1. Procédure antérieure
1. Rappelons le parcours suivi par ce rapport. La problématique
de la situation des droits de l’homme dans le Caucase du Nord a
déjà fait l’objet dans le passé de rapports à l’Assemblée. La commission
des questions juridiques et des droits de l’homme et le rapporteur
auraient souhaité réexaminer le sujet plus tôt, compte tenu de la
situation dans la région. Pour des raisons indépendantes de la volonté
de la commission et du rapporteur, la présentation de ce rapport
a subi ainsi un certain retard. Une première proposition de résolution
a été renvoyée, par décision du Bureau du 2 octobre 2006, à la commission
des questions juridiques et des droits de l’homme pour un simple
rapport d’information
, non pas pour un rapport ordinaire.
La commission a dans un premier temps nommé M. Paschal Mooney (Irlande,
ADLE) comme rapporteur; à la suite du désistement de M. Mooney,
elle a nommé M. Dick Marty (Suisse, ADLE) le 8 juin 2007. Le 12
mars 2007, la commission a pris connaissance d’une note introductive
et a décidé d’inviter la délégation
russe à soumettre au rapporteur les commentaires des autorités de
leur pays sur les questions soulevées dans ce document
. Le 26 juin 2007, la commission a
entendu un exposé du rapporteur et l’a autorisé à se rendre à Moscou
et, le cas échéant, dans la région du Caucase du Nord avant la fin
de l’année 2007. Le 13 décembre 2007, la commission a demandé au
Bureau d’être saisie pour rapport. Le 15 avril 2008, la commission
a approuvé et déclassifié une note introductive supplémentaire
et a décidé de la transmettre au
Bureau. Le 23 juin 2008, le Bureau a saisi la commission, cette
fois pour rapport, étant entendu qu’elle adopterait le rapport à
temps pour que la commission de suivi en tienne compte dans son
prochain rapport sur la Fédération de Russie. Le 25 juin 2008, la commission
a tenu un échange de vues avec des défenseurs des droits de l’homme
de la région du Caucase du Nord et a confirmé la nomination de Dick
Marty comme rapporteur. Elle l’a autorisé à nouveau à effectuer une
visite d’information dans la région du Caucase du Nord. Le 11 septembre
2009, la commission a tenu un échange de vues sur la jurisprudence
de la Cour européenne des droits de l’homme concernant la région
et l’exécution des arrêts respectifs de la Cour. Le 30 septembre
2009, la commission a examiné et déclassifié un deuxième rapport
d’information sur la sécurité et les droits de l’homme dans la région
. Après plusieurs reports dus à des
motifs de diverse nature, le rapporteur a pu effectuer une visite
d’information à Moscou et dans la région du Caucase du Nord entre
le 22 et le 27 mars 2010
.
2. Avant-propos
2. Le but de ce rapport ne consiste pas à proposer une
analyse sociopolitique de la région du Caucase du Nord. Une évaluation
de la situation des droits de l’homme présuppose, cependant, qu’on
tienne compte du contexte culturel, socio-économique, politique
et historique. Sans avoir la prétention d’être exhaustifs, nous essayerons
ainsi de rappeler, du moins succinctement, les particularités et
les circonstances qui, à notre avis, permettent une meilleure compréhension
de la situation.
3. De par leur nature, les rapports de l’Assemblée parlementaire
ne sont nullement destinés à exprimer des jugements de culpabilité
ou d’absolution. Les considérations critiques qui peuvent être exprimées
le sont toujours dans un esprit constructif, avec la volonté d’affirmer
les valeurs du Conseil de l’Europe et, si nécessaire, en prônant
une meilleure application de la Convention européenne des droits
de l’homme, la charte fondamentale que tous les Etats membres se
sont engagés à respecter. Ces rapports, avec les résolutions et
les recommandations qui les accompagnent, ne poursuivent finalement
qu’un seul objectif: défendre et protéger les droits fondamentaux
et la dignité des femmes et des hommes qui vivent sur notre continent.
La défense constante et solidaire de ce patrimoine commun de valeurs
est la condition préalable pour assurer la paix, la justice et la
prospérité sur notre continent, dans la conviction qu’«une injustice
commise quelque part est une menace pour la justice dans le monde
entier» (Martin Luther King).
4. Avant de pouvoir enfin nous rendre dans le Caucase, nous avons
eu de nombreux contacts avec des personnes connaissant bien la région
ou ayant des relations particulières avec cette réalité aussi complexe. Nous
avons été en mission à Moscou ainsi que dans les trois républiques
caucasiennes – Ingouchie, République tchétchène et Daghestan – du
22 au 27 mars 2010. Il s’est agi d’une mission particulièrement intense
et très enrichissante. L’organisation, assurée par la délégation
de la Fédération de Russie auprès de l’Assemblée parlementaire,
a été parfaite en tout point. L’hospitalité dans le Caucase et la
chaleur humaine qui nous ont été témoignées ont été extraordinaires,
comme il nous a rarement été donné de le vivre lors de missions
semblables, et cela nous a beaucoup touchés. Notre reconnaissance
va tout particulièrement à notre collègue Ilyas Umakhanov, membre
du Conseil de la Fédération de Russie. Il nous a accompagnés tout
au long de notre visite, répondant toujours avec sollicitude et
grande disponibilité à nos requêtes et désirs. Notre collègue Leonid
Slutsky était à nos côtés lors de notre visite en République tchétchène
et a ainsi facilité les contacts sur place. Etait également présent,
de manière discrète mais toujours efficace, le secrétaire de la délégation
de la Fédération de Russie auprès de l’Assemblée parlementaire,
Valery Levitsky, auquel nous exprimons notre gratitude. Nous ne
saurions oublier de remercier Konstantin Kosachev, président de
la délégation russe, qui a rendu possible notre mission. Nous avons
pu rencontrer assez longuement les Présidents des trois républiques,
les autorités judiciaires, de police et pénitentiaires, les ombudsmen
des droits de l’homme, ainsi que plusieurs ONG, cela aux niveaux
aussi bien régional que fédéral. A Moscou nous avons aussi eu un
colloque avec le Vice-Premier ministre, Alexandre Khloponine, représentant
plénipotentiaire du Président russe dans la région du Caucase du
Nord. Cette visite, qui a impliqué de nombreux déplacements, a requis
d’importantes précautions et nous aimerions exprimer notre vive
reconnaissance à tous ceux qui ont assuré la sécurité de la mission
avec un grand professionnalisme.
5. Avant même d’aborder le sujet, il convient de rappeler les
deux derniers rapports de notre ancien collègue Rudolf Bindig sur
la situation des droits de l’homme en République tchétchène, des
13 mars 2003
et 20 septembre 2004
, ainsi que celui sur les violations
des droits de l’homme en République tchétchène: la responsabilité
du Comité des Ministres à l’égard des préoccupations de l’Assemblée,
du 4 janvier 2006
. La lecture de ces documents remarquables
nous paraît indispensable pour mieux saisir la complexité de la situation
actuelle.
3. Considérations générales
6. Lorsque Rudolf Bindig s’est rendu pour la dernière
fois en République tchétchène, en juin 2004, Groznyï n’était encore
qu’un champ de ruines à la suite des intenses bombardements de l’armée
et de l’aviation russes. La situation a maintenant totalement changé:
tout le centre que nous avons visité a été reconstruit et aucune trace
visible de la guerre ne semble désormais subsister. La reconstruction
des infrastructures est impressionnante, voire spectaculaire si
l’on garde à l’esprit les images de dévastation que les chaînes
de télévision nous montraient il n’y a encore pas si longtemps.
Il faut rendre hommage aux autorités russes et tchétchènes de leurs
réussites dans ce domaine et saluer les énormes efforts fournis.
7. Dans son rapport de 2006, Rudolf Bindig avait mis en garde
contre le danger d’extension des graves troubles qui affectaient
la République tchétchène: «En outre, le climat d’impunité gagne
du terrain et commence à s’étendre, au-delà des frontières ingouches
et tchétchènes, à d’autres régions du Caucase du Nord» (paragraphe
3). Les faits lui ont, hélas, donné raison et la situation dans
les trois républiques que nous avons visitées s’est dégradée d’une
façon dramatique. Pourtant, en avril 2009, le Gouvernement russe
avait annoncé avec fierté qu’il cessait les opérations antiterroristes
en République tchétchène en cours depuis une dizaine d’années, et
que les autorités locales assumaient l’essentiel des responsabilités.
Qu’il suffise de rappeler, confirmant ainsi la détérioration de
la situation, les événements tragiques qui ont suivi de quelques heures
notre passage dans la région: les attentats odieux du métro, au
cœur même de Moscou, le 29 mars 2010, et, deux jours plus tard,
au Daghestan avec, respectivement, 40 et 12 victimes. Dans la même
région, lorsque nous étions encore sur place, un autre attentat
avait provoqué la mort de cinq personnes. Il est ainsi manifeste
que la stratégie suivie par les autorités russes n’a pas apporté
les résultats escomptés. Bien au contraire. La reconstruction remarquable
des infrastructures n’a pas été suivie par un rétablissement de
la justice et de l’Etat de droit, comme l’a aussi constaté le Commissaire
aux droits de l’homme, M. Hammarberg
. Les disparitions, les tortures
et les meurtres continuent dans la plus complète impunité. Le Président
Medvedev avait d’ailleurs reconnu, en novembre 2009, que les troubles
dans le Caucase constituaient le problème intérieur numéro un de
la Russie
. L’échec de la politique suivie dans la
région apparaît d’autant plus cinglant que l’extrémisme islamique
a connu une inquiétante recrudescence. Certes, il y a eu, et il
y a toujours, des soutiens externes, mais il serait simpliste et
dangereux de considérer que cette interférence de l’extérieur constitue
la cause principale, voire la seule cause de la situation actuelle.
Il nous semble qu’il manque une véritable réflexion sur les raisons
qui ont permis à l’extrémisme de prendre pied dans la société caucasienne.
La seule répression, sans une recherche objective des causes profondes
du malaise, ne résoudra jamais rien, et ne contribuera, en revanche,
qu’à alimenter davantage la radicalisation. Ce qui se passe aujourd’hui,
il faut le dire, c’est le résultat d’une brutalité endémique et
d’un climat d’impunité et d’absence de justice.
