1. Considérations
préliminaires – Une vue d’ensemble
1. En avril 2008, l’ancienne procureure
générale auprès du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie
(TPIY), Mme Carla Del Ponte, a publié un livre témoignage, en collaboration
avec Chouk Sudetic, sur ses expériences de magistrat au sein de
cette institution. Le livre a paru d’abord en italien (La caccia – Io e i criminali di guerra),
puis traduit, notamment en français (La
traque, les criminels de guerre et moi). Dans cet ouvrage,
près de dix ans après la fin de la guerre au Kosovo, il est fait
état d’un trafic d’organes humains prélevés sur des prisonniers
serbes qui aurait été organisé par des responsables de l’Armée de
libération du Kosovo (UÇK). Ces affirmations sont surprenantes à
plus d’un titre et ont suscité de vives réactions. Surprenantes,
tout d’abord, parce qu’elles émanent d’une personne qui a œuvré
aux plus hautes responsabilités au cœur du système judiciaire chargé
de poursuivre les crimes commis au cours du conflit qui a ravagé
l’ex-Yougoslavie. Surprenantes, aussi et surtout, parce qu’aucune
suite officielle n’avait apparemment été donnée à ces allégations,
jugées pourtant tellement sérieuses au point d’être reprises dans les
mémoires de l’ancienne procureure générale, qui ne pouvait pas ignorer
l’importance et la portée des accusations qu’elle a décidé de rendre
publiques.
2. Saisie d’une proposition de résolution (
Doc. 11574) demandant de mener une investigation approfondie sur
les faits mentionnés par Mme Del Ponte et leurs conséquences afin
d’établir s’ils sont véridiques, de rendre justice aux victimes
et d’appréhender les auteurs des crimes, la commission des questions
juridiques et des droits de l’homme m’a nommé rapporteur et m’a
ainsi chargé de rédiger un rapport.
3. Le mandat confié est tout de suite apparu d’une extraordinaire
difficulté. Les faits allégués – par un ancien magistrat de rang
international, rappelons-le – auraient eu lieu il y a une dizaine
d’années et n’avaient été l’objet d’une véritable enquête par aucune
des autorités nationales et internationales qui ont été en charge des
territoires concernés. Tout semble indiquer que les efforts pour
établir les faits et punir les crimes de guerre ont été surtout
concentrés dans une direction, en se fondant sur le présupposé implicite
que les uns étaient les victimes, les autres les bourreaux. La réalité,
comme on le verra, semble être plus complexe. La structure encore
très clanique de la société kosovare albanaise ainsi que l’absence
d’une véritable société civile ont rendu extrêmement difficile l’établissement
de contacts avec des sources locales. A cela s’ajoute la peur, souvent
une véritable terreur, que nous avons constatée auprès de certains
de nos interlocuteurs dès que nous touchions le sujet de nos recherches.
Même certains représentants des autorités internationales ne cachaient pas
leur peu d’empressement à s’occuper de ces faits: «Le passé est
le passé, maintenant il faut regarder l’avenir», nous a-t-on dit.
Les autorités albanaises, quant à elles, ont fait savoir que leur
territoire n’avait pas été concerné par le conflit et qu’elles n’avaient
aucune raison d’ouvrir une enquête. Les autorités serbes ont réagi,
bien qu’assez tardivement, sans toutefois réussir à atteindre des
résultats significatifs. Le TPIY, quant à lui, avait lancé quelques
recherches exploratoires sur la fameuse «maison jaune», en opérant
cependant d’une façon assez superficielle et avec un degré de professionnalisme
qui suscite quelque perplexité. A cela s’ajoute le fait que le mandat
du TPIY a été restreint à une période et un espace bien délimités:
le TPIY est compétent pour poursuivre et juger les crimes commis
jusqu’en juin 1999, date de la fin du conflit au Kosovo, et sa compétence
ne s’étend pas à l’Albanie, sauf si celle-ci autorise expressément
des actes d’enquête sur son territoire.
4. Les faits qui nous occupent aujourd’hui auraient eu lieu surtout
à partir de l’été 1999, dans une situation de grande confusion qui
régnait dans toute la région: les forces de sécurité serbes avaient
abandonné le Kosovo, les troupes de la KFOR (Force internationale
de l’OTAN au Kosovo,) commençaient lentement à s’établir, pendant
que des centaines de milliers de réfugiés kosovars albanais essayaient
d’abord de rejoindre l’Albanie et ensuite de retourner chez eux,
et que les Serbes se réfugiaient dans les territoires sous contrôle de
l’armée serbe. C’était le chaos: l’administration kosovare ne fonctionnait
pas, la KFOR a mis passablement du temps pour prendre le contrôle
de la situation, tout en ne disposant pas du savoir-faire nécessaire
pour affronter des situations aussi extrêmes. L’intervention de
l’OTAN s’était faite essentiellement par la voie des airs avec des
bombardements au Kosovo et en Serbie – opérations que d’aucuns ont
considérées contraires au droit international, le Conseil de sécurité
des Nations Unies n’ayant pas donné son autorisation – alors que sur
le terrain l’allié de fait de l’OTAN était l’UÇK. Ce dernier a ainsi
eu, dans la période critique que nous venons de décrire, le contrôle
de fait sur toute la région – le Kosovo ainsi que les régions frontalières
du nord de l’Albanie. Il ne s’agissait pas, bien entendu, d’un pouvoir
vraiment