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Rapport | Doc. 12361 | 27 septembre 2010

Droits de l’homme et entreprises

Commission des questions juridiques et des droits de l'homme

Rapporteur : M. Holger HAIBACH, Allemagne, PPE/DC

Origine - Renvoi en commission: Doc. 11673, Renvoi 3480 du 29 septembre 2009. 2010 - Quatrième partie de session

Résumé

Dans un contexte de mondialisation, les grandes sociétés multinationales sont accusées de violer les droits de l’homme, en particulier dans les pays en développement: le travail des enfants dans l’industrie textile, des catastrophes écologiques causées par l’industrie pétrolière, ou des atteintes au droit au respect de la vie privée commises par des sociétés de télécommunication en sont des exemples récents. Cependant, ces allégations de violations ont souvent lieu hors d’Europe, si bien qu’il est en général difficile de les soumettre à des juridictions européennes.

Les Etats membres du Conseil de l’Europe devraient commencer à faire des investissements de manière éthique, à refuser de travailler avec des entreprises associées à des abus et à insister pour que les entreprises respectent pleinement les droits de l’homme lorsqu’elles exécutent des contrats publics – en particulier quand leur mission porte sur des fonctions classiques de l’Etat qui ont été «privatisées», comme le maintien de l’ordre ou les activités militaires. Plus généralement, ils devraient adopter des lois pour protéger les particuliers contre les violations, commises par les entreprises, des droits de l’homme consacrés par la Convention européenne des droits de l’homme.

Pour sa part, le Comité des Ministres pourrait préparer des études – et éventuellement une recommandation aux gouvernements européens – sur la responsabilité des entreprises dans le domaine des droits de l’homme. Il pourrait même créer un système pour évaluer la responsabilité sociale des entreprises, voire décerner un label «Conseil de l’Europe» aux meilleures. Dans l’intervalle, le Conseil de l’Europe devrait collaborer avec d’autres organisations internationales qui œuvrent déjà dans ce domaine, et développer, pour promouvoir ses normes, des partenariats avec le monde des affaires.

A. Projet de résolution 
			(1) 
			. Projet de résolution
adopté par la commission le 16 septembre 2010.

(open)
1. La mondialisation de l’économie pose la question de l’efficacité de la protection des droits de l’homme au niveau international. De grandes entreprises multinationales ont été critiquées pour avoir violé les droits de l’homme, notamment dans les pays en développement. Le travail des enfants dans l’industrie textile, les catastrophes environnementales causées par l’industrie pétrolière ou encore, dans les entreprises de télécommunications, les atteintes au droit au respect de la vie privée en sont des exemples préoccupants.
2. Bien que ce soit avant tout aux Etats de protéger les droits de l’homme, les entreprises ont, elles aussi, des obligations dans ce domaine, tout particulièrement lorsque les Etats ont «privatisé» des fonctions étatiques traditionnelles comme, par exemple, certains volets du maintien de l’ordre ou des activités militaires. L’Assemblée parlementaire appelle à combler le vide juridique dans ce domaine, ainsi qu’elle l’avait fait précédemment dans sa Recommandation 1858 (2009) sur les sociétés privées à vocation militaire ou sécuritaire et érosion du monopole étatique du recours à la force.
3. L’Assemblée note que de nombreuses allégations d’atteintes aux droits de l’homme par des entreprises se produisent dans des pays tiers, en particulier hors de l’Europe, et qu’il est aujourd’hui difficile de saisir les juridictions nationales ou la Cour européenne des droits de l’homme en cas de violations extraterritoriales par des entreprises.
4. L’Assemblée s’inquiète aussi des différences observées dans le champ de la protection des droits de l’homme entre les entreprises et les particuliers. Alors qu’une entreprise a la possibilité de porter une affaire devant la Cour européenne des droits de l’homme si elle estime que ses droits, protégés par la Convention européenne des droits de l’homme, ont été violés par une instance étatique, un individu invoquant une violation de ses droits par une société de droit privé ne peut saisir cette même juridiction de ses réclamations.
5. L’Assemblée note qu’au cours des dernières décennies, un certain nombre de cadres et de boîtes à outils ont été adoptés aux niveaux international et européen afin de définir les obligations incombant aux entreprises. Ces outils s’appuient principalement sur le concept de «responsabilité sociale des entreprises». Ce ne sont fondamentalement que des instruments non contraignants ou des codes volontaires de bonne conduite. Ils ne sont pas assortis de mécanismes judiciaires effectifs ou juridiquement contraignants pour protéger les victimes d’atteintes à leurs droits par les entreprises et ne fournissent pas à ces dernières des conseils pertinents sur les mesures à prendre pour prévenir les atteintes aux droits de l’homme.
6. L’Assemblée souligne que la crise économique ne saurait excuser la non-observation des normes de droits de l’homme. En effet, l’avenir de l’économie sociale de marché en tant que modèle de développement économique raisonnablement juste et efficace doit passer par le respect, par l’ensemble des acteurs économiques, des principes fondamentaux d’équité.
7. Par conséquent, l’Assemblée appelle les Etats membres:
7.1. à encourager les entreprises à être respectueuses des droits de l’homme et à les responsabiliser en la matière, notamment:
7.1.1. en adoptant, pour les marchés publics et l’investissement de fonds publics, des lignes directrices visant à exclure les entreprises associées à des atteintes aux droits de l’homme;
7.1.2. en mettant en place des instances chargées de conseiller les gouvernements en matière d’éthique et d’investissement;
7.1.3. en incluant, dans les contrats de marchés publics et dans les contrats d’investissement, des clauses qui rappellent l’obligation de protection des droits de l’homme;
7.2. à encourager l’application des Normes sur la responsabilité en matière de droits de l’homme des sociétés transnationales et autres entreprises des Nations Unies par les sociétés transnationales;
7.3. à légiférer, le cas échéant, pour protéger les individus des atteintes par les entreprises aux droits énoncés dans la Convention européenne des droits de l’homme;
7.4. à faire connaître les normes de droits de l’homme du Conseil de l’Europe parmi les entreprises, notamment:
7.4.1. en concevant une boîte à outils pour l’intégration de bonnes pratiques dans le domaine de la protection des droits de l’homme dans toutes les facettes de l’entreprise et pour la conduite d’études d’évaluation de l’impact des droits de l’homme, en coopération avec des groupements d’entreprises et des groupes de défense des droits de l’homme;
7.4.2. en coopérant avec des institutions nationales de droits de l’homme pour diffuser les informations pertinentes auprès des sociétés et évaluer les avancées et repérer les problèmes qui pourraient se poser.
8. L’Assemblée invite aussi les Etats membres à renforcer leur coopération avec d’autres instances internationales, en particulier avec l’union européenne, les Nations Unies, l’Organisation internationale du travail, l’Organisation de coopération et de développement économiques, dans le but de consolider les normes cohérentes sur la responsabilité des entreprises dans le domaine de la protection des droits de l’homme.

B. Projet de recommandation 
			(2) 
			. Projet de recommandation
adopté par la commission le 16 septembre 2010.

(open)
1. Les activités du Conseil de l’Europe dans le domaine de la protection des droits de l’homme concernent un large éventail de questions directement liées aux activités des entreprises, comme les droits de propriété, les droits sociaux, la bioéthique, la société de l’information, les mesures de lutte contre la corruption, les mesures de lutte contre le blanchiment de fonds et de protection de l’environnement. C’est pourquoi l’Assemblée parlementaire considère que le Conseil de l’Europe est bien placé pour promouvoir la responsabilité des entreprises dans le domaine de la protection des droits de l’homme.
2. Se référant à sa résolution … (2010), l’Assemblée recommande au Comité des Ministres d’explorer les voies et moyens d’accroître le rôle des entreprises dans le respect et la promotion des droits de l’homme. Le Comité des Ministres devrait notamment envisager:
2.1. de préparer une étude sur les responsabilités des entreprises dans le domaine des droits de l’homme, prenant plus particulièrement en compte la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, ainsi que les décisions du Comité européen des Droits sociaux;
2.2. d’élaborer une recommandation sur la responsabilité des entreprises dans le domaine des droits de l’homme, qui pourrait être complétée par des lignes directrices souples destinées aux autorités nationales, entreprises et autres acteurs;
2.3. de mettre en place un système de notification sur les responsabilités sociales des entreprises, soit en instituant un dispositif d’attribution de label du Conseil de l’Europe ou en déléguant cette tâche à un organisme externe appliquant les normes de droits de l’homme du Conseil de l’Europe. Un tel label permettrait aux consommateurs de faire des choix éclairés;
2.4. de développer la coopération entre le Conseil de l’Europe et d’autres organisations internationales, en particulier l’organisation de coopération et de développement économiques, ses points de contacts nationaux, et l’organisation internationale du travail, dans le but d’encourager la consolidation de normes cohérentes sur la responsabilité des entreprises dans le domaine des droits de l’homme.
3. L’Assemblée recommande également au Comité des Ministres d’examiner les voies et moyens d’établir des partenariats avec le monde de l’entreprise dans le but de promouvoir les valeurs et les normes du Conseil de l’Europe.

C. Exposé des motifs, par M. Haibach, rapporteur

(open)

1. Introduction

1. Le 30 juin 2008, des membres de l’Assemblée parlementaire ont présenté une proposition de recommandation «Droits de l’homme et entreprises» (Doc. 11673). La commission des questions juridiques et des droits de l’homme m’a nommé rapporteur à sa réunion des 10 et 11 novembre 2008.
2. Le 31 mai 2010, afin de déterminer la portée de la future action du Conseil de l’Europe dans ce domaine, la commission a tenu un échange de vues avec les experts suivants:
  • Pr Emmanuel Decaux, vice-président de la Commission nationale consultative des droits de l’homme (Paris);
  • Pr David Kinley, chaire de droits de l’homme, université de Sydney (Australie);
  • Dr Jernej Letnar Černič, Institut universitaire européen (Italie);
  • Dr René Schmidpeter, responsable de projet, Programme de responsabilité sociale des entreprises, Fondation Bertelsmann (Allemagne).
3. La question des droits de l’homme et des entreprises est étroitement liée à celle de la mondialisation, qui, certes, contribue à accroître le niveau de vie partout dans le monde mais fait naître de nouveaux défis en matière de protection internationale effective des droits de l’homme.
4. Depuis les années 1960 et 1970, avec la mondialisation, les entreprises ont acquis une influence et un pouvoir croissants. En effet, nombreuses sont aujourd’hui les grandes entreprises multinationales dont les revenus dépassent le produit intérieur brut (PIB) de certains Etats. Une étude menée en 2000 a montré que sur les 100 plus grandes entités économiques mondiales, 29 étaient des entreprises multinationales. A cette date, la valeur ajoutée de Royal Dutch Shell était supérieure au PIB de l’Ukraine et la taille du géant du tabac Phillip Morris était équivalente au PIB de la Slovaquie, de la Croatie ou du Luxembourg 
			(3) 
			 
UNCTAD, Are Transnationals Bigger than Countries?, 12 août 2002,
TAD/INF/PR/47. .
5. Il est certain que les entreprises, qu’elles soient nationales, européennes ou multinationales, apportent d’immenses bénéfices économiques à la société en créant des emplois, en générant de la croissance économique et des revenus fiscaux, et en transférant des compétences et des technologies. Ce faisant, les entreprises peuvent aider à réduire la pauvreté et contribuer à la réalisation d’un grand nombre de droits fondamentaux 
			(4) 
			 . Le professeur John Ruggie,
représentant spécial du Secrétaire général chargé de la question
des droits de l’homme et des sociétés transnationales et autres
entreprises a présenté le rapport «Protéger, respecter et réparer:
un cadre pour les entreprises et les droits de l’homme» au Conseil
des droits de l’homme des Nations Unies le 7 avril 2008, document
des Nations Unies, A/HRC/8/5, paragraphe 2. Ce document sera ci-après
dénommé le «rapport Ruggie»..
6. En dépit de ces effets positifs potentiels, les entreprises, et en particulier les entreprises multinationales, ont fait l’objet, ces dernières années, d’une surveillance étroite et de vives critiques en raison de leur impact sur les droits de l’homme dans les pays en développement. Par exemple, l’utilisation alléguée de main-d’œuvre enfantine dans des entreprises de confection de vêtements, la complicité présumée de l’industrie pétrolière dans des violations des droits de l’homme commises par certains Etats et les inquiétudes suscitées par certaines grandes entreprises de télécommunications concernant le droit au respect de la vie privée ne sont qu’un échantillon des diverses menaces que la mondialisation fait peser sur l’efficacité des cadres actuels de protection internationale des droits de l’homme. Cependant, les inquiétudes suscitées par les entreprises quant au respect des droits de l’homme ne se limitent pas aux pays en développement et concernent également les ressortissants des Etats membres du Conseil de l’Europe.
7. Traditionnellement, c’est à l’Etat qu’il incombe de protéger les droits de l’homme 
			(5) 
			 . Voir par exemple l’article
1 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés
fondamentales, aux termes de laquelle «Les Hautes Parties contractantes
reconnaissent à toute personne relevant de leur juridiction les droits
et libertés définis au titre I de la présente Convention.». Cependant, les responsabilités des particuliers et des personnes morales, notamment des entreprises, sont de plus en plus reconnues sur le plan juridique. En effet, le modèle d’un droit international purement fondé sur l’Etat a été lentement abandonné dans ce domaine et il ressort de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, de la Cour de justice de l’Union européenne, du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie et du Tribunal pénal international pour le Rwanda que les particuliers et les personnes morales, telles que les entreprises, pouvaient jouer un rôle aussi important que les Etats à certains égards 
			(6) 
			  John Ruggie, «Business
and Human Rights: The Evolving International Agenda», Kennedy School
of Government Faculty Paper Working Series, 2007, p. 8. Voir aussi
Jernej Letnar Cernič, Human Rights Law and Business; Corporate Responsibility
for Fundamental Human Rights, Europa Law Publishing, 2010, passim..
8. Ces dernières décennies, un certain nombre d’initiatives, de cadres et de «boîtes à outils» ont été mis en place aux niveaux international et régional afin de définir les responsabilités des entreprises vis-à-vis de la société et, en particulier, des droits de l’homme. Le présent rapport évalue l’efficacité et la capacité de ces instruments à protéger les droits de l’homme. Il examine ensuite la jurisprudence récente relative aux entreprises et aux droits de l’homme. Enfin, il s’interroge sur la question de savoir si le Conseil de l’Europe pourrait jouer un rôle dans le développement d’une coopération entre ses Etats membres dans le domaine des pratiques des entreprises et des droits de l’homme.

