénis tandis qu’elle prenait
des photos numériques. Elle a eu le souffle coupé en voyant mes
blessures. Elle a dit : « Oh,
mon Dieu ! Regardez ça ».
209. La seconde restitution de Binyam Mohamed aurait eu lieu dans
le cadre du « circuit de restitution » identifié au cours de cette
enquête. Selon les données officielles en notre possession, l’appareil
N313P, opérant pour le compte de la CIA, aurait effectué un vol
de Rabat à Kaboul, tôt dans la journée du 22 janvier 2004. Deux
jours plus tard, dans le cadre de ce même circuit, le même avion
est retourné en Europe et a été utilisé pour la restitution de Khaled
El-Masri
.
210. Le calvaire de Binyam Mohamed s’est poursuivi à Kaboul, en
Afghanistan, où il a été enfermé dans ce qu’il appelle « la prison
des ténèbres »
, durant quatre mois. Les conditions
de détention y étaient inhumaines et dégradantes, notamment, l’obligation
de rester dans des positions pénibles, l’altération du sommeil,
les privations sensorielles et autres
techniques
renforcées d’interrogatoire employées
par les forces militaires américaines dans ce genre de prisons.
A plusieurs reprises, Binyam s’est vu enchaîner au sol, les bras
suspendus au-dessus de lui et sa tête frappée contre le mur. Il
décrit une
torture par la musique,
qui se déroulait au son de rap et de
heavy
metal assourdissants, de bruits de tonnerre, de décollages
d’avions, de ricanements et autres bruits atroces, qu’il a qualifié
de
cauchemar perpétuel.
211. Jusqu’à son transfert par hélicoptère pour Bagram, fin mai
2004, Binyam n’a pas été autorisé à voir la lumière du jour. Il
était continuellement interrogé et sans cesse exposé aux allégations
concernant des activités et complots terroristes dans lesquels on
l’accusait d’être impliqué. Un mode d’alimentation anarchique lui
a été imposé, ainsi que des séances « étranges »
avec des psychiatres.
212. Dans un centre de détention de la base aérienne de Bagram,
en Afghanistan, Binyam a été forcé d’écrire une longue déclaration
préparée par les Américains, dont nous ignorons le contenu. Binyam
a indiqué à ses avocats qu’il a écrit et signé le document dans
un état de totale confusion mentale : Je
ne me souviens pas vraiment [de ce que j’ai écrit], parce qu’alors,
je faisais seulement ce qu’ils me disaient de faire. Bien évidemment,
à mon arrivée à Bagram, je disais déjà ce qu’ils voulaient entendre.
213. L’affaire de Binyam Mohamed plaide pour un changement urgent
et catégorique du cours actuel de l’effort international visant
à enrayer le terrorisme. Il est clairement du devoir du Conseil
de l’Europe de veiller à ce que les détentions secrètes, les transferts
illégaux entre États et l’usage de la torture soient totalement interdits
et disparaissent définitivement.
214. Reste à savoir si la commission militaire se prononcera pour
ou contre Binyam Mohamed. A l’issue de cette affaire, la seule certitude
réside dans le constat profondément alarmant qu’un être humain a
été, selon ses propres termes, complètement déshumanisé : Je suis navré de ne pas éprouver d’émotion
lorsque je parle du passé, c’est parce que je me suis fermé. A vous
d’imaginer toute la partie émotionnelle ; je suis en quelque sorte
mort dans ma tête.
4. Les lieux de détention
secrets
215. Suite aux allégations publiées par le
Washington Post et
Human Rights Watch , nous avons concentré nos recherches sur certains
sites en Pologne et en Roumanie.
4.1. Les images satellitaires
216. Nous avons obtenu du Centre Satellitaire de l’Union
Européenne (CSUE) à Torrejón un certain nombre d’images satellitaires
des sites en question
, dont certains
ont été photographiés à différents moments. Nous avons analysé ces
images avec l’aide d’un expert indépendant.
217. Ces photos ne constituent pas des éléments de preuve concluants.
Avec l’aide de l’expert, nous avons pu identifier plusieurs endroits
précis situés sur un aéroport civil et une base des services secrets
(en Pologne) ou sur des aéroports militaires (en Roumanie) qui se
prêteraient très bien à la détention secrète de personnes acheminées
par avion. Mais il existe des centaines d’endroits tout aussi propices
à travers l’Europe. Comme le CSUE n’avait pas à sa disposition,
pour la plupart des endroits visés, des photos « séquentielles » permettant
de vérifier si des structures matérielles (baraquements, clôtures,
miradors etc.), ont été modifiées (ajoutées ou démantelées) à certains
moments intéressants, l’imagerie satellitaire ne nous permet pas d’arriver
à des conclusions fortes.
218. Par contre, les photos nous ont permis de poser certaines
questions de clarification aux autorités polonaises et roumaines
via les délégations nationales. Les réponses reçues constituent
autant d’exemples d‘une certaine passivité, voire d’un manque de
transparence et de réelle volonté de coopération de la part des autorités
concernées
.
4.2. Les mouvements
d’avions documentés
219. Comme nous l’avons montré ci-dessus, les données
reçues d’Eurocontrol et de certaines autorités nationales de contrôle
aérien, recoupées avec des témoignages, permettent d’établir avec
certitude certaines liaisons aériennes entre des centres de détention
connus et les endroits suspects en Pologne et en Roumanie. La situation
géographique de ces endroits ne les prédisposant pas à servir de
lieu de ravitaillement, la durée de séjour des avions à ces endroits
et notamment le fait que les escales en question font partie de
circuits de restitutions bien établis
,
permettent de soupçonner qu’il s’agit de lieux de détention faisant,
ou ayant fait partie de la « toile d’araignée » décrite ci-dessus.
4.3. Les témoignages
220. Des témoignages recueillis par
Amnesty
International permettent
de considérer comme très vraisemblable qu’un lieu de détention relativement
important a existé dans un pays européen, sans pour autant être
encore à même d’indiquer lequel.
221. Un journaliste travaillant pour la télévision allemande
a
interviewé à Kaboul un jeune Afghan qui affirme avoir été détenu
en Roumanie. Ce témoin, très effrayé et non disposé à témoigner
directement devant un membre de notre équipe, aurait été informé
par un gardien de prison auprès duquel il s’est plaint des conditions
de détention qu’il avait
encore de la
chance qu’il se trouvait en Roumanie.
222. Rappelons encore – comme nous l’avons déjà mentionné dans
notre note d’information de janvier
- que selon
un fax transmis par le ministère égyptien des Affaires européennes,
à l’attention de l’ambassade égyptienne à Londres, et intercepté
par les services de renseignement suisses, de tels centres auraient
existé en Roumanie, en Bulgarie, en Macédoine, au Kosovo et en Ukraine.
223. Les deux sources anonymes de l’intérieur de la CIA du
Washington Post,
ABC, et
HRW auraient d’ailleurs
identifié ces deux pays – la Pologne et la Roumanie – mais sans
indiquer les endroits précis
.
4.4. Evaluation
224. Si des preuves au sens formel du terme ne sont pas
encore disponibles à ce jour, de nombreux éléments, cohérents et
convergents, indiquent que de tels centres secrets de détention
ont bel et bien existés en Europe, et nous avons vu que plusieurs
indices indiquent ces deux pays. Comme déjà expliqué plus haut, si
ces éléments ne constituent pas des preuves, ils sont suffisamment
sérieux pour justifier le renversement de la charge de la preuve :
il appartient aux pays visés de désormais faire face à leurs « obligations
positives » d’investigation, sous peine de mettre en péril la crédibilité
des dénégations émises.
5. Détentions secrètes
en République tchétchène
225. Les violations massives des droits de l’homme en
Tchétchénie ont débuté et ont été dénoncées avant la mise en place
de la « toile d’araignée » américaine. Il est regrettable et inquiétant
de constater que les deux principales puissances mondiales invoquent
la lutte contre le terrorisme comme raison pour abandonner les principes
du respect des droits fondamentaux. Cela entraîne un mécanisme de
« justification réciproque » et constitue un exemple déplorable
pour les autres Etats.
226. Il n’est guère possible de parler de centres de détention
secrets dans les Etats membres du Conseil de l’Europe sans mentionner
la Tchétchénie. Le tout récent rapport de M. Rudolf Bindig fait
état aussi bien de nombreux cas de disparitions forcées que de tortures
et de lieux de détention secrets.
5.1. Les travaux du
Comité européen pour la prévention de la Torture (CPT)
227. La situation en Tchétchénie en ce qui concerne les
lieux de détention non officiels a déjà été vertement critiquée
par le CPT dans deux Déclarations Publiques auxquelles je me suis
référé dans mes notes d’information de décembre 2005 et de janvier
2006
. Des prises de positions on ne
saurait plus claires, mais qui attendent encore que leur soit accordée
par le Comité des Ministres du Conseil de l’Europe l’importance qui
leur est due. Très récemment, lors d’une visite dans la région en
mai 2006, une délégation du CPT a de nouveau eu des raisons de croire
que des endroits pouvant servir de lieux non officiels de détention
se situaient dans la région
.
5.2. Des témoignages
récents accablants
228. Accompagné d’une lettre ouverte en date du 12 mai
2006
,
le directeur exécutif de la
International Helsinki
Federation for Human Rights (IHF), Aaron Rhodes, m’a
envoyé un rapport compilé par IHF avec l’aide d’organisations non
gouvernementales russes travaillant dans la région et comportant
des témoignages accablants émanent de victimes de détentions secrètes
accompagnées de tortures et souvent suivies de disparitions forcées
dans la région du Caucase du Nord. Nombre de tels faits sont attribuées
aux « Kadyrovtsi », des milices sous le commandement direct de l’actuel
premier ministre de la République tchétchène, Ramzan Kadyrov. Selon
plusieurs de ces témoignages, des endroits servant de lieux de détention
non officiels se trouveraient à Tsentoroy, village d’origine de
la famille Kadyrov
.
