1. Introduction
1.1. Mon mandat et champ
d’application du rapport
1. Le 14 avril 2008, une proposition de recommandation
visant à «renforcer les mesures de protection et de relance des
langues gravement menacées», présentée par Mme Hurskainen et plusieurs
de ses collègues (
Doc.
11517), a été renvoyée pour rapport à la commission de la culture,
de la science et de l’éducation. Celle-ci m’a nommé rapporteur en
mai 2008.
2. La proposition pose clairement le problème: la diversité linguistique
est particulièrement menacée en Europe et il est urgent d’intervenir
pour éviter que de nombreuses langues européennes ne disparaissent
d’ici quelques générations. En fait, beaucoup de langues historiques
européennes ne sont plus parlées aujourd’hui que par les membres
les plus âgés de leur communauté et ne sont plus transmises à la
génération suivante. Ces langues – appelées «gravement menacées»
dans le présent rapport – ne pourront survivre sans un appui durable
des pouvoirs publics et l’adoption immédiate de mesures de revitalisation.
1.2. Elaboration du
rapport
3. Le 20 mai 2009, la commission de la culture, de la
science et de l’éducation a tenu un échange de vues avec des représentants
du Programme de l’UNESCO sur les langues en danger et du Secrétariat
de la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires du
Conseil de l’Europe.
4. Dans le cadre de ma mission de rapporteur, j’ai été assisté
par Mme Sumru Ozsoy, professeur au Département de langues et littératures
occidentales de l’université de Bogazici, à Istanbul (Turquie),
qui a élaboré un document d’information et l’a présenté à la réunion
de la commission qui s’est tenue les 10 et 11 mai 2010 à Istanbul.
Je la remercie pour sa contribution. Le présent rapport se fonde
aussi sur les informations détaillées et très utiles publiées sur
internet par l’UNESCO
et
Ethnologue:
Languages of the World . Mon analyse et mes propositions
s’appuient aussi sur les données réunies par le Comité d’experts
de la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires (ci-après
«la charte») et les lignes directrices qu’il a énoncées, disponibles
sur le site web du Conseil de l’Europe. Le professeur Stefan Oeter,
président du Comité d’experts de la Charte européenne des langues
régionales ou minoritaires («le Comité d’experts de la charte»), a
été invité à présenter son avis sur la question et m’a soumis –
je tiens à l’en remercier – des informations et des observations
très utiles, notamment sur les retombées positives de la charte
et sur les mesures politiques que les Etats membres du Conseil de
l’Europe pourraient adopter pour renforcer la protection des langues gravement
menacées.
5. A la suite d’une décision adoptée par la commission à sa réunion
des 10 et 11 mai 2010 à Istanbul, un court questionnaire a été envoyé
à 11 pays
dans
lesquels l’existence de langues gravement menacées est signalée
mais qui n’ont pas ratifié la charte. Le but était d’obtenir un
tableau plus complet des mesures appliquées dans les pays qui ne
font pas l’objet de la procédure de contrôle prévue dans la charte.
A ce jour, cinq délégations (la Bulgarie, la France, la Géorgie,
«l’ex-République yougoslave de Macédoine» et la Fédération de Russie)
ont répondu. A la recherche d’informations supplémentaires sur les
autres pays concernés, j’ai examiné les réponses envoyées par certains
d’entre eux
au questionnaire que la commission des
questions juridiques et des droits de l’homme a envoyé aux délégations
nationales des Etats membres qui n’ont pas ratifié la charte, dans
le cadre de l’élaboration de son rapport sur la charte
.
1.3. But du rapport
6. Le présent rapport vise à sensibiliser au danger
qui plane sur de nombreuses langues européennes et à souligner la
nécessité d’un engagement durable pour sauver ces langues et éviter
des pertes irrémédiables pour la diversité linguistique. Il examine
également la manière de traiter efficacement cette question et signale les
actions à mettre en œuvre sans délai par les organes du Conseil
de l’Europe et les autorités nationales, dans le cadre de leurs
responsabilités respectives, afin de préserver et relancer les langues
menacées de disparition.