8. Comme nous l’avons rappelé lors du débat d’actualité du 30
septembre 2009
, le
Président Medvedev a affirmé voir les causes principales des maux
du Caucase dans trois facteurs: la culture clanique, la corruption et
l’inefficacité des forces de l’ordre. L’analyse semble pertinente.
Il faudrait y ajouter la tradition culturelle qui reconnaît à la
vengeance et à l’
omertà une
place assez importante et en fait ainsi un modèle de conduite assez diffus
et difficile à éradiquer. Cela alimente une spirale de la violence,
rendue d’autant plus dévastatrice que le système judiciaire est
lamentablement inefficace et ne jouit d’aucune crédibilité dans
la population. La région a, en outre, particulièrement souffert
lors de la désagrégation de l’URSS. De nombreuses industries, notamment
dans le domaine de l’armement, ont été fermées ce qui a provoqué
de profonds bouleversements, et la population a perdu ainsi des
points de repère. Le chômage est depuis des années très important, particulièrement
parmi les jeunes (on nous a parlé d’un taux d’environ 50 %). Les
autorités de Moscou semblent avoir reconnu le problème et d’importants
investissements ont été promis (en partie déjà mis en œuvre en République
tchétchène, avec la reconstruction). Un autre facteur qu’il convient
de souligner est constitué par les rapports fondamentalement conflictuels
entre les Russes et les Caucasiens. Les traces d’une longue histoire
de guerres, jamais vraiment clarifiée, sont évidentes. De nombreux
témoignages nous ont fait part des discriminations des Caucasiens
dans le reste de la fédération, notamment dans les prisons et dans l’armée.
Les Caucasiens sont accusés d’entretenir des réseaux mafieux
dans de nombreuses parties du pays.
S’il y a effectivement des indices qui semblent bien confirmer ces
affirmations, il convient d’ajouter que les Caucasiens n’ont certainement
pas le monopole de ce genre d’activités.
9. Le facteur religieux joue aussi un rôle important, il serait
vain de le nier. La région, traditionnellement fidèle à un islam
modéré, est sous l’emprise croissante d’influences fondamentalistes.
Les extrémistes religieux ne sont, certes, pas majoritaires, mais
ils semblent catalyser le mécontentement et le désespoir d’une population
exaspérée par la corruption et l’impunité, et possèdent un grand
potentiel de nuisance. Ces extrémistes ont recours à des moyens
odieux, comme l’usage de bombes contre la population civile. Particulièrement
révoltant et lâche est le recours à des femmes kamikazes
,
subjuguées et manipulées par des fanatiques, qui n’ont pas le courage
de s’exposer eux-mêmes. Absolument rien ne peut justifier de telles horreurs.
On ne peut, toutefois, éviter de s’interroger sur les raisons qui
font que de tels actes sont commis dans une société donnée. Ne pas
le faire, c’est non seulement refuser de comprendre, mais également renoncer
à la faculté de développer des antidotes efficaces.
10. En ce qui concerne les rapports entre la pratique religieuse
et les droits de la femme, on nous a fait état de témoignages concernant
des traitements dégradants, dont les femmes sont victimes à la suite
de l’imposition de règles directement dictées par le régime de l’actuel
Président de la République tchétchène. Des femmes, qui ont été surprises
non voilées dans la rue, ont été publiquement humiliées à la télévision
locale. Les tribunaux tchétchènes appliquent désormais des règles
issues de la charia, en violation du droit russe. Cela a pour conséquence,
par exemple, qu’une femme devenue veuve peut être privée, par la
famille du défunt mari, non seulement de ses enfants âgés de plus
de douze ans, mais aussi de ses propriétés. L’état d’esprit qui
règne envers la femme ne peut être justifié par de simples rappels
à la tradition et à la culture. Nous sommes en présence d’une situation
intolérable, souvent alimentée par le comportement adopté par les autorités
locales, et par leurs déclarations. Fin novembre 2008, lors de la
découverte des corps de six jeunes femmes tchétchènes sauvagement
assassinées, l’ombudsman tchétchène Nourdi Noukhadjiev a tenu les propos
suivants aux journalistes du journal
Kommersant, qui
lui avaient demandé de commenter ces meurtres: «Malheureusement,
nous avons des femmes parmi nous qui ont commencé à oublier le Code
de conduite pour les femmes montagnardes. Leurs parents proches
masculins, qui se considèrent insultés, commettent des actes de
justice clanique.»
Quelques
semaines auparavant, le Président tchétchène en personne avait affirmé,
dans une interview donnée à la
Komsomolskaya
Pravda du 24 septembre 2008, qu’«une femme devrait être
considérée comme une propriété dont l’homme est le propriétaire.
Ici, si une femme ne se comporte pas comme il faut, son mari, son
père et son frère sont responsables. Dans notre tradition, si une femme
est infidèle, elle est tuée… Il peut arriver qu’un frère tue sa
sœur, un mari son épouse. Nos garçons sont emprisonnés pour cela…
comme Président, je ne peux pas permettre que des gens soient tués.
Faisons donc en sorte qu’elles [les femmes] évitent de porter des
shorts.»
Par ailleurs, des exilés tchétchènes
nous ont raconté que des émissaires du Président tchétchène leur
auraient dit, pour les inciter à rentrer au pays, qu’ils ne pouvaient
plus se considérer «comme de vrais hommes», puisqu’ils n’avaient
«pas le droit, en Europe, de punir [leurs] femmes et [leurs] filles
comme il se doit». Cette attitude envers la femme est intolérable et
aucune prétendue coutume ni règle religieuse ne peuvent la justifier.
Natalia Estemirova, assassinée en juillet 2009, avait été exclue
du Conseil des droits de l’homme de la ville de Groznyï en 2008
après avoir indiqué dans une interview télévisée qu’elle ne porterait
pas le voile dans les lieux publics, car cette imposition n’était pas
de la compétence du Président de la République. Sa voix a été étouffée;
son exemple et la vérité qu’elle a exprimée avec courage demeurent
et doivent inciter les autorités à réagir.
11. Dans les trois républiques, nous avons aussi rencontré les
familles de dizaines de jeunes gens disparus, enlevés, torturés
ou assassinés. Ces pères, ces mères, ces frères et ces sœurs nous
ont raconté leur histoire et leur douleur. Ils l’ont fait avec une
dignité extraordinaire, sans haine, sans cacher toutefois leur désespoir: leurs
fils avaient été assassinés, presque toujours d’une façon horrible
et aucune réponse ne leur est donnée par les autorités chargées
de poursuivre ces crimes. Ils ressentent cette indifférence comme
si on tuait chaque jour à nouveau leurs fils. Nous n’oublierons
jamais ces visages qui exprimaient à la fois noblesse, tristesse
et souffrance. Ils nous ont manifesté une reconnaissance émouvante
parce que nous étions allés jusque chez eux et que, bouleversés,
nous les avions écoutés. A travers le rapporteur, ils ont adressé
à tous les membres de l’Assemblée parlementaire un appel déchirant
pour qu’on ne les oublie pas et pour qu’on leur vienne en aide.
Nous ne voulons absolument pas paraître impertinents si nous nous
permettons de suggérer aux représentants des plus hautes fonctions
de la fédération de rencontrer, eux aussi, ces compatriotes qui
se sentent abandonnés par les institutions. Ce ne serait sûrement
pas du temps perdu. Ils pourraient, nous croyons, prendre conscience
– ou être renforcés dans l’idée – que la répression et l’argent,
à eux seuls, ne serviront pas à pacifier la région. Sans une approche
politique, sans le rétablissement d’un système judiciaire digne
de ce nom et sans la restauration de la confiance dans les institutions,
il ne sera pas possible de sortir de ce bourbier. On nous a aimablement
fait remarquer que nous ne devions pas oublier les nombreuses victimes
parmi les forces de l’ordre. Certainement, la douleur pour les familles
est la même, nous en sommes conscients; le deuil et la douleur ne
connaissent ni classes sociales ni convictions politiques. Un reproche
que d’aucuns ont fait aussi à l’ONG Memorial. Reproche injuste,
à notre avis. L’Etat ne peut se mettre sur le même plan que les
criminels et les terroristes et il ne peut et ne doit pas recourir
aux mêmes moyens. Lorsqu’on est en présence d’indices concrets que
des membres des forces de l’ordre sont impliqués dans des actes
de torture et de meurtres, il est impératif de le dénoncer. C’est
dans l’intérêt de l’Etat et de la société tout entière et, en ce
sens, Memorial et d’autres ONG assument une tâche d’intérêt éminemment
public, à la fois délicate et vitale. Les autorités auraient vraiment
tort de l’ignorer, et devraient même prendre des mesures positives pour
encourager publiquement et soutenir l’action de la société civile.
12. Un rappel clair et sans équivoque de la part des plus hautes
autorités de l’Etat au sujet du comportement des forces de l’ordre
et des organes de poursuite nous paraît urgent, et nous sommes persuadés
que cela aurait des effets positifs. Nous en voulons pour preuve
les témoignages que nous avons pu recueillir sur place lors de notre
mission. Une ONG a créé des «groupes mobiles d’assistance juridique»
. Ceux-ci se déplacent en voitures
pourvues d’équipements techniques perfectionnés permettant de sauvegarder
les preuves et se rendent d’urgence, à la demande des proches, sur
les lieux où il y a eu un enlèvement ou un autre crime présumé.
Ils écrivent ensuite, en tant que représentants des parties civiles,
aux autorités compétentes pour s’assurer que celles-ci ont effectué
les démarches d’enquête exigées par la loi et prescrites selon les
directives du parquet général, élaborées avec la coopération du
Conseil de l’Europe, dans le cadre de l’exécution des arrêts de
la Cour de Strasbourg. Saisis d’un cas particulier, ils talonnent
les autorités pour les pousser à agir et à faire leur devoir: tels
témoins ont-ils été entendus? Dans la négative, quand le seront-ils
et pourquoi ne l’ont-ils pas été? Pourquoi les propriétaires des
voitures décrites par les témoins n’ont-ils pas encore été identifiés?