229. Dans un souci de crédibilité de notre organisation, ces allégations
méritent d’être investiguées au même titre que les violations commises
par les services américains, d’autant plus que la République tchétchène
fait partie du territoire d’un Etat membre du Conseil de l’Europe.
6. L’attitude des
gouvernements
230. Toute généralisation est par définition arbitraire.
Force est néanmoins de constater que la plupart des gouvernements
a fait preuve de très peu d’empressement dans l’établissement des
faits allégués. L’ensemble des données récoltées rend invraisemblable
que les Etats européens n’aient absolument rien su de ce qui se passait,
dans le cadre de la lutte contre le terrorisme international, dans
certains de leurs aéroports, dans leur espace aérien ou dans les
bases américaines situées sur leur territoire. Dans la mesure où
ils n’ont pas su, ils n’ont pas voulu savoir. Il n’est tout simplement
pas imaginable que certaines opérations conduites par des services
américains aient pu avoir lieu sans la participation active, ou
du moins, la complaisance des services de renseignements nationaux.
Si tel devait être le cas, on serait autorisés à sérieusement se
poser la question de l’efficacité et, donc, de la légitimité de
tels services. Il est apparu manifeste que pour certaines administrations
il y avait un souci de ne surtout pas troubler les rapports avec
les Etats-Unis, alliés et partenaires de première importance. D’autres
gouvernements partent apparemment du principe que ce qu’ils savent
grâce à leurs services de renseignements est censé n’être pas connu
.
231. Le cas le plus troublant – parce que le mieux documenté –
est vraisemblablement celui de l’Italie. Comme nous l’avons déjà
mentionné, le Parquet et la police de Milan ont pu, grâce à une
enquête qui témoigne d’une compétence et indépendance remarquables,
reconstruire jusque dans les détails un cas de
extraordinary rendition, celui de
l’imam Abou Omar, enlevé le 17 février 2003 et remis aux autorités égyptiennes.
Le Parquet a identifié 25 auteurs de cette opération montée par
la CIA et à l’encontre de 22 desquels elle a émis des mandats d’arrêts.
Le ministre de la Justice alors en charge a en réalité fait usage
de ses compétences pour faire obstacle au travail de l’autorité
judiciaire : non seulement il a tardé à transmettre les requêtes
d’assistance judiciaire aux autorités américaines, mais il a catégoriquement
refusé de leur transmettre les mandats d’arrêt émis contre 22 citoyens
américains
.
Mais il y a pire : le même ministre de la Justice a accusé les magistrats
de Milan de s’en prendre aux chasseurs de terroristes, plutôt qu’aux terroristes
mêmes
.
Le gouvernement italien n’a par ailleurs même pas estimé nécessaire
de demander des explications aux autorités américaines au sujet
de l’opération exécutée par des agents américains sur son propre
territoire national, ni de se plaindre du fait que l’enlèvement
d’Abou Omar a réduit à néant une importante opération anti-terrorisme
qui était en cours de la part de la justice et de la police de Milan.
Compte tenu de l’envergure de l’opération qui a conduit à l’enlèvement
d’Abou Omar, il est difficile de croire – comme le gouvernement
italien l’affirme – que les autorités italiennes, à un échelon ou
à un autre, n’aient pas eu connaissance, sinon participé activement,
à cette
rendition. L’attitude,
pour le moins étrange, du ministre de la Justice semble d’ailleurs
plaider en ce sens. C’est d’ailleurs à cette conclusion que semble
arriver la justice italienne : comme nous venons de le mentionner
ci-dessus (2.3.2.4), l’enquête en cours est en train de démontrer
que des fonctionnaires italiens ont directement pris part à l’enlèvement
de Abou Omar et que les services de renseignement sont impliqués.
232. Dans un souci d’impartialité, je mentionnerai, parmi d’autres,
également l’exemple de mon pays, la Suisse. Comme on le verra ci-dessous,
un certain nombre d’avions indiqués comme suspects et objets des questionnaires
adressés aux Etats ont atterri à Genève (et à Zurich, comme l’ont
démontré par la suite les recherches d’
Amnesty
International…). Pendant plusieurs mois, les Etats-Unis
n’ont pas répondu aux requêtes d’explications que leur avaient adressées
les autorités suisses. Quelques heures avant l’échéance de l’autorisation
annuelle de survol du territoire suisse pour les avions volant pour
l’administration américaine, un fonctionnaire américain aurait assuré
verbalement à un représentant de l’ambassade suisse à Washington
que les Etats-Unis avaient respecté la souveraineté de la Suisse
et n’avaient pas transporté de prisonniers à travers l’espace aérien
suisse, reprenant ainsi tout simplement la déclaration faite par
Mme Rice à Bruxelles le 5 décembre 2005. Assurance bien tardive
et surtout peu crédible, pour autant que l’on veuille considérer
les faits établis : les autorités judiciaires italiennes ont pu
démontrer, grâce à un faisceau d’éléments très convaincants, qu’Abou
Omar, enlevé à Milan le 17 février 2003, a été transporté le même
jour par avion de la base d’Aviano à celle de Ramstein en Allemagne
en passant par l’espace aérien suisse, vol par ailleurs confirmé
par les contrôleurs du ciel suisses. L’enquête italienne démontre,
en outre, que le chef de l’opération de Milan avait séjourné en
Suisse. Le gouvernement suisse a délibérément ignoré ces faits
– pourtant précis
et d’une gravité évidente – et s’est contenté de cette réponse,
vague et peu formelle, d’un fonctionnaire. Il a assumé une position
formaliste en prétendant qu’il ne disposait pas de preuves et qu’en
droit international il fallait se fonder sur le principe de la confiance.
Manifestement on voulait renouveler l’autorisation de survol : ce
qu’on s’est empressé de faire sans poser d’autres questions. Signalons
cependant que le Ministère public de la Confédération a ouvert une
enquête préliminaire pour établir s’il y a eu, dans le cas Abou
Omar, des infractions qui concernent la juridiction suisse. La justice
militaire, d’autre part, enquête pour identifier et punir l’auteur
ou les auteurs de la fuite qui a permis la publication en janvier
du fax égyptien intercepté par les services de renseignements. Les
journalistes, auteurs de la publication, sont également poursuivis,
sur la base de normes, dont la compatibilité avec les principes
de la liberté de la presse dans un système démocratique paraît plus
que douteuse. Une révélation de ces derniers jours vient alimenter
les critiques à l’adresse des autorités, accusées de servilité envers
les Etats-Unis : selon des nouvelles de presse, fondées sur des
sources apparemment bien informées, les autorités suisses auraient
délibérément omis d’exécuter un ordre international d’arrêt émis
par la justice italienne à la suite de l’enlèvement d’Abou Omar
à Milan en février en 2003. Le chef du commando Robert Lady – alors
responsable de la CIA à Milan avec le titre et le statut de consul
américain – recherché par la police aurait séjourné encore tout
récemment à Genève ; selon les instructions reçues, la police se
serait limitée à une surveillance discrète.
233. Le principe de la confiance a été invoqué par d’autres gouvernements.
C’est, par exemple, le cas de l’Irlande : l’administration a fait
savoir qu’il n’y avait aucune raison de faire des recherches quant
à la présence d’avions américains, vu que des assurances avaient
été données par les Etats-Unis
. En Allemagne, le gouvernement
et les partis gouvernementaux se sont opposés – vainement – à la
création d’une commission parlementaire d’enquête, bien que d’importantes
questions se posent sur le rôle des services de renseignements,
notamment dans l’affaire de l’enlèvement d’El Masri. Rappelons,
enfin, qu’au mois de novembre 2005 nous avions adressé une requête
d’informations à l’Ambassadeur des Etats-Unis (observateur auprès
du Conseil de l'Europe). En guise de réponse, l’Ambassadeur nous
a transmis la déclaration publique de la Secrétaire d’Etat américaine
du 5 décembre 2005. Celle-ci avait notamment affirmé que les Etats-Unis n’avaient
pas violé la souveraineté des Etats européens, que les
renditions avaient permis de sauver
des vies humaines et qu’aucun prisonnier n’avait été transporté
pour être torturé
.
Les ministres européens, réunis dans le cadre de l’OTAN, se sont
empressés de se déclarer satisfaits de ces assurances
. Ou presque
.
234. Il convient de rappeler que des gouvernements ont délibérément
collaboré à des
renditions.
C’est particulièrement bien établi dans le cas de la Bosnie qui
a remis aux services américains six personnes en dehors de toute
procédure, faits par ailleurs établis et dénoncés – comme nous l’avons
déjà mentionné – par des instances juridiques nationales, ce qui
mérite sans doute d’être souligné et salué. Certes, l’attitude du gouvernement
bosniaque n’a pas été aussi déterminée, et c’est regrettable, mais
il ne convient pas d’oublier les grandes pressions subies par cette
jeune république par la grande puissance, présente par ailleurs
sur son territoire. Nous avons aussi déjà exprimé les critiques
que suscite l’attitude des autorités macédoines qui se sont enfermées
dans une position de dénégation catégorique, sans véritablement
avoir procédé à une enquête sérieuse. La Suède a également remis
deux requérants d’asile à des agents américains pour être livrés
aux autorités égyptiennes, ce qui a été formellement stigmatisé
par le Comité contre la torture des Nations Unies. Les autorités
suédoises, malgré cette condamnation internationale et des sollicitations
parlementaires, n’ont toujours pas engagé une véritable enquête
sur ces faits
.