7. Il est clair que la ratification et la mise en œuvre effective
de la charte demeurent essentielles pour atteindre cet objectif:
les Etats membres devraient ainsi être invités instamment à la ratifier
s’ils ne l’ont pas encore fait et pouvoir bénéficier de l’assistance
qu’ils pourraient solliciter à cette fin. Cependant, le présent rapport
ne s’intéresse pas à cette question, qui est traitée par le rapport
de la commission des questions juridiques et des droits de l’homme
sur la charte.
8. Le présent rapport vise à appeler tous les pays concernés
– qu’ils aient ou non déjà ratifié la charte – à réexaminer immédiatement
leur politique linguistique à la lumière des normes énoncées dans
la charte et à encourager l’adoption immédiate des mesures nécessaires
pour améliorer la protection et la promotion des langues gravement
menacées. Ces démarches sont cruciales pour garantir à tous les
individus la jouissance effective de leurs droits linguistiques,
sans discrimination, et pour préserver cette part importante du
patrimoine culturel européen.
2. L’enjeu:
la diversité linguistique gravement menacée
2.1. Tendances négatives
concernant la diversité linguistique
9. Le processus historique ayant présidé à la formation
des Etats ne reposait pas sur des facteurs linguistiques – ceux-ci
n’avaient en fait quasiment aucun poids –, ce qui explique la diversité
linguistique des Etats partout dans le monde. Aujourd’hui, il existe
à peu près 7 000 langues vivantes
, dont le nombre de locuteurs diffère toutefois
considérablement. En outre, d’après les statistiques d’
Ethnologue: Languages of the World,
environ 94 % des langues recensées dans le monde sont parlées par
environ 6 % de la population mondiale.
10. La diversité linguistique varie selon les régions et les pays.
Quelque 2 000 langues (soit presque un tiers du total mondial) sont
parlées en Afrique subsaharienne. En Papouasie-Nouvelle-Guinée,
on compte 830 communautés linguistiques indigènes pour une population
totale de moins de 4 millions d’habitants. L’Indonésie, l’Inde,
la Chine, le Mexique, le Brésil et les Etats-Unis sont des exemples
de pays présentant une grande diversité linguistique.
11. Depuis plusieurs siècles, le nombre de langues est en constante
diminution sur tous les continents, pour diverses raisons: maladies,
catastrophes naturelles, rivalités ethniques et guerres, entre autres.
Néanmoins, aujourd’hui, la mondialisation et l’urbanisation (qui
touchent toutes les régions du globe) sont les deux principales
sources de danger pour les langues, même si elles peuvent se conjuguer
à d’autres facteurs.
12. Les données réunies par l’UNESCO et publiées dans son Atlas des langues en danger dans le monde montrent
clairement que la diversité linguistique est menacée. Quelque 230 langues
ont disparu au cours des cinquante dernières années. Dernièrement,
il n’y a que quelques mois, les agences de presse internationales ont
annoncé la mort du dernier locuteur de la langue bo, en Inde.
13. A l’heure actuelle, plus de 1 000 langues sont véritablement
gravement menacées dans le monde et il est généralement admis qu’environ
3 000 langues, aujourd’hui menacées à des degrés divers, auront probablement
disparu d’ici cinquante à cent ans si la tendance n’est pas inversée.
Les pays présentant une grande diversité linguistique sont également
ceux où le nombre de langues en danger est le plus élevé.
14. La situation est particulièrement inquiétante en Europe, où
la diversité linguistique est plus faible que dans d’autres régions
du monde
.
Au cours du dernier siècle, sous l’effet de la modernisation et
de la mondialisation galopante, le nombre de langues parlées en
Europe a sensiblement diminué. Ces cinquante dernières années, une
vingtaine de langues se sont éteintes (la plupart dans les régions
asiatiques de la Fédération de Russie).
15. A titre d’exemple, en 1992, l’oubykh, langue du Caucase du
Nord-Ouest au système phonologique extrêmement complexe, a disparu
lorsque son dernier locuteur est mort à Balıkesir (Turquie) à l’âge
de 84 ans. Ce dernier a tenté de transmettre l’histoire et la culture
oubykhs en saisissant la moindre occasion de raconter les nombreuses
légendes nartes, peuplées de géants et de héros. Désormais, l’épopée
des Oubykhs ne subsiste plus que dans les enregistrements des linguistes.