Ces jeunes juristes suivent ainsi l’enquête pas à pas et n’hésitent
pas à saisir les différents échelons de la hiérarchie jusqu’au niveau
le plus élevé. Les «groupes mobiles» ont constaté que, dès que les investigations
risquaient de mettre en cause des unités des forces de sécurité,
soit l’enquête était brusquement interrompue, soit les agents de
police n’exécutaient pas les instructions des enquêteurs visant
ces unités
. Ces
«groupes mobiles» font un travail admirable, en aidant les victimes
à faire usage de leurs droits procéduraux pour obliger les enquêteurs
à accomplir leur devoir; leurs moyens ne leur permettent cependant de
suivre qu’une petite partie des affaires. Les responsables de ces
groupes nous ont raconté des anecdotes à la fois amusantes et intéressantes,
voire très significatives: un très haut représentant de la République tchétchène
a explicitement demandé au chef de cette ONG s’il ne travaillait
pas en réalité pour le Président Medvedev; une patrouille du FSB
(Service fédéral de la sûreté), impressionnée par les méthodes de
travail très professionnelles utilisées par l’ONG, a interpellé
ses opérateurs en leur demandant s’ils n’étaient pas «des leurs».
On peut conclure que ces épisodes sont à la fois une démonstration
du bon travail accompli par ces volontaires, ainsi qu’un témoignage
sur comment est perçu sur place le Président Medvedev. Un compliment et,
surtout, un appel.
13. Rudolf Bindig avait très clairement dénoncé le climat généralisé
d’impunité qui régnait dans la région au milieu de la première décennie
de ce siècle. Nous l’avons déjà relevé, les choses n’ont, hélas,
pas substantiellement changé. Certes, il n’y a plus de guerre; Groznyï
a retrouvé une apparence normale, les gens vivent plus en sécurité
que par le passé. Les enlèvements, les actes de torture et les meurtres,
cependant, se poursuivent. Le nombre spectaculaire d’arrêts de la
Cour européenne des droits de l’homme concernant la seule République
tchétchène en est une illustration impressionnante. Nous y reviendrons
en détail ci-après. Dans ces arrêts, il y a des affaires dans lesquelles
les coupables des crimes sont clairement identifiés. Rien n’a pourtant
été fait pour rendre la justice. On se contente de verser l’indemnité
fixée par la Cour à la victime demanderesse, mais on ne fait rien,
ou presque, pour poursuivre les auteurs et pour faire en sorte que
des faits similaires ne se reproduisent plus. Les bavures de l’armée
sont classées comme étant des incidents; les disparitions et les
nombreux assassinats sont mis, sans même procéder à une enquête
sérieuse, sur le compte des «bandits», alors même que subsistent
des indices concrets impliquant les forces de sécurité.
14. La région souffre d’un déficit démocratique, ce qui n’est
pas si surprenant si l’on considère qu’il n’y a jamais eu une véritable
tradition, ni une culture, en ce sens. Rappelons que les Présidents
des trois républiques visitées ne sont pas élus par la population
locale, mais par les parlements locaux sur proposition du Kremlin.
Les peuples de la région sont pris depuis longtemps dans l’étau
de la barbarie des rebelles et de la brutalité aveugle des agents
du pouvoir. La presse n’est guère indépendante, la liberté d’opinion
est affirmée mais pas garantie et il existe une crainte diffuse
d’exprimer des critiques à l’adresse des autorités. Ce sentiment
de peur est palpable et ce n’est qu’après avoir pris de rigoureuses
précautions qu’il est possible de savoir ce que les gens pensent
vraiment. Il faut, toutefois, tenir compte du fait que la situation
ne paraît pas être identique dans les trois républiques.
15. Le Président ingouche, Younous-Bek Yevkourov, nous a paru
sincèrement soucieux du bien-être de son peuple auprès duquel il
jouit d’un soutien nettement supérieur à celui de son prédécesseur,
mis en place à l’époque par le Président Poutine, puis limogé par
le Président Medvedev. Le Président Yevkourov, ancien général des
parachutistes, héros de la Fédération de Russie
, a notamment
tenté de s’attaquer au fléau de la corruption. Cela ne semble pas
avoir plu à tout le monde: huit mois après son entrée en fonction
il fut victime d’un attentat à la bombe au cours duquel il fut grièvement
blessé. Après un long séjour à l’hôpital, il a repris ses fonctions
et nous semble déterminé à poursuivre son action réformatrice. La
situation dans le pays reste, toutefois, très délicate et la sécurité,
précaire. Les témoignages sur les atrocités commises par les forces
de sécurité sont, hélas, nombreux et précis. La reprise en main
des forces de l’ordre et la mise sur pied d’un système judiciaire
digne de ce nom exigeront encore d’énormes efforts. Le Président
Yevkourov semble avoir conscience de ce défi; il a affirmé à deux
reprises qu’il répond pleinement des actions de toutes les forces
de l’ordre sur le territoire de sa république. Un défi que nous
retrouvons dramatiquement dans les trois républiques.
16. Quant au Président du Daghestan, Magomedsalam Magomedov, en
fonction depuis seulement le 10 février 2010, il nous a semblé être
très engagé pour améliorer les conditions de vie des habitants du
pays et lutter contre l’extrémisme religieux. Le Daghestan constitue
un exemple remarquable et assez exceptionnel de multiculturalisme,
où coexistent depuis longtemps de très nombreuses ethnies et langues
différentes
. A Derbent, au bord de la mer Caspienne,
nous avons pu constater une réalité qui mérite d’être évoquée et saluée:
dans la même rue de cette charmante petite ville (déclarée Patrimoine
mondial de l’humanité par l’UNESCO), il y a une mosquée, une synagogue
et une église orthodoxe. La communauté juive semble à l’aise et
optimiste, malgré un environnement très majoritairement musulman:
elle a procédé à d’importants investissements pour renouveler son
lieu de culte et le centre social annexe. Ce sont des signes très
forts et positifs. Le contraste entre cette longue cohabitation
pacifique de cultures différentes et la violence qui a investi le
pays est déroutant et doit interpeller les autorités et nous tous.
17. La République tchétchène a été dévastée par deux guerres d’une
cruauté et d’une atrocité inimaginables. La population, après tant
de souffrances, ne peut qu’apprécier la relative stabilisation assurée par
le Président Ramzan Kadyrov, en son temps combattant féroce des
forces russes puis placé au pouvoir par le Président d’alors, M.
Poutine, avec de très amples compétences. Nous avons déjà souligné
l’énorme travail de reconstruction de la ville de Groznyï. Un effort
qui a été étendu aussi à la périphérie de la ville: de très nombreux
villages, même éloignés, ont été reliés au réseau de distribution
du gaz, et l’infrastructure routière a été considérablement améliorée.
Les conditions générales de vie de la population se sont ainsi sensiblement
améliorées. Il n’en reste pas moins que les disparitions, les tortures
et les assassinats continuent, de la part aussi bien des rebelles
que des services de sécurité. On nous a signalé de nombreux cas
de maisons d’habitation brûlées par des unités des forces de l’ordre:
il s’agit d’une punition infligée à la suite du ralliement à la
rébellion, réel ou supposé, d’un des membres de la famille. Le Président
Kadyrov a contesté toute responsabilité des services de sécurité
dans les atrocités qui leur sont attribuées. Il nous a même affirmé
qu’il avait pris un «oukase» prévoyant que, si des agents des forces
de l’ordre, cagoulés, étaient surpris à prendre part à des actions
illégales, ils devaient être fusillés sur-le-champ… Nous doutons
qu’un pareil «oukase» existe vraiment et qu’il ait pu être accepté
par le Gouvernement de la fédération; le fait de le prétendre illustre
toutefois assez bien la nature du régime. Quant à la rébellion en
cours, le Président est catégorique: il s’agit d’une intervention
étrangère. Laquelle? lui avons-nous demandé Les Américains, avec
la complicité de Berezovski, nous a-t-il répondu sans hésiter, ajoutant
que tout le monde savait que les attentats du 11 septembre 2001
avaient été organisés par les Etats-Unis eux-mêmes. Ce qui est véritablement surprenant,
et même franchement choquant pour un observateur extérieur, c’est
le culte de la personnalité
qui
est imposé au pays, ce qui n’est d’ailleurs pas le cas dans les
deux autres républiques. Il est vraisemblable qu’une partie importante
de la population tchétchène soutienne le Président, reconnaissante
pour les sensibles améliorations des conditions matérielles de vie.
Cela va-t-il durer? Plusieurs observateurs nous ont fait remarquer
que, depuis quelques mois, la popularité du Président était en train
de s’effriter. En fait, une société sans justice n’a, à la longue,
aucune chance de survivre.
4. Les arrêts de la Cour européenne
des droits de l’homme
4.1. Chiffres clés
18. La Cour européenne des droits de l’homme, depuis
2007, a condamné la Russie dans plus de 150 affaires portant sur
des violations des droits de l’homme survenues dans le Caucase du
Nord, essentiellement en République tchétchène. Fin 2009, 235 autres
affaires étaient pendantes devant la Cour, dont une centaine déjà
communiquées au Gouvernement russe. De nouvelles affaires continuent
à affluer, une centaine en 2009. Les faits remontent pour la plupart
aux années 2000-2002. Environ 60 % des requêtes concernent des disparitions
forcées. Les autres plaintes concernent la destruction de maisons
d’habitation, l’usage disproportionné de la force ayant entraîné
la mort ou la blessure de civils, les détentions illégales, les
actes de tortures ou les conditions inhumaines de détention (articles
2, 3, 5, 8, 13 et 14 de la Convention et les articles 1 des Protocoles
nos 1 et 7).
4.2. Nature typique des violations
constatées
19. Les premiers arrêts de la Cour de Strasbourg, rendus
en 2005, concernaient l’usage disproportionné de la force durant
la campagne militaire de 1999-2000 (voir les affaires
Isayeva, Yusupovaet Bazayeva c. Russie et
Isayeva c. Russie )
et les disparitions forcées de requérants à la suite de leur arrestation
par des forces fédérales (affaires Bazorkina, Imakayeva, Alikhadzhiyeva
). Dans plusieurs affaires,
la Cour a constaté que des membres des forces de l’ordre étaient
responsables d’exécutions extrajudiciaires (affaires Khashiyev et Akayeva,
Estamirov, Luluyev, Musayev et autres
).