235. Lors de la publication des précédentes notes d’information,
qui établissaient un bilan intermédiaire, des critiques ont été
exprimées, dénonçant le fait que les indices indiqués se référaient
surtout à des rapports d’ONG et à de témoignages rapportés par la
presse. Il convient de rappeler que sans le travail de ces organisations
et sans les recherches de journalistes tenaces et compétents on
ne parlerait pas aujourd’hui de cette affaire, dont plus personne
ne saurait maintenant contester un certain bien-fondé. Les gouvernements, en
effet, n’ont rien entrepris d’une façon spontanée et autonome, pour
vraiment chercher les preuves des allégations, pourtant graves et
précises. Parmi les voix critiques, il y en a aussi de celles qui
auraient pu, par les fonctions et les responsabilités qu’elles recouvrent
ou ont recouvert, donner une contribution à la recherche de la vérité.
Il est, par ailleurs, choquant que certains pays ont exercé des
pressions sur les journalistes pour les décourager à publier certaines
nouvelles (nous avons cité les cas de ABC et du Washington Post)
ou de les poursuivre pénalement pour avoir publié des documents
considérés comme secrets
.
Un tel zèle aurait été bien préférable dans la recherche de la vérité
– exigence fondamentale dans une démocratie – ainsi que dans la
poursuite de ceux qui se sont rendus coupables d’avoir accompli
ou toléré des abus de tout genre, tels des enlèvements illégaux
ou des actes contraires à la dignité de l’être humain.
236. L’attitude de l’Administration américaine au sujet des questions
que l’on se pose en Europe sur les agissements de la CIA a été,
une fois encore, bien illustrée lors de la mission d’information
aux Etats-Unis d’une délégation de la Commission temporaire du Parlement
Européen (TDIP) : pas ou peu de réponses aux nombreuses questions.
Nous avons déjà cité la suite que l’Ambassadeur des Etats-Unis auprès
du Conseil de l’Europe a donnée à notre requête (6.4). Il est évident
que si les autorités américaines n’invoquaient pas systématiquement
le secret défense, il serait infiniment plus aisé d’établir la vérité.
Nous estimons qu’aujourd’hui ce secret n’est plus justifié et, en
tout cas, que l’établissement de la vérité sur des allégations, nombreuses
et en partie déjà largement prouvées, de violations graves des droits
de l’homme est, pour une société libre et démocratique, bien plus
importante.
7. Cas individuels :
procédures judiciaires en cours
7.1. Exemple positif :
le parquet de Milan (affaire Abou Omar)
237. Dans cette affaire, la justice et la police italiennes
ont fait preuve de grande compétence et d’une remarquable indépendance,
nonobstant les pressions politiques. Une compétence et une indépendance
par ailleurs déjà démontrées lors des tragiques années ensanglantées
par le terrorisme. Le parquet de Milan a été ainsi à même de reconstruire
dans le détail un cas manifeste de restitution ainsi qu’un exemple
déplorable d’absence de coopération internationale dans la lutte
contre le terrorisme
.
Comme je l’ai indiqué plus haut
,
la justice italienne a émis 22 mandats internationaux d’arrêt. D’autre
part, l’enquête encore en cours serait en train de démontrer que
des agents des services italiens ont pris part à l’opération.
7.2. A suivre : le parquet
de Munich (affaire El-Masri) et de Zweibrücken (affaire Abou Omar)
238. La justice allemande s’est saisie des affaires Abou
Omar et El-Masri, en ouvrant dans les deux cas une procédure pénale
contre X pour enlèvement. Comme je l’ai déjà indiqué dans ma note
d’information de janvier 2006, le procureur général de Zweibrücken
s’est heurté au manque total de coopération des autorités américaines
qui lui ont refusé toute information concernant ce qui se serait
passé à la base de Ramstein.
239. En ce qui concerne la seconde, j’ai évoqué ci-dessus
des
actes d’enquête déjà accomplis et d’autres restant à faire, notamment
en ce qui concerne des témoins indiqués par El-Masri, ainsi que
la définition du rôle éventuel des différents services de renseignement
allemands.
7.3. A suivre également :
l’affaire Al Rawi et El Banna
240. Pour ce qui est de l’affaire Al Rawi et El Banna,
la justice britannique est saisie d’une requête des familles des
intéressés visant à obliger le gouvernement britannique à intervenir
auprès du gouvernement américain afin d’obtenir la libération des
deux personnes, toujours détenues à Guantanamo Bay. C’est dans le
cadre de ce procès que les télégrammes démontrant l’implication
du MI5 dans l’arrestation des deux hommes en Gambie sont devenus
du domaine public. Après le début du procès, les autorités britanniques
se sont engagées à intervenir en faveur de M. Al Rawi, mais non
de son co-détenu El Banna, pourtant arrêté avec l’aide des services
britanniques pour les mêmes raisons. En mai 2006, l’action en justice
de la famille de ce dernier a été rejetée en première instance.
241. En considération des circonstances qui ont conduit à l’arrestation
de ces deux personnes, on est en droit de penser que le gouvernement
britannique a une obligation, au moins morale et politique, d’intervenir énergiquement
afin que les détenus puissent quitter Guantanamo pour rentrer dans
leur pays.
7.4. Suède : quelles
suites de l’affaire Agiza et Alzery ?
242. L’affaire Agiza et Alzery a donné lieu à la condamnation
de la Suède par l’UN-CAT et à une investigation de l’ombudsman parlementaire,
M. Mats Melin. Celui-ci a fait état d’une enquête préliminaire des
autorités judiciaires, dont le résultat abouti à un non-lieu
.
243. Selon certaines critiques, qui ne paraissent pas mal fondées,
différents aspects de cette affaire mériteraient d’autres approfondissements.
Cette extradition déguisée, sans aucune possibilité de recours et de
contrôle judiciaire, ainsi que les mauvais traitements infligés
à l’aéroport de Bromma, encore sur sol suédois, sous les yeux des
fonctionnaires suédois, ainsi que les informations incomplètes fournies
à l’UN-CAT constituent des actes graves qui exigent que toute la
lumière soit faite.
7.5. Espagne
244. Le parquet de Palma de Majorque a ouvert une enquête
suite à la transmission d’un dossier de la
Guardia
Civil comportant les noms des personnes à bord de l’avion
qui a décollé de cet aéroport à destination de Skopje, où El-Masri
a très vraisemblablement été embarqué pour l’Afghanistan
.
7.6. La plainte de El-Masri
aux Etats-Unis
245. Avec l’aide de ACLU
, M. El-Masri a introduit devant la cour
d’Alexandrie en Virginie une procédure en dédommagement contre la
CIA. Le 19 mai 2006, la plainte a été rejetée en première instance,
sans jugement sur le fond. La cour a suivi l’argument du gouvernement
américain selon lequel la poursuite du procès mettrait en cause
la sécurité nationale. Le procès mettrait en effet en question les
méthodes secrètes de la CIA.
8. Les enquêtes parlementaires
246. Dès janvier 2006, j’ai lancé un appel aux parlements
nationaux pour qu’ils posent des questions à leurs gouvernements
et lancent des enquêtes, le cas échéant, pour clarifier le rôle
des gouvernements et de leurs services dans cette affaire. Il y
a effectivement eu un grand nombre de questions parlementaires,
dans beaucoup d’Etats membres du Conseil de l’Europe, et je m’en
félicite. Malheureusement, les réponses des gouvernements ont été
toutes, presque sans exception, vagues et peu concluantes. En Allemagne
et au Royaume Uni, le parlement s’est montré particulièrement actif,
tandis que dans trois pays visés spécialement par les allégations
à la base de ce rapport – la Pologne, la Roumanie et l’ex-République
Yougoslave de Macédoine – les réactions parlementaires ont été particulièrement
faibles, voire inexistantes.
8.1. Allemagne
247. En Allemagne, des parlementaires d’opposition, bien
que peu nombreux depuis les dernières élections, ont posé de nombreuses
questions au gouvernement
.
Les réponses étaient chaque fois très générales
. Le gouvernement
s’est notamment systématiquement réfugié derrière la compétence
de la commission parlementaire de contrôle (
parlamentarisches
Kontrollgremium, PKG) pour connaître des questions relatives aux
activités des services secrets. Un certain nombre de sujets liés
au thème de ce rapport ont effectivement été discutés au sein du
PKG, mais le rapport détaillé du gouvernement adressé à ce groupe
très restreint et travaillant dans un secret très bien gardé a été
classé
secret. En réponse
à la demande que j’ai adressée au président de cette commission,
M. Röttgen (CDU), j’ai reçu la version « publique » et franchement
peu informative de ce rapport qui ne parle notamment pas des cas
individuels évoqués dans les médias. Le gouvernement a tenté d’éviter
la création d’une commission d’enquête en transmettant à tous les
membres du
Bundestag une version
plus informative, classée « confidentielle », qui fournit des informations
aussi sur certains des cas individuels susmentionnés
. Grâce à l’insistance
des trois partis d’opposition, une commission d’enquête a néanmoins
été établie, qui a commencé son travail au mois de mai
. Le mandat
de cette commission d’enquête couvre,
entre
autre, les allégations de collusion entre les autorités
allemandes avec la CIA dans le cas d’El-Masri.
8.2. Royaume-Uni
248. Le travail de notre équipe au Royaume-Uni a été largement
facilité par de nombreux interlocuteurs, auxquels je souhaite rendre
hommage
.
Le Parlement du Royaume-Uni n’a pas encore ouvert une enquête formelle
au sujet de l’éventuelle participation britannique aux violations
commises par les Etats-Unis dans le cadre de la « guerre au terrorisme »,
mais il convient néanmoins de saluer plusieurs initiatives parlementaires visant
à élargir le débat public dans le sens d’une plus grande transparence.