16. Aujourd’hui, de nombreuses langues européennes sont en danger
.
Environ 20 communautés historiques comptent moins de 100 locuteurs.
Les communautés parlant l’ume same et le pite same (Suède) ainsi
que le ter same (Fédération de Russie) ne comptent que 10 locuteurs
chacune. Les locuteurs du karaïm (autre langue gravement menacée,
déjà éteinte en Crimée) seraient moins de 10 dans l’ouest de l’Ukraine
et 50 en Lituanie (selon les chiffres de 2001).
2.2. Vitalité linguistique,
niveau de danger et langues gravement menacées
17. D’après le rapport de l’UNESCO «Vitalité et disparition
des langues» publié en 2003, six facteurs principaux concourent
à l’évaluation de la vitalité des langues:
- la transmission de la langue d’une génération à l’autre;
- le nombre absolu de locuteurs;
- la proportion de locuteurs dans l’ensemble de la population;
- la tendance à utiliser la langue dans différents domaines;
- la réaction face aux nouveaux domaines et médias;
- les matériels d’apprentissage et d’enseignement des langues.
18. Le rapport de l’UNESCO tient également compte de trois autres
facteurs qui influent sur la vitalité des langues:
- les attitudes et politiques
linguistiques aux niveaux du gouvernement et des institutions, y
compris l’usage et le statut officiels;
- l’attitude des membres de la communauté vis-à-vis de leur
propre langue;
- la quantité et la qualité de la documentation (y compris
les enregistrements audiovisuels).
19. La vitalité d’une langue (ainsi que son risque de disparition)
doit être évaluée sur la base de ces facteurs, qui se combinent
les uns aux autres et qui ne doivent pas être considérés isolément,
même s’il est fréquemment admis que la viabilité d’une langue est
surtout déterminée par la transmission entre générations, dans la
mesure où c’est la jeune génération qui détient la clé de la survie
de la langue.
20. Une langue commence à être en danger lorsqu’elle n’est plus
fonctionnelle (ou n’est plus perçue comme telle) dans une communauté
au sein de laquelle elle a constitué le principal moyen de communication
pendant des générations. Elle cède la place au système linguistique
d’un autre groupe (dominant) et cesse d’être transmise à la génération
suivante.
21. la pratique, ce facteur de transmission entre générations
est étroitement lié à d’autres, notamment le nombre de locuteurs,
dont l’importance et l’impact ne doivent pas être négligés: il est
évident que plus le nombre absolu de locuteurs est faible, plus
la langue risque de s’éteindre et plus il devient difficile d’inverser la
tendance. En tout état de cause, une évolution négative en matière
de transmission entre générations est un signal d’alarme capital;
quel que soit son niveau initial, le nombre de locuteurs diminuera
considérablement à chaque nouvelle génération.
22. L’
Atlas des langues en danger
dans le monde de l’UNESCO définit, en plus des catégories
«sûre» et «éteinte», quatre niveaux de danger en se basant sur la
transmission de la langue d’une génération à l’autre:
- «vulnérable»: la plupart des
enfants parlent la langue, mais son usage peut se limiter à certains domaines,
par exemple la vie à la maison;
- «en danger»: les enfants n’apprennent plus la langue comme
langue maternelle à la maison;
- «sérieusement en danger»: la langue est parlée par les
grands-parents et les générations plus âgées; les parents arrivent
encore à la comprendre, mais ne l’emploient plus avec leurs enfants
ni entre eux;
- «en situation critique»: les locuteurs les plus jeunes
sont les grands-parents, qui ne parlent la langue que partiellement
et peu fréquemment.
23. Le présent rapport ne porte que sur les situations les plus
alarmantes des langues historiques traditionnellement pratiquées
dans les pays européens. Au vu des facteurs susmentionnés, on peut
dire qu’une langue (sa capacité à se perpétuer) est confrontée à
un risque extrême lorsqu’elle n’est plus parlée que par un nombre
limité de personnes qui, pour la plupart, appartiennent aux anciennes
générations (grands-parents et arrière-grands-parents). Dans de
tels cas, les parents ne parlent plus la langue et ne l’enseignent plus
à leurs enfants, ce qui signifie que sa survie n’est plus assurée
d’un point de vue démographique.