Dans l’affaire Chitayev
, la Cour a constaté
que les autorités russes étaient responsables d’actes de torture
qui ne firent l’objet d’aucune investigation à la suite de la plainte
déposée par la victime.
20. Dans un nombre important d’affaires, la Cour a estimé que
la responsabilité de l’Etat russe pour les violations soulevées
par les requérants était avérée. Elle a systématiquement invité
le gouvernement à produire les copies du dossier de l’enquête pénale,
mais la coopération des autorités a été très insatisfaisante. La
Cour a donc trouvé dans un nombre croissant d’affaires (par exemple
Imakayeva, Bitiyeva
) que la Russie avait
(aussi) violé son devoir de fournir toutes les facilités nécessaires
à l’examen des requêtes individuelles (article 38, paragraphe 1).
Dans les affaires dans lesquelles les autorités ne répondent pas
de manière substantielle aux allégations détaillées des requérants,
la Cour hésite de moins en moins à faire usage de présomptions de
fait, notamment dans des situations où les autorités sont seules
en possession des moyens de preuve permettant de clarifier la situation
(par exemple les registres de détention et de sortie, les procès-verbaux
d’autopsies, etc.).
21. Dans un grand nombre d’affaires où elle estime ne pas disposer
de suffisamment de preuves pour établir qu’un assassinat ou un acte
de torture a été effectivement commis par un agent de l’Etat, avec
pour conséquence un constat de non-violation de l’article 2 ou 3
sous son volet matériel, la Cour constate régulièrement des violations
dites procédurales desdits articles pour manquement à l’obligation
de diligenter une enquête officielle, effective et efficace.
22. Dans des affaires portant sur des disparitions forcées, la
Cour a aussi qualifié l’absence d’enquête effective et le refus
de donner des réponses substantielles aux questions des proches
de traitement inhumain, envers les proches des victimes eux-mêmes,
contraire à l’article 3 de la Convention européenne des droits de l'homme
.
23. L’absence d’enquête effective, avec comme corollaire l’impunité
de fait des auteurs de violations graves des droits de l’homme,
est un point central de ce rapport. La Cour a utilisé des termes
de plus en plus durs pour exprimer son indignation vis-à-vis de
la passivité des autorités. Dans l’affaire
Baysayeva
c. Russie , les autorités disposaient d’un
enregistrement vidéo de l’arrestation du mari de la requérante,
et n’ont même pas réussi à identifier et interroger les agents figurant
sur l’enregistrement. Dans l’affaire
Isigova
et autres c. Russie , la
Cour a considéré que, étant donné que l’identité des unités impliquées
dans l’enlèvement des proches des requérants et celle de leurs commandants
avaient été établies par l’enquête au niveau national, l’absence
de poursuites ne pouvait être attribuée qu’à la négligence du parquet
dans le traitement de l’enquête et à sa réticence permanente à ouvrir
toute procédure. La Cour a trouvé choquant
(appalling) que,
même après l’identification du commandant de l’unité qui avait arrêté
Apti Isigov et Zelimkhan Umkhanov, l’enquête ait été suspendue à
répétition en raison de la non-identification du suspect ou de l’incapacité
d’assurer la participation du suspect dans la procédure. Dans l’affaire
Khatsiyeva et autres c. Russie , la Cour considère que «l’enquête
a ensuite traîné en longueur et a connu des lacunes et retards inexplicables,
même lorsqu’il s’agissait de prendre les mesures les plus simples.
En particulier, il n’apparaît pas que des examens balistiques ont
été effectués. De plus, aucune autopsie n’a été pratiquée, même
pas un examen médico-légal, sur les corps en dehors de l’examen
initial du 6 août 2000. Il n’apparaît pas que de véritables efforts
ont été menés au début de l’enquête pour établir l’identité des
personnes ayant donné l’ordre de tirer ou de celles ayant exécuté
cet ordre. L’identité des premières ne semble pas avoir été établie
du tout. De fait, la décision du 15 décembre 2001 n’indique pas
si l’identité du militaire concerné avait été déterminée et n’évalue
pas non plus la pertinence de l’ordre donné. Il n’y a eu aucune
autre tentative d’analyse de cet ordre. (…) Enfin, l’enquête a été
suspendue et rouverte au moins cinq fois entre août 2000 et avril
2003. Son caractère ineffectif et le fait que les enquêteurs n’avaient
pris aucune mesure pratique pour élucider les crimes et se conformer aux
ordres des procureurs ont même été reconnus par les procureurs en
chef. La Cour observe aussi que le dossier d’enquête a été transmis
de nombreuses fois d’une autorité à une autre sans la moindre explication raisonnable»
.
Dans l’affaire
Aziyevy c. Russie , la Cour a vertement critiqué l’enquête,
le dossier ayant montré un manque patent de progrès durant plus
de sept ans. Les enquêteurs n’ont même pas identifié et interrogé
les militaires postés à proximité, ni vérifié si des opérations
spéciales avaient eu lieu au moment des disparitions, ni encore
procédé à l’interrogatoire d’aucun témoin. La réaction des autorités
aux plaintes pourtant étayées des requérants a conduit la Cour à
estimer vraisemblable que la conduite des militaires rencontrait
pour le moins l’assentiment tacite des autorités, ce qui pour la
Cour est cause de sérieux doutes quant à l’objectivité de l’enquête
.
24. Des remarques et constatations de cette nature de la part
de la Cour sont innombrables et pourraient encore remplir de nombreuses
pages de ce rapport. Nous ne pouvons que partager l’irritation manifeste
de la Cour au sujet du manque d’efficacité des enquêtes, concernant
pourtant des violations gravissimes des droits de l’homme et de
la législation russe elle-même. Prétendre que les décisions de la
Cour sont inspirées par des considérations politiques, comme cela
est soutenu par d’aucuns, est simplement absurde, pour ne pas dire ridicule,
si seulement on se donnait la peine de lire ces arrêts.
25. En préparation de notre visite d’information, nous avons adressé
aux autorités russes compétentes une liste de questions que nous
voulions soulever avec les représentants du parquet général à Moscou
et dans les trois républiques concernées (République tchétchène,
Ingouchie et Daghestan). Nous avons demandé, notamment, une mise
à jour de la liste reçue à l’automne 2008 des condamnations pénales
des membres des forces de l’ordre pour des crimes commis à l’encontre
de civils. Cette liste officielle de condamnations de policiers
et de militaires constitue en réalité une sorte d’aveu, de preuve,
de leur impunité presque totale. Sachant que des centaines de personnes
ont été tuées, enlevées et torturées dans la région au fil des années
,
la liste des condamnations apparaît comme surréaliste: il y est
fait état presque exclusivement de violations des règles de la circulation
routière, de simples vols, d’incivilités commises dans un état d’ébriété, etc.
Dans les rares affaires figurant sur la liste dans lesquelles il
y a eu mort d’homme, le comportement de l’auteur a été qualifié
d’accidentel, ou comme constituant un manque de maîtrise dans le
maniement de son arme de service. Par conséquent, les peines prononcées
sont pour la plupart soit des amendes, soit des peines de prison
très courtes et/ou avec sursis
.
26. En amont de la visite, nous avons aussi transmis une liste
d’une trentaine d’affaires individuelles sélectionnées en tenant
compte du statut de la victime – journalistes, défenseurs des droits
de l’homme connus, ou figures politiques emblématiques –, affaires
dans lesquelles subsistent des indices concrets et convergents impliquant
des membres des forces de l’ordre
. A une exception
près, aucune de ces affaires, dont certaines datent déjà d’il y
a plusieurs années, n’a été élucidée jusqu’à présent. L’exception
concerne l’attentat contre la vie du Président de l’Ingouchie, Younous-Bek
Yevkourov, en juin 2009. On nous a fait savoir que la «liquidation»
du chef islamiste Alexandre Tikhomirov (alias Saïd Bouriatski),
qui se serait vanté de cet attentat, aurait résolu l’affaire. Qu’il
nous soit permis d’exprimer quelques doutes quant au réel éclaircissement de
cette affaire. Si on n’avait pas «liquidé»
.
le suspect avec tant d’empressement, on aurait peut-être pu découvrir
que le Président avait d’autres ennemis, pas nécessairement des
islamistes, vu son engagement contre la corruption. De tels doutes
subsistent d’ailleurs pour d’autres affaires. Comment ne pas penser
à la prise d’otages de «Nord-Ost»? On se rappelle que tous les terroristes
furent achevés d’une balle dans la tête, alors qu’ils gisaient à
terre, ayant perdu connaissance à la suite de l’inhalation du gaz
utilisé lors de l’intervention des forces de l’ordre pour libérer
les otages. Il s’agissait d’assassinats ou d’exécutions extrajudiciaires
(ce qui revient au même) et nous avons aussi perdu une occasion
précieuse de pouvoir obtenir d’importantes informations au sujet
de l’organisation criminelle qui avait ordonné cette opération terroriste.
Les réponses que nous avons reçues au sujet de la liste des affaires
soumises aux autorités sont décevantes
. Derrière le formalisme extrême
de ces réponses il ne reste que très peu de substance. Les actes d’investigation
décrits se réduisent, la plupart du temps, au simple envoi de lettres
à différentes autorités publiques, et les résultats se réduisent
trop souvent au constat que «des personnes non identifiées portant
des uniformes et des cagoules sont entrées dans la maison de la
victime et parties avec elle dans une direction inconnue», sans
autres détails. Pour certaines affaires, les réponses sont, il est
vrai, plus détaillées et indiquent le nom des témoins entendus,
le nombre des documents analysés, les numéros de plaques d’immatriculation relevés,
etc. Le fait qu’on ait poussé les enquêtes jusqu’à de tels détails
constitue indubitablement un progrès, surtout si on les compare
avec les informations qui avaient été fournies au précédent rapporteur,
M. Paschal Mooney, en réponse à sa note introductive du 9 mars 2007
.
Encore faut-il que ces informations plus détaillées soient suivies
de résultats concrets. C’est, hélas, loin d’être le cas.
4.3. Représailles contre des requérants
27. Depuis 2002, la Cour a dû faire face à des plaintes
pour harcèlement et intimidation de requérants. Dans deux affaires,
les requérants ont «disparu» (affaires Imakayeva, Magomadov
), et dans une affaire
la requérante et toute sa famille ont été massacrées dans leur maison
(affaire Bitiyeva
).