249. A la fin de l’année dernière, l’une des commissions permanentes
du Parlement britannique, le Joint Committee
on Human Rights (commission conjointe sur les droits
de l’homme) a mené une enquête pour déterminer dans quelle mesure
le Royaume-Uni respectait la Convention des Nations Unies contre
la torture. Dans le cadre de son mandat, cette commission s’est
penchée sur plusieurs sujets importants pour ce rapport, notamment
l’utilisation d’assurances diplomatiques et la pratique des « restitutions extraordinaires ».
250. La commission a organisé une série de séances de récolte d’informations,
en présence de ministres du gouvernement
ainsi que de représentants d’organisations
non gouvernementales
. Lors de leur visite à Londres en
mars 2006, des membres de mon équipe ont rencontré un expert de
la commission et ont pu suivre une séance à laquelle participait
le secrétaire d’Etat à la Défense, le Très Honorable Adam Ingram.
Dans son rapport sur le respect par le Royaume‑Uni de la Convention
des Nations Unies contre la torture, publié le 26 mai 2006
, la commission a fait état de requêtes
de plus en plus nombreuses en faveur de l’ouverture d’une
enquête publique indépendante au Royaume-Uni ; elle
a toutefois décidé qu’une telle mesure demeurait
prématurée tant que les enquêtes
du gouvernement n’avaient pas été rendues entièrement publiques.
251. Entre-temps, un groupe spécial, le
All-Party
Parliamentary Groupon Extraordinary
Renditions (APPG, Groupe parlementaire multipartite sur
les restitutions extraordinaires) a mobilisé des membres du parlement britannique
de tous les partis politiques. Le 28 mars, des membres de mon équipe
ont pu assister à la séance d’information du APPG au sujet des cas
Al-Rawi et El‑Banna
,
séance lors de laquelle sont intervenus les représentants juridiques
des deux personnes concernées, des parlementaires, ainsi que des
membres de leurs familles. Cette séance a généré un intérêt médiatique
considérable pour ces deux affaires et a coïncidé avec la révélation
publique de l’existence de télégrammes du gouvernement envoyés à
la CIA avant la restitution des deux hommes. Je tiens à remercier
le Président du APPG, le député Andrew Tyrie, ainsi que son équipe,
pour le précieux soutien qu’ils m’ont apporté.
8.3. Pologne : enquête
parlementaire, en secret
252. En Pologne, une enquête parlementaire concernant
les allégations de la présence d’une «prison secrète » dans ce pays
a été menée à huis clos. Malgré des promesses qui avaient été faites,
les travaux n’ont jamais été rendus publics, si on excepte une conférence
de presse pour annoncer le résultat – négatif – de cette enquête.
A mon avis, cela ne suffit pas à satisfaire l’obligation positive
d’investigation d’allégations sérieuses de violations graves des
droits de l’homme.
8.4. Roumanie et l'«
ex-République yougoslave de Macédoine »: aucune enquête parlementaire
253. Dans ces deux pays, il n’y a pas eu, à ma connaissance,
la moindre enquête parlementaire, malgré les allégations particulièrement
sérieuses et concrètes les concernant. Qui plus est, dans l’ex-République yougoslave
de Macédoine, la commission de surveillance des services secrets
ne fonctionne plus depuis trois ans
,
ce qui est particulièrement inquiétant dans un pays où les services
secrets, dans un passé pas aussi lointain, ont joué un rôle particulièrement
important et controversé.
9. L'engagement contre
le terrorisme
9.1. La lutte contre
le terrorisme : une nécessité absolue
254. La lutte contre le terrorisme constitue indiscutablement
une priorité pour tout gouvernement et, surtout, pour l’ensemble
de la communauté internationale. L’usage de la terreur, autrefois
surtout instrument pour combattre un gouvernement, est de plus en
plus devenu un moyen pour s’attaquer à un modèle politique et social,
voire contre un style de vie, une civilisation représentée par de
larges parties de la planète. Ces dernières années, le terrorisme
a assumé une claire connotation internationale, tirant avantage,
lui aussi, des formidables progrès de la technologie en matière
d’armements, de télécommunication et de mobilité. Il est dès lors
indispensable que la lutte contre le terrorisme soit coordonnée
au niveau international.
255. Or, force est de constater que cette coordination présente
encore d’importantes lacunes et que l’initiative est trop souvent
laissée au bon vouloir, mais aussi à l’arbitraire, des services
de renseignements. La connaissance du phénomène, de ses structures,
de ses moyens à disposition ainsi que de ses cadres constitue une
condition absolument indispensable pour pouvoir faire face avec
succès à la menace terroriste. Les services de renseignements jouent
ainsi un rôle important, irremplaçable. Leur rôle doit cependant
être précisé et délimité dans un cadre institutionnel bien défini
et conforme aux principes de la suprématie du droit et de la légitimité
démocratique. Cela implique aussi des mécanismes efficaces de surveillance
qui, comme les faits que nous sommes en train d’examiner le démontrent,
ont indiqué d’inquiétantes défaillances. Il est notoire que les
différents services de renseignements américains et européens ont
créé des groupes de travail et procédé à des échanges d’informations.
Une initiative qu’on ne peut que saluer. Les événements de ces dernières
années démontrent cependant que la coordination au niveau international
est encore gravement insuffisante. L’enlèvement de l’imam de Milan
est à cet égard emblématique : l’opération par des agents de la CIA
a réduit à néant les efforts de la justice et de la police italienne
engagées dans une importante enquête anti-terrorisme qui avait pour
objet justement la mosquée de Milan
.
256. Les réponses mêmes, données par les gouvernements, surtout
leur silence, indiquent bien que le travail des services de renseignements
semble s’effectuer de plus en plus en dehors de véritables mécanismes
de contrôle. La façon dont les services américains ont pu opérer
en Europe, en effectuant des vols en rapport avec le transport de
personnes arrêtées illégalement sans aucune vérification, ne peut
être que la preuve d’une participation ou d’une complaisance de
la part de plusieurs services européens. Ou, alors, d’une incroyable incompétence,
une hypothèse que l’on a franchement de la peine à envisager. En
fait, tout semble indiquer qu’on a accordé aux services américains
une large liberté d’initiative et les laissant agir à leur guise.
Et cela même s’il n’était pas possible d’ignorer que leurs méthodes
n’étaient pas compatibles ni avec l’ordre juridique national, ni
avec les normes européennes en matière de respect des droits de
l’homme
.
Cette passivité de l’Europe des gouvernements et des administrations
est déroutante, ce laisser-faire et ce laisser-aller pas dignes.
257. Le Conseil de l’Europe a déjà eu l’occasion de clairement
exprimer son inquiétude au sujet de certaines pratiques, notamment
dans la lutte contre le terrorisme, telles que l’incarcération indéfinie
d’étrangers sans inculpation précise ni accès à un tribunal indépendant,
le traitement dégradant au cours des interrogatoires, l’interception
des communications privées sans que les intéressés en soient par
la suite informés, l’extradition vers des pays susceptibles d’appliquer
la peine de mort ou la torture, la détention et les agressions au
nom du militantisme politique ou religieux, pratiques qui vont à
l’encontre de la Convention européenne des Droits de l’Homme (STE
no 5) et des protocoles y afférents, de la Convention européenne
pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains
ou dégradants (STE no 126), et de la Décision cadre du Conseil de
l’Union Européenne
.
9.2. La force de l’unité
et du droit
258. L’Assemblée parlementaire l’a déjà très clairement
exprimé : elle partage sans réserve la détermination des Etats-Unis
à combattre le terrorisme international et convient pleinement de
l’importance de prévenir les actes terroristes, de poursuivre en
justice et de condamner les terroristes, et de protéger les vies
humaines
. Cette
détermination doit être également celle de l’Europe tout entière.
En 1986 déjà, l’Assemblée déplorait la lenteur que mettent les Etats
européens à réagir multilatéralement à la menace terroriste, et
l'absence à ce jour d'un ensemble cohérent et contraignant de mesures
coordonnées adoptées d'un commun accord
. Malgré
les années passées et le développement spectaculaire de la menace,
aucun progrès significatif n’a vraiment été enregistré. Jamais comme
aujourd’hui il apparaît nécessaire d’étendre cet ensemble cohérent
et contraignant à l’Europe mais aussi à d’autres régions du monde,
en tout premier lieu aux Etats-Unis. L’attitude qui consiste tout
simplement à laisser faire les Etats-Unis et à faire semblant d’ignorer
ce qui se passe, souvent même sur son propre territoire, est inadmissible.
Seule la mise en place d’une stratégie concertée entre tous les
pays concernés peut être à même de contrer avec succès les nouvelles
menaces, comme le terrorisme et le crime organisé. Si, comme le
pensent les Etats-Unis, les instruments juridiques actuels ne sont
plus adéquats pour contrer les nouvelles menaces, il est indispensable
de procéder à une analyse commune et d’en débattre ensemble.
259. Il est tout à fait vraisemblable qu’une adaptation des moyens
et des structures soit nécessaire pour combattre efficacement le
terrorisme international. Telle est notamment l’opinion du gouvernement
des Etats-Unis
.
Il est évident que les instruments d’enquête policière et les règles
de la procédure pénale doivent tenir compte de l’évolution de formes
plus graves de la criminalité. Une telle adaptation exige toutefois
une concertation multilatérale et présuppose un dialogue, un débat,
même une confrontation franche et ouverte, ce qui n’a manifestement
pas encore eu lieu. Au contraire, les Etats de l’Union Européenne
viennent de donner un signal particulièrement négatif : cédant à
ce qui paraît un réflexe nationaliste, ils ont refusé, à la fin
du mois d’avril 2006, une proposition de la Commission allant dans
le sens d’une intensification de la collaboration judiciaire et
policière dans le cadre de l’Accord de Schengen
.