24. Lorsqu’une langue historique n’est plus transmise à la génération
suivante, elle peut s’éteindre en quelques années seulement et sa
relance est impossible en l’absence d’une protection et d’un soutien vigoureux
des autorités nationales. Dans cette hypothèse, la langue est dite
gravement menacée
.
25. D’une manière générale, sous l’effet des facteurs de risque
interdépendants qui produisent une dynamique auto-entretenue, on
constate aussi que les langues gravement menacées ne sont pas présentes dans
les médias et sur internet et qu’elles sont uniquement employées
dans certains contextes sociaux (à la maison ou pour des cérémonies
traditionnelles). En principe, ces domaines ne sont pas associés
à un statut social élevé (prestige, pouvoir), même au sein de la
propre communauté ethnoculturelle des locuteurs, ce qui reflète
la relative impuissance de la majorité des locuteurs et peut-être
aussi le fait que les membres de la communauté ont perdu leur intérêt
à soutenir leur langue maternelle
.
2.3. La nécessité de
relancer les langues gravement menacées
26. De tout temps, dans l’histoire de l’humanité, des
langues ont décliné et se sont éteintes. Le phénomène n’est pas
nouveau, mais il s’est beaucoup accéléré au cours des derniers siècles
et touche toutes les régions du monde. Il y avait plus de 1 100 langues
indiennes au Brésil au XVIe siècle et on en compte aujourd’hui moins
de 200. L’ampleur du déclin est similaire en Amérique du Nord et
en Australie.
27. Il existe un lien évident entre cette tendance et l’essor
des langues internationales. Il a été observé que «les langues et
cultures minoritaires sont écrasées lorsqu’elles passent sous le
“rouleau compresseur” de ces langues»
.
Naturellement, c’est l’anglais qui vient immédiatement à l’esprit,
mais il faut noter que ce n’est pas la seule. D’autres langues dominantes
ont joué le même rôle à l’égard de langues historiques dans différentes régions:
l’espagnol et le portugais en Amérique du Sud, mais aussi le russe,
le chinois et l’arabe, qui ont menacé puis fait s’éteindre plusieurs
langues dans leurs zones d’influence respectives.
28. On peut se demander si cette question est vraiment cruciale.
Quelle est l’importance de la diversité linguistique et pourquoi
encourager les Etats membres à prendre des mesures de précaution
pour sauver les langues en danger? La première chose à comprendre
est probablement que «chaque langue véhicule une vision unique du
monde. Le monde est une mosaïque de visions et chaque langue représente
une parcelle de la manière dont un certain groupe humain perçoit
le monde»
.
29. Les langues ne sont pas seulement le principal moyen de communication.
Elles servent également à exprimer des pensées, des idées, des souvenirs
ou des émotions et à transmettre des connaissances culturelles et
sociales. Chaque communauté développe son propre système de pensée,
sa philosophie et sa façon d’appréhender le monde dans lequel elle
vit. Sa langue reflète cette vision singulière et exprime de manière
spécifique la culture à laquelle elle est associée. C’est pourquoi
la langue est très étroitement liée à l’identité culturelle individuelle
et collective de ses locuteurs, qui peuvent assimiler la perte de
leur langue à une perte de leur identité ethnique et culturelle
originelle.
30. Les communautés linguistiques ont leurs propres valeurs, coutumes
et culture, qu’elles transmettent aux jeunes générations, essentiellement
par la langue. Par exemple, la plupart des poèmes du Kalevala, épopée nationale finlandaise,
sont basés sur des matériaux recueillis par les chanteurs runes
dans les villages des vastes étendues du nord de la Carélie. La
richesse lexicale d’une langue est la source d’une catégorisation
du monde qui n’appartient qu’aux membres de la communauté linguistique.