2. L’impact des activités des entreprises sur les droits de l’homme

2.1. En dehors de l’espace européen

9. Les entreprises peuvent avoir un impact sur tous les droits fondamentaux internationalement reconnus, partout dans le monde 
			(7) 
			 . Rapport Ruggie (voir supra, note 5),
paragraphe 6. Voir aussi le tableau ci-après.. Ces dernières années, plusieurs organisations non gouvernementales (ONG) et divers médias ont attiré l’attention sur les nombreuses violations des droits de l’homme qu’auraient commises, ou dans lesquelles auraient été complices, des filiales d’entreprises multinationales européennes (conditions de travail inéquitables, maltraitance par les forces de sécurité, déplacement de communautés locales et destruction de l’environnement). A titre d’exemple, on peut citer les faits ci-dessous.
10. Le European Centre for Constitutional and Human Rights, une ONG basée en Allemagne, a récemment déposé un avis juridique, sous forme de mémoire amicus curiae, auprès d’une juridiction pénale d’Argentine. L’affaire concerne Mercedes-Benz Argentina S.A, une filiale de la société allemande Mercedes Benz. Le European Centre for Constitutional and Human Rights allègue que l’entreprise a participé à l’enlèvement et à la disparition forcée de membres syndiqués de son personnel pendant la dictature militaire de 1976 à 1983 
			(8) 
			 
Pour plus d’informations, voir www.ecchr.eu/mercedes-benz-argentinia.301.html..
11. Un groupe de réclamants de Côte d’Ivoire a récemment engagé une action en justice au Royaume-Uni à l’encontre de la société de négoce pétrolier Trafigura. En 2006, l’entreprise, basée au Royaume-Uni, a affrété un bateau, le Proba Koala, qui aurait transporté des déchets toxiques vers la capitale ivoirienne, Abidjan. Les déchets auraient ensuite été déversés à différents endroits de la ville. A la suite de cela, 100 000 personnes ont nécessité un traitement médical et 15 décès ont été signalés 
			(9) 
			 
Amnesty International United Kingdom, «Trafigura, Ivory Coast: toxic
waste dump victims pin hopes on 19 November appeals», 12 novembre
2009.. L’entreprise s’est donc rendue coupable d’une grave violation du droit à la vie 
			(10) 
			 . Le droit à
la vie est cité à l’article 2 de la Convention européenne des droits
de l’homme.. Finalement, Trafigura a choisi de régler le litige à l’amiable (sans reconnaître sa responsabilité) et a accepté de verser 1 000 livres sterling à chacun des 30 000 réclamants 
			(11) 
			 . The Guardian, «Trafigura offers £1,000
each to toxic dumping victims», 18 septembre 2009..
12. Royal/Dutch Shell est une entreprise multinationale possédant un siège aux Pays-Bas et des filiales au Royaume-Uni. En juin 2009, elle a accepté de régler à l’amiable, en échange de 15,5 millions de dollars des Etats-Unis, une affaire portée en justice aux Etats-Unis 
			(12) 
			 .
L’Alien Torts Claims Act de 1789 permet aux juridictions fédérales
de district des Etats-Unis de statuer sur des affaires civiles portées
devant la justice par des étrangers victimes d’un préjudice. Voir
les paragraphes 93-95 ci-après., dans laquelle elle était accusée de complicité de meurtre et de torture et d’autres violations des droits de l’homme commises dans les années 1990 au Nigeria 
			(13) 
			 
BBC News, «Shell Settles Nigeria Death Cases», 9 juin 2009.. En effet, afin de permettre la construction d’un pipeline, les forces de sécurité nigérianes auraient battu et tué par balles des membres de la population locale qui protestaient contre la destruction de leurs biens 
			(14) 
			  Pour un compte rendu plus détaillé
des allégations portées contre Shell, voir Human Rights Watch, «The
price of oil: corporate responsibility and Human Rights in Nigeria’s
Oil Producing Communities» et C. Kaeb, «Emerging issues of human
rights responsibility in the extractative and manufacturing industries:
patterns and liability risks», Northwestern Journal of Human Rights,
2008, volume 6, Issue no 2, p. 327-353. .
13. La gigantesque catastrophe écologique provoquée par British Petroleum dans le golfe du Mexique montre que même les gouvernements d’Etats puissants comme les Etats-Unis d’Amérique sont relativement désarmés face à l’ampleur des dégâts causés par la négligence des entreprises multinationales.

L’impact des activités des entreprises sur les droits de l’homme 
			(15) 
			Rapport Ruggie (voir supra, note 5),
p. 16 et 17. «Un code a été attribué à chaque affaire en fonction
du (des) droit(s) faisant l’objet de la violation alléguée, avec
mention de l’instrument – Déclaration universelle des droits de
l’homme, Pacte international relatif aux droits civils et politiques,
Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels
ou principales conventions de l’OIT – dont les droits en question
relevaient.»

14. Le tableau ci-après est tiré du rapport de John Ruggie au Conseil des droits de l’homme, intitulé «Protéger, respecter et réparer:un cadre européen pour les entreprises et les droits de l’homme». Il vise à illustrer l’idée de M. Ruggie selon laquelle les entreprises peuvent avoir une incidence sur l’ensemble des droits de l’homme internationalement reconnus. Il est fondé sur l’étude de 320 cas de violations présumées des droits de l’homme par des entreprises dans tous les secteurs et les régions du monde. Ces violations ont été signalées sur le site web du Centre de ressources sur les entreprises et les droits de l’homme entre février 2005 et décembre 2007.

Droits liés au travail

Liberté d’association

Droit à un salaire égal pour un travail égal

Droit à la négociation collective

Droit à l’égalité de traitement au travail

Droit de ne pas être l’objet de discriminations

Droit à une rémunération équitable et satisfaisante

Abolition de l’esclavage et du travail forcé

Droit à un environnement de travail sûr

Abolition du travail des enfants

Droit au repos et aux loisirs

Droit au travail

Droit à une vie de famille

Droits non liés au travail

Droit à la vie, à la liberté et à la sécurité

Droit à la liberté de réunion pacifique

Droit à un niveau de vie adéquat (notamment en ce qui concerne l’alimentation, l’habillement et le logement)

Protection contre la torture et les traitements cruels, inhumains ou dégradants

Droit de se marier et de fonder une famille

Droit à la santé physique et mentale, accès aux services médicaux

Reconnaissance et protection égales au regard de la loi

Liberté de pensée, de conscience et de religion

Droit à l’éducation

Droit à un procès équitable

Droit de défendre ses opinions, liberté d’information et d’expression

Droit de participer à la vie culturelle et aux bienfaits résultant du progrès scientifique et protection des intérêts d’auteur

Droit des peuples à disposer d’eux-mêmes

Droit de participer à la vie politique

Droit à la sécurité sociale

Droit de circuler librement

Droit au respect de la vie privée

Droit au respect de ses biens

15. Bien que les cas précités soient peut-être les plus choquants, l’incidence négative que les entreprises peuvent avoir sur les droits de l’homme ne se limite pas aux grandes entreprises multinationales opérant dans des pays lointains, pour la plupart en développement. Les entreprises peuvent porter atteinte aux droits de l’homme à de nombreux autres niveaux, qui concernent directement les Etats membres du Conseil de l’Europe. La partie suivante présente des exemples de violations présumées de droits protégés par la Convention européenne des droits de l’homme ((STE no 5, «la Convention»), par des entreprises en Europe.

2.2. Le droit au respect de la vie privée et familiale à l’ère de l’information

16. L’article 8 de la Convention consacre le droit au respect de la vie privée et familiale. Comment ce droit peut-il être protégé à l’ère de l’information? C’est là une des questions les plus difficiles. Par exemple, si l’internet offre la possibilité de sensibiliser l’opinion publique aux droits de l’homme dans des régions où la liberté d’expression était jusqu’ici limitée, il remet aussi radicalement en question le droit au respect de la vie privée dans les Etats membres du Conseil de l’Europe. La question de savoir quelle quantité de données à caractère personnel les fournisseurs de services internet et les entreprises gérant les moteurs de recherche (Google, Microsoft, Yahoo) sont en droit de stocker concernant leurs clients fait l’objet d’un débat permanent 
			(16) 
			 Voir, par exemple,
Conseil de l’Europe, «EuroDIG: L’Europe attachée à la liberté d’accès
et à une définition des responsabilités», communiqué de presse 363
(2010) du 3 mai 2010.. Quelles données peut-on transmettre à des tiers, notamment aux gouvernements, concernant les utilisateurs? Pendant combien de temps peut-on permettre aux entreprises de stocker des données? Dans quelle mesure faut-il protéger les personnes concernées?
17. D’autres formes de technologies de communication modernes posent des problèmes similaires. Au Royaume-Uni, des journalistes ont été soupçonnés d’avoir placé sur écoute le téléphone de célébrités, notamment l’épouse d’un footballeur 
			(17) 
			 The Guardian, «Exclusive:
inquiry over Vanessa Perroncel phone-tapping allegations», 10 avril
2010, voir le site www.guardian.co.uk/media/2010/apr/10/newspapers-phone-hacking-inquiry. , et de membres du personnel employé par la famille royale 
			(18) 
			 The
Guardian, «Murdoch papers paid £1 million to gag phone-hacking victims»,
8 juillet 2009, voir le site www.guardian.co.uk/media/2009/jul/08/murdoch-papers-phone-hacking.. De telles activités sont en effet illégales et un détective privé ayant fourni des informations à un quotidien a été mis en prison en 2007 
			(19) 
			 Ibid.. Cependant, ces affaires soulèvent des interrogations quant aux technologies de communication et aux méthodes utilisées pour obtenir des informations, qui tendent à s’immiscer dans la vie privée des particuliers. Elles amènent également à se demander dans quelle mesure les entreprises propriétaires de ces journaux sont complices de violations des droits de l’homme lorsqu’elles achètent de telles informations et dans quelle mesure elles sont responsables du respect de la vie privée des personnes 
			(20) 
			 Voir
l’arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme du 24 juin 2004
dans l’affaire Von Hannover c. Allemagne, Requête no 59320/00. Tous
les arrêts de la Cour se trouvent dans la base de données HUDOC:
www.echr.coe.int/ECHR/FR/Header/Case-Law/HUDOC/HUDOC+database/..
18. De même, le lancement par Google de son service de géolocalisation (Street View) en 2009 a déclenché un tollé général en Europe. Ce service permet aux internautes de visualiser les rues de différentes villes à 360°. Bien que Google ait pris certaines mesures, en occultant par exemple les visages des passants, Street View a soulevé de vives inquiétudes concernant le respect de la vie privée. Le Gouvernement grec a interdit à Google de le lancer en Grèce 
			(21) 
			 BBC
News Online, «Greece puts brakes on Street View», 12 mai 2009, et
The Guardian.co.uk «Google Street View banned from Greece», 12 mai
2009. et le Gouvernement suisse a saisi la justice afin de déterminer si le service portait effectivement atteinte au droit au respect de la vie privée 
			(22) 
			 BBC News Online,
«Switzerland takes Google to Court», 13 novembre 2009..
19. Tous les Etats membres du Conseil de l’Europe sont évidemment tenus, en vertu de l’article 8 de la Convention, de protéger les droits des personnes relevant de leur juridiction, mais il reste à déterminer comment les Etats peuvent garantir que les entreprises respectent ce droit lorsque, très souvent, des personnes divulguent volontairement de nombreuses informations sur elles-mêmes sur l’internet.

2.3. Les tentatives visant à bâillonner la liberté d’expression

20. L’article 10 de la Convention consacre le droit à la liberté d’expression. Cependant, il est arrivé que des entreprises tentent de brider ce droit. Pour citer un exemple bien connu, dans les années 1980, McDonald’s a engagé une action en diffamation contre deux membres de Greenpeace Londres pour avoir distribué des tracts intitulés What’s wrong with McDonald’s? («Qu’est-ce qui ne va pas avec McDonald’s?») 
			(23) 
			 Pour un compte
rendu plus détaillé de cette affaire, voir E. Fura-Sandstom, «Business
and Human Rights – who cares?», in L. Caflisch, (ed), Human Rights:
Strasbourg Views [Regards de Strasbourg] (N.P. Engel Verlag, Kehl,
2007), p. 159-176.. Aucune aide judiciaire n’a été accordée aux défendeurs qui ont dû assurer eux-mêmes leur défense. La cour d’appel du Royaume-Uni a jugé les défendeurs coupables et les a condamnés à verser £ 76 000 de dommages-intérêts à McDonald’s. Ils ont alors porté l’affaire contre le Royaume-Uni devant la Cour européenne des droits de l’homme 
			(24) 
			Steel et Morris
c. Royaume-Uni, Requête no 68416/01, arrêt du 15 février 2005., qui a conclu à une violation de l’article 6 – droit à un procès équitable. Cela, en soi, a entraîné une violation de l’article 10 due à l’iniquité de la procédure du fait que deux personnes, aux revenus relativement modestes, ont dû se défendre contre une grande entreprise multinationale et ont été par la suite reconnues coupables de diffamation à l’encontre de cette entreprise puis obligées de lui verser des dommages-intérêts disproportionnés.
21. Plus récemment, à la suite du règlement à l’amiable conclu entre Trafigura et les victimes du déversement de déchets toxiques en Côte d’Ivoire 
			(25) 
			Voir le paragraphe 11 du présent
rapport., The Guardian, un quotidien britannique, a été menacé de poursuites par les avocats de Trafigura s’il publiait une question parlementaire sur le sujet 
			(26) 
			 The
Guardian, «Trafigura gag attempts unites house in protest», 13 octobre
2009, www.guardian.co.uk/media/2009/oct/13/trafigura-carter-ruck-gag. Ces menaces ont provoqué une controverse et soulevé des inquiétudes quant à la possibilité qu’ont les entreprises d’obtenir des ordonnances judiciaires, notamment lorsqu’elles visent essentiellement à restreindre le droit à la liberté d’expression d’un député démocratiquement élu. Finalement, la question a été publiée, bien que tardivement, et les avocats de Trafigura en sont restés là.
22. Ces deux affaires montrent que les entreprises disposent de mécanismes juridiques pour limiter la liberté d’expression. Si, dans certains cas, les décisions visant à restreindre ce droit peuvent être légitimes et justifiées, elles devraient cependant toujours être prises avec la plus grande prudence.

2.4. La prévention de la pollution et des atteintes à l’environnement

23. Les entreprises peuvent avoir un impact désastreux sur l’environnement et nuire à la santé et au bien-être des personnes vivant dans leur zone d’activité. Ce problème a été abordé à plusieurs reprises par la Cour européenne des droits de l’homme 
			(27) 
			Voir
López Ostra c. Espagne, Requête no 16798/90, arrêt du 9 décembre
1994; Taskin et autres c. Turquie, Requête no 46117/99, arrêt du
9 décembre 1994, et Fadeyeva c. Russie, Requête no 55273/00, arrêt
du 9 juin 2005. Voir aussi la jurisprudence citée par Christopher
Chope dans l’avis de la commission des questions juridiques et des
droits de l’homme intitulé «Elaboration d’un protocole additionnel
à la Convention européenne des droits de l’homme sur le droit à
un environnement sain», Doc.
12043, partie II.ii.. A titre d’exemple, dans l’affaire Taşkin et autres c. Turquie, une société d’exploitation aurifère a utilisé des quantités dangereuses de cyanure pour extraire de l’or des sous-sols. Les personnes qui vivaient à proximité en ont subi les conséquences et, au terme de plusieurs tentatives infructueuses pour inciter l’Etat à prendre des mesures contre l’entreprise, l’affaire a été portée devant la Cour européenne des droits de l’homme. La Cour a jugé que l’entreprise avait pollué l’environnement local, et cela à un point tel que le préjudice causé à la santé et au bien-être des requérants constituait une violation de l’article 8, droit au respect de la vie privée et familiale.

2.5. Le fossé entre droit public et droit privé

24. Depuis quelques décennies, on assiste à la privatisation croissante par les gouvernements de fonctions traditionnellement assumées par l’Etat, dans le domaine du maintien de l’ordre, de la santé, de l’éducation et des télécommunications. Dans certains cas, cette évolution a conduit, comme l’indique le professeur Clapham, à «une évaporation des dispositifs de contrôle mis en place dans les différents secteurs pour assurer le respect des droits civils et politiques» 
			(28) 
			A. Clapham, Human Rights Obligations
of Non-State Actors, Oxford University Press, Oxford, 2007, p. 8.. A titre d’exemple, des centres de détention et des prisons sont de plus en plus souvent confiés à la gestion de sociétés de sécurité privées. Au Royaume-Uni, de telles entreprises gèrent des centres de rétention pour étrangers et offrent des services d’escorte pour éloigner et expulser les immigrants. C’est là que l’article 5 de la Convention – droit à la liberté et à la sûreté – entre en jeu 
			(29) 
			Article
5 de la Convention.. Lorsque le ministre de l’Intérieur britannique a été mis en cause en vertu du Human Rights Act (la loi relative aux droits de l’homme) de 1998 
			(30) 
			La loi de 1998 relative aux droits de l’homme
[Human Rights Act 1998] renforce les droits et les libertés garantis
par la Convention sur le territoire du Royaume-Uni. , le gouvernement a fait valoir qu’il ne pouvait être tenu pour responsable des actes commis par des sociétés privées 
			(31) 
			Joint
Committee on Human Rights, Any of our business? Human rights and
the UK private sector, House of Commons, Londres, 2009, p. 45, paragraphe
141.. Le recours à des sociétés privées dans ce type de secteur soulève donc la question de savoir quelles sont les limites des fonctions étatiques et où s’arrête l’obligation de protéger les droits de l’homme. Cette question fait l’objet d’un débat permanent au Royaume-Uni et ne cesse d’occuper les tribunaux 
			(32) 
			YL
c. Birmingham City Council [2007] UKHL 27, Health and Social Care
Act 2008; voir aussi les requêtes déposées contre le Royaume-Uni
devant la Cour européenne des droits de l’homme, concernant l’utilisation
des entreprises privées à vocation sécuritaire: voir la note 70
ci-après., mais elle a une influence sur tous les Etats membres du Conseil de l’Europe où des entreprises privées fournissent des services qui relevaient autrefois du ressort exclusif de l’Etat.
25. La Cour européenne des droits de l’homme s’est elle aussi intéressée à cette question à différentes reprises. Dans l’affaire Costello-Roberts c. Royaume-Uni, qui porte sur le recours aux châtiments corporels par une école, le caractère privé de l’établissement n’a pas empêché la Cour de conclure à la responsabilité de principe du Royaume-Uni dans la politique mise en œuvre par l’école 
			(33) 
			Voir Costello-Roberts
c. Royaume-Uni, Requête no 13134/87, arrêt du 25 mars 1993.. De même, le fait que l’organisme qui gère l’aéroport d’Heathrow ait été privatisé n’exonère pas le Royaume-Uni de sa responsabilité potentielle dans les nuisances provoquées par des avions appartenant eux aussi à des compagnies privées 
			(34) 
			Voir Powell et
Rayner c. Royaume-Uni, Requête no 9310/81, arrêt du 21 février 1990,
paragraphes 39 et 41; Hatton et autres c. Royaume-Uni, Requête no 36022/97,
arrêt du 8 juillet 2003 (Grande Chambre), paragraphe 119.. Dans l’affaire Calvelli et Ciglio c. Italie 
			(35) 
			Calvelli et Ciglio c. Italie,
Requête no 32967/96, arrêt du 17 janvier 2002 (Grande Chambre),
paragraphe 49. Voir aussi Oyal c. Turquie, Requête no 4864/05, arrêt
du 23 mars 2010.,la Cour a souligné que les principes relatifs aux «obligations positives» des Etats s’appliquent aussi dans le domaine de la santé publique et impliquent la mise en place par l’Etat d’un cadre réglementaire imposant aux hôpitaux, qu’ils soient publics ou privés, l’adoption de mesures propres à assurer la protection de la vie de leurs malades. Par ailleurs, dans l’affaire K.U. c. Finlande, la Cour a estimé que le Gouvernement finlandais était responsable de la violation de la vie privée du requérant (article 8 de la Convention), car il n’avait pas instauré un système pour empêcher les enfants d’être la cible de pédophiles sur les sites de rencontre par internet 
			(36) 
			 K.U. c. Finlande,
Requête no 2872/02, arrêt du 2 décembre 2008..
26. Cela ramène la discussion à son point de départ et au plan international. Le recours accru et controversé à des sociétés privées à vocation militaire ou sécuritaire (SPMS) dans les zones de conflit armé soulève de graves questions quant au respect des droits de l’homme et concerne de nombreux Etats membres du Conseil de l’Europe. Par exemple, à l’issue du conflit survenu en Bosnie-Herzégovine entre 1992 et 1995, DynCorp, une entreprise américaine, a été engagée par le Gouvernement des Etats-Unis pour fournir du personnel aux forces de sécurité dirigées par l’OTAN (SFOR). L’entreprise a dû rapatrier certains de ses salariés soupçonnés d’avoir participé à l’achat de femmes à des fins d’esclavage sexuel et domestique. Finalement, ils n’ont pas été poursuivis, alors même qu’il s’agissait d’une violation grave et patente de l’article 4 de la Convention, qui interdit l’esclavage et le travail forcé 
			(37) 
			Human Rights Watch
et Center for Human Rights and Global Justice, On the margins of
profit: rights and risks in the global economy, 2008, volume 20,
no 3 (G), et Human Rights Watch, Hopes betrayed: trafficking of
women and girls to Bosnia and Herzegovina for forced prostitution,
2002, volume 14, ##no 9 (D)..
27. De même, le recours à des sociétés privées à vocation militaire ou sécuritaire dans les conflits plus récents d’Afghanistan et d’Irak, où plusieurs Etats membres du Conseil de l’Europe ont envoyé des forces, a provoqué de multiples controverses et certaines de ces sociétés ont été accusées de complicité de torture en violation de l’article 3 
			(38) 
			L’article 3 de la Convention interdit
la torture et les peines ou traitements inhumains ou dégradants.
La Cour européenne des droits de l’homme, comparée à d’autres organes
régionaux et internationaux, semble être plus progressiste s’agissant
de la protection des droits de l’homme par des acteurs privés et
de l’extraterritorialité. . Les inquiétudes suscitées par le recours à des sociétés privées à vocation militaire ou sécuritaire ont conduit l’Assemblée à demander l’adoption d’une convention portant spécifiquement sur cette question 
			(39) 
			Voir la Recommandation
1858 (2009) sur les sociétés privées à vocation militaire ou sécuritaire
et l’érosion du monopole étatique du recours à la force, 29 janvier
2009..
28. Les exemples ci-dessus montrent que les activités des entreprises peuvent avoir des effets négatifs sur tous les types de droits de l’homme. Ils témoignent également de la complexité de la problématique entreprises/droits de l’homme en Europe. C’est pourquoi toute réflexion relative à l’établissement d’un cadre visant à réglementer ces questions devrait prendre en considération les activités:
  • des entreprises multinationales et transnationales européennes opérant en dehors de l’espace européen;
  • des entreprises opérant à l’intérieur de l’Europe (sur leur territoire national et/ou dans d’autres pays européens);
  • des entreprises qui fournissent des services autrefois assurés par l’Etat.

3. Les cadres internationaux existants et la responsabilité sociale des entreprises

29. Depuis les années 1970, plusieurs initiatives ont été prises pour tenter de définir les responsabilités des entreprises vis-à-vis de la société, notamment concernant les droits de l’homme. Certains organes de protection des droits de l’homme des Nations Unies (y compris les organes régionaux de protection des droits de l’homme dans le cadre de l’Organisation des Etats américains et de l’Union africaine) ont agi en ce sens; il existe également le droit du commerce et les normes de placement de fonds, qui incluent dans certaines circonstances une responsabilité pénale, en ce qui concerne «l’ordre du jour» des droits de l’homme et de l’entreprise. Cela dit, les cadres internationaux existants sont avant tout des instruments non contraignants, consistant essentiellement en des codes de bonne conduite volontaires, qui mettent l’accent sur les avantages présentés par la responsabilité sociale des entreprises (RSE) par rapport à une responsabilité légale rigoureuse.
30. Par RSE, il faut entendre «l’intégration volontaire, par les entreprises, de préoccupations sociales et environnementales dans leurs activités commerciales et dans leurs relations avec leurs partenaires» 
			(40) 
			«Mise en œuvre du partenariat pour
la croissance et l’emploi: faire de l’Europe un pôle d’excellence
en matière de responsabilité sociale des entreprises», Commission
européenne, 22 mars 2006, voir le site http://eur-lex.europa.eu/LexUriServ/LexUriServ.do?uri=COM:2006:0136:FIN:fr:PDF.. La RSE ne se limite pas au respect des droits de l’homme et peut s’étendre à d’autres domaines, tels que le mécénat et l’investissement dans la collectivité.
31. Les partisans de la RSE soutiennent qu’il peut être avantageux pour les entreprises d’adopter par elles-mêmes des politiques et des pratiques sociales allant au-delà de leurs obligations et responsabilités légales, car cela peut avoir un impact positif sur leur réputation et leur rentabilité. Les consommateurs, par exemple, sont plus enclins à acheter des biens et des services à des entreprises réputées pour avoir une bonne conduite éthique 
			(41) 
			Union européenne,
«Corporate Social Responsibility», communiqué de presse, Memo/09/109,
16 mars 2009.. Un autre avantage peut être lié à ce que le personnel d’entreprises responsables ressente un sentiment de loyauté et de fierté accru 
			(42) 
			P. deMaCarty, «Financial
Returns or Corporate Social Responsibility, and the Moral Freedom
and Responsibility of Business Leaders», Business and Society Review,
2009, 114(3).. L’irresponsabilité sociale – destruction de l’environnement ou complicité dans des violations de droits de l’homme – peut, en revanche, faire une mauvaise publicité à une entreprise et provoquer une réaction de rejet de la part des consommateurs, nuisant ainsi à sa rentabilité. L’adoption de politiques de RSE est présentée comme un choix économique rationnel pour les entreprises et, par conséquent, la mise en place d’un cadre juridique de grande portée n’est pas jugée nécessaire.
32. L’approche de la RSE apparaît en filigrane dans les cadres internationaux existants, concernant les entreprises et les questions sociales, examinés ci-après.

3.1. Les Principes directeurs de l’OCDE à l’intention des entreprises multinationales

33. L’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) a adopté les Principes directeurs à l’intention des entreprises multinationales en 1976. Il s’agissait de répondre aux inquiétudes suscitées par l’impact des activités des filiales d’entreprises multinationales européennes ou nord-américaines implantées dans des pays en développement pour profiter d’une main-d’œuvre et de matières premières moins onéreuses 
			(43) 
			 J. Scott,
«Business and Human Rights at the UN: What Might Happen Next», Human
Rights Quarterly, 2009, volume 31, no 2 p. 301.. Les principes directeurs constituent le seul code de conduite complet et approuvé au niveau multilatéral concernant les entreprises multinationales.
34. Les principes directeurs énoncent des principes et des normes que les Etats adhérents 
			(44) 
			Les Etats membres du Conseil
de l’Europe suivants sont également membres de l’OCDE: Autriche,
Belgique, République tchèque, Danemark, Finlande, France, Allemagne,
Grèce, Hongrie, Islande, Irlande, Italie, Luxembourg, Pays-Bas,
Norvège, Pologne, Portugal, République slovaque, Slovénie, Espagne,
Suède, Turquie et Royaume-Uni. L’Estonie, la Lettonie, la Lituanie
et la Roumanie ont également souscrit aux principes directeurs. s’engagent volontairement à promouvoir auprès de leurs entreprises. Ils présentent des bonnes pratiques à suivre par les entreprises opérant aux niveaux national et international. Ils ont été actualisés en 2000 et couvrent diverses questions dans les domaines de l’éthique des affaires (qui comprend le développement durable), du respect des droits de l’homme, de la lutte contre la corruption, de la contribution à la communauté locale, de l’emploi et des relations industrielles.
35. Des critiques ont été formulées concernant l’efficacité des principes directeurs. Premièrement, ils sont vagues et manquent de précision. Par exemple, les entreprises sont censées «respecter les droits de l’homme des personnes affectées par leurs activités en conformité avec les obligations et les engagements internationaux du gouvernement du pays d’accueil» 
			(45) 
			Principes directeurs
de l’OCDE à l’intention des entreprises multinationales, partie
I, section II, Principes généraux, no 2. Le texte des principes
directeurs est disponible sur: www.oecd.org/dataoecd/56/36/1922428.pdf.. Aucune indication n’est cependant donnée quant à la manière d’y parvenir et d’éviter, pour les entreprises, de devenir complices de violations des droits de l’homme commises par des tierces parties. De plus, la formulation exacte de ce principe laisse entendre que les entreprises peuvent se comporter différemment selon les instruments internationaux en matière de droits de l’homme auxquels l’Etat d’accueil a adhéré. Par ailleurs, les principes directeurs sont légèrement dépassés et sont distancés par les normes volontairement adoptées par nombre d’entreprises 
			(46) 
			Rapport Ruggie (voir supra,
note 5), paragraphe 46..
36. Les principes directeurs ne sont pas juridiquement contraignants et la supervision de leur application est assurée par des points de contact nationaux (PCN) mis en place par les Etats adhérents. Les PCN sont chargés de promouvoir les principes directeurs et de rédiger un rapport annuel sur leur mise en œuvre. La fonction probablement la plus importante des PCN est d’assurer la médiation entre les parties en conflit, de faciliter la consultation et la conciliation et de clarifier le sens des principes directeurs 
			(47) 
			J.
Cernic, Corporate Responsibility for Human Rights: A Critical Analysis
of the OECD Guidelines for Multinational Enterprises, 2008, 3 Hanse
L.R 71, 84..
37. L’efficacité des PCN et la manière dont ils opèrent soulèvent toutefois de nombreuses inquiétudes. Tous les Etats adhérents n’ont pas mis en place de PCN et leurs fonctions et leur efficacité varient d’un pays à l’autre. Lorsqu’il en existe, ils sont souvent rattachés à l’administration chargée de promouvoir les entreprises, le commerce et l’investissement, ce qui peut créer d’importants conflits d’intérêts 
			(48) 
			Rapport
Ruggie (voir supra, note 5), paragraphe 98.. Enfin, les PCN ont peu de pouvoir pour prendre des mesures lorsqu’ils estiment qu’une entreprise est impliquée dans des violations des droits de l’homme. Récemment, le PCN britannique a apporté son soutien à une réclamation déposée par Global Witness à l’encontre d’une entreprise établie au Royaume-Uni, Afrimex, accusée de non-respect des droits de l’homme pour n’avoir pas pris de mesures suffisantes pour interdire le travail des enfants et le travail forcé en République démocratique du Congo 
			(49) 
			Final Statement by the United
Kingdom National Contact Point for OECD Guidelines for Multinational
Enterprises: Afrimex (UK) Ltd, 28 août 2008.. Cependant, le PCN n’a pas pu faire beaucoup plus que de formuler des recommandations, qui, semble-t-il, n’ont pas été prises en compte par les autres services de l’Etat 
			(50) 
			Voir Joint Committee
on Human Rights (supra, note 32), p. 30, pour une critique détaillée
du PCN britannique..
38. Les principes directeurs constituent probablement le mécanisme de suivi le plus élaboré dans le domaine des droits de l’homme et des entreprises. Cependant, ils ne sont pas contraignants et il n’existe pas de dispositif efficace pour intervenir lorsque des violations des droits de l’homme sont constatées.
39. L’OCDE a admis que son instrument présentait des lacunes et un réexamen des principes directeurs est actuellement en cours 
			(51) 
			OCDE,
Consultation for an Update of the OECD Guidelines for Multinational
Enterprises, présentée le 8 décembre 2009, Paris.. L’OCDE a lancé une procédure d’actualisation des principes directeurs en juin 2010 lors de sa table ronde sur la responsabilité des entreprises. Il y a des propositions substantielles: l’ajout d’un chapitre sur les droits de l’homme, y compris sur l’entreprise et les droits de l’homme; une approche des droits de l’homme plus cohérente en ce qui concerne les garanties de crédit à l’exportation, et la notification des besoins pour améliorer l’efficacité des points de contacts nationaux.

3.2. La Déclaration de principes tripartite de l’Organisation internationale du travail

40. Les huit conventions fondamentales de l’Organisation internationale du travail (OIT) couvrent quatre domaines principaux: la liberté d’association, l’élimination du travail forcé, l’élimination du travail des enfants et l’élimination de la discrimination sur le lieu de travail. Si les conventions de l’OIT sont considérées comme des traités internationaux contraignants pour les Etats parties, elles ne contiennent pas de dispositions directement applicables aux entreprises elles-mêmes.
41. Le conseil d’administration de l’OIT a adopté la Déclaration de principes tripartite de l’OIT sur les entreprises multinationales et la politique sociale en 1977 
			(52) 
			 . Organisation
internationale du travail, Déclaration de principe tripartite sur
les entreprises multinationales et la politique sociale, 4e éd.
28 mars 2006, http://www.ilo.org/empent/Publications/WCMS_124923/lang--fr/index.htm.. La déclaration tripartite rassemble les Etats, les entreprises et les employeurs dans une tentative de régler les problèmes posés par les activités des entreprises multinationales. Les principes ont été actualisés en 2000 et leur but est d’encourager ces entreprises à contribuer de manière positive au progrès économique et social.
42. La déclaration invite les entreprises multinationales à respecter la Déclaration universelle des droits de l’homme, le Pacte international relatif aux droits civils et politiques et le Pacte international relatif aux droits économiques et sociaux. Elle précise que les entreprises doivent respecter les droits liés au travail, tels que la liberté d’association, la santé et la sécurité, et la protection contre la discrimination. Elle encourage également les entreprises à tenir compte des doléances des travailleurs et à mettre en place des mécanismes internes de résolution des conflits. Elle recommande enfin de mener une enquête périodique pour assurer le suivi de la mise en œuvre des principes.
43. Cependant, à l’instar des principes directeurs de l’OCDE, la mise en œuvre et le respect des principes sont entièrement volontaires. Puisqu’il ne s’agit que d’une déclaration de principes, elle n’a pas le caractère juridiquement contraignant d’un traité international. Ainsi, en dehors de la crainte pour un pays d’être montré du doigt par l’étude, aucun mécanisme n’est prévu pour assurer le respect de la déclaration.

3.3. Le Pacte mondial des Nations Unies

44. Le Pacte mondial des Nations Unies a été lancé en 2000 à la demande de Kofi Annan, alors Secrétaire général des Nations Unies. Il porte sur 10 principes divisés en quatre catégories: les droits de l’homme, le droit du travail, l’environnement et la lutte contre la corruption. Les entreprises sont invitées à prendre l’engagement général de soutenir, respecter et promouvoir les droits de l’homme internationalement reconnus. Elles sont en particulier invitées à veiller au respect de la liberté d’association, à l’élimination de toutes les formes de travail forcé ou obligatoire, à l’abolition du travail des enfants et à l’élimination de la discrimination en matière d’emploi et de profession. Elles sont aussi invitées à veiller à ne pas se rendre complices de violations des droits de l’homme qui seraient commises par le gouvernement de l’Etat dans lequel elles exercent leurs activités 
			(53) 
			 .
Principes 1 et 2 du Pacte mondial des Nations Unies, www.unglobalcompact.org/..
45. Il est intéressant de noter que le Pacte mondial a introduit le concept de «sphère d’influence», qui désigne les fournisseurs, prestataires de services et sous-traitants avec lesquels les entreprises sont susceptibles de travailler, et auprès desquels elles sont encouragées à promouvoir le respect des droits de l’homme.
46. Les entreprises sont invitées à adhérer au Pacte mondial en adressant une lettre rédigée par leur directeur général au Secrétaire général des Nations Unies indiquant leur volonté de participer. Elles devront alors intégrer le Pacte mondial à leur stratégie et à leur processus décisionnel, et décrire dans leur rapport annuel la façon dont elles le mettent en œuvre. En 2008, 4 000 entreprises avaient adhéré au pacte 
			(54) 
			 . J. Scott, (voir supra,
note 44), p. 304..
47. Le Pacte mondial prône en particulier l’analyse de la rentabilité (business case) au service de la responsabilité sociale d’entreprise. Il est fondé sur le volontariat et ne prévoit aucune forme de mécanisme de mise en œuvre ou de suivi. Bien qu’un conseil d’administration du Pacte mondial composé de représentants des entreprises, des travailleurs, de la société civile et des Nations Unies ait été formé en vue de définir une stratégie et de jouer un rôle consultatif 
			(55) 
			 .Pour plus d’informations sur
la composition du conseil d’administration, voir http://unglobalcompact.org/AboutTheGC/The_Global_Compact_Board.html., les conseils donnés se limitent à des suggestions et à des propositions de dialogue. Ainsi, si le conseil d’administration peut contribuer à créer une culture de la protection des droits, il manque d’autorité pour s’imposer aux entreprises ou aux Etats.
48. Le Pacte mondial a été critiqué comme étant un instrument extrêmement faible et ayant un impact très limité sur les entreprises et les droits de l’homme 
			(56) 
			 . O. Maurel, La responsabilité
des entreprises en matière de droits de l’homme, Commission nationale
consultative des droits de l’homme, Paris, 2009, p. 114. Voir aussi,
à cet égard, les commentaires critiques formulés par Amnesty International
sur les entreprises internationales de la finance – IFC – (qui font
partie du groupe de la Banque mondiale) en 2006 dans «Un cadre durable»,
concernant le projet révisé du cadre durable publié en juin 2010
et le besoin de s’assurer que les projets supportés par les IFC
ainsi que les activités de commerce sont conduits dans le respect
des droits de l’homme: Time to invest in human rights: A human rights
due diligence framework for the International Finance Corporation,
publié le 1er septembre 2010, www.amnesty.org/en/library/asset/IOR80/004/2010/en/4c6c3700-22ba-47fd-9da7-a442d7e19594/ior800042010en.pdf.. Certains redoutent que les entreprises ne s’en servent comme d’un outil de marketing, dans la mesure où les déclarations formulées à son sujet dans les rapports annuels des entreprises ne sont pas vérifiées.

3.4. Le cadre «Protéger, respecter et réparer»

49. En 2003, la sous-commission de la promotion et de la protection des droits de l’homme des Nations Unies a adopté les Normes sur la responsabilité en matière de droits de l’homme des sociétés transnationales et autres entreprises (ci-après «les normes») 
			(57) 
			 .
Normes sur la responsabilité en matière de droits de l’homme des
sociétés transnationales et autres entreprises, adoptées par la
sous-commission de la promotion et de la protection des droits de
l’homme des Nations Unies le 13 août 2003 (document E/CN.4/Sub.2/2003/12/Rev.2).. Les normes ont été rédigées en utilisant un langage fort, imposant aux entreprises l’obligation de «promouvoir, respecter, faire respecter et protéger les droits de l’homme» 
			(58) 
			 . Normes, partie
A.1. Voir aussi le préambule des normes: «(...) Constatant que,
même si les Etats ont la responsabilité première de promouvoir,
respecter, faire respecter et protéger les droits de l’homme et
de veiller à leur réalisation, les sociétés transnationales et autres
entreprises, en tant qu’organes de la société, ont, elles aussi,
la responsabilité de promouvoir et de garantir les droits de l’homme
énoncés dans la Déclaration universelle des droits de l’homme (...).». Le texte soumet les entreprises aux mêmes obligations que les Etats dans certains domaines des droits de l’homme, puisqu’elles sont tenues de faire en sorte, par des mesures concrètes, que les droits soient respectés dans leur sphère d’influence. D’une part, les normes énoncent des obligations générales pour les entreprises à l’égard de leur personnel et/ou de leurs partenaires, en particulier en matière de non-discrimination (voir la règle B). D’autre part, elles contiennent des obligations plus spécifiques, comme celles qui concernent le droit à la sécurité (règle C), les droits des travailleurs (règle D), la protection du consommateur (règle F) et la protection de l’environnement (règle G) 
			(59) 
			 .
Pour une analyse plus détaillée, voir E. Decaux, «La responsabilité
de sociétés transnationales en matière de droits de l’homme», in
Revue de science criminelle et de droit pénal comparé, RSC no 4,
octobre-décembre 2005, p. 789-798..
50. Les normes prévoient également des dispositions fermes pour lutter contre la complicité en matière de violation des droits de l’homme. Les entreprises sont invitées à s’abstenir «de toute activité aidant, incitant ou encourageant les Etats ou toute autre entité à enfreindre les droits de l’homme» et à veiller «à ce que les biens et services qu’elles offrent et produisent ne soient pas utilisés pour violer les droits de l’homme» 
			(60) 
			 . Normes, partie
E.12..
51. Cependant, les normes n’ont jamais été adoptées par l’Assemblée générale des Nations Unies, en raison d’une forte opposition des Etats et des chefs d’entreprise, et pendant un certain temps aucun progrès n’a été réalisé sur la scène internationale à cet égard. Afin de faire avancer le débat, le professeur John Ruggie a été nommé représentant spécial du Secrétaire général chargé de la question des droits de l’homme et des sociétés transnationales et autres entreprises, avec pour mandat de trouver une solution à l’échec des normes.
52. En avril 2008, le professeur Ruggie a proposé le cadre d’action «Protéger, respecter et réparer», afin de faire sortir de l’impasse le débat sur les entreprises et les droits de l’homme 
			(61) 
			 .
Voir le rapport Ruggie (supra, note 5).. Ce cadre repose sur trois piliers:
  • «l’obligation de protéger incombant à l’Etat lorsque des tiers, notamment des entreprises, portent atteinte aux droits de l’homme par des politiques, une réglementation et des voies de recours appropriées»;
  • «la responsabilité incombant aux entreprises de respecter les droits de l’homme», soit, en d’autres termes, d’agir avec diligence pour «ne pas porter atteinte aux droits d’autrui»;
  • «assurer aux victimes un meilleur accès à des [voies de] recours [effectives], tant judiciaires que non judiciaires» 
			(62) 
			 .
Voir John Ruggie, Les entreprises et les droits de l’homme: vers
une traduction opérationnelle du cadre «Protéger, respecter et réparer»,
2009, A/HRC/11/13, paragraphe 2..
53. Le Conseil des droits de l’homme des Nations Unies a unanimement salué le rapport et a prolongé le mandat du professeur Ruggie jusqu’en 2011. II est chargé de formuler des recommandations concrètes pour aider les Etats à empêcher que les entreprises ne violent les droits de l’homme et à améliorer l’accès des victimes aux voies de recours disponibles. Malheureusement, le professeur Ruggie a récemment fait savoir, lors d’une enquête parlementaire britannique, qu’il ne pensait pas qu’un traité juridiquement contraignant en matière de droits de l’homme serait rédigé d’ici à la fin de son mandat 
			(63) 
			 .
Voir Joint Committee on Human Right (supra, note 32), paragraphe
102. Mais Ruggie a aussi souligné qu’il n’y a pas d’obstacles juridiques
pour adopter un tel traité: voir le document des Nations Unies E/CN.4/2006/97,
22 février 2006, paragraphe 65..
54. Les recommandations du représentant spécial des Nations Unies ont été bien accueillies, mais non sans critiques. Par exemple, le professeur David Kinley estime que le cadre apporte peu de solutions au problème du déséquilibre existant entre, d’une part, des Etats faibles ou peu disposés à protéger les droits de l’homme et, d’autre part, des entreprises comparativement puissantes qui profitent de leur stature internationale pour échapper à leurs responsabilités en matière de droits de l’homme 
			(64) 
			 . Ibid., paragraphe
94..

3.5. Les initiatives interétatiques

55. Au-delà des vastes cadres internationaux, il y a eu plusieurs tentatives multilatérales visant à mettre en place des codes de bonne conduite dans des secteurs spécifiques entre des gouvernements, ainsi qu’entre des entreprises elles-mêmes. En particulier, le problème des SPMS 
			(65) 
			 . Pour plus d’informations
sur les SPMS (sociétés privées à vocation militaire ou sécuritaire),
voir plus haut les paragraphes 26 et 27. a polarisé l’attention internationale et conduit à deux initiatives: les Principes volontaires sur la sécurité et les droits de l’homme 
			(66) 
			 .
##Voir www.fco.gov.uk/resources/en/pdf/pdf7/fco_voluntaryprinciples
(disponible uniquement en anglais). et le Document de Montreux 
			(67) 
			 . Voir www.icrc.org/web/eng/siteeng0.nsf/html/montreux-document-170908. .
56. Les Principes volontaires sur la sécurité et les droits de l’homme ont été établis à la suite d’un accord entre les Gouvernements britannique et américain, auquel se sont ensuite ralliés les Gouvernements néerlandais et norvégien. Ils visent à réglementer le recours à des forces de sécurité privées intervenant à l’étranger mais rattachées à ces Etats. Les principes encouragent les entreprises à évaluer les risques de leurs actions, à soumettre leurs forces de sécurité à des règles de déontologie claires, à ne recourir à la force que lorsque c’est nécessaire et à respecter l’Etat de droit.
57. Dans une veine similaire, 17 Etats et plusieurs organisations non gouvernementales se sont réunis en Suisse en 2006 pour signer le Document de Montreux. Cette initiative du Gouvernement fédéral suisse et du Comité international de la Croix-Rouge vise à préciser les obligations juridiques des Etats vis-à-vis des SPMS au regard du droit international humanitaire et du droit des droits de l’homme. Le document cherche à définir clairement les responsabilités des Etats, ce qui suppose d’établir des règles explicites pour les activités des SPMS et d’intégrer les préoccupations en matière de droits de l’homme dans les contrats. En outre, le document recommande aux Etats de prendre en considération la conduite passée des entreprises avant de décider de recourir à leurs services et de leur délivrer une autorisation d’exercer.
58. Dans ce cas également, les deux documents sont dépourvus de caractère contraignant. Dans le cadre des principes volontaires, les entreprises sont supposées enregistrer et signaler toute accusation crédible de violations de droits de l’homme, mais ne sont pas tenues de prendre des mesures concrètes.
59. De même, le Document de Montreux invite les Etats adhérents à mettre en place un système d’autorisation et de suivi des SPMS 
			(68) 
			 .
Ibid., partie II, section A.IV et V., mais il n’a pas la force obligatoire qui lui permettrait d’exiger une telle mesure. Ainsi, bien que l’Assemblée ait apporté son plein soutien au document dans sa Recommandation 1858 (2009) sur les sociétés privées à vocation militaire ou sécuritaire et l’érosion du monopole étatique du recours à la force, on ne peut nier qu’il lui manque un mécanisme d’application effectif 
			(69) 
			 . Voir également Doc. 11787, rapport de la commission
des questions politiques sur les sociétés privées à vocation militaire
ou sécuritaire et l’érosion du monopole étatique du recours à la
force, rapporteur: M. Wodarg, et Doc. 11801, avis de la commission
des questions juridiques et des droits de l’homme, rapporteur: M.
Sasi..

3.6. Les accords conclus dans le secteur privé

60. Il est de plus en plus courant que des entreprises publient leur propre code de bonne conduite, fondé sur l’approche de la RSE. Ces codes de bonne conduite définissent des objectifs volontaires vers lesquels les entreprises s’engagent à tendre en promettant d’améliorer leurs pratiques. Dans la plupart des codes de bonne conduite, les entreprises prennent l’engagement général d’adopter un comportement éthique et, le plus souvent, promettent de protéger l’environnement et d’améliorer la santé et la sécurité sur le lieu de travail. Ce type de code présente l’avantage d’inciter les entreprises à s’intéresser par elles-mêmes aux questions sociales.
61. Certaines entreprises collaborent entre elles pour créer des codes de bonne conduite: l’Initiative mondiale des réseaux TIC (Global Network Initiative) en est un exemple. En 2008, les principales entreprises de technologies de l’information, telles que Microsoft, Google et Yahoo, se sont associées avec des ONG de défense des droits de l’homme et de défense de la liberté de la presse pour créer l’Initiative mondiale des réseaux TIC. Il s’agissait d’une tentative d’établissement de principes pour faire en sorte que les entreprises garantissent la liberté d’expression au sein des réseaux informatiques et le droit au respect de la vie privée de leurs clients 
			(70) 
			 .
Initiative mondiale des réseaux TIC, www.globalnetworkinitiative.org. . Cette initiative concerne tous les Etats membres du Conseil de l’Europe, dans la mesure où la plupart de ces entreprises sont présentes sur l’ensemble du continent.
62. Les entreprises adhérentes se sont ainsi engagées à garantir la liberté d’expression et à veiller au respect de la vie privée de leurs clients partout où les gouvernements menacent les normes internationales en matière de droits de l’homme. Les principes contiennent des recommandations à l’intention des entreprises confrontées à des demandes d’informations sur leurs clients, de retrait de contenus ou de restriction d’accès à certains sites web 
			(71) 
			 .
Principes de l’Initiative mondiale des réseaux TIC, www.globalnetworkinitiative.org/principles/index.php. de la part des gouvernements. Les entreprises sont censées tenir compte des principes dans leurs activités et lorsqu’elles négocient des contrats.
63. Des exemples montrent que cette initiative a eu un impact positif. Ainsi, lorsque Google a développé ses services en Chine en 2006, soit avant le lancement de l’Initiative mondiale des réseaux TIC, il s’est entendu avec le Gouvernement chinois pour mettre en place un filtrage de son moteur de recherche. Cependant, en janvier 2010, Google a annoncé qu’il allait lancer un service sans filtrage et, le 22 mars 2010, il a commencé à rediriger ses clients chinois vers des serveurs basés à Hong Kong 
			(72) 
			 . BBC News,
«Timeline: China and net censorship», 23 mars 2010.. L’entreprise a, de ce fait, contribué au respect du droit à la liberté d’expression.
64. Business for Social Responsibility (BSR) est une autre initiative de ce genre. Elle a été créée en 1992 pour œuvrer, dans le cadre d’un réseau de plus de 250 entreprises, au développement de stratégies d’entreprise et de solutions durables par le conseil, la recherche et la collaboration intersectorielle. Le réseau utilise son expertise dans le domaine de l’environnement, des droits de l’homme, du développement économique, de la transparence et de la responsabilité pour orienter les entreprises mondiales vers la promotion de stratégies de RSE. Il élabore des rapports et organise des activités de formation pour faire progresser la RSE dans des domaines spécifiques, notamment dans celui des droits de l’homme. Il met tout particulièrement l’accent sur les droits liés au travail, la liberté d’expression et le droit au respect de la vie privée. BSR a récemment publié un document intitulé « Human Rights in a Wired World: How Information and Communications Technology impacts on Human Rights »(droits de l’homme dans un monde connecté: comment l’information et les technologies de l’information et de la communication influencent les droits de l’homme) 
			(73) 
			 . www.bsr.org/research/human-rights-wired-world.cfm.. Le document examine les possibilités offertes par ces technologies dans le domaine des droits de l’homme et informe les entreprises des risques de violer les droits de l’homme lorsque les technologies de l’information et de la communication sont utilisées simultanément.

3.7. Les initiatives de la société civile

65. La plus forte impulsion en faveur de la responsabilité en matière de droits de l’homme a probablement été donnée par la société civile. De nombreuses ONG ont mis en place des mécanismes volontaires permettant aux entreprises d’évaluer l’impact de leurs activités sur les droits de l’homme et leur comportement par rapport aux codes de bonne conduite en général. Le mouvement du commerce équitable est un exemple de ce type d’initiatives.
66. La norme SA 8000, créée par Social Accountability International 
			(74) 
			 .
www.sa-intl.org. (Responsabilité sociale internationale), en est un autre exemple. Les entreprises certifiées SA 8000 s’engagent à garantir la liberté d’association, à ne pas recourir au travail forcé ou au travail des enfants et à ne pas en bénéficier, à mettre fin à toute discrimination dans leurs pratiques de recrutement et d’emploi, à assurer la sécurité et l’hygiène sur le lieu de travail et à traiter leurs salariés avec dignité et respect 
			(75) 
			 .
Social Accountability 8000, 2008, www.sa-intl.org/_data/n_0001/resources/live/2008StdEnglishFinal.pdf.. Elles doivent également respecter la législation relative au temps de travail et aux congés, et fournir à tous leurs salariés un salaire suffisant 
			(76) 
			 . Ibid., partie 7., répondant aux normes minimales légales de la branche d’activité concernée.
67. L’efficacité des initiatives de type SA 8000 tient au fait que la certification constitue une forme de mécanisme d’application. En effet, pour être reconnues conformes à la norme, les entreprises doivent être certifiées par un organisme indépendant agréé par les services d’accréditation en matière de responsabilité sociale (Social Accountability Accreditation Services) 
			(77) 
			 .
www.saasaccreditation.org/accreditation.htm.. Les entreprises sont régulièrement contrôlées et en cas de non-respect des lignes directrices, la certification peut ne pas être renouvelée.

3.8. Les initiatives de l’Union européenne

68. La promotion des droits de l’homme est inscrite dans les textes fondateurs de l’Union européenne. Ainsi, aux termes de l’article 21-2 du Traité sur l’Union européenne: «L’Union définit et mène des politiques communes et des actions et œuvre pour assurer un haut degré de coopération dans tous les domaines des relations internationales, afin: […] de consolider et de soutenir la démocratie, l’Etat de droit, les droits de l’homme et les principes du droit international […].» La politique de l’Union européenne est importante en ce qui concerne les entreprises et les droits de l’homme, car elle accueille bon nombre des plus grandes entreprises multinationales et qu’elle est, avec ses Etats membres, un acteur essentiel de la scène internationale.
69. L’Union européenne tente depuis longtemps d’élaborer une stratégie dans le domaine des entreprises et des droits de l’homme. Dès 1999, le Parlement européen s’est prononcé en faveur du développement d’une approche juridique de la RSE pour les entreprises européennes qui exercent des activités dans des pays en développement 
			(78) 
			 .
Résolution du Parlement européen sur des normes communautaires applicables
aux entreprises européennes opérant dans les pays en développement:
vers un code de conduite, A4-05-08/98, 15 janvier 1999, JOC 104,
14 avril 1999, p. 180., position qu’il continue de défendre aujourd’hui. Cependant, la Commission européenne a, jusqu’à présent, préféré développer une approche volontaire de la RSE.
70. C’est ainsi qu’elle a mis en place en 2006 l’Alliance européenne pour la RSE, qui regroupe des entreprises européennes favorables à la RSE. L’alliance offre un cadre politique aux initiatives existantes ou nouvelles en faveur de la RSE lancées par des grandes, moyennes ou petites entreprises ou par d’autres parties prenantes. La Commission européenne a insisté sur le fait que l’alliance était un processus politique et non un instrument juridique, et que les entreprises n’avaient pas besoin d’y adhérer. En effet, la Commission européenne répugne à l’idée d’imposer des obligations légales aux entreprises et s’efforce de développer à la place des processus d’échanges de bonnes pratiques, d’apprentissage mutuel et de sensibilisation.
71. A cet égard, un rapport rédigé, à la demande de la Commission européenne, à l’université d’Edimbourg (Ecosse) est intéressant. Il s’agit d’une analyse du cadre juridique pour les droits de l’homme et l’environnement applicables aux entreprises européennes opérant en dehors de l’Union européenne, en vue de contribuer au rapport Ruggie. Un rapport intérimaire 
			(79) 
			 . Le texte de ce
rapport intérimaire (en anglais) est disponible sur le site,www.law.ed.ac.uk/euenterpriseslf/documents/files/InterimReportEC.pdf. a été présenté à la Commission le 8 mars 2010, et il est entendu que la version définitive du texte sera bientôt publiée. Il est probable que ce rapport prendra en compte un certain nombre de développements récents importants sur ce sujet.
72. Une étude récemment réalisée à la demande du Parlement européen enjoint toutefois la Commission européenne de revoir son approche exclusivement volontaire de la RSE et invite l’Union européenne, par des recommandations précises, à mettre tout en œuvre pour développer un instrument international juridiquement contraignant sur les entreprises et les droits de l’homme. Elle recommande également aux institutions de l’Union européenne et aux Etats membres d’envisager la possibilité de mettre en place des mécanismes judiciaires qui permettront aux victimes de violations de droits de l’homme commises par des entreprises de saisir les tribunaux dans les Etats membres 
			(80) 
			 .
Parlement européen, Business and Human Rights in EU External Relations:
Making the EU a leader at home and abroad internationally, EXPO/B/DROI/2009/2,
avril 2009..

3.9. Les politiques intérieures des Etats membres du Conseil de l’Europe

73. De nombreux Etats européens ont créé leurs propres systèmes de responsabilité sociale des entreprises. Si la plupart d’entre eux ne sont pas spécifiquement axés sur les droits de l’homme, ils peuvent toutefois avoir un impact sur ces derniers.
74. Le Gouvernement allemand encourage activement la sensibilisation aux droits de l’homme dans le secteur des entreprises. Le Groupe de travail sur les droits de l’homme et les entreprises, composé de représentants du gouvernement fédéral, d’organisations industrielles et patronales, de syndicats et d’associations de la société civile, a signé une déclaration conjointe intitulée «Protection internationale des droits de l’homme et entreprises», réaffirmant l’engagement de tous ses signataires à respecter la Déclaration universelle des droits de l’homme et les autres instruments internationaux de protection des droits de l’homme 
			(81) 
			 . Commission européenne,
Responsabilité sociale des entreprises: politiques publiques nationales
dans l’Union européenne, 2007, http://ec.europa.eu/social/BlobServlet?docId=1577&langId=fr.. En outre, le ministère fédéral des Affaires étrangères et le ministère fédéral de la Coopération économique et du Développement se sont associés au projet de la Fondation Bertelsmann «CSR WeltWeit» (Pour une RSE partout dans le monde) afin de promouvoir les initiatives sociales des entreprises allemandes implantées à l’étranger et de les aider à adapter leurs activités en matière de RSE aux besoins sociaux des pays cibles en développement 
			(82) 
			 . Voir
le site www.csr-weltweit.de/en/index.nc.html. .
75. La Belgique a mis en place un certain nombre de certifications et de labels liés à la RSE. Ainsi, une loi de 2002 a créé un label décerné à des produits dont la chaîne de production respecte les conventions fondamentales de l’OIT. Ce label est octroyé par le ministère des Affaires économiques 
			(83) 
			 . Ibid., p.
7-8.. De même, une loi de 2006 a créé un label «Egalité/diversité» accordé aux entreprises qui respectent la législation en matière d’égalité des chances et de diversité 
			(84) 
			 .
Ibid., p. 8..
76. Au Royaume-Uni, le ministère des Affaires étrangères et du Commonwealth a conçu une Boîte à outils sur les entreprises et les droits de l’homme, qui donne des conseils aux fonctionnaires chargés de missions internationales en matière de politique, d’économie, de commerce et de développement pour «encourager les entreprises britanniques opérant à l’étranger à adopter une bonne conduite». Elle s’inspire essentiellement des principes directeurs de l’OCDE, mais donne des conseils supplémentaires sur la manière de promouvoir les droits de l’homme auprès des entreprises britanniques.
77. Par ailleurs, la loi britannique relative aux entreprises (Companies Act) exige des directeurs qu’ils tiennent notamment compte de «l’impact des activités de leur entreprise sur la population et sur l’environnement» 
			(85) 
			 .
Article 172.1.d de la loi de 2006 relative aux entreprises (Companies
Act 2006)..
78. De nombreux Etats possèdent aujourd’hui des institutions nationales de protection des droits de l’homme qui promeuvent ces droits sur leur territoire. A cet égard, l’Institut danois des droits de l’homme offre un exemple de bonnes pratiques. L’institut a pour principal objectif de promouvoir et de développer la connaissance des droits de l’homme sur le plan régional, national et international 
			(86) 
			 .
Voir le site www.humanrights.dk/about+us.. Ses activités comprennent la recherche, l’analyse et la diffusion d’informations. L’institut mène des programmes à l’échelle nationale et internationale. En 1999, il a lancé le projet «droits de l’homme et entreprises» en coopération avec la Confédération des industries danoises, le Fonds danois d’industrialisation pour les pays en développement et l’Agence danoise de développement international. Le projet vise à élaborer des normes concrètes réalisables à l’intention des entreprises qui opèrent à l’étranger, et à offrir des services de formation et de conseil.
79. Certains Etats sont allés plus loin et ont tenté de prendre des mesures susceptibles d’avoir un impact concret sur les entreprises qui peuvent être impliquées dans des violations des droits de l’homme. Dans certains Etats européens, des obligations de divulgation – en lien avec le secteur d’investissement – sont imposées sur les fonds de pension. La Caisse nationale de retraite norvégienne, par exemple, a informé l’opinion publique qu’elle avait retiré de l’argent à différents projets et entreprises qui avaient participé à des violations des droits de l’homme. Le Conseil d’éthique a été créé en 2005 pour conseiller le ministère norvégien des Finances en matière d’éthique et d’investissement. Conformément à ses lignes directrices, le ministère peut exclure une entreprise de la caisse dès lors qu’il existe un «risque inacceptable que l’entreprise soit directement ou indirectement responsable:
  • de violations graves et systématiques des droits de l’homme, telles que le meurtre, la torture, la privation de liberté, le travail forcé, les pires formes de travail des enfants et d’autres formes d’exploitation des enfants;
  • de violations graves des droits des personnes dans des situations de guerre ou de conflit;
  • de dommages écologiques graves;
  • de corruption grave;
  • d’autres violations particulières et graves des normes éthiques fondamentales» 
			(87) 
			 . Lignes directrices pour
l’observation et l’exclusion de l’univers d’investissement mondial
de la Caisse nationale de retraite, partie 2, publiées le 22 décembre
2005..
80. Récemment, la Fédération syndicale internationale des organisations de travailleurs de la métallurgie a demandé à la caisse de céder ses actifs dans Grupo Mexico, un conglomérat minier soupçonné de violations des droits du travail, notamment du droit de ses salariés de s’associer librement à Mexico 
			(88) 
			 . #International
Metal Workers Federation, «Trade union asks Norwegian Pension Funds
to divest of Grupo Mexico shares», 16 mars 2010.. Si les allégations étaient confirmées et si le ministère des Finances prenait la décision de céder les actions, cela montrerait comment une entreprise peut être sanctionnée financièrement pour avoir violé les droits de l’homme.

3.10. Conclusion: une mosaïque d’initiatives spontanées et de boîtes à outils

81. En dépit de ces mesures concrètes prises par certains gouvernements, le cadre international actuel régissant les obligations des entreprises vis-à-vis des droits de l’homme est extrêmement faible. Il est presque entièrement fondé sur une combinaison de dispositions juridiques non contraignantes, d’initiatives volontaires en matière de responsabilité sociale des entreprises et de boîtes à outils, sans qu’il existe aucun mécanisme judiciaire efficace permettant de s’assurer que les entreprises respectent les droits de l’homme. Le professeur Ruggie indique dans son rapport:
«La crise actuelle des entreprises et des droits de l’homme tient essentiellement à un problème de gouvernance: le décalage, provoqué par la mondialisation, entre le poids et l’impact des forces et des acteurs économiques et la capacité des sociétés à en gérer les conséquences néfastes. Ces lacunes en matière de gouvernance laissent s’installer un contexte permissif où des abus sont commis par toutes sortes d’entreprises, sans qu’elles soient dûment sanctionnées et sans possibilité de réparation appropriée.» 
			(89) 
			 .
Rapport Ruggie (voir supra, note 5), paragraphe 3. Voir également,
à cet égard, la publication récente de la Fédération internationale
des ligues des droits de l’homme, «Entreprises et violations des
droits de l’homme: Un guide sur les recours existants à l’attention
des victimes et ONG» (été 2010), www.fidh.org/Entreprises-et-Droits-de-l-Homme-Un-guide-sur-les.
82. L’importance prise par le concept de responsabilité sociale des entreprises est l’une des principales causes du problème. Ce concept a été fortement critiqué parce qu’il part du principe que tous les consommateurs sont suffisamment concernés par les droits de l’homme et les autres questions sociales pour sanctionner les entreprises reconnues comme ayant agi de manière irresponsable. Cependant, tous les consommateurs ne s’intéressent pas à ces questions. Par exemple, bien que l’on constate une augmentation sensible des ventes de produits du commerce équitable, l’impact des consommateurs socialement conscients demeure assez limité 
			(90) 
			 . J.
Wouters et L. Chanet, Corporate Human Rights Responsibility: A European
Perspective, Northwestern Journal of Human Rights, 2008, volume
6, Issue 2, p. 268.. Par ailleurs, les consommateurs doivent pouvoir accéder à des informations précises et impartiales concernant les activités des entreprises. De telles informations peuvent être faciles à trouver pour les grandes entreprises, mais elles ne sont pas nécessairement disponibles pour les petites entreprises méconnues.
83. Cela ne veut pas dire que les initiatives volontaires fondées sur la RSE n’ont aucun rôle à jouer. Les entreprises ont en effet beaucoup à gagner à améliorer leurs pratiques au-delà de ce qui est exigé par la loi. Cependant, de nombreux auteurs soutiennent que les initiatives volontaires ne devraient pas constituer la seule base de la réglementation des activités des entreprises par rapport aux droits de l’homme. Certains estiment que le pouvoir accumulé par les plus grandes entreprises multinationales devrait être contrebalancé par des responsabilités équivalentes 
			(91) 
			 . Id., ibid. et il est désormais admis que le système actuel n’est simplement pas satisfaisant. Cependant, on ne peut s’attendre à ce que de nombreuses mesures soient prises prochainement au niveau international pour renforcer radicalement les cadres actuels.

4. L’évolution de la jurisprudence sur les entreprises et les droits de l’homme

84. Malgré la réticence de la communauté internationale et des Etats à imposer un ensemble cohérent d’obligations en matière de droits de l’homme aux entreprises multinationales et aux autres entreprises, il existe une jurisprudence croissante dans ce domaine. A terme, elle pourrait avoir un impact sur le comportement des entreprises à l’égard des droits de l’homme. Cette partie analyse certaines décisions récentes et examine les incidences que pourraient avoir ces affaires sur les entreprises dans l’avenir.

4.1. La Cour européenne des droits de l’homme

85. Aux termes de la Convention, les Etats contractants «reconnaissent à toute personne relevant de leur juridiction les droits et libertés définis au titre I de la présente Convention» 
			(92) 
			 .
Article 1 de la Convention.. Il ressort de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme que les Etats sont non seulement tenus de respecter les droits fondamentaux des personnes relevant de leur juridiction, mais qu’ils ont également une obligation positive de prendre des mesures raisonnables pour protéger les personnes contre toute violation de leurs droits consacrés par la Convention 
			(93) 
			 . A. Clapham (voir supra, note 29),
p. 351. Voir aussi H.L.R c. France, arrêt du 29 avril 1997, particulièrement
les paragraphes 40-44..
86. Par exemple, l’article 4 de la Convention interdit l’esclavage et le travail forcé. Dans l’affaire Siliadin c. France 
			(94) 
			 . Requête no 73316/01, arrêt
du 26 juillet 2005., la Cour a estimé que l’Etat avait manqué à son obligation positive de mettre en place un système de droit pénal susceptible d’empêcher des acteurs non étatiques impliqués dans des formes de traite et d’esclavage 
			(95) 
			 .
Voir aussi Rantsev c. Chypre et Russie, Requête no 25965/04, arrêt
du 7 janvier 2010. Cette affaire porte sur la mort, à Chypre, d’une
artiste de cabaret russe de 20 ans. La Cour européenne a notamment
conclu que Chypre avait enfreint ses obligations positives découlant
de l’article 4 en omettant d’instaurer un cadre juridique et administratif
adapté pour lutter contre la traite au vu du régime existant des
visas «artistiques». de commettre de tels actes, de les poursuivre et de les sanctionner. L’affaire faisait suite à une réclamation déposée par une ressortissante togolaise victime de faits de traite, qui avait été conduite en France pour travailler gratuitement comme domestique pour une famille française. Pour la Cour, le fait de ne pas réprimer de tels actes équivalait à ne pas offrir de protection spécifique et effective à la victime. En ce sens, la Convention oblige les Etats à empêcher que des acteurs non étatiques, y compris des particuliers, ne portent atteinte aux droits d’autrui dans leur juridiction. Par ailleurs, il convient de noter que les arrêts de la Cour concernent non seulement l’Etat défendeur, mais aussi les autres signataires de la Convention. C’est ainsi qu’à la suite de l’arrêt rendu dans cette affaire, des ONG de défense des droits de l’homme, notamment Amnesty International, ont fait pression sur le Gouvernement britannique pour qu’il modifie sa législation 
			(96) 
			 . Voir Joint Committee on Human
Right (supra, note 32), paragraphe 153. et érige en infraction le fait de maintenir une autre personne en esclavage ou de la soumettre à un travail forcé ou obligatoire 
			(97) 
			 .
Article 71, Coroners and Justice Act 2009..
87. De même, comme cela a été indiqué précédemment 
			(98) 
			 .
Voir le paragraphe 23 du présent rapport., dans les affaires Fadeyeva c. Fédération de Russie, López Ostra c. Espagne et Taşkin et autres c. Turquie, la Cour a conclu à une violation de l’article 8 (droit au respect de la vie familiale et privée et du domicile), au motif que des entreprises avaient pollué l’environnement local. Dans ces affaires, les Etats concernés avaient délivré des autorisations ou versé des subventions qui avaient permis aux entreprises incriminées de polluer et de nuire à la santé des personnes qui vivaient près de leur zone d’activité. C’était donc les Etats qui avaient manqué à leur obligation positive de protéger les droits des requérants face aux entreprises polluantes. Dans l’affaire López Ostra c. Espagne, la Cour a estimé que l’Etat n’était pas parvenu à ménager un juste équilibre entre les intérêts économiques de la ville et ceux de ses habitants en accordant des subventions à une entreprise de tannerie qui s’est avérée polluante. Elle a donc conclu à une violation du droit du requérant à l’exercice effectif du droit au respect de la vie privée et familiale et du domicile.
88. La Convention confère également des droits aux entreprises. Aux termes de l’article 1 du Protocole additionnel à la Convention (STE no 9), «toute personne physique ou morale» a droit à la protection de sa propriété. Les entreprises sont considérées comme des personnes morales et la jurisprudence de la Cour a confirmé qu’elles avaient des droits en vertu de la Convention 
			(99) 
			 . Sunday Times
c. Royaume-Uni, arrêt du 29 avril 1979, Requête no 6538/74.. En effet, il est parfois extrêmement important que les droits des entreprises soient respectés. Par exemple, dans l’affaire Sunday Times c. Royaume-Uni 
			(100) 
			 .
Ibid., la Cour a conclu à une violation du droit à la liberté d’expression (article 10 de la Convention) du journal, au motif qu’il lui avait été interdit de publier un avis concernant les différents aspects de l’arrangement conclu entre Distillers, l’entreprise qui avait produit la Thalidomide, et les parents des enfants victimes de malformations après la prescription de ce médicament à des femmes enceintes dans les années 1960. Dans de telles circonstances, il est important dans une société démocratique que les médias puissent publier des articles d’opinion sur des questions aussi essentielles et le droit à la liberté d’expression doit par conséquent être respecté.
89. Les particuliers, cependant, ne peuvent saisir directement la Cour contre des entreprises et leur requête serait déclarée irrecevable s’ils le faisaient. Cela étant, les mêmes conditions ne s’appliquent pas nécessairement aux juridictions nationales. Par exemple, la Cour de cassation française a invoqué la Convention dans des affaires impliquant des parties privées. Dans l’affaire Société Nikon France SA c. M. Frédéric 
			(101) 
			 .
Cour de cassation (Chambre sociale), arrêt no 4164, 2 octobre 2001., l’article 8 (droit au respect de la vie privée et familiale) a été invoqué par la Cour de cassation. L’affaire concernait le licenciement d’un salarié par un employeur qui avait lu ses e-mails personnels sur l’ordinateur qu’il lui avait lui-même fourni 
			(102) 
			 .
Pour un examen plus approfondi, voir A. Clapham (supra, note 29)..
90. L’effet «horizontal/interpersonnel» de la Convention est désigné sous le nom de Drittwirkung (théorie de l’effet à l’égard des tiers). Il est aussi appliqué dans une certaine mesure en Allemagne, lorsque les droits consacrés par la Constitution allemande sont considérés comme opposables tant aux personnes physiques qu’aux sociétés privées 
			(103) 
			 . Cela
concerne, en particulier, le prétendu effet horizontal indirect,
par lequel une cour est liée par les normes de droits de l’homme
lorsqu’elle tranche un litige privé. Voir A. Drzemczewski, European
Human Rights Convention in Domestic Law, Clarendon Press, Oxford,
1983, p. 200-201. Pour plus de détails sur Drittwirkung («effet
partie tierce»), consulter Rolf Sack, dans Staudinger, BGB, nouvelle
édition 2003, Rn. 39-41, paragraphe 134; BGB Münchener Handbuch
zum Arbeitsrecht, 3e édition 2009, paragraphe 12, Rn. 6-15; Annette
Guckelberger, dans JuS 2003, 1151, section XI. Sur l’extension du
concept de Drittwirkung à l’égard de l’Union européenne et la Convention,
voir Annette Guckelberger, dans JuS 2003, 1151, section XI..
91. Si les Etats peuvent être traduits en justice pour manquement à leur devoir de protéger les droits des individus, ils ne sont en revanche pas tenus de protéger les individus qui ne relèvent pas de leur juridiction contre les activités d’entreprises multinationales ou d’autres entreprises ayant leur siège sur leur territoire. La Cour européenne des droits de l’homme n’admet qu’exceptionnellement qu’un Etat contractant se livre à un exercice extraterritorial de sa compétence, et seulement lorsque l’Etat exerce un contrôle effectif sur le territoire concerné 
			(104) 
			 . Bankovic et autres. c. Belgique et 16
autres Etats [Grande chambre], Requête no 52207/99, arrêt du 12
décembre 2001, paragraphe 71.. Ainsi, par exemple, il n’y aura probablement pas de recours possible pour un citoyen irakien prétendant avoir été torturé par des salariés d’une SPMS engagée par l’Etat britannique dans une zone d’opération du Royaume-Uni. De même, dans des affaires où des entreprises multinationales sont soupçonnées d’être impliquées dans des violations des droits de l’homme à l’étranger, il n’y a pas de recours possible en vertu de la Convention contre un gouvernement qui aurait soutenu les activités de ces entreprises par le biais de son service de garantie des crédits à l’exportation.

4.2. Les recours au titre du droit international des droits de l’homme

92. L’idée de soumettre les entreprises au droit international des droits de l’homme ne date pas d’hier. En effet, dès les procès de Nuremberg, les tribunaux militaires anglais, français et américains ont condamné des industriels allemands pour différents crimes de guerre, notamment pour recours à l’esclavage et pillage de biens privés. Par exemple, en 1946, un tribunal militaire britannique a déclaré coupables de participation à des crimes de guerre deux responsables d’une entreprise ayant fourni du Zyklon B aux chambres à gaz nazies 
			(105) 
			 . Procès de Bruno Tesch et de deux
autres prévenus (l’Affaire Zyklon B), 1 Law Reports of Trials of
War Crim. 93 (1947) (Brit. Mil. Ct., Hambourg, 1-8 mars 1946) examiné
dans D. Cassel, «Corporate Aiding and Abetting of Human Rights Violations:
Confusion in the Courts», Northwestern Journal of International
Human Rights, 2008, vol. 6, Issue 2. Voir également F. Jessberger,
«On the Origins of Individual Criminal Responsibility under International
Law for Business Activity: IG Farben on Trial», Journal of International
Criminal Justice, 2010, volume 8, no 3, p. 783-802; V. Nerlich,
«Core Crimes and Transnational Business Corporations», ibid., p.
895-908, et H. Vest, «Business Leaders and the Modes of Individual
Criminal Responsibility under International Law», p. 851-872..
93. L’une des solutions les plus intéressantes qui ait été trouvée pour intégrer la question des entreprises et des droits de l’homme dans les systèmes juridiques nationaux est le Alien Tort Claim Act adopté en 1789 aux Etats-Unis d’Amérique (loi sur les délits civils commis à l’étranger) 
			(106) 
			 .
Egalement connue sous le nom de Alien Tort Statute.. Cette loi, qui tient en une seule phrase, donne compétence aux tribunaux fédéraux américains pour statuer sur «toute action civile intentée par un étranger pour une infraction commise en violation du droit des nations» 
			(107) 
			 . Titre 28 du Code des Etats-Unis,
article 135.D..
94. Dans l’affaire Doe c. Unocal 
			(108) 
			 .
963 F. Supp.880 (C.D.Cal.1997) (Unocal I)., le juge a estimé que des entreprises pouvaient être poursuivies en justice pour avoir aidé ou encouragé un Etat à commettre des violations des droits de l’homme. L’action a été intentée par des résidents birmans à l’encontre de la société américaine Unlocal et de l’entreprise française Total SA pour violations alléguées des droits de l’homme. Parmi les griefs retenus figuraient le travail forcé, les déplacements forcés, le meurtre et le viol par des responsables militaires birmans lors d’un projet de construction d’un pipeline. Depuis cette affaire, de nombreuses autres affaires ont été portées en justice contre de grandes multinationales européennes pour complicité alléguée de violation des droits de l’homme, notamment contre la Barclay’s Bank (basée au Royaume-Uni), pour avoir fait des affaires avec le régime d’apartheid sud-africain 
			(109) 
			 . Khulumani c. Barclay National Bank
Limited, 504 F.3d 254 (2d Cir. 2007). et contre l’entreprise Nestlé (basée en Suisse), pour avoir acheté du cacao et fourni des services à des exploitants de cacao qui employaient de la main-d’œuvre enfantine 
			(110) 
			 . Doe c. Nestle S.A.,
no 05-CV-5133 (C.D.Cal. 14 juillet 2005)..
95. De nombreuses affaires ont été réglées à l’amiable, sans que les auteurs présumés des violations des droits de l’homme n’aient reconnu leur responsabilité, y compris dans l’affaire Unocal. Si la loi sur les délits civils commis à l’étranger est à l’origine d’un riche corpus de jurisprudence sur la question des entreprises et des droits de l’homme, son intérêt réel semble plutôt résider dans le fait qu’elle permet de montrer des entreprises du doigt en rendant des affaires judiciaires publiques. La loi sur les délits civils commis à l’étranger présente toutefois un grand intérêt aux fins du présent rapport car, grâce à elle, des affaires concernant des entreprises basées en Europe sont portées devant les tribunaux américains. Cela montre que les entreprises ont besoin d’être davantage informées sur les droits de l’homme, sur leurs responsabilités et sur les risques qu’elles prennent en les négligeant lorsqu’elles exercent des activités à l’étranger.
96. Des décisions intéressantes ont également été prises par des juridictions nationales européennes dans le domaine des droits de l’homme et des entreprises. Par exemple, dans l’affaire van Anraat, les tribunaux néerlandais ont jugé et condamné un citoyen néerlandais pour complicité dans des violations des lois et coutumes de guerre. Van Anraat a fourni du matériel chimique au régime irakien de Saddam Hussein dans les années 1980, lequel pourrait avoir été utilisé pour la production de gaz moutarde. Selon le tribunal, ce matériel chimique aurait été utilisé par les régimes iranien et irakien à la fin des années 1980. Le défendeur a été condamné à une peine de dix-sept ans de prison. Cette affaire montre que, désormais, le droit pénal international ne s’applique plus aux seuls agents étatiques, mais aussi aux hommes d’affaires et aux entreprises lorsque leur complicité dans des violations du droit pénal international peut être établie 
			(111) 
			 .
Pour une analyse plus approfondie de cette affaire, voir A. Clapham,
«Extending International Criminal Law beyond the Individual to Corporations
and Armed Opposition Groups», Journal of International Criminal
Justice, 6, 2008, p. 912-914, et M. Kremnitzer, «A Possible Case
for Imposing Criminal Liability on Corporations in International
Criminal Law», ibid., 2010, volume 8, no 3, p. 909-918. .

4.3. Vers une loi européenne sur les délits civils commis à l’étranger?

97. Le droit de l’Union européenne est composé de règlements, de directives et de décisions. Les règlements promulgués par la Commission européenne ou conjointement par le Conseil de l’Union européenne et le Parlement européen ont des effets directs sur les législations nationales des 27 Etats membres de l’Union européenne. La Cour de justice de l’Union européenne (anciennement connue sous le nom de Cour européenne de justice) est la juridiction de dernier ressort pour toutes les affaires touchant au droit de l’Union européenne 
			(112) 
			 .
Pour plus d’informations, voir le site internet de la Commission
européenne:http://ec.europa.eu/community_law/introduction/treaty_fr.htm. .
98. Il est possible, dans le cadre du droit de l’Union européenne, d’intenter des actions en justice pour violation des droits de l’homme à l’encontre d’entreprises multinationales enregistrées ou domiciliées dans l’Union européenne. En effet, conformément au Règlement no 44/2001 du Conseil 
			(113) 
			 . Règlement no 44/2001 du Conseil concernant
la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions
en matière civile et commerciale du 22 décembre 2000, 2001 J.O.
(L 12) 1-23 (CE). concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale, plus connu sous le nom de «Règlement de Bruxelles I», les tribunaux des Etats membres ont compétence pour statuer sur des actions civiles intentées à l’encontre d’entreprises établies dans l’Union européenne pour des actes commis hors de l’Union, même si le dommage a été causé hors de l’Union et si la victime n’est pas domiciliée dans l’Union 
			(114) 
			 . Pour une analyse
complète, voir K. Wouters et L. Chanet (supra, note 91), p. 295-299..
99. Le Règlement de Bruxelles I diffère de la loi sur les délits civils commis à l’étranger en ce qu’il permet tous types d’actions civiles à l’encontre d’entreprises, tandis que la loi sur les délits civils commis à l’étranger ne peut être invoquée qu’en cas de violation présumée du droit international public (droit international coutumier) sur la base duquel peut être fondée une demande de dommages-intérêts au civil 
			(115) 
			 . Id., ibid., p. 296..
100. Ce règlement représente une avancée intéressante, notamment pour le Royaume-Uni, où traditionnellement des entreprises sont poursuivies en vertu de la législation sur les délits civils 
			(116) 
			 .
Id., ibid., p. 296.. Si les affaires passées n’ont pas abouti en raison du principe du forum non conveniens 
			(117) 
			 . M. Badge, Transboundary
Accountability for Transnational Corporations: Using Private Civil
Claims, Chatham House, Londres, 2006, p. 32., ce principe a été rejeté en 2005 par la Cour de justice de l’Union européenne sur la base du Règlement de Bruxelles I dans l’affaire Owusu c. N.B. Jackson 
			(118) 
			 .
Affaire C-281/02, Andrew Owusu c. N.B. Jackson, 2005 E.C. R. OJ
C 106.. Une action peut désormais être intentée sur le territoire de l’Union européenne, même là où l’on considère traditionnellement qu’il vaut mieux qu’une affaire soit jugée à l’endroit où le préjudice a été causé.
101. Le Règlement de Bruxelles I est un texte important, car il pourrait permettre à des requérants du monde entier d’engager des poursuites au titre du droit civil à l’encontre d’entreprises établies dans l’Union européenne et soupçonnées de violations des droits de l’homme. Cependant, à ce jour, peu d’actions ont été intentées sur cette base, ce qui pourrait s’expliquer essentiellement par la méconnaissance de cette voie juridique. Cependant, les requérants manquent souvent de moyens financiers pour engager des poursuites contre des entreprises et peu de cabinets d’avocats disposent d’un fonds de prévoyance pour financer de telles procédures 
			(119) 
			 .
Ibid.. Un problème majeur est le fait que les violations peuvent être commises par des filiales ou des fournisseurs d’entreprises basées en Europe, qui sont juridiquement des entités distinctes. Si la maison mère est poursuivie sur la base du Règlement Bruxelles I, il faudrait établir la responsabilité de la filiale, ce qui est très difficile à prouver. Malgré tout, récemment, un groupe de requérants originaires de Côte d’Ivoire a intenté une action au Royaume-Uni à l’encontre de la compagnie pétrolière Trafigura 
			(120) 
			 .
Les faits considérés ont été examinés au paragraphe 11 du présent
rapport.. Le tribunal de grande instance a autorisé la tenue du procès en novembre 2006 sur la base de la décision de la Cour de justice de l’Union européenne dans l’affaire Owusu. Même si elle a finalement été réglée à l’amiable, la décision du tribunal de grande instance de connaître de l’affaire montre combien un règlement peut être utile à des requérants qui cherchent à demander réparation pour des violations des droits de l’homme commises par des entreprises établies en Europe et opérant au-delà de ses frontières. L’affaire montre également que, menacées par un procès, les grandes entreprises préféreront trouver un arrangement plutôt que d’attirer l’attention sur elles en se rendant au tribunal. Il semble donc que des mécanismes judiciaires et non judiciaires seraient nécessaires pour régler ce type d’affaires.

4.4. Conclusion: les entreprises ont des responsabilités

102. Ces exemples comptent parmi le petit nombre d’affaires où les tribunaux ont décidé que les entreprises et les personnes privées avaient effectivement des responsabilités vis-à-vis des droits de l’homme. Ils montrent que, même en l’absence de consensus international précis sur la teneur des responsabilités des entreprises, certains tribunaux les imposeront de toute manière aux entreprises. La jurisprudence a une longueur d’avance sur les cadres réglementaires actuels et, de fait, les entreprises ne peuvent s’estimer à l’abri d’une action en justice.

5. Un cadre européen pour les entreprises et les droits de l’homme

103. Il existe une prise de conscience croissante de l’impact que les entreprises peuvent avoir sur les droits de l’homme. Cependant, dans le même temps, les cadres actuels ne donnent pas d’indications suffisantes aux entreprises sur les mesures qu’elles pourraient prendre pour ne pas devenir complices de violations des droits de l’homme. Ils n’offrent pas non plus de voies de recours adéquates aux victimes de telles violations.
104. Certes, des mesures sont prises: l’OCDE a lancé une procédure d’actualisation de ses principes directeurs à l’intention des entreprises multinationales et le représentant spécial des Nations Unies sur la question des entreprises et des droits de l’homme devrait publier de nouvelles orientations en 2011. Cependant, il semble peu probable qu’un accord international sur les responsabilités et les obligations des entreprises à l’égard des droits de l’homme soit conclu à bref délai. Il faudra donc nous contenter de cadres qui ne sont simplement pas adaptés pour régir les obligations et les responsabilités des entreprises au XXIe siècle.
105. En l’absence d’accord international, des voix s’élèvent en Europe pour demander aux gouvernements de commencer unilatéralement à proposer des mesures dans ce domaine. Récemment, une commission parlementaire influente du Royaume-Uni a invité le Gouvernement britannique à adopter une stratégie sur les entreprises et les droits de l’homme 
			(121) 
			 .
Voir Joint Committee on Human Right (supra, note 32), Conclusions
et recommandations, p. 93-109. et la Commission nationale consultative des droits de l’homme française a fait des propositions similaires au Gouvernement français 
			(122) 
			 .
Voir supra, note 57.. Dans une étude commandée par le Parlement européen, la Commission européenne a été exhortée à modifier sa politique en la matière, notamment en mettant fin à son approche exclusivement volontaire de la RSE, et à encourager les entreprises à adopter une conduite responsable et respectueuse des droits de l’homme 
			(123) 
			 . Parlement européen, DG
Relations extérieures, Business and Human Rights in EU External
Relations: Making the EU a leader at home and internationally, avril
2009..
106. Dans le même temps, les entreprises demandent à juste titre plus de clarté quant à la teneur de leurs obligations et de leurs responsabilités. Google, par exemple, a récemment appelé à un débat sur l’établissement de normes internationales en matière de respect de la vie privée, qui permettraient de protéger la vie privée de chacun sur l’internet 
			(124) 
			 .Google Blogspot, Call for
global privacy standards, 14 septembre 2007,http://googlepublicpolicy.blogspot.com/2007/09/call-for-global-privacy-standards.html.. Des demandes de ce type de la part des entreprises pourraient devenir de plus en plus fréquentes à mesure que davantage de poursuites seront engagées à leur encontre en Europe et aux Etats-Unis pour violation des droits de l’homme.

5.1. Un rôle pour le Conseil de l’Europe?

107. 107. Les normes juridiques et les normes en matière de droits de l’homme du Conseil de l’Europe, considérées comme les plus achevées à l’échelle internationale, couvrent un ensemble de questions très diverses qui concernent directement les activités des entreprises (droits de propriété, droits sociaux, droits en matière d’égalité, bioéthique, protection des enfants, protection des données, mesures de lutte contre la corruption et mesures de lutte contre le blanchiment de capitaux). Le Conseil de l’Europe possède une longue expérience dans le suivi et la mise en œuvre de ces normes dans toute l’Europe par l’intermédiaire de ses divers organes de suivi, créés pour veiller à ce que les Etats respectent les engagements auxquels ils ont souscrit lors de leur adhésion aux conventions de l’Organisation.
108. Certaines normes juridiques du Conseil de l’Europe s’appliquent à certains secteurs d’activité. Par exemple, les conventions du Conseil de l’Europe en matière de bioéthique, comme la «Convention d’Oviedo» 
			(125) 
			 .
Convention pour la protection des droits de l’homme et de la dignité
de l’être humain à l’égard des applications de la biologie et de
la médecine: Convention sur les droits de l’homme et la biomédecine,
adoptée à Oviedo le 4 avril 1997, STE no 164., qui réaffirme l’engagement des Etats parties à garantir la dignité de l’être humain et les droits et libertés fondamentaux de la personne dans le domaine de la recherche biomédicale 
			(126) 
			 . Préambule
de cette convention., peuvent concerner directement les activités des sociétés pharmaceutiques. L’un des protocoles de cette convention porte plus spécifiquement sur la recherche biomédicale 
			(127) 
			 .
Protocole additionnel à la Convention sur les droits de l’homme
et la biomédecine, relatif à la recherche biomédicale, ouvert à
la signature le 25 janvier 2005, STCE no 195. , y compris la recherche pharmaceutique. Il couvre tout l’éventail des activités de recherche biomédicale donnant lieu à des interventions sur des êtres humains et fixe des règles pour encadrer ce type d’activités. Il énonce également que les Etats parties doivent prévoir des sanctions appropriées dans les cas de manquement à ses dispositions 
			(128) 
			 .
Article 32.. Autre exemple, celui de la Charte sociale européenne 
			(129) 
			 . Ouverte à la signature à Turin le
18 octobre 1961, STE no 35. (et de la Charte sociale européenne [révisée] 
			(130) 
			 . Ouverte à la signature
le 3 mai 1996, STE no 163.). La Charte sociale européenne et sa version révisée garantissent une série de droits relatifs aux conditions d’emploi, qui naturellement influent directement sur les activités des entreprises: interdiction du travail forcé; conditions de travail équitables; sécurité et hygiène; protection contre le harcèlement sexuel et psychologique; liberté de constituer des syndicats; non-discrimination, etc. Bien que la Charte sociale européenne laisse une certaine marge de manœuvre aux Etats parties pour appliquer ses dispositions 
			(131) 
			 . Voir la partie
III de la Charte sociale européenne (révisée)., elle est un instrument très important pour protéger les droits économiques et sociaux à l’échelle européenne. Son mécanisme de contrôle, qui s’appuie sur un système de rapports gouvernementaux, permet un examen régulier, systématique et approfondi de tous les aspects de la législation et des pratiques nationales afin de veiller au respect des dispositions de la Charte acceptées par l’Etat 
			(132) 
			 . Avant-propos
de P.-H. Imbert dans L. Samuel, Droits sociaux fondamentaux. Jurisprudence
de la Charte sociale européenne, Editions du Conseil de l’Europe,
Strasbourg, 1997, p. 11.. De plus, le système des réclamations collectives donne lieu à une participation des acteurs de la société civile, notamment des ONG 
			(133) 
			 . Voir
par exemple la réclamation no 30/2005, Fondation Marangopoulos pour
les droits de l’homme (FMDH) c. Grèce et la décision du Comité européen
des Droits sociaux du 6 décembre 2006 concernant la santé et la
sécurité des personnes travaillant dans les mines de lignite, qui
peut être consultée dans la base de données de la Charte sociale européenne
à l’adresse www.echr.coe.int/echr/fr/hudoc/. et des syndicats.
109. La dernière partie du présent rapport examine comment les normes du Conseil de l’Europe pourraient être intégrées dans les pratiques des entreprises et quel rôle l’Organisation pourrait jouer dans le domaine des droits de l’homme et des entreprises.

5.1.1. Une recommandation du Comité des Ministres?

110. Le Comité des Ministres du Conseil de l’Europe pourrait adresser aux gouvernements des Etats membres une recommandation sur les droits de l’homme et les entreprises. S’inspirant du cadre «Protéger, respecter et réparer» 
			(134) 
			 . Voir plus haut
les paragraphes 52-54. du représentant spécial des Nations Unies, cette recommandation pourrait couvrir les domaines suivants: renforcer l’obligation de protéger incombant à l’Etat; promouvoir les mesures destinées à concrétiser la responsabilité des entreprises en matière de respect des droits de l’homme; voies de recours pour les victimes.
111. Pour ce qui est de renforcer l’obligation de protéger incombant à l’Etat, il existe de nombreux domaines dans lesquels l’Etat peut avoir une influence directe sur les entreprises sans avoir à réglementer directement leurs activités. Voici quelques exemples:

Les marchés publics

Les pouvoirs publics achètent des biens et des services au secteur privé. Cela leur donne beaucoup de pouvoir pour influencer le comportement des entreprises dans la chaîne d’approvisionnement. Les Etats pourraient donc s’engager à n’attribuer de marchés qu’aux entreprises qui respectent les droits de l’homme. Une telle mesure pourrait représenter un outil puissant pour obliger les entreprises qui répondent à des appels d’offres à respecter les droits de l’homme.

L’investissement éthique

De la même manière, les régimes de retraite et d’assurance publics investissent des sommes considérables. Dans certains Etats, ce pouvoir financier s’est récemment accru à la suite de la nationalisation partielle et probablement temporaire de certaines banques pendant la crise financière. Là encore, les Etats pourraient s’engager à n’investir que dans les entreprises qui adoptent des conduites éthiques et socialement responsables et à se désengager des entreprises qui ne le font pas. La Caisse nationale de retraite norvégienne pourrait servir de modèle à cet égard 
			(135) 
			 . Voir plus haut le
paragraphe 79..

Les services de garantie des crédits à l’exportation

De nombreux gouvernements offrent des assurances aux entreprises qui fournissent des services dans un autre Etat, en cas de défaut de paiement. Ils se portent également garants pour des prêts bancaires contractés dans le cadre de tels projets 
			(136) 
			 . Voir les sites
internet des services de garantie des crédits à l’exportation britannique
(www.ecgd.gov.uk) et danois (www.dk-export.dk/media/ekf_engelsk.pdf).. Les gouvernements pourraient refuser ces services aux entreprises connues pour avoir participé à des violations des droits de l’homme à l’étranger.

Les institutions nationales de protection des droits de l’homme: renforcer leur rôle

De nombreux Etats possèdent aujourd’hui des institutions nationales de protection des droits de l’homme qui donnent des conseils sur les droits fondamentaux aux organismes étatiques et autres. Le représentant spécial des Nations Unies a recommandé à ces institutions de réfléchir à ce qu’elles pourraient faire de plus pour remédier aux violations présumées des droits de l’homme par les entreprises 
			(137) 
			 .
J. Ruggie (voir supra, note 63), paragraphe 103.. L’Institut danois des droits de l’homme est montré en exemple pour ses bonnes pratiques dans ce domaine 
			(138) 
			 . Voir le
paragraphe 78 du présent rapport. Egalement, les travaux de la Commission
écossaise des droits de l’homme se concentrent explicitement sur
les entreprises et les droits de l’homme; voir le site www.scottishhumanrights.com/ourwork/business., qui pourraient servir de base à l’élaboration de dispositions relatives aux institutions nationales de protection des droits de l’homme.

112. La recommandation pourrait aussi encourager les Etats membres à imposer directement aux entreprises des obligations en matière de respect des droits de l’homme. Elle pourrait, par exemple, exhorter les Etats membres à ériger en infractions pénales les graves violations des droits de l’homme commises par des entreprises, que ces violations aient lieu dans un Etat membre du Conseil de l’Europe ou ailleurs 
			(139) 
			 . Une telle mesure a été proposée par
Olivier de Schutter pour l’Union européenne. Voir Olivier de Schutter,
«The Accountability of Multinationals for Human Rights Violations
in European Law», in P. Alston (ed.), Non-State Actors and Human
Rights, 2005, Oxford University press, Oxford, p. 282-295. Il faut
ajouter que, en partie, le droit pénal interne et international
pertinent en matière de protection des droits de l’homme s’applique
déjà s’agissant des violations commises par des entreprises. . Il existe un précédent à cela: au Royaume-Uni, aux termes de la loi de 2007 sur la responsabilité des entreprises en cas d’homicide involontaire 
			(140) 
			 . La loi est entrée en vigueur le
6 avril 2008., les entreprises peuvent être reconnues coupables d’homicide involontaire en cas de faute de gestion grave entraînant un grave manquement à leur devoir de diligence. C’est donc l’entreprise et non une personne qui est poursuivie dans le cadre de cette loi, qui cherche à protéger le droit à la vie consacré par l’article 2 de la Convention.
113. La recommandation pourrait enfin aborder la question des voies de recours dont disposent les requérants/plaignants dans les affaires de violation des droits de l’homme par des entreprises. Actuellement, les Etats sont tenus de prendre des mesures appropriées pour enquêter sur les violations commises par des entreprises sur leur territoire ou au sein de leur juridiction, pour les sanctionner et pour réparer le préjudice subi. Mais ils pourraient permettre aux particuliers d’engager directement des poursuites contre les entreprises soupçonnées de violation des droits de l’homme, étendant cette possibilité au-delà des litiges civils. Cette démarche pourrait revêtir une forme à la fois judiciaire et non judiciaire 
			(141) 
			 . C’est ce
que recommande John Ruggie (voir supra, note 63), p. 22-25.. En effet, les mécanismes non judiciaires peuvent se révéler tout aussi utiles que les mécanismes judiciaires, car, comme on a pu l’observer dans l’affaire Trafigura, les entreprises préfèrent souvent régler une affaire à l’amiable plutôt que de se faire de la mauvaise publicité. En outre, l’existence d’un mécanisme extrajudiciaire de règlement des litiges pourrait permettre de traiter certaines affaires plus rapidement.

5.1.2. Une convention sur les droits de l’homme et les entreprises?

114. L’option allant le plus loin serait d’adopter une nouvelle convention spécialement axée sur les droits de l’homme et les entreprises. L’avantage d’une telle convention, du moins en théorie, serait de définir un ensemble de règles auxquelles les entreprises seraient tenues d’adhérer et qui seraient identiques pour les 47 Etats membres du Conseil de l’Europe. Un organe de suivi serait créé de la même manière que pour les autres conventions. Un tel instrument pourrait servir de point de départ à tout autre texte international qui serait négocié à l’avenir.
115. La convention pourrait porter sur un éventail de questions, par exemple couvrir certains ou l’ensemble des points abordés ci-dessus, et prendre de nombreuses formes.
116. Une convention très contraignante pourrait imposer des obligations en matière de droits de l’homme directement aux entreprises, comme la Convention européenne des droits de l’homme le fait actuellement pour les Etats. Une telle innovation serait source de polémique, puisque traditionnellement, dans le droit international, c’est aux Etats qu’il incombe de veiller au respect des droits fondamentaux au sein de leur juridiction. Cependant, dans la mesure où la complicité d’un nombre croissant d’entreprises dans des violations des droits de l’homme est établie par les tribunaux, il pourrait être utile aux entreprises elles-mêmes, dans un souci de clarté et de cohérence, que leurs responsabilités soient définies par un instrument juridiquement contraignant. Certains gouvernements pourraient toutefois se montrer fort réticents à soumettre les entreprises à une réglementation directe dans le domaine des droits de l’homme 
			(142) 
			 . Le Gouvernement
britannique, dans sa réponse au rapport de la Commission mixte sur
les droits de l’homme (Joint Committee on Human Rights) a indiqué
qu’il ne soutiendrait pas de telles mesures. Voir Any of our business?
Human rights and the UK private sector: Government, Response to
the Committee’s First Report of Session 2009-20110, 8 mars 2010,
HL Paper 66..
117. Une convention pourrait également étoffer les dispositions prévues par les Principes directeurs de l’OCDE à l’intention des entreprises multinationales, la Déclaration tripartite de l’OIT et le Pacte mondial, et indiquer explicitement quels droits doivent être respectés. Des conseils plus précis devraient aussi être donnés aux entreprises sur la manière de faire en sorte que ces droits soient respectés. A cette fin, les concepts de «sphère d’influence» 
			(143) 
			 .
Voir le paragraphe 45 du présent rapport. et de «diligence raisonnable» pourraient être utilisés. Il faudrait enfin apporter une assistance supplémentaire aux petites et moyennes entreprises si des obligations devaient être imposées, car il leur est plus difficile d’obtenir des informations sur les entreprises avec lesquelles elles travaillent que pour les grandes entreprises multinationales.
118. Il convient également de se demander si les Etats doivent être tenus pour responsables des activités d’une entreprise multinationale qui a son siège sur le territoire relevant de leur juridiction mais qui est soupçonnée de violations des droits de l’homme en dehors de cette dernière. Actuellement, le droit international n’exige pas des Etats qu’ils régissent les activités extraterritoriales des entreprises multinationales ou des autres entreprises. Cependant, rien ne les empêche de le faire 
			(144) 
			 . J. Ruggie (supra,
note 63), paragraphe 15. J. Ruggie précise justement cette affirmation:
les conditions d’exercice d’une compétence extraterritoriale en
droit international public ou privé doivent d’abord être remplies! . Comme cela a été indiqué précédemment, une action civile peut désormais être intentée dans l’Union européenne pour une infraction commise partout dans le monde à l’encontre d’une entreprise multinationale établie dans l’Union. La question est la suivante: s’il devait être donné suite à l’idée d’une convention du Conseil de l’Europe, faudrait-il y inclure une disposition spéciale permettant à des requérants de poursuivre en justice toute entreprise multinationale européenne, quel que soit le lieu où la violation des droits de l’homme a été commise?
119. Si une convention devait être rédigée, une réflexion approfondie devrait être menée sur l’accès des requérants/plaignants aux voies de recours en cas de violation des droits de l’homme par des entreprises 
			(145) 
			 .
Voir le paragraphe 113 du présent rapport..
120. D’autres points mériteraient d’être examinés: comment financer les procédures judiciaires? L’organe de suivi institué par la convention pourra-t-il être saisi de plaintes à l’encontre d’Etats ou d’entreprises? Qui sera habilité à introduire une plainte en vertu de la convention (des ONG, des particuliers, des syndicats, d’autres entreprises)?
121. En ce qui concerne le choix à faire entre une recommandation du Comité des Ministres et une nouvelle convention pour guider la future action du Conseil de l’Europe dans le domaine des droits de l’homme et des entreprises, les considérations ci-dessous font pencher la balance en faveur de la solution plus pragmatique d’une recommandation. Les recommandations ne sont pas juridiquement contraignantes, mais elles reflètent la position de l’ensemble des Etats membres, dans la mesure où elles sont adoptées à l’unanimité. Il y a de nombreux avantages à utiliser cet instrument non contraignant au lieu de négocier une convention. Premièrement, du fait de son caractère non obligatoire, une recommandation est plus facile à adopter qu’une convention. Deuxièmement, une recommandation permet de donner plus rapidement effet à un accord international, puisqu’elle est applicable dès son adoption, alors qu’une convention n’entre en vigueur que lorsque les Etats l’ont ratifiée. Troisièmement, il est relativement aisé de modifier une recommandation une fois qu’elle a été adoptée, ce qui permet de l’adapter aux circonstances et à l’évolution des pratiques. Enfin, il est rare que les Etats adoptent une recommandation contraire à leur politique intérieure. Par conséquent, le texte aura de bonnes chances d’être suivi d’effet, même s’il n’est pas juridiquement contraignant 
			(146) 
			 .Voir G. de Vel et T. Markert, «Importance
and Weakness of the Council of Europe Conventions and the Recommendations
Addressed by the Committee of Ministers to Member States», in B. Haller,
H.C. Krüger et H. Petzold (eds.), Law in Greater Europe: Towards
a Common Legal Area, Kluwer, La Haye, 2000, p. 345-353.. Ce qui est spécialement attendu est une clarification: a. de ce que les Etats attendent des entreprises en termes de protection (à l’étranger) des droits de l’homme; et, b. des conditions dans lesquelles les Etats pourront être tenus responsables pour des violations des droits de l’homme commises (à l’étranger) par des entreprises.

5.1.3. Des lignes directrices

122. En l’absence d’accord international sur les droits de l’homme et les entreprises, le représentant spécial des Nations Unies a indiqué que les organes régionaux de suivi des traités relatifs aux droits de l’homme pourraient jouer un rôle important en adressant des recommandations aux Etats sur la mise en œuvre de l’obligation qui leur incombe de protéger les droits fondamentaux face aux activités des entreprises 
			(147) 
			 . Rapport Ruggie (supra, note 5),
paragraphe 43..
123. Si ni une convention ni une recommandation n’étaient considérées comme des solutions possibles, le Conseil de l’Europe serait, lui aussi, libre de publier des lignes directrices détaillées sur les droits de l’homme, les entreprises et les aspects examinés dans la partie précédente. Les entreprises pourraient adhérer à ces lignes directrices, qui pourraient prendre la forme d’un code de bonne conduite volontaire. Les Etats membres seraient libres d’appliquer ou non, en fonction de leurs priorités politiques, les mesures prescrites par les lignes directrices.
124. En tout état de cause, si une convention ou une recommandation était adoptée, des lignes directrices devraient tout de même être formulées, concernant les mesures spécifiques à prendre par les Etats et les entreprises pour que les droits de l’homme soient protégés et respectés. Les lignes directrices pourraient être adaptées au fil du temps de manière à répondre aux nouveaux enjeux en matière de droits de l’homme.

5.1.4. Des formations

125. Le Conseil de l’Europe pourrait aussi offrir des formations aux petites et moyennes entreprises et aux entreprises multinationales afin de sensibiliser leur personnel à ses normes en matière de droits de l’homme. Il pourrait travailler avec des associations d’entreprises, des syndicats et des ONG à l’élaboration d’une «boîte à outils» visant à intégrer les bonnes pratiques en matière de droits de l’homme dans tous les aspects de l’entreprise et expliquant comment réaliser des études d’impact sur les droits de l’homme. Il pourrait également organiser des formations au sein des institutions nationales de protection des droits de l’homme afin qu’elles puissent diffuser des informations aux entreprises établies sur leur territoire national.

5.1.5. Un label «Conseil de l’Europe»

126. L’une des plus grandes failles de l’approche volontaire de la RSE réside dans le fait que les consommateurs de biens et de services n’ont pas accès à des informations cohérentes et indépendantes sur le respect des droits de l’homme par les entreprises. Le Conseil de l’Europe pourrait soit envisager de créer son propre mécanisme d’attribution de label, soit financer un autre organisme qui délivrerait ce label en utilisant les normes en matière de droits de l’homme de l’Organisation. Il pourrait s’agir d’un système analogue à celui qui a été mis en place en Belgique 
			(148) 
			 Voir plus haut le
paragraphe 75.. Si le Conseil de l’Europe pouvait définir des normes unifiées et claires, bénéficiant d’une bonne promotion et correspondant à un label facilement reconnaissable, les consommateurs seraient en mesure de faire des choix éclairés. Un label européen aurait également des effets tangibles sur la réputation des entreprises et les encouragerait à adopter de bonnes pratiques en matière de droits de l’homme.

5.1.6. Montrer l’exemple

127. Avant d’inciter ses Etats membres à prendre des mesures pour que les entreprises respectent les droits de l’homme, le Conseil de l’Europe doit veiller à être lui-même irréprochable. A cette fin, il pourrait publier et rendre visible sa propre politique de RSE axée sur les droits de l’homme, en donnant notamment des informations sur sa sphère d’influence et sur la manière dont il fait en sorte que ses fournisseurs respectent les droits de l’homme. Des informations plus précises sur la situation du Conseil de l’Europe à cet égard devraient être recherchées.

6. Conclusion

128. Des discussions sont actuellement menées sur la question des droits de l’homme et des entreprises aux niveaux national, européen et international. Si les cadres existants ne semblent pas adaptés pour protéger les personnes contre les violations des droits de l’homme par les entreprises, il est toutefois peu probable qu’un accord international soit prochainement conclu dans ce domaine.
129. Le Conseil de l’Europe, avec sa grande expérience et ses vastes connaissances institutionnelles en matière de droits de l’homme, ne serait-il pas le mieux placé pour commencer à élaborer un nouveau cadre ou de nouvelles lignes directrices sur les entreprises et les droits de l’homme? Quelle que soit sa décision, l’Organisation devra veiller à ce que sa contribution offre une valeur ajoutée aux cadres existants. En étudiant ces questions, le Conseil de l’Europe devrait s’appuyer exclusivement sur les instruments internationaux actuels non contraignants, ainsi que sur les initiatives volontaires et boîtes à outils en matière de responsabilité sociale des entreprises. En particulier, le Conseil de l’Europe pourrait travailler efficacement avec l’OCDE, qui a de nombreux contacts dans ce domaine, par l’intermédiaire de ses points de contact nationaux.