260. Un élément crucial du combat contre le terrorisme est certainement
la lutte contre l’impunité. Il est regrettable que l’Administration
américaine se soit systématiquement opposée à la création d’une
juridiction universelle, refusant ainsi de ratifier l’Accord de
Rome sur la création de la Cour Pénale Internationale
.
La remise de suspects terroristes (sans par ailleurs qu’aucune autorité
judiciaire en vérifie le bien fondé des accusations) à des Etats
dont on sait, ou doit présumer, que les droits fondamentaux ne seront
pas respectés est inacceptable. Se fonder sur le principe de la
confiance et sur des garanties diplomatiques données par des Etats
non démocratiques et notoirement non respectueux des droits de l’homme
est tout simplement lâche et hypocrite.
261. La restitution est un instrument fondamental dans la lutte
contre le terrorisme international, affirme l’Administration américaine
.
Nous estimons qu’une restitution peut être acceptable, voire souhaitable, seulement
si certaines conditions très précises sont respectées (ce qui, à
quelques exceptions près
, n’a pas été
le cas dans toutes les restitutions connues jusqu’à ce jour). Si
un Etat n’est pas à même ou ne veut pas poursuivre un suspect, on
devrait pouvoir faire valoir le principe suivant : aucune personne,
sérieusement suspectée d’un acte grave de terrorisme, ne doit se
sentir en sécurité nulle part dans le monde. Dans ces cas, toutefois,
la remise ne peut avoir lieu qu’à un Etat qui est à même d’assurer
pleinement les garanties d’un procès équitable, ou - encore mieux
- à une juridiction internationale qu’il nous paraît urgent de créer.
262. Le Haut Commissaire de l’ONU pour les droits de l’homme, Louise
Arbour, a publiquement dénoncé la pratique qui consiste à livrer
des détenus en marge de la justice à des pays connus pour utiliser
la torture, tout en réclamant des assurances que ces prisonniers
ne seront pas maltraités. Elle a ajouté que la détention secrète
est une forme de torture
.
263. L’abandon ou la relativisation de la dignité et des droits
fondamentaux de l’homme n’est en aucun cas envisageable. L’histoire
entière démontre comment l’arbitraire, le mépris des valeurs humaines
et la torture n’ont jamais été efficaces, n’ont rien résolu et n’ont
finalement abouti qu’à une exacerbation ultérieure de la violence
et de la brutalité. Ces exactions n’ont finalement servi qu’à conférer
un sentiment et une apparence de légitimité à ceux qui combattent
les institutions. Céder à cette tentation est, en fait, concéder
une première et importante victoire à ceux-là mêmes qui s’en prennent
à nos valeurs. En outre, vouloir privilégier le seul aspect sécuritaire,
comme cela semble être le cas aujourd’hui – avec un bilan plus que
douteux – fait le jeu des seigneurs de la terreur. Une stratégie
globale contre le terrorisme doit impérativement considérer les
volets politiques et sociaux. On doit surtout être conscient de
la force des valeurs de la société pour laquelle on s’engage
. Comment ne pas penser à Benjamin
Franklin ? Sa pensée paraît plus actuelle que jamais :
quiconque renonce à la liberté pour accroître
la sécurité sera, au bout du compte, perdant sur les deux tableaux .
264. Le droit et l’équité n’excluent en rien la fermeté, mais ils
confèrent une véritable légitimité et crédibilité à l’inévitable
action de répression de l’Etat. À cet égard, certaines attitudes
de la communauté internationale apparaissent comme déroutantes.
J’ai déjà signalé la pratique inacceptable en matière de sanctions
du Conseil de sécurité de l’ONU appliquées sur la base de listes noires. Ajoutons la situation
au Kosovo, où la communauté internationale est intervenue pour rétablir,
la paix, la justice et la démocratie : les habitants de cette région
continuent à être les seuls en Europe –exception faite du Belarus
– à ne pas avoir accès à la Cour européenne des Droits de l’Homme
et les prisons constituent un véritable trou
noir, inaccessibles aux visites et au contrôle du Comité
pour la Prévention de la Torture. Au nom de quelle légitimité et
avec quelle crédibilité cette même communauté internationale est-elle
habilitée à donner des leçons à la Serbie ? L’exemple
touche plus que ne le fait la menace (Corneille).
10. Perspectives juridiques
10.1. Le point de vue
des Etats-Unis
265. En mai 2006, les Etats‑Unis ont envoyé une délégation
gouvernementale devant le Comité des Nations Unies contre la torture,
pour la première fois depuis que l’administration Bush est arrivée
au pouvoir. La délégation était menée par le conseiller juridique
en chef auprès du ministère des Affaires étrangères, M. John Bellinger.
266. Bellinger a présenté un rapport de 184 pages devant le Comité
contre la torture, rapport dans lequel les Etats‑Unis avaient compilé
leurs
réponses écrites exhaustives à
la plupart des préoccupations exprimées par le Comité. Il convient
de féliciter les Etats-Unis pour s’être penchés aussi sérieusement
sur ces questions, malgré le fait que leur politique en matière
de détentions secrètes et d’activités de renseignement demeure, pour
l’essentiel, un sujet dont on ne parle pas en public
.
267. Il n’y avait guère de moment plus opportun pour interroger
M. Bellinger sur les questions juridiques nous concernant que la
semaine de son retour à Washington, DC, après son intervention devant
le Comité contre la torture. Au cours d’une réunion qui a duré environ
une heure
,
M. Bellinger et son collègue Dan Fried, secrétaire d’Etat adjoint
aux Affaires européennes, nous ont fourni tout un ensemble d’arguments
dignes d’intérêt, qu'il me paraît utile de développer entièrement
dans ce rapport, car il s’agit de la meilleure et de la plus récente
présentation possible de la position juridique des Etats-Unis, par
les intéressés eux-mêmes.
268. Bellinger a expliqué clairement, à plusieurs reprises, que
le programme de « restitutions » demeure l’un des principaux axes
de la politique étrangère des Etats-Unis : Comme
l’a déclaré la secrétaire d’Etat Condoleezza Rice, nous effectuons
des restitutions, nous en avons effectué et nous n’excluons pas
d’en effectuer d’autres.
269. Il souhaitait établir clairement une distinction entre la
signification originelle de « restitution » et la connotation prise
dans les médias et l’opinion publique par la notion de « restitution
extraordinaire » :
Dans la mesure
où, par restitution extraordinaire — ainsi que cela figure dans
certaines définitions — on entend le transfert intentionnel d’une
personne vers un pays donné, dans lequel on s’attend à ce qu’elle
soit maltraitée ou qu’on souhaite qu’elle le soit, alors il va sans
dire que les Etats-Unis ne pratiquent pas de restitution extraordinaire.
Les Etats-Unis ne restituent pas des personnes à d’autres pays afin
qu'elles soient torturées, ou en s'attendant à ce qu'elles soient
torturées.
270. Pendant la réunion, Dan Fried a eu l’occasion d’expliquer
certaines considérations sous-jacentes pour les Etats-Unis dans
la poursuite de leur « guerre contre le terrorisme » :
Nous essayons de faire en sorte
que les personnes sur notre territoire soient en sécurité ; nous essayons
de combattre des organisations terroristes dangereuses et actives,
qui ont bien l’intention de nous détruire. Nous essayons de le faire
en accord avec nos valeurs et nos obligations juridiques internationales.
Dans les faits, cela n'est pas facile, en partie parce que — comme
nous l'avons découvert dès le départ — la lutte que nous menons
a des contours mal définis, que ce soit dans le cadre du droit pénal
ou dans celui du droit de la guerre.
271. En ce qui concerne le fait d’entrer dans tel ou tel cadre
juridique, il est particulièrement important de noter que les Etats-Unis
ne se considèrent pas obligés de se soumettre à une quelconque interprétation
du droit international autre que la leur. Tout au long de la réunion,
M. Bellinger a insisté sur cette position : Nous devons
respecter nos obligations juridiques. Rien de tout cela ne peut
être fait de manière illégale. De notre point de vue, nous respectons
toutes nos obligations juridiques.
272. Dans la même veine, dans l’un de ses développements les plus
longs, M. Bellinger a défendu les actions des Etats-Unis, prenant
le contre-pied de leurs partenaires européens :
Pour répondre à tous ceux qui affirment que, dans certains
cas, nous ne respectons pas nos obligations internationales, je
dois dire que, parfois, nous sommes en désaccord sur la définition
de ces obligations.
En ce qui concerne l’article 3 de la Convention contre
la torture, le différend est d’ordre technique. D’après cet article 3,
tout Etat a l’obligation de ne pas renvoyer, expulser ou refouler
une personne. Depuis plus de dix ans, la position du gouvernement
américain et de nos juridictions a été que tous ces termes font
référence à des retours ou à des transferts depuis les Etats‑Unis.
Nous considérons donc que l’article 3 de la Convention
contre la torture est juridiquement contraignant pour nous pour
tout transfert d’une personne depuis les Etats-Unis, mais nous ne
considérons pas qu’il le soit en dehors du territoire américain.
De la même manière, depuis plus de dix ans, le Sénat des
Etats-Unis et nos cours de justice ont interprété l’expression «
il y a des motifs sérieux de croire que » comme « il y a plus d’une
chance sur deux que ». Si nous transférons une personne d’un lieu
en dehors des Etats-Unis vers un autre lieu en dehors des Etats-Unis,
alors, notre politique est que, si nous pensons qu’il existe des
motifs sérieux de croire que la personne sera torturée ou maltraitée,
nous appliquons les mêmes règles. Je pense que nos juridictions
ont pris une position raisonnable en considérant que « il y a des
motifs sérieux de croire que » est l’équivalent de « il y a plus
d’une chance sur deux que ».