Pour prendre un autre exemple, il est attesté que les langues eskimo-aléoutes
ont plusieurs expressions pour désigner différentes formes de condensation
en hiver.
31. Les langues permettent ainsi d’exprimer le patrimoine culturel
immatériel de l’humanité, et la diversité linguistique est l’une
des composantes les plus importantes de la diversité culturelle.
La disparition d’une langue signifie la perte irrémédiable d’un
savoir historique, social, culturel et écologique unique, ainsi
que d’une expérience humaine et d’une vision du monde particulières.
3. La réponse: protéger
les langues gravement menacées et soutenir leur renouveau
3.1. Inverser le processus
de conversion linguistique
32. Il a déjà été mentionné que les facteurs qui menacent
la vitalité linguistique sont variés. Des événements dramatiques
comme des maladies, des catastrophes naturelles ou des conflits
peuvent décimer une communauté. Les rivalités ethniques, les persécutions
et la domination militaire peuvent entraîner la séparation et la
transplantation forcées d’une communauté vers des populations parlant
une autre langue. Même si c’est pour d’autres raisons, la mondialisation
et l’urbanisation produisent un résultat similaire: elles provoquent
le déplacement de membres de petites communautés (par exemple des
campagnes vers les villes) et obligent ces derniers à faire face
à des communautés plus grandes et plus puissantes, à leur culture «agressive»
et à leur langue dominante.
33. En fait, le danger qui menace les langues est également une
question de contacts et, en fin de compte, de concurrence entre
différents groupes linguistiques. Aujourd’hui, de nombreux groupes
linguistiques font partie de vastes communautés dans lesquelles
la très grande majorité des personnes parlent une autre langue qui
– contrairement à la leur – jouit d’un statut officiel. Généralement,
la maîtrise de la langue officielle apporte des avantages sociaux
et économiques aux membres de la communauté plus faible. A l’inverse,
les langues historiques et les autres langues minoritaires sont
marginalisées dans la vie sociale et économique.
34. Ce processus de marginalisation est accentué lorsque les politiques
gouvernementales imposent l’emploi de la langue officielle dans
l’éducation, les communications officielles et les médias; le résultat
est identique lorsqu’elles encouragent les langues nationales au
détriment des autres. Naturellement, la langue nationale joue un
rôle important pour assurer la cohésion nationale et l’intégration,
et remplit une fonction cruciale en tant que marqueur de l’identité
et de l’appartenance à la «communauté nationale» dans son ensemble.
Il n’y a aucun mal à la promouvoir. Néanmoins, le rôle particulier
des langues d’Etat et leur très forte présence dans la sphère publique
et dans les médias ont un impact considérable sur les autres langues
et peuvent nuire à leur vitalité. Cette situation doit être examinée
attentivement.
35. Pour des raisons d’intégration sociale mais aussi de compétitivité,
la plupart des pays européens et leurs citoyens tendent à privilégier
l’emploi de la langue nationale officielle mais aussi la maîtrise
des langues internationales ou des langues voisines importantes.
Par conséquent, sous l’effet de la pression externe sociale, économique
et/ou culturelle (voire d’un assujettissement), les langues des
petites communautés perdent du terrain dans ces sociétés.
36. A terme, ces facteurs externes suscitent également un sentiment
négatif chez les personnes appartenant aux communautés les plus
faibles et les langues traditionnelles sont progressivement abandonnées
par les nouvelles générations. Celles-ci choisissent d’apprendre
la ou les langues dominantes (plus prestigieuses socialement), afin
de s’affranchir de la discrimination et dans l’espoir de mieux s’intégrer
et d’avoir de meilleures opportunités professionnelles. Elles en
viennent aussi à considérer que leur langue n’est pas digne d’être
conservée. Lorsqu’une langue n’est plus apprise en tant que langue
maternelle par les enfants, elle est vouée à l’extinction.