Ces affaires ont fait l’objet du rapport de notre collègue Christos
Pourgourides (Chypre, PPE/DC) sur le devoir des Etats membres de
coopérer avec la Cour européenne des droits de l’homme
, ce qui implique
également l’obligation de protéger les requérants, leurs proches
et leurs avocats, lorsque ceux-ci font l’objet de menaces. Une affaire plus
récente est celle de l’assassinat, le 19 janvier 2009 à Vienne,
d’Oumar S. Israïlov, qui avait publiquement accusé Ramzan Kadyrov
d’avoir personnellement participé à des actes de torture dans une
prison secrète située dans le village natal du Président tchétchène,
Tsenteroy
. La requête de M. Israïlov devant la Cour, déposée
en 2006, a d’ailleurs failli être radiée du rôle faute de réponse
à une communication de la Cour que son avocat avait égarée. Bien
que la Cour n’ait pas souvent constaté dans de telles affaires des
violations de l’exercice du droit de recours individuel (article
34), faute de preuves suffisamment claires, elle a néanmoins décidé
de traiter ces dossiers d’une façon prioritaire, en application
de l’article 41 de son Règlement. L’Assemblée, à la suite du rapport
susmentionné de M. Pourgourides, a soutenu la Cour dans cette démarche et
l’a même encouragée à se montrer plus ouverte et à aller encore
plus loin, à l’instar de la Cour interaméricaine des droits de l’homme,
qui avait été confrontée à des défis semblables, notamment dans
des affaires concernant les escadrons de la mort dans plusieurs
pays d’Amérique latine. La Cour pourrait ainsi aller jusqu’à décréter
des mesures de protection physique, sur la base de l’article 39
du Règlement et de l’article 34 de la Convention. Selon l’expérience
des organisations de défense des droits de l’homme, qui représentent
la grande majorité des requérants dans les affaires devant la Cour
concernant le Caucase du Nord
,
la meilleure protection des requérants réside dans le fait de communiquer
le plus rapidement possible chaque requête de cette nature aux autorités
russes; selon les ONG, dans la plupart des cas les autorités assument
leurs responsabilités et font leur possible pour assurer la protection
nécessaire.
4.4. Mise en œuvre des arrêts de
la Cour
28. Les arrêts de la Cour – contrairement à ce qu’on
peut lire parfois dans la presse – ne «punissent» pas les Etats
reconnus responsables de violations de la Convention, ni d’ailleurs
les agents ayant commis personnellement les actes en question. La
Cour se limite à constater les éventuelles violations à la Convention et
à fixer, le cas échéant, des indemnisations financières pour les
dommages matériels et immatériels subis par les requérants. Il s’agit
de sommes souvent symboliques, jusqu’à quelques dizaines de milliers
d’euros pour les proches d’une personne disparue ou tuée, même si
celle-ci avait une grande famille à charge. A notre avis, la Cour
pourrait aller plus loin dans la détermination du dédommagement
des pertes matérielles, notamment dans les cas de disparition de
victimes ayant des responsabilités familiales importantes. Lors
de nos rencontres avec les parents des victimes, dans les trois
républiques, personne n’a en réalité soulevé l’aspect financier.
Leur désespoir était dû avant tout à la disparition de leurs chers
parents, à la passivité des autorités et à l’impunité éhontée dont
bénéficient certains cercles proches du pouvoir.
29. La mise en œuvre des arrêts de la Cour ne se réduit pas au
versement du dédommagement symbolique à la victime ou à ses ayants
droit. Dans les affaires dans lesquelles la Cour a constaté un manquement
à l’article 2 ou à l’article 3 de la Convention, relativement à
l’absence avérée d’une enquête effective, il est exigé, en tant
que «mesure individuelle», qu’une instruction effective de l’affaire
soit diligentée visant, là où c’est possible, à faire cesser la
violation constatée. Le principe n’est nullement contesté par les
autorités russes. Celles-ci ont ainsi mis en place des unités d’enquêtes
spéciales chargées en priorité des affaires faisant l’objet d’un
arrêt de la Cour et auxquelles sont affectés des enquêteurs particulièrement
qualifiés et expérimentés. Nous avons rencontré des représentants
de ces unités, qui nous ont assuré qu’ils étaient en train de s’engager pleinement
pour résoudre ces affaires. Il faut toutefois constater que les
résultats concrets se font encore attendre. On nous a répondu que,
des 150 affaires dans lesquelles la Cour avait constaté un manquement procédural,
seules deux avaient pu être entre-temps résolues: dans un cas le
suspect principal était entre-temps décédé, dans l’autre le suspect
avait pris la fuite et faisait l’objet d’un avis de recherche.
30. Human Rights Watch a présenté en septembre 2009 une analyse
détaillée des mesures d’investigation prises par les autorités après
des arrêts de la Cour ayant constaté une absence d’enquête effective
.
A l’initiative conjointe de M. Pourgourides, rapporteur pour l’exécution
des arrêts de la Cour
, et de moi-même, la commission
des questions juridiques et des droits de l’homme a tenu une audition,
le 11 septembre 2009, avec la participation du représentant de la
Fédération de Russie devant la Cour et vice-ministre de la Justice, M.
Matiouchkine, du professeur Philip Leach et de Mme Gannouchkina,
représentante de «Memorial», cette dernière en remplacement de Mme Estemirova,
responsable du bureau de «Memorial» en République tchétchène, assassinée
le lendemain du jour où elle nous avait confirmé sa présence. Les
victimes participent activement, par le biais des ONG qui les ont
déjà assistées pendant la procédure devant la Cour, au processus de
mise en œuvre des arrêts supervisés par le Comité des Ministres,
en proposant des mesures concrètes visant à remédier à la violation
constatée
.
31. Dans un document d’information du 11 septembre 2008, le Comité
des Ministres a présenté les mesures générales prises jusqu’à maintenant
en matière d’exécution des arrêts de la Cour au sujet des événements
en République tchétchène
. L’information dans ce domaine
gagnerait en transparence si on rendait publics les rapports du
CPT à la suite de ses visites dans la région; la publication de
ces rapports exige, cependant, le consentement des autorités russes
qui ne l’ont pas encore donné. Le CPT s’est rendu à 11 reprises
dans la région, dernièrement en avril 2009. Il a adopté trois «déclarations
publiques» concernant la situation dans les lieux de détention en
République tchétchène
. Il convient de rappeler que l’instrument
de la déclaration publique est rarement utilisé (cinq fois dans
les vingt années de l’existence du CPT) et qu’il est réservé à des situations
caractérisées par un manque de coopération manifeste de la part
des autorités
. A notre connaissance, le Comité
des Ministres n’a jamais mis ces déclarations à son ordre du jour
et n’a, par conséquent, pas pris position à leur sujet. Pourquoi?
32. Les arrêts de la Cour ont, certes, une haute valeur symbolique,
mais nous avons vu que leur mise en œuvre est souvent problématique.
Dans certains de ces arrêts concernant le Caucase du Nord, on constate que
les éléments de faits indiquent clairement le ou les responsables.
Pourtant, aucune suite concrète n’est donnée. En voilà deux exemples:
Khalid Khatsiyev et Kazbek Akiyev
sont tués le 6 août 2000 lorsqu’un hélicoptère militaire russe ouvre le
feu, sans raison apparente, sur un groupe d’hommes en train de faucher
l’herbe des champs près du village d’Archty en Ingouchie, près de
la frontière tchétchène. Dans son arrêt de 2008, la Cour n’a trouvé aucune
justification plausible à l’usage des armes à feu dans ces circonstances
précises et a ainsi constaté que la Russie avait violé le droit
à la vie des victimes . L’enquête du parquet militaire
n’a établi l’identité des pilotes qu’après une année, mais pas celle
des supérieurs qui auraient ordonné l’attaque. La Cour a durement
critiqué le manque d’enquête effective. Dans le cadre de l’exécution
de cet arrêt, le parquet militaire a rouvert l’enquête, pour la
suspendre un mois après, le jour où les proches des victimes recevaient
la lettre annonçant la réouverture de la procédure. Ils attendent
toujours d’obtenir justice .
Dans l’affaire Bazorkina , la
télévision russe a diffusé le 2 février 2000 une vidéo qui montre l’arrestation
du jeune Khadzi-Murat Yandiyev par des forces fédérales, que la
mère de la victime, Fatima Bazorkina, a reconnu sans hésitation.
On voit et on entend clairement le général Baranov dire à des soldats:
«Allez-y, allez-y, emmenez-le, finissez-en avec lui, flinguez-le,
damnation». On voit alors des soldats russes qui emmènent Yandiyev;
il n’a jamais été revu depuis. Malgré l’arrêt de la Cour, qui a constaté
la violation de l’article 2 et a durement critiqué l’absence d’enquête
effective, les autorités russes ont refusé d’ouvrir une enquête
à l’égard du général Baranov. Dans une lettre du 24 mars 2008 adressée
aux représentants de Mme Bazorkina, le
bureau du procureur militaire a indiqué, sans plus d’explications,
que lors de l’enquête «préliminaire» concernant la disparition de
Yandiyev, «toutes les violations de la Convention européenne relevées
dans le jugement de la Cour ont été rectifiées». Dans une autre
lettre du 3 avril 2009 (en réponse à une demande du 20 février 2009
de Mme Bazorkina d’ouvrir une enquête
pénale concernant les actions du général Baranov), le parquet militaire
a répondu qu’«aucune preuve n’a pu être établie pendant l’enquête
établissant une implication potentielle du Major-général A.I. Baranov
dans l’enlèvement et l’assassinat de Kh-M.A. Yandiyev. Dans ce contexte, la
requête d’ouvrir une enquête pénale [à l’égard de Baranaov] a été
rejetée» .
33. Ces deux affaires illustrent bien les difficultés de mettre
fin à l’impunité dans la région du Caucase du Nord. Dans ce contexte,
on peut encore ajouter une réponse donnée aux proches des frères
Aziyev
,
qui avaient demandé au ministère de l’Intérieur tchétchène les noms
des militaires affectés à un point de contrôle déterminé la nuit
de leur enlèvement: la demande a été rejetée sur la base d’un ordre
du ministère de l’Intérieur du 25 août 2007 interdisant de donner
accès aux informations personnelles d’agents participant à des opérations
contre-terroristes ou «spéciales»
.