Il me semble utile de rappeler que les interprétations
juridiques de la Cour européenne des Droits de l’Homme et de nos
cours de justice sont différentes, et que vous ne pouvez pas « attaquer
» nos tribunaux et notre Sénat pour des positions qu’ils ont prises
il y a dix ans sur leur manière d’interpréter le droit. Vous auriez
sans doute souhaité que l’interprétation de la Convention contre
la torture qui est celle de la Cour européenne des Droits de l’Homme
soit la même que la nôtre, mais ce n’est pas le cas. Cependant,
nous prenons nos obligations juridiques au sérieux. Il faut reconnaître
que le droit est interprété différemment, ce qui n’empêche pas les
Etats-Unis de prendre leurs obligations juridiques au sérieux —
c’est indéniable.
Cette interprétation explique
aussi pourquoi le camp Delta se trouve à Guantanamo Bay, à Cuba,
et non dans le désert de l'Arizona. Cette approche formaliste ou
positiviste, choque la sensibilité juridique européenne influencée
plutôt par des considérations téléologiques, visant donc à optimiser
la protection des valeurs qui sont à la base de la norme juridique
à interpréter.
273. Comme on pouvait s’y attendre, M. Bellinger s’est montré réticent
à aborder les problèmes juridiques liés aux cas de restitution qui
auraient eu lieu, et notamment les études de cas effectuées dans
ce rapport. Il a mentionné la stratégie que le gouvernement américain
a décidé d’adopter et qui consiste à ne pas commenter ce sujet :
Nous avons beaucoup réfléchi pour
savoir si nous devions répondre aux questions particulières en public
et dire qu’il y a eu une, deux ou trois restitutions et quel a été
leur itinéraire. Cependant, nous en sommes arrivés à la conclusion
que, de par la nature même des activités de renseignement, nous
ne pouvons simplement pas apporter de confirmation ou d’infirmation
aux questions particulières, même si nous aimerions pouvoir le faire.
Je ne vais donc ni confirmer ni infirmer le fait qu’il y ait eu
ou non des restitutions qui sont passées par l’Europe.
274. Cependant, le gouvernement des Etats-Unis est toujours disposé
à expliquer les « choix difficiles » qu'il pense devoir assumer
afin de protéger ses citoyens
. Pour illustrer
ce point, M. Bellinger a décrit un possible « dilemme politique »
basé sur un scénario réaliste. Dans celui-ci, un membre d’Al Qaïda
serait capturé à la frontière kenyane
alors
qu’il essaie de pénétrer au Kenya, mais les Kenyans ne veulent pas
de lui.
On sait que cette
personne estrecherchée par
d’autres pays, par exemple l’Egypte, le Pakistan ou la Jordanie
et les Etats-Unis disposent d’un aéronef qu'ils pourraient utiliser
pour le restituer à l'un de ces pays. M. Bellinger a
terminé son allocution en donnant des pistes de réflexion sur les
choix découlant de ce scénario :
S’il
s’agit de choisir entre laisser libre une personne suspectée de
participer à une entreprise terroriste et la renvoyer dans son pays
d’origine, ou vers un pays tiers dans lequel elle est recherchée,
alors c’est à vous de prendre la décision, parce qu’il n’existe
aucun traité d’extradition et vous ne souhaitez certainement pas
que nous envoyions davantage de personnes à Guantanamo.
S’il s’agit de savoir si la personne va pouvoir disparaître
et rester libre, ou si son pays d’origine ou un autre pays la réclame,
et que les Etats-Unis peuvent accéder à leurs demandes, que devrions-nous faire ?
Voilà les données du problème.
La position des Etats-Unis est que, dans certains cas,
la restitution peut être une solution. »
10.2. Le point de vue
du Conseil de l’Europe
10.2.1. La Commission européenne
pour la démocratie par le droit (Commission de Venise)
275. Les questions juridiques soulevées par les faits
examinés dans ce rapport, du point de vue du Conseil de l’Europe,
ont été exposées de manière claire et précise par la Commission
de Venise, à qui la Commission des questions juridiques et des droits
de l’homme a demandé un avis en décembre 2005
.
276. En conclusion, la Commission de Venise affirme la responsabilité
des Etats membres du Conseil de l’Europe de veiller à ce que toutes
les personnes qui relèvent de leur juridiction bénéficient des droits fondamentaux
convenus internationalement (dont le droit à la sécurité de la personne,
l’interdiction de la torture et le droit à la vie), et ceci même
dans des cas de personnes se trouvant dans un avion en simple survol
du territoire national
. La Commission de Venise
constate également que les obligations découlant des nombreux traités
bilatéraux et multilatéraux dans différents domaines tels que l’autodéfense
collective, l’aviation civile internationale et les bases militaires
n’empêchent pas les Etats de remplir celles
concernant les droits de l’homme .
277. En réponse aux questions précises posées par la Commission
des questions juridiques et des droits de l’homme, la Commission
de Venise a tiré les conclusions suivantes :
En ce qui concerne les arrestations
et la détention secrète
a. Toute forme d’implication d’un État membre du Conseil
de l’Europe ou de réception d’information avant une arrestation
effectuée par des agents étrangers à l’intérieur de sa juridiction
entraîne la responsabilité de cet État aux termes des articles 1
et 5 de la Convention européenne sur les droits de l’homme (voire
l’article 3 concernant les modalités de l’arrestation). Un État
doit donc empêcher le déroulement de l’arrestation. Si l’arrestation
est effectuée par des autorités étrangères dans l’exercice de leur
compétence aux termes d’une Convention sur le statut des forces
(SOFA), l’État membre du Conseil de l’Europe concerné peut être
tenu pour responsable aux termes de la Convention européenne sur
les droits de l’homme, car il est obligé de donner la priorité à
ses obligations de jus cogens, telles qu’elles découlent de l’article
3.
b. Un État membre du Conseil de l’Europe qui coopère de
manière active et passive pour imposer et exécuter des détentions
secrètes engage sa responsabilité en vertu de la Convention européenne des
Droits de l’Homme. Bien qu’une telle responsabilité ne s’applique
pas lorsque la détention est exécutée par les autorités étrangères
sans que l’État territorial n’en soit informé, l’État territorial
doit prendre des mesures effectives contre le risque de disparition
et doit mener une enquête rapide et efficace dès lors qu’il dispose
d’éléments de preuve étayant l’allégation qu’une personne se trouve
en détention secrète.
c. La responsabilité d’un État membre du Conseil de l’Europe
est aussi engagée dans le cas où ses agents (police, forces de sécurité,
etc.), agissant ultra vires, coopèrent avec les autorités étrangères
ou n’empêchent pas une arrestation ou une détention secrète qui
n’a pas été portée à la connaissance du gouvernement. Le Statut
du Conseil de l’Europe et la Convention européenne des Droits de
l’Homme exigent le respect de l’état de droit, lequel, à son tour,
exige la transparence de toutes les formes d’exercice de la puissance
publique. Quelle que soit la manière dont un État choisit de réglementer
le contrôle politique sur les agences de sécurité et de renseignement,
des mécanismes efficaces de contrôle et de supervision doivent exister.
d. Si un État est informé ou soupçonne de manière légitime
que des prisonniers sont détenus incomunicado dans des bases militaires
étrangères sur son territoire, sa responsabilité en vertu de la CEDH
est engagée, sauf s’il prend toutes les mesures en son pouvoir pour
mettre un terme à cette situation irrégulière.
e. Les États membres du Conseil de l’Europe qui ont ratifié
la Convention européenne pour la prévention de la torture doivent
informer le Comité européen pour la prévention de la torture de
la présence de tout lieu de détention sur leur territoire afin de
lui donner accès à ces lieux. Dans le cas où le droit humanitaire
international trouve à s’appliquer, les États doivent accorder au
Comité international de la Croix Rouge la permission de visiter
ces lieux de détention.
En ce qui concerne le transfert
de prisonniers entre États
f. Il n’existe que quatre manières légales de transférer
un prisonnier à des autorités étrangères : la déportation, l’extradition,
le transit et les transferts de personnes condamnées aux fins d’exécution
de leur peine dans des autres pays. Les procédures d’extradition
et de déportation doivent être définies par le droit applicable,
et les prisonniers doivent obtenir les garanties juridiques appropriées
ainsi qu’un accès aux autorités compétentes. L’interdiction d’extrader
ou d’expulser dans un pays où il existe un risque de torture ou
de mauvais traitement doit être respectée.
g. Les assurances diplomatiques doivent être juridiquement
contraignantes pour l’État qui les fournit et leur formulation doit
être sans équivoque. Lorsqu’il existe des éléments de preuve étayés
selon lequel un pays pratique ou tolère la torture à l’encontre
de certaines catégories de prisonniers, les États membres du Conseil
de l’Europe doivent refuser les assurances dans les cas de demandes
d’extradition de prisonniers appartenant à ces catégories.
h. L’interdiction de transférer dans un pays où il existe
un risque de torture ou de mauvais traitement s’applique également
au transit de prisonniers à travers le territoire des États membres
du Conseil de l’Europe. Ces derniers doivent donc refuser toute
autorisation de transit de prisonniers dans des circonstances présentant
un tel risque.