37. Cette analyse fait clairement ressortir deux pistes convergentes
qu’il convient d’exploiter pour inverser le processus de conversion
linguistique:
- transformer
les attitudes négatives des gouvernements et des institutions et
élaborer des politiques de soutien volontaristes à l’égard des langues
menacées, en particulier celles qui sont gravement menacées;
- lutter contre le sentiment d’infériorité et le renoncement
des membres des communautés linguistiques concernées, en suscitant
un sentiment de fierté à l’égard de leur propre langue, en améliorant
son statut social et en sensibilisant les personnes à l’importance
d’employer (aussi) leur langue pour exprimer des pensées, transmettre
un savoir et des souvenirs et mener des activités intellectuelles
et créatives.
38. Les mesures en ce sens sont complémentaires et se renforcent
mutuellement: elles doivent aller de pair. Par exemple, il est clair
que le fait de reconnaître officiellement l’importance d’une langue
en danger incitera la population concernée à ne pas abandonner son
usage, mais cette politique n’aura guère d’effet sans un soutien
durable des pouvoirs publics en faveur de l’enseignement dans cette
langue.
3.2. L’impact de la
Charte européenne des langues régionales ou minoritaires
39. Depuis 1992, les Etats membres du Conseil de l’Europe
ont confirmé leur engagement à protéger les langues historiques
en adoptant la charte. A l’heure actuelle, 25 d’entre eux
ont
ratifié cette convention unique; huit
l’ont signée
mais ne l’ont pas ratifiée.
40. Le préambule de la charte met en avant la valeur de l’interculturel
et du plurilinguisme et souligne que la protection des langues risquant
de disparaître contribue à maintenir et à développer les traditions
et la richesse culturelles de l’Europe, ainsi qu’à construire une
Europe fondée sur les principes de la démocratie et de la diversité
culturelle. Comme indiqué à la fin du cinquième (et plus récent)
rapport biennal du Secrétaire Général à l’Assemblée parlementaire
sur l’application de la charte, «l’application de la charte est
organisée sur la base d’une coexistence amicale et raisonnable des
langues officielles et des langues régionales ou minoritaires. Elles
sont perçues comme se renforçant mutuellement dans un contexte de
multilinguisme et de pluralisme culturel, et non pas en termes de
concurrence ou d’antagonisme. Cette approche vise à favoriser l’ouverture
à d’autres identités culturelles à travers la prise de conscience
de sa propre identité».
41. Le système établi par la charte a permis d’obtenir des progrès
notables. Pour certaines langues (comme le bas allemand en Allemagne,
le scots au Royaume-Uni, le limbourgeois aux Pays-Bas ou l’arabe
chypriote à Chypre), l’instrument de ratification a été la première
reconnaissance officielle de leur statut officiel dans leurs pays
respectifs. A la suite de sa ratification, la mise en œuvre de la
charte – qui est contrôlée par son comité d'experts et qui bénéficie
du travail très utile de cet organe – contribue à une prise de conscience
et encourage les politiques nationales visant à revitaliser les
langues menacées dans les Etats parties à la convention. A titre d’exemple,
la ratification en faveur du yiddish (une langue archaïque qui a
perdu son caractère vivant dans de nombreux pays européens) a eu
un effet positif aux Pays-Bas, où les autorités et les communautés
qui parlent cette langue ont pris conscience de sa valeur culturelle
et de l’importance de sa promotion.
42. Les rapports de suivi montrent que des mesures concrètes ont
été prises et que le cadre de protection des langues régionales
ou minoritaires s’est amélioré dans la plupart des Etats parties.
La charte prévoit un processus continu. Les Etats membres peuvent
toujours adopter des obligations plus contraignantes, comme cela
est prévu dans le paragraphe 2 de l’article 3 de la charte, y compris
de façon qu’une langue qui n’a pas été prise en compte initialement
puisse l’être par un Etat membre après les recommandations du comité d'experts
et un dialogue entre les communautés qui parlent cette langue et
les autorités. Des résultats positifs ont été obtenus, par exemple
dans le cas du carélien en Finlande, de la langue kven en Norvège
ou de la langue arabe chypriote à Chypre.
43. A un niveau plus général, deux faits marquants méritent d’être
mis en évidence:
- les autorités
nationales comprennent de mieux en mieux que les langues régionales
et minoritaires ont une grande valeur et qu’elles font partie intégrante
de la culture et de l’histoire nationales;
- les communautés qui parlent des langues régionales ou
minoritaires prennent conscience qu’elles peuvent être fières de
leurs langues et de leurs cultures.