Cette disposition empêche, en fait, l’identification d’agents des forces
de l’ordre éventuellement impliqués dans des actions criminelles.
Les réseaux de points de contrôle sont nombreux, comme nous avons
pu le constater sur place. Lorsqu’on retrouve le corps d’une personne
dans un endroit éloigné du lieu où elle a été enlevée, les auteurs
de l’enlèvement ont dû forcément passer par ou près des points de
contrôle. Cette immunité reconnue aux agents appelés à opérer aux
points de contrôle ne peut être que source de soupçons. Rappelons
que Natalia Estemirova a été enlevée en République tchétchène et que
son corps a été retrouvé en Ingouchie. Ses assassins devaient se
sentir en parfaite sécurité pour se déplacer de la sorte avec une
personne enlevée ou un cadavre.
5. Des chiffres effrayants
34. Le nombre de violations des droits de l’homme a,
certes, baissé depuis la fin des deux guerres «officielles» en République
tchétchène. Il faut, hélas, constater une inquiétante recrudescence
d’actes de violence, d’enlèvements, d’assassinats et d’actes de
terrorisme depuis 2009.
35. En République tchétchène, selon les données fournies par le
bureau du procureur général, 536 personnes ont été portées disparues
entre 2006 et 2009, dont 287 sont considérées comme «enlevées» sans avoir
été retrouvées. Au cours de la même période, 30 affaires pénales
d’enlèvements ont été renvoyées devant le tribunal. Depuis la levée
de l’état d’opération antiterroriste au début de 2009, l’activité
des «bandes armées irrégulières» n’aurait pas diminué: le nombre
d’atteintes à la vie d’agents des forces de l’ordre aurait même
augmenté de 18,6 %. En tout, il y aurait eu 631 «victimes» en 2009
(par rapport à 575 en 2008), dont 74 décès (68 en 2008). Le parquet
note surtout une augmentation de la participation de terroristes
kamikazes et relève que «les actes de cette catégorie commis en
2009 étaient de nature bien plus audacieuse et cruelle».
36. En Ingouchie, toujours selon les données officielles qui nous
ont été communiquées, 186 personnes ont été portées disparues entre
2006 et 2009, dont 163 ont été retrouvées vivantes et trois mortes.
Pendant la même période, 40 personnes ont été déclarées victimes
d’enlèvements, mais personne n’a été poursuivi pour un crime de
cette catégorie.
37. Au Daghestan, 671 personnes ont été portées disparues entre
2006 et 2009 (dont 188 en 2009). Parmi elles, 60 ont été enlevées
par des hommes en tenue de camouflage (donc, selon les allégations,
avec la participation des forces de l’ordre), dont 29 pendant la
seule année 2009. Les corps de 12 personnes disparues ont été retrouvés
pendant la période en question. En tout, sur les 671 personnes portées
disparues, 586 ont pu être localisées. Il s’agit de chiffres importants
si on considère la population relativement peu nombreuse de ces
républiques. Ces données risquent, en outre, de ne refléter que
très partiellement la réalité.
6. Le problème des personnes disparues
– un rôle pour la Croix-Rouge
38. En août 2009, le Comité international de la Croix-Rouge
(CICR) a présenté un rapport au sujet des besoins des familles de
personnes disparues dans le Caucase du Nord, sur la base d’une analyse
comportant des entretiens avec 100 familles frappées par des disparitions
.
Le nombre total des personnes disparues pour la seule République
tchétchène est estimé entre 3 000
et 5 000
.
La souffrance et le désarroi des familles, décrits d’une façon impressionnante
par le CICR, démontrent, s’il en était encore besoin, qu’une réconciliation
et une paix durable passent nécessairement par une solution de la
question des personnes disparues. Fidèle à son statut et à sa longue
expérience, le CICR ne prend pas position sur les responsabilités. Il
plaide en faveur d’une aide pratique aux victimes. Comme l’Assemblée
l’a déjà dit haut et fort à plusieurs reprises
, et comme cela est proclamé par
la Convention des Nations Unies sur la protection contre les disparitions
forcées récemment adoptée
,
les proches ont le droit de savoir, et les autorités compétentes
ont le devoir de s’organiser pour résoudre le plus grand nombre
de cas. La Russie a intérêt à profiter de l’expérience de la Croix-Rouge
acquise dans d’autres pays, comme à Chypre, en Afrique ou dans les
pays de l’ex-Yougoslavie. Le CICR, à la fin de son rapport, a émis
des recommandations pratiques, concrètes et fort pertinentes, que
nous ne pouvons que soutenir et vivement recommander à l’attention
des autorités russes.
7. Quelques affaires exemplaires
39. Ce chapitre représente l’un des plus douloureux à
établir. Avant notre mission sur place, nous avons été informés
d’un grand nombre d’affaires individuelles non résolues: des meurtres,
des disparitions, des tortures, des enlèvements, des maisons d’habitations
intentionnellement incendiées, des intimidations de toute nature. Avant
de nous rendre sur place, nous avons choisi une trentaine de cas
que nous avons soumis aux différentes autorités ainsi qu’aux défenseurs
des droits de l’homme. Il n’a pas été possible, lors de nos rencontres,
d’entrer dans le détail de chaque affaire. Nous avons pu cependant
en parler lors de nos séances avec les représentants des autorités
exécutives et judiciaires, ainsi que lors des rencontres organisées
en collaboration avec «Memorial» avec des témoins et des proches
des victimes, à Moscou, Nazran, Groznyï et Makhatchkala. Nous tenons
à renouveler nos remerciements aussi bien aux autorités russes compétentes
qu’aux représentants de Memorial pour leur grande disponibilité.
Comme nous l’avons déjà indiqué, les rencontres avec les familles
des victimes nous ont profondément émus. Nous avons été impressionnés
par la dignité avec laquelle toutes ces personnes ont exprimé leur
douleur et leur désespoir. J’ai aussi mentionné l’appel déchirant qu’elles
ont adressé, par notre intermédiaire, au Conseil de l’Europe pour
qu’on ne les oublie pas et qu’on ne les laisse pas seules. Cela
nous a amenés à suggérer de récolter une partie de ces témoignages
sous forme d’enregistrements vidéo avec la collaboration de Memorial,
et de les présenter lors d’une exposition de photographies, en marge
de la session de l’Assemblée, lors de la discussion de ce rapport.
Une chose doit être claire: il ne s’agit nullement d’établir un
dossier à charge. Non, le but est de montrer le point de vue et
la souffrance des gens sur place qui subissent la violence, d’où
qu’elle vienne, de donner pour une fois la parole au «petit peuple»
pour exprimer leurs sentiments et la douleur qu’ils sont contraints
d’endurer. Défendre les droits de l’homme signifie se mettre avant
tout du côté des victimes, quels que soient les responsables et
les auteurs de la violence. Dans l’annexe II à ce rapport, nous
présentons quelques affaires qui nous paraissent exemplaires
et qui, en partie, nous ont été
racontées et confirmées directement par les parents mêmes des victimes.
40. L’assassinat d’Oumar S. Israïlov, en pleine rue à Vienne le
13 janvier 2009, par un commando tchétchène, constitue, à plus d’un
titre, une affaire particulièrement délicate et inquiétante. M.
Israïlov avait publiquement accusé le Président tchétchène d’avoir
personnellement pris part à des séances de torture et il s’apprêtait
à témoigner contre lui
. Un Tchétchène, Artour Kourmakayev,
aurait informé en mai 2008 le Service de protection de la Constitution
autrichien qu’il avait reçu l’ordre d’exécuter Israïlov, mais qu’il
ne voulait pas y donner suite; il invoquait par conséquent le bénéfice
d’une protection particulière. Les autorités autrichiennes semblent
ne pas avoir pris au sérieux cette information, estimant qu’il s’agissait
d’affabulations. Kourmakayev a été renvoyé en Russie, apparemment
avec son consentement, comme le prouverait un document qu’il a signé
en présence de fonctionnaires autrichiens. Depuis lors, on a perdu
toute trace de Kourmakayev. Peu après l’assassinat d’Israïlov, la
police autrichienne a procédé à des arrestations de suspects d’origine
tchétchène. Selon certaines indiscrétions, provenant de sources
toutefois généralement bien informées, la police détiendrait des
preuves qui conduiraient jusqu’à l’entourage du Président tchétchène
.
41. Un député autrichien nous a informés tout récemment qu’il
avait obtenu une copie du document de mise en accusation rédigé
par le Service fédéral de la protection de la Constitution et transmis
au parquet. Il aurait été ainsi établi que Kourmakayev a été assassiné
peu après son retour en Russie. Il aurait eu l’occasion de contacter
encore par téléphone depuis Moscou le député autrichien en question
et aurait tenu les propos suivants: «Je leur [aux services autrichiens]
ai tout dit. Mais ils n’ont protégé ni moi-même ni M. Israïlov.
Ils voulaient se débarrasser de moi au plus vite. Je sais que je
suis en danger de mort. Plus personne ne m’aide.» Le document de
mise en accusation constaterait de façon lapidaire que Kourmakayev
«n’est vraisemblablement plus en vie». Un autre informateur, Salman
Mouvlayev, qui aurait indiqué aux autorités autrichiennes le nom
du suspect principal dans l’affaire du meurtre de M. Israïlov, un
certain Letcha Bogatyriov, aurait été à son tour assassiné à l’automne
2009 lors d’un séjour en Azerbaïdjan. A ce jour, aucune preuve formelle
n’a été rendue publique par les autorités judiciaires compétentes
et il n’est dès lors pas possible d’en tirer des conclusions définitives.
Les faits sont, cependant, troublants et inquiétants. Nous sommes
certains que les autorités autrichiennes engageront les moyens nécessaires
pour faire toute la lumière sur cette affaire et établir les responsabilités
à tous les niveaux, indépendamment de toute considération d’opportunité
politique et dans le seul intérêt de la justice.
42. Toujours selon les informations obtenues par notre collègue
autrichien, il existerait une coopération étroite entre les services
autrichiens et le FSB, fondée sur un accord passé entre le ministère
de l’Intérieur autrichien et le FSB, notamment dans le cadre d’actions
de rapatriement d’exilés tchétchènes. Le représentant du FSB à Vienne,
un certain Plechkaev, aurait été ministre adjoint de l’Intérieur
de la République tchétchène avant son transfert à Vienne et, en
outre, serait un proche du Président de la République tchétchène.