En ce qui concerne le survol
i. Si un État membre du Conseil de l’Europe a des raisons
sérieuses de croire qu’un aéronef traversant son espace aérien transporte
des prisonniers en vue de les transférer vers des pays où ils pourraient
subir des mauvais traitements en violation de l’article 3 de la
Convention européenne des droits de l’homme, cet État doit prendre
toutes les mesures nécessaires pour empêcher que ceci ait lieu.
j. Si l’aéronef d’Etat en question s’est présenté comme
un avion civil, sans avoir dûment demandé d’autorisation préalable
conformément à l’article 3 c) de la Convention de Chicago, l’État
territorial doit exiger l’atterrissage et doit l’inspecter. En outre,
il doit protester par les voies diplomatiques appropriées.
k. Si un aéronef s’est présenté comme un aéronef d’État
et a obtenu une autorisation de survol sans toutefois dévoiler la
nature de sa mission, l’État territorial ne peut pas l’inspecter,
sauf accord du capitaine. Cependant, l’État territorial peut refuser
d’autres autorisations de survol à l’État pavillon ou imposer une
obligation de se soumettre aux inspections. Si l’autorisation de
survol découle d’un traité bilatéral ou d’une Convention sur le
statut des forces ou d’un accord relatif aux bases militaires, les termes
d’un tel traité doivent être remis en cause si, et dans la mesure
où, ils ne permettent pas de prendre des mesures de contrôle visant
à assurer le respect des droits de l’homme.
l. Lors de l’octroi d’autorisations de survol aux aéronefs
d’Etat étrangers, les Etats membres du Conseil de l’Europe doivent
assurer le respect de leurs obligations en matière de droits de
l’homme. Cela signifie qu’ils pourraient être amenés à insérer de
nouvelles clauses, y compris l’inspection, conditionnant les autorisations
de survol par voie diplomatique en faveur des avions d’État transportant des
prisonniers. Lorsqu’il y existe des raisons plausibles de soupçonner
que, dans certaines catégories de cas, les droits humains de certains
passagers risquent d’être violés, les Etats doivent en effet conditionner
les autorisations de survol au respect de clauses « droits de l’homme
» explicites. La conformité avec les procédures d’autorisation de
survol doit être strictement surveillée ; les demandes d’autorisation
de survol doivent fournir des informations suffisantes pour que
la surveillance puisse être efficace (par exemple, l’identité et
le statut [passager volontaire ou involontaire] de toutes les personnes à
bord et la destination du vol, ainsi que la destination finale de
chaque passager). En cas de nécessité, le droit d’inspecter des
avions civils doit être exercé.
m. En vue d’éviter la répétition d’Abus, toute violation
des principes de l’aviation civile en rapport avec le transport
irrégulier de prisonniers doit être dénoncée et portée à l’attention
des autorités compétentes, et, en fin des compte, du public. Les
États membres du Conseil de l’Europe pourraient porter d’éventuels manquements
à la Convention de Chicago devant le Conseil de l’Organisation de
l’Aviation Civile Internationale, conformément à l’article 54 de
la Convention de Chicago.
n. En ce qui concerne les obligations qui incombent aux
États membres du Conseil de l’Europe en vertu de traités, la Commission
considère qu’ils ne sont pas tenus d’autoriser les transferts irréguliers
de prisonniers ou d’accorder des autorisations de survol inconditionnelles
aux fins de lutter contre le terrorisme. La Commission rappelle
que si la violation d’une obligation assumée en vertu d’un traité
est déterminée par le besoin d’être conforme à une norme impérative
(jus cogens), elle ne donne pas lieu à un fait internationalement
illicite et l’interdiction de la torture est une norme impérative.
Selon la Commission, les États doivent donc interpréter et exécuter
les obligations qui découlent des traités, y compris celles qui
résultent du traité de l’OTAN, des accords relatifs aux bases militaires,
des conventions SOFA, d’une manière compatible avec leurs obligations
dans le domaine des droits de l’homme.
10.2.2. Le Secrétaire Général
du Conseil de l’Europe (art. 52 CEDH)
278. Le Secrétaire Général a fait usage de manière aussi
rapidement et complètement que possible du pouvoir d’enquête dont
il dispose en vertu de l’article 52 de la Convention européenne
des Droits de l'Homme. Dans son rapport daté du 28 février 2006
,
le Secrétaire Général prend position de manière claire quant aux responsabilités
des Etats membres du Conseil de l’Europe :
Les activités d’agences étrangères ne peuvent être imputées
directement aux Etats parties. La responsabilité de ces Etats peut
néanmoins être engagée du fait de leur devoir de s’abstenir d’offrir
une aide ou une assistance dans la commission d'un fait illicite,
d'approuver cet acte formellement ou tacitement ou, de façon plus
générale, des obligations positives qui leur incombent en vertu
de la Convention5. Conformément aux règles généralement reconnues
sur la responsabilité des Etats, ceux-ci peuvent être tenus responsables
d’avoir aidé ou d’assisté un autre Etat dans la commission d'un
fait internationalement illicite6. Il ne fait guère de doute que
l’aide et l’assistance offertes par des agents d’un Etat partie
à ceux d’un autre Etat pour commettre des violations des droits
de l'homme dans le cadre de la juridiction de l’Etat partie constitueraient
une violation de la Convention. Même l’approbation formelle ou tacite
des autorités face aux actes d’agents étrangers portant atteinte
aux droits de la Convention pourrait engager la responsabilité de
l’Etat partie en application de la Convention. Il va sans dire que
la responsabilité indirecte suppose que les autorités des Etats
parties aient eu connaissance de ces activités .
Pour ce qui est du résultat de la demande d’information du
Secrétaire Général, le rapport du 28 février conclut à titre préliminaire
que toutes les formes de privation de
liberté sortant du cadre légal ordinaire doivent être définies comme
des infractions pénales dans tous les Etats parties et qu’il y a
lieu de les réprimer effectivement. Sont à définir comme telles
le fait d’aider ou d’assister les auteurs de ces actes illégaux
ainsi que le fait de ne pas signaler de tels actes alors que l’on
en a connaissance, et de fortes sanctions pénales devraient être
prévues pour les agents de renseignement et les autres agents publics
impliqués dans de telles affaires. Toutefois, les difficultés et
lacunes les plus importantes ressortant des réponses tiennent à
la capacité qu’ont les autorités compétentes de détecter ce genre
d’activités illégales et d’y réagir résolument. Quatre principaux
domaines dans lesquels des mesures supplémentaires devraient être
prises aux niveaux national, européen et international sont identifiés :
- la réglementation des activités
des services secrets semble insuffisante dans de nombreux Etats ;
des contrôles plus efficaces s’imposent, notamment en ce qui concerne
les activités des services secrets étrangers opérant sur le territoire
de ces Etats ;
- la réglementation internationale des transports aériens
n’offre actuellement pas assez de garanties contre les abus ; il
faut que les Etats aient la possibilité de vérifier si les appareils
en transit sur leur territoire ne servent pas à des fins illégales ;
cependant, même dans le cadre juridique actuel, les Etats devraient
se doter d’outils de contrôle plus performants ;
- les règles internationales relatives à l’immunité des
Etats empêchent bien souvent un Etat de poursuivre effectivement
les agents étrangers qui commettent des délits sur son territoire ;
en cas de violation grave des droits de l'homme, l’immunité ne doit
pas être synonyme d’impunité. Il faut donc entreprendre de définir
clairement, aux niveaux européen et international, des exceptions
aux règles traditionnelles en matière d’immunité ;
- il ne suffit pas que les Etats donnent l’assurance que
leurs agents à l’étranger se conforment au droit international et
national ; encore faut-il intégrer, à cet égard, des garanties formelles
et des mécanismes d’exécution dans les accords internationaux et
les législations nationales pour protéger les droits couverts par
la CEDH .
279. Dans ce cadre, le Secrétaire Général, faisant référence
à ma note d'information du 21 janvier 2006, se dit préoccupé par
le fait que certains Etats parties n'aient pas répondu ou n'aient
répondu qu'incomplètement à sa question relative à l'implication
d'agents publics dans de telles privations de liberté ou de tels
transports de détenus et si une enquête officielle est en cours
ou déjà achevée. Par conséquent, le Secrétaire Général a posé des
questions supplémentaires à un certain nombre de pays. Les réponses
ne sont pas encore dans le domaine public.
11. Conclusion
280. C’est une véritable « toile d’araignée à travers
le monde » que nous dévoile l’analyse du programme des « restitutions »
de la CIA, analyse basée sur les données officielles fournies par
les autorités de contrôle du trafic aérien, ainsi que sur d’autres
informations, y compris des sources internes aux services de renseignements,
notamment américains. Cette « toile » présentée sur notre carte
se
compose de plusieurs points d’atterrissage, que nous avons distingués
en différentes catégories, reliés entre eux par des avions civils volant
pour le compte de la CIA, ou par des avions militaires.
281. Ces points d’atterrissage incluent de simples escales servant
au ravitaillement en cours de mission ; d’autres sont de véritables
plaques tournantes - ou relais - où les « circuits de restitutions »
que nous avons identifiés se recoupent, et où les équipes spécialement
formées à cette tâche (« rendition units »)
se reposent, et préparent leurs missions. Nous avons également marqué
les points où se trouvent des centres de détention connus (Guantanamo
Bay, Kaboul, Bagdad…), ainsi que des points dont nous pensons avoir
pu établir qu’ils ont servi à « embarquer » une victime de restitution.
282. Le rôle de deux autres points d’atterrissage en Europe – en
Roumanie et en Pologne – n’apparaît pas encore tout à fait clairement
: ils ne rentrent dans aucune des catégories évoquées ci-dessus,
bien que plusieurs éléments nous conduisent à penser qu’ils font
vraisemblablement partie des « circuits de restitution »
.
Ils ne font donc pas partie des 98% des vols des avions de la CIA
servant à des fins purement logistiques
,
mais bien des 2% qui nous intéressent tout particulièrement. Ces
éléments de fait, corroborés par bien d’autres, permettent de renforcer
la présomption – déjà fondée sur d’autres éléments – qu’il s’agit
bien de points de débarquement de détenus, à proximité de centres
de détention secrets.
283. L’analyse du fonctionnement de ce système et de dix cas de
restitutions nous permet de tirer des conclusions à la fois quant
aux violations des droits de l’homme qui se sont produites dans
ce cadre - et dont certaines durent toujours - et quant aux responsabilités
d’un certain nombre de pays membres du Conseil de l’Europe.
284. Car c’est bien aux Etats membres du Conseil de l’Europe que
ce rapport s’adresse. Les Etats-Unis d’Amérique, Etat observateur
auprès de notre Organisation, ont effectivement mis en place un
système répréhensible, que nous estimons critiquable à la lumière
des valeurs partagées de part et d’autre de l’Atlantique. Mais nous
pensons avoir établi que c’est seulement grâce à la collusion –
intentionnelle ou gravement négligente – des partenaires européens
que cette « toile » a pu s’étendre aussi à travers notre continent.
285. L’impression que certains de nos gouvernements ont tenté de
donner au début de ce débat – à savoir que l’Europe avait été simple
victime des agissements secrets de la CIA – ne semble pas correspondre
à la réalité. Il est désormais clair – même si on est encore loin
d’avoir pu établir toute la vérité – que les autorités de plusieurs
pays européens ont activement participé, avec la CIA, à des activités
illégales, que d’autres les ont ignorées en connaissance de cause,
ou n’ont pas voulu savoir.
286. Dans le projet de résolution - qui résume d’ailleurs les conclusions
de ce rapport - je n’ai pas directement nommé les pays considérés
comme étant impliqués, pour la simple raison qu’un tel texte, par
sa nature même, ne permet pas de présenter correctement toutes les
nuances de chaque cas d’espèce. D’autre part, comme nous venons
de le dire, nous ne connaissons encore qu’une partie seulement de
la vérité et d’autres pays pourraient encore être concernés lors
de prochaines recherches ou révélations. Dans le présent exposé
des motifs, par contre, j’ai pu présenter les éléments de fait découverts
à ce jour de manière bien plus détaillée. Enfin, le but du rapport
n’est certainement pas de distribuer des « notes » aux différents
Etats membres, mais bien d’essayer de comprendre ce qui s’est vraiment
passé sur l’ensemble du continent et d’éviter que certaines dérives
constatées ne se reproduisent à l’avenir. J’ajouterai qu’un élément
essentiel me paraît être la nécessité absolue d’améliorer la réponse
internationale qu’il convient de donner à la menace du terrorisme.
Cette réponse nous paraît être aujourd’hui largement inadéquate
et insuffisamment coordonnée.
287. Si des preuves au sens classique du terme ne sont pas encore
disponibles, de nombreux éléments, cohérents et convergents, indiquent
que des centres secrets de détention et des transferts illégaux
de détenus ont bel et bien existé en Europe. Une telle affirmation
ne prétend pas être le jugement d’une cour pénale, qui nécessite
une preuve « au-delà de tout doute raisonnable » au sens anglo-saxon
du terme beyond reasonable doubt
; elle reflète plutôt une conviction basée sur l’évaluation soigneuse
du rapport des probabilités (balance of
probabilities), ainsi que sur une déduction logique des
éléments de fait clairement établis. Il ne s’agit pas de déclarer
les autorités de ces pays « coupables » d’avoir toléré des lieux
secrets de détention, mais de les tenir pour « responsables » de
ne pas s’être conformées à l’obligation positive qui leur incombe
de diligenter une enquête sérieuse en cas d’allégations crédibles
de violation des droits fondamentaux.
288. Dans ce sens, force est de constater qu’à ce jour les États
membres suivants peuvent être tenus pour responsables, à des degrés
divers et pas toujours établis de façon définitive, de violations
des droits des personnes dont l’identité est indiquée ci-après (en
respectant autant que possible l’ordre chronologique):
- la Suède, dans les cas d’Ahmed
Agiza et de Mohamed Alzery ;
- la Bosnie-Herzégovine, dans les cas de Lakhdar Boumediene,
de Mohamed Nechle, d’Hadj Boudella, de Belkacem Bensayah, de Mustafa
Ait Idir et de Saber Lahmar (le « groupe d’Algériens ») ;
- le Royaume-Uni, dans les cas de Bisher Al-Rawi, Jamil
El-Banna et Binyam Mohamed ;
- l’Italie, dans les cas d’Abou Omar et de Maher Arar ;
- l’« ex République yougoslave de Macédoine », dans le cas
de Khaled El-Masri ;
- l’Allemagne, dans les cas d’Abou Omar, du « groupe d’Algériens
» et de Khaled El-Masri ;
- la Turquie, dans le cas du « groupe d’Algériens ».
289. Certains des Etats mentionnés ci-dessus, et d’autres encore,
peuvent être tenus pour responsables de collusion – active ou passive
(dans le sens d’avoir toléré ou d’avoir été négligent dans l’obligation
de surveillance) – en matière de détentions secrètes et de transferts
interétatiques illégaux d’un nombre non spécifié de personnes dont
l’identité n’est pas encore connue :
- la Pologne et la Roumanie dans le fonctionnement de centres
de détention secrète ;
- l’Allemagne, la Turquie, l’Espagne et Chypre en tant que
« plateformes » pour les vols liés à des transferts illégaux de
détenus ;
- l’Irlande, le Royaume Uni, le Portugal, la Grèce et l’Italie
en tant qu‘« escales » pour les vols liés à des transferts illégaux
de détenus.
290. D’autres Etats encore devraient manifester plus de volonté
et de zèle dans la recherche de la vérité lorsque des indices sérieux
indiquent que leur territoire ou leur espace aérien a pu être utilisé,
même à leur insu, pour des opérations illégales (nous avons ainsi
cité l’exemple de la Suisse).
291. La communauté internationale est enfin instamment appelée
à créer plus de transparence dans les lieux de détention au Kosovo,
ceux-ci étant jusqu’à aujourd’hui de véritables « trous noirs »,
inaccessibles même au CPT. Ce qui est franchement intolérable si
l’on considère que l’intervention internationale dans cette région
a eu lieu pour rétablir l’ordre et la légalité.
292. Au regard de ces allégations extrêmement graves et sérieuses,
il est urgent - et c’est cela l’objectif principal de notre rapport
– que tous les Etats membres du Conseil de l’Europe concernés se
conforment enfin à l’obligation positive qui leur incombe au titre
de la Convention européenne des Droits de l'Homme de diligenter
des enquêtes. Il est également nécessaire que les mesures proposées
dans les projets de résolution et de recommandation soient effectivement
prises afin que le terrorisme puisse être combattu efficacement, tout
en respectant les droits de l’homme.
***
Commission chargée du rapport:
commission des questions juridiques et des droits de l'homme
Renvoi en commission: Doc. 10748 et renvoi
n° 3153 du 25 novembre 2005
Projet de résolution et projet
de recommandation adoptés à l'unanimité par la commission
le 7 juin 2006
Membres de la commission:
M. Dick Marty (Président),
M. Erik Jurgens, M. Eduard
Lintner, M. Adrien Severin (Vice-présidents), Mme Birgitta Alhqvist,
M. Athanasios Alevras, M. Rafis Aliti, M. Alexander Arabadjiev,
M. Miguel Arias, M. Birgir Ármannsson, M. José Luis Arnaut, M. Abdülkadir
Ateş, M. Jaume Bartumeu Cassany, Mme
Meritxell Batet, Mme Soledad Becerril, Mme Marie-Louise Bemelmans-Videc, M. Giorgi Bokeria,
Mme Olena Bondarenko, M. Erol Aslan Cebeci, Mme Pia Christmas-Møller,
M. Boriss Cilevičs, M. Domenico Contestabile,
M. András Csáky, Mme Herta Däubler-Gmelin,
M. Marcello Dell'Utri, Mme Lydie Err, M. Jan Ertsborn, M. Václav Exner, M. Valeriy Fedorov, M. György Frunda, M. Jean-Charles Gardetto,
M. Jószef Gedei, M. Stef Goris, M. Valery Grebennikov,
Mme Gultakin Hajiyeva, Mme Karin Hakl, M. Nick Harvey, M. Michel Hunault, M. Rafael Huseynov, Mme Fatme Ilyaz, M. Kastriot
Islami, M. Sergei Ivanov, M. Tomáš Jirsa, M. Antti Kaikkonen (remplaçant:
M. Kimmo Sasi), M. Uyriy
Karmazin, M. Karol Karski, M. Hans Kaufmann (remplaçant: M. Andreas Gross), M. Nikolay Kovalev, M.
Jean-Pierre Kucheida, Mme Darja Lavtižar-Bebler, M. Andrzej Lepper,
Mme Sabine Leutheusser-Schnarrenberger, M. Tony Lloyd, M. Humfrey
Malins, M. Andrea Manzella, M. Alberto Martins, M. Tito Masi, M.
Andrew McIntosh, M. Murat Mercan, M. Philippe Monfils, M. Philippe
Nachbar, M. Tomislav Nikolić, Ms Ann Ormonde, M. Rino Piscitello,
Mme Maria Postoico, M. Christos Pourgourides,
M. Jeffrey Pullicino Orlando, M. Martin Raguž, M. François Rochebloine,
M. Armen Rustamyan, M. Michael Spindelegger, Mme Rodica Mihaela
Stănoiu, M. Christoph Strasser, M. Petro Symonenko, M. Vojtech Tkáč, M. Øyvind Vaksdal, M. Egidijus Vareikis, M. Miltiadis Varvitsiotis
(remplaçante: Mme Elsa Papadimitriou),
Mme Renate Wohlwend, M. Krysztof Zaremba, M. Vladimir Zhirinovsky,
M. Zoran Žižić, M. Miomir Žužul
N.B. Les noms des membres qui ont participé à la réunion sont
indiqués en gras.
Secrétariat de la commission: M. Drzemczewski , M. Schirmer,
Mlle Heurtin, M. Simpson