En résumé,
l’application de la charte encourage les autorités et les locuteurs
à coopérer (une situation qui est observée de plus en plus souvent
dans les Etats parties à la charte). Dans ce contexte, même les
langues qui peuvent se trouver dans une situation difficile ont
une chance de survivre et d’évoluer d’une manière positive.
44. Le système a cependant ses limites.
- Premièrement, les Etats parties sont libres de décider
si une forme d’expression utilisée par un groupe particulier constitue
une langue régionale ou minoritaire au sens de la charte.
- Deuxièmement, la charte a été conçue de manière flexible,
afin de tenir compte de la diversité des situations et des caractéristiques
des différentes langues régionales ou minoritaires en Europe: toutes les
dispositions de sa partie II s’appliquent dans leur totalité à toutes
les langues régionales ou minoritaires présentes sur le territoire
d’un Etat partie, mais ces dispositions fondamentales sont générales
et confèrent aux Etats parties une grande marge de manœuvre en matière
d’interprétation et de mise en œuvre. Les dispositions de la partie III
visent à traduire ces principes généraux en règles précises, mais
elles ne sont obligatoires que pour les Etats contractants qui s’engagent
à les appliquer (et ils ne sont pas tenus de les accepter dans leur
totalité).
- Enfin, les recommandations et suggestions du comité d'experts
ne sont pas contraignantes; elles ne sont pas toujours suivies à
temps de mesures adéquates et leur mise en œuvre concrète se fait
attendre.
45. En outre, 22 Etats membres du Conseil de l’Europe n’ont pas
ratifié la charte et rien n’indique que tous le feront dans un proche
avenir. Dans certains de ces pays, l’existence de langues (gravement)
menacées n’est pas signalée. Dans d’autres pays, la non-ratification
de la charte ne signifie pas automatiquement qu’ils manquent d’attention
à l’égard des langues qui sont traditionnellement utilisées sur
leurs territoires et sont (ou pourraient devenir) menacées.
3.3. Renforcer d’urgence
l’action aux niveaux européen et national
47. Malgré l’impact positif indéniable de la charte (et,
plus généralement, malgré les diverses mesures déjà appliquées par
les pays européens), un trop grand nombre de langues européennes
demeure gravement menacé et requiert une meilleure protection: il
faut par conséquent renforcer les mesures visant à garantir la diversité
linguistique et culturelle en Europe. En l’absence d’une réaction
immédiate, des langues qui sont traditionnellement employées dans
certaines régions depuis des siècles pourraient disparaître. Il
est urgent de mener des politiques plus ambitieuses au niveau national
et de renforcer l’action à l’échelle européenne pour relancer toutes
les langues gravement menacées.
48. L’élaboration de politiques cohérentes allant dans ce sens
devrait s’appuyer sur un diagnostic approfondi concernant les groupes
cibles et l’ampleur des problèmes qu’ils rencontrent, ce qui implique
de disposer de données fiables sur les langues gravement menacées
et leurs locuteurs.
49. Il convient également de reconnaître formellement sur le plan
politique toutes les langues en danger et de mener des campagnes
de sensibilisation pour toucher les populations concernées et le
public en général, afin de rehausser le statut social des langues
gravement menacées et d’expliquer à tous pourquoi chaque langue
est une richesse culturelle unique qui doit être protégée.
50. Les médias nationaux et locaux ont un rôle crucial à jouer
dans ce domaine. L’Assemblée a souligné à plusieurs reprises que
le fait de garantir l’accès aux médias (en particulier aux programmes
de télévision) dans la langue maternelle serait extrêmement bénéfique
aux langues en péril
.
Il faudrait ainsi encourager la présence des langues gravement menacées
dans les médias; à cet égard, internet offre un potentiel très important,
probablement inexploité.
51. Enfin, des mesures doivent être prises pour réunir, préserver
et rendre accessibles toutes sortes de matériels (littérature, publications,
enregistrements audiovisuels, etc.) sur les langues gravement menacées
. Là
encore, les nouvelles technologies de l’information pourraient s’avérer
utiles.
52. Le coût des politiques nationales visant à soutenir les langues
menacées constitue probablement une pierre d’achoppement, surtout
dans le contexte actuel où l’on serait facilement tenté de dire
qu’il y a d’autres demandes et priorités. Il serait faux d’affirmer
que le financement pour arrêter le basculement linguistique n’est pas
un problème. Cependant, il est inacceptable de ne rien faire. Aujourd’hui,
il existe un consensus sur la nécessité de préserver l’environnement
et la biodiversité; il faut reconnaître de la même manière que la préservation
de la diversité et du patrimoine culturel, y compris linguistique,
n’est pas un luxe mais une nécessité.
53. S’ils agissent uniquement en vase clos, les Etats membres
du Conseil de l’Europe ne parviendront peut-être pas à adopter et
mettre en œuvre les mesures indispensables à la relance des langues
menacées sur leur territoire. C’est pourquoi il est important de
renforcer l’action également à l’échelle européenne.
54. Pour ce faire, le savoir et l’expertise du Comité d’experts
de la charte (et de son secrétariat) constituent de réels atouts
qui pourraient être mis à la disposition de tous les Etats membres.
Le comité d'experts pourrait par exemple être chargé d’élaborer
des bilans thématiques pour identifier les bonnes pratiques et élaborer
des lignes directrices concrètes sur les principales questions,
afin de contribuer à une élaboration et une mise en œuvre efficaces
des politiques. Ce travail pourrait aboutir à la préparation d’une
recommandation du Comité des Ministres aux Etats membres qui inclurait
ces lignes directrices.
55. Par ailleurs, le Centre européen pour les langues vivantes
à Graz pourrait jouer un rôle central en coordonnant les travaux
visant à sauver les langues menacées. Il développe déjà des projets
qui touchent directement à l’enseignement et à l’apprentissage des
langues en danger
. Il pourrait être renforcé afin
de développer davantage son action dans ce domaine et d’apporter
son soutien au travail en réseau et à l’élaboration d’initiatives
ciblées.
4. Conclusions
56. Les langues gravement menacées sont des éléments
inestimables du patrimoine culturel européen et la diversité linguistique
constitue une composante essentielle de la diversité culturelle
européenne, qu’il convient de préserver et promouvoir. Le Conseil
de l’Europe et ses Etats membres devraient par conséquent se mobiliser
en faveur de leur protection et de leur relance. L’adoption de mesures
efficaces est une question de volonté politique, mais également
d’efficacité dans l’élaboration de politiques et de leur mise en
œuvre en temps utile. Il faut renforcer les engagements mais aussi
mieux utiliser, voire accroître, les ressources disponibles.
57. Tous les Etats membres concernés devraient rendre plus efficaces
leurs politiques de soutien à la diversité linguistique et à la
relance des langues gravement menacées, de manière à garantir la
jouissance des droits linguistiques sans discrimination. Ces politiques
devraient être volontaristes, inclusives et novatrices, et s’accompagner
de plans d’action ciblés.
58. Dans le cadre de la mise en œuvre de leur politique de relance
des langues gravement menacées, les Etats membres devraient exploiter
pleinement les possibilités offertes par les médias et les nouvelles technologies
de l’information. Ils devraient également être capables de faciliter
le travail en réseau, les actions conjointes et les partenariats
(y compris entre institutions publiques et privées) pour élaborer
des activités/initiatives culturelles ciblées telles que des spectacles,
des ateliers d’écriture, des publications, des cours d’été et de
courts programmes éducatifs et sportifs.
59. Le Comité des Ministres du Conseil de l’Europe devrait donner
au secteur intergouvernemental les moyens de soutenir l’élaboration
et la mise en œuvre des politiques des Etats membres dans ce domaine. Parallèlement
aux travaux déjà entrepris par le Comité d’experts de la charte,
il semble nécessaire de rédiger des lignes directrices thématiques
fondées sur les bonnes pratiques et de renforcer la capacité du
Centre européen pour les langues vivantes à Graz de mener des programmes
pour soutenir les langues historiques menacées.