De telles coopérations existeraient aussi entre le FSB et d’autres
services d’Etats d’Europe occidentale. Ces allégations méritent
d’être examinées avec attention. Il est, certes, souhaitable qu’il
existe une coopération internationale efficace en matière de lutte
contre le terrorisme et la criminalité organisée. C’est même indispensable,
à condition que cette coopération se fasse dans le respect de la
loi et des droits fondamentaux. Des rapports du Conseil de l’Europe
ont démontré qu’au nom de la «guerre au terrorisme» des abus intolérables
avaient été commis ou tolérés par de nombreux pays. La vigilance
est donc nécessaire.
43. D’autres opposants tchétchènes exilés ont été tués notamment
en Turquie et en Azerbaïdjan
. Des menaces ont été proférées
à l’égard d’autres exilés, y compris très récemment à l’encontre
d’opposants ayant trouvé l’asile politique à Strasbourg et que nous
avons rencontrés.
44. Une autre personne qui avait accusé M. Kadyrov d’actes de
torture a été enlevée le 3 août 2008 à Groznyï, où elle séjournait
pour assister à l’enterrement de sa sœur. Il s’agit de Momadsalakh
Denilovitch Masayev, qui avait donné peu de temps avant une interview
au journal
Novaïa Gazeta , dans
laquelle il accusait M. Kadyrov de l’avoir torturé en 2006-2007
dans une prison secrète située à Tsenteroï, le village natal du
Président tchétchène. Nous avons écrit au Président tchétchène le
12 août 2008 pour lui demander d’intervenir et de faire tout le
nécessaire pour retrouver M. Masayev. Nous n’avons jamais reçu de
réponse. De M. Masayev, toujours aucune trace.
45. Lors de notre entretien avec M. Kadyrov à Goudermes, celui-ci,
avant même que nous ayons pu lui poser la question, a rejeté toute
accusation en insistant sur le fait qu’aucune preuve ne subsistait
à son encontre.
8. Considérations complémentaires
46. Le Président Medvedev avait déclaré, à la fin de
l’année dernière, que les troubles dans le Caucase du Nord constituaient
le problème numéro un de la Fédération de Russie. C’est encore plus
vrai après les terribles attentats de Moscou. L’impressionnante
rafale d’arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme, illustrant des
cas flagrants de violations du droit à la vie et de violations de
l’interdiction de la torture, indique aussi que le Caucase du Nord
est la région en Europe où ont lieu – et cela depuis des années
– les plus graves et massives violations des droits de l’homme.
Ce n’est donc pas un problème exclusivement russe, mais un problème
qui concerne toute la communauté européenne, même si ce sont les
autorités russes qui sont appelées en premier lieu à agir et à trouver
des solutions conformes à leurs propres lois et aux engagements internationaux
qu’elles ont souscrits. Les événements démontrent dramatiquement
que la politique suivie jusqu’à présent constitue un échec incontestable.
Nous avons été impressionnés de constater à quel point certains
de nos interlocuteurs continuent de se retrancher derrière des explications
purement formelles et stéréotypées: les enlèvements, les incendies
de maisons et les assassinats des défenseurs des droits de l’homme
sont le fait des seuls «bandits» qui ont intérêt à discréditer les
autorités, nous a-t-on répété, toujours avec les mêmes formules.
Il suffirait de prendre connaissance des faits illustrés avec précision
dans les arrêts de la Cour pour se rendre compte à quel point cette
position est absurde. Sans une intervention personnelle, claire
et ferme des plus hautes fonctions de la Fédération de Russie pour
une reprise en main énergique des forces de l’ordre en vue d’assurer
la discipline et le professionnalisme, la situation risque de se
dégrader encore plus dangereusement. Une fois les services de police
réformés, il sera possible de renforcer l’institution judiciaire
. Nous
avons recueilli des témoignages qui font état de menaces, plus ou
moins explicites, émanant des milieux des forces de l’ordre, à l’adresse
de magistrats qui voudraient enquêter sur des affaires dans lesquelles
pourraient être impliqués des agents de police ou des militaires.
On nous a également signalé qu’aux requêtes de l’autorité d’instruction
de procéder à des actes d’enquête la police opposait tout simplement une
fin de non-recevoir chaque fois que l’affaire la concernait. Sans
l’appui de la population, sans la confiance de celle-ci dans les
institutions, il ne sera jamais possible de venir à bout de la criminalité
organisée et du terrorisme. Une police compétente, efficace et respectueuse
ainsi qu’une justice indépendante et respectée sont les meilleurs
moyens pour faire face à la menace terroriste. L’investissement
dans ce domaine est manifestement insuffisant.
47. Les attentats du métro de Moscou du 29 mars 2010 constituent
des actes qui ne peuvent susciter que des sentiments d’horreur et
de répulsion. Rien, absolument rien ne peut justifier de tels actes,
aucune circonstance atténuante ne peut-être invoquée par leurs auteurs:
ceux qui ont manipulé ces jeunes femmes sont des êtres lâches, odieux
et répugnants. Sur ce point, aucun angélisme n’est permis. Une telle
violence absurde et aveugle suscite des réactions de révolte et
de haine; c’est compréhensible, du moins pour l’homme de la rue.
Mais c’est justement dans de telles circonstances que l’Etat de
droit et la démocratie doivent démontrer leur force, leur autorité
et leur crédibilité; c’est dans ces moments tragiques que l’on peut
prouver et mesurer la qualité et la solidité des institutions et
de ceux qui les représentent. Le langage tenu par les plus hautes
autorités de la Fédération de Russie ne laisse présager rien de
très encourageant: proclamer qu’on va «curer les égouts» et que
les mesures antiterroristes vont être mises en œuvre avec plus de
«brutalité»
sont des
affirmations qui ne font que le jeu des criminels et ne peuvent
qu’alimenter la spirale de la barbarie. Déjà, après les attentats
de 1999, le Président russe à l’époque avait promis «d’aller buter
les terroristes jusque dans les chiottes»
. Qu’il
nous soit permis de rappeler deux exemples d’une approche différente
lors d’événements tragiques semblables. En 1978, en pleine période
des «années de plomb»
, l’enlèvement
puis l’assassinat d’Aldo Moro ont constitué non seulement l’apogée
de la violence terroriste qui embrasait l’Italie au cours de ces
années, mais constituaient aussi et surtout une attaque directe
au cœur de l’Etat. De nombreuses voix s’étaient alors élevées pour
l’adoption de mesures extraordinaires, et contraires aux droits
fondamentaux. Le général Carlo Alberto dalla Chiesa, chargé de coordonner
la lutte contre le terrorisme, répondit sans hésiter: «L’Italie
survivra à la mort d’Aldo Moro, mais elle ne survivra jamais à l’introduction
de la torture»
. Une position impressionnante pour
un militaire de terrain, en plein milieu d’une tension extraordinaire,
comme le pays en avait très peu connu au cours de son histoire.
Le 11 mars 2004, des attentats à la bombe dans un train et dans
deux gares ferroviaires de Madrid ont provoqué 191 morts. Le roi
Juan Carlos réagit le même jour avec un discours à la nation transmis
à la télévision, qu’il convient de citer en partie: «Un pays qui
sait bien que, face à l’injustice et la barbarie, seule l’unité
est possible, la fermeté et la sérénité. Unité, fermeté et sérénité
dans la lutte contre le terrorisme, avec tous les instruments que
nous fournit l’Etat de droit, redoublant nos efforts conjoints pour
en terminer avec ce fléau, en comptant sur l’action policière, le
travail de la justice et la coopération internationale»
. L’Italie est venue à bout du terrorisme,
sans renoncer à ses valeurs et à ses principes d’Etat de droit.
La justice espagnole a pu identifier les criminels
auteurs
de ces attentats ignobles, les arrêter et les condamner à la suite
d’un procès qui s’est tenu dans le plus strict respect de l’ordre
juridique.
48. Le 25 janvier 2005, l’Assemblée parlementaire a «déploré que
le suivi par le Comité des Ministres de la situation des droits
de l’homme en République tchétchène, lancé par le Secrétaire Général
en juin 2000, soit au point mort
de facto depuis
le printemps 2004, malgré les appels répétés de l’Assemblée en faveur
d’une intensification de cet exercice»
. Il convient de citer également
un large extrait du rapport d’alors, tant les affirmations du rapporteur,
M. Bindig, restent pertinentes, au vu de ce qui continue à se passer:
«Ce manque de cohérence, qui constitue en fait la consécration du
principe de “deux poids, deux mesures”, de la part du Comité des
Ministres est d’autant plus regrettable que l’Assemblée et le Comité
des Ministres partagent le même objectif qui est d’améliorer la
situation en République tchétchène. En demandant au Comité des Ministres
d’utiliser son propre mécanisme de suivi et de démontrer ainsi sa
propre efficacité, l’Assemblée a manifesté sa volonté de créer des
synergies avec l’organe exécutif du Conseil de l’Europe. Toutefois,
le Comité des Ministres ne semble plus motivé à suivre la situation
des droits de l’homme en République tchétchène dans le cadre de
sa Déclaration sur le respect des engagements, ni dans tout autre
cadre. Il semblerait qu’une décision, explicite ou implicite, ait
été prise par le Comité des Ministres, et par deux Secrétaires Généraux successifs,
pour mettre un terme au suivi de la situation des droits de l’homme
en République tchétchène, sans que l’Assemblée en soit informée.
La responsabilité de ce suivi a en effet été transférée à la Cour
européenne des droits de l’homme, au Comité pour la prévention de
la torture et, dans une moindre mesure, au Commissaire aux droits
de l’homme du Conseil»
. Qu’ajouter
de plus, sinon l’expression de notre incompréhension et de notre
désarroi face à une pareille attitude? Selon l’article 46.2 de la
Convention européenne des droits de l’homme, il incombe au Comité
des Ministres de surveiller l’exécution des arrêts de la Cour. L’exécution
ne peut certes pas se limiter au paiement des indemnités à la partie
demanderesse. Nous sommes en présence de plus de 150
arrêts
qui constatent de gravissimes violations des droits fondamentaux dans
la même région, sans qu’on intervienne véritablement sur les causes
qui conduisent à ce résultat.
49. C’est indiscutablement un des problèmes majeurs du Conseil
de l’Europe. Continuer à laisser faire, à arguer qu’il faut tenir
compte des équilibres politiques, se limiter à simplement compter
les arrêts qui se succèdent à un rythme impressionnant, en se bornant
tout au plus au seul contrôle comptable, signifie priver l’Institution
de toute crédibilité. Pire, ce serait décréter sa fin. Lors d’un
récent colloque, un éminent juriste, et ancien juge très respecté
de la Cour européenne des droits de l’homme, commentant cette situation,
lâcha cette remarque désabusée: «Que voulez-vous, le gaz est désormais
plus important que les droits de l’homme». Peut-on lui donner tort?
Ajoutons une autre réflexion. Si les arrêts de la Cour concernant
le Caucase du Nord devaient continuer à ce rythme et constater l’absence
systématique d’enquêtes effectives, on pourrait imaginer que, faute
d’une intervention adéquate du Comité des Ministres, certains Etats
membres pourraient songer à introduire une plainte interétatique
au sens de l’article 33 de la Convention. Cette disposition ne présuppose
nullement que l’Etat (ou les Etats) plaignant(s) soi(en)t lésé(s)
directement. Une telle plainte poursuit également le but de défendre
le patrimoine des valeurs et le système de la Convention, lorsque
ceux-ci sont sérieusement menacés dans leur intégrité par des violations
répétées et continuelles sans que les mécanismes de défense soient
mis en œuvre correctement.
50. Sur la proposition de Rudolf Bindig, l’Assemblée avait recommandé
dès 2003 la création d’un tribunal pénal international pour la République
tchétchène
, afin d’envoyer
un signal fort, bien consciente que le Conseil de sécurité des Nations
Unies ne prendrait jamais une telle décision. L’idée n’est certes
pas déplacée, bien au contraire. Nous préférons, toutefois, continuer
à croire dans la volonté des autorités russes de faire face au problème
du Caucase du Nord, de rétablir la justice et d’assurer un climat
de paix et dans leur capacité à le faire. Il s’agit d’un défi énorme,
nous en sommes conscients. Comme nous l’avons déjà indiqué plus
haut, une paix durable présuppose un devoir de vérité. Des organisations
non gouvernementales
ont constitué depuis
des années une importante documentation (sous forme de témoignages,
films, vidéos et documents) sur les événements qui ont eu lieu dans
la région. Il s’agit d’archives qui ont une valeur historique et
qui pourraient certainement contribuer à ce travail de mémoire et
de vérité. Le Conseil de l’Europe pourrait à cet effet collaborer
avec les autorités russes.
51. L’extrémisme religieux, en l’occurrence les formes violentes
de l’intégrisme islamique, ne concerne pas seulement le Caucase
du Nord, mais constitue une menace à laquelle tout pays peut être
confronté. Une vaste réflexion sur le thème au niveau international
paraît dès lors nécessaire. La répression, à elle seule, ne viendra jamais
à bout de ce phénomène si elle n’est pas accompagnée d’une réflexion
culturelle, économique et politique. L’extrémisme a besoin d’un
terroir particulier pour prendre racine et se développer. On ne
peut dès lors échapper à étendre l’analyse à toutes les situations
dans le monde où des générations entières n’ont rien vécu d’autre
qu’humiliation et injustice. La lutte contre le terrorisme est aussi
et surtout une lutte contre l’injustice, partout. Recourir à l’illégalité
pour combattre le terrorisme est, de la part des démocraties, admettre un
premier échec, une première victoire pour les terroristes qui veulent
justement détruire nos institutions démocratiques. Les enlèvements
(ou, comme on dit élégamment en langue anglaise, les extraordinary renditions), la torture
(d’aucuns parlent pudiquement de «techniques d’interrogatoire renforcées»)
ainsi que les prisons secrètes sont la négation de la justice et
de l’Etat de droit. C’est transformer des criminels en des combattants,
c’est attribuer à ces derniers la légitimité de s’opposer à l’Etat
qui se sert de moyens illégaux. Les institutions qui combattent
le terrorisme en se servant des mêmes moyens que les terroristes
ne font que créer et alimenter un mouvement de sympathie en leur
faveur, ce qui ne peut que les renforcer et – c’est justement cela
qu’ils recherchent – les transformer en martyrs.
52. Nous sommes parfaitement conscients de la complexité de la
situation dans le Caucase du Nord et des extraordinaires difficultés
auxquelles les autorités russes doivent faire face. On ne peut non
plus oublier l’histoire récente du pays. L’implosion de l’URSS,
le chaos qui a suivi, les souffrances que cela a entraînées pour
la population ont constitué un défi gigantesque pour les responsables
de cet immense pays. Des résultats impressionnants ont été obtenus
au cours de ces dernières années, ce qui nous permet d’être convaincus
que le pays possède la capacité et les moyens de résoudre la crise
caucasienne. Nous sommes absolument persuadés de la nécessité que
la Russie fasse partie de la famille européenne et persuadés que
la population russe aspire à partager les mêmes valeurs, comme le
démontrent aussi les nombreuses initiatives et activités de la société
civile. Nous ne saurions qu’encourager les autorités à être plus
à l’écoute de ces organisations non gouvernementales qui s’engagent
en faveur de la défense des droits fondamentaux de leurs concitoyens. Certes,
plusieurs de nos interlocuteurs nous ont affirmé qu’ils collaboraient
avec les ONG; nous avons toutefois souvent perçu une attitude de
suffisance envers ces organisations, une absence de véritable volonté
d’établir un vrai dialogue. «Memorial» et beaucoup d’autres ONG
s’engagent en fait en faveur de la société russe; elles ne peuvent
donc pas être perçues comme des ennemis, mais bien comme des partenaires
précieux à même de collaborer positivement dans la recherche de
solutions, dans l’intérêt de tout le pays, et de tous ses habitants.
Dans une lettre du 12 janvier 2010, Memorial s’adresse au Président
Medvedev en illustrant une affaire d’enlèvement particulièrement
choquante (que nous décrivons dans l’annexe II). Dans la lettre
au Président, Svetlana Gannouchkina, de Memorial, rappelle une vérité
fondamentale: «Un crime de cette nature, commis par des représentants
des autorités de l’Etat, compte parmi les actes terroristes les
plus dangereux, car il détruit la société en sapant la confiance
dans le droit.» Le Président Medvedev a tout récemment rencontré
les ONG œuvrant dans le Caucase du Nord
. Nous prenons connaissance de son
discours au moment même où nous concluons ce rapport. L’intervention
présidentielle nous semble mériter une attention particulière. Il
nous paraît, en effet, que le ton est en train de changer et nous
considérons cette approche, bien différente de ce que nous avions
pu constater dans le passé, comme un signe positif, même si de nombreux problèmes
restent encore ouverts.
53. La force brutale ne viendra pas à bout du terrorisme. Trop
d’exemples le démontrent. Si la répression est indispensable, d’autres
pistes doivent être également suivies: comprendre les causes de
tant de violence, tenter un dialogue politique avec les forces modérées
de la rébellion et mettre en œuvre des stratégies aptes à diviser
les forces rebelles. La police et la justice italiennes, de leur
propre aveu, sont venues à bout du terrorisme et ont obtenu d’importants
succès contre la mafia grâce aux «collaborateurs de justice» (les
pentiti ou «repentis»). Cette stratégie
a été consacrée dans une loi qui fixe les conditions auxquelles
des personnes ayant participé à des activités délictueuses peuvent
bénéficier de peines sensiblement atténuées si elles collaborent
avec la justice dans la recherche de la vérité et contribuent au
démantèlement de l’organisation criminelle. Le rôle des
pentiti a été déterminant dans l’anéantissement
des Brigades rouges. Les comparaisons sont difficiles à faire entre
des pays, des cultures et des périodes historiques différents, mais
les forces de l’ordre, la justice et le législateur russes seraient
bien inspirés de considérer avec attention l’adoption de pareilles
stratégies. Le choix actuel semble être bien différent. Une kamikaze,
arrivée à Moscou, avait spontanément renoncé à déclencher l’explosif
et s’était rendue à la police, permettant ainsi l’arrestation de diverses
personnes: elle n’a trouvé aucune clémence auprès de la justice
et a été condamnée à vingt ans de réclusion
. Ce n’est pas de cette façon que
l’on va encourager les désistements de terroristes, ce qui permettrait
pourtant non seulement d’éviter des attentats, mais également de
contribuer au démantèlement des réseaux terroristes.
54. Au mois de juillet dernier, nous avions invité Natalia Estemirova,
représentante de Memorial à Groznyï, à participer à une audition
organisée par notre commission le 11 septembre à Paris, justement
sur le thème objet du présent rapport. A peine nous avait-elle confirmé
sa présence que nous avons reçu la nouvelle de son enlèvement et
de son assassinat. La nouvelle nous a bouleversés. Cette femme admirable
s’était toujours engagée pour les droits des plus faibles. Elle
avait répondu avec dignité au Président tchétchène, qui avait décrété
l’obligation du port du voile dans tous les endroits publics, en
faisant remarquer qu’une telle directive ne relevait pas de l’Etat
mais de la famille. Une telle obligation est par ailleurs contraire
au principe de liberté religieuse, telle que définie dans la Convention
européenne des droits de l’homme, et n’a d’ailleurs pas du tout été
reprise en Ingouchie ni au Daghestan. Natalia Estemirova, comme
bien d’autres de ses collègues, a interprété la notion de courage
selon l’admirable définition donnée par Jean Jaurès: «Le courage
c’est de chercher la vérité et de la dire.» C’est ce qu’a exprimé
aussi, à travers sa plume et son action, Anna Politkovskaïa: «Moi,
je vis ma vie et j’écris ce que je vois.» Les assassinats de ces
deux femmes remarquables, comme celui de pratiquement tous les autres
défenseurs des droits de l’homme, restent encore impunis. Comme
le relevait l’éditorial d’un grand journal européen, «le Caucase
du Nord a besoin d’un peu plus d’Etat de droit, pas de plus de répression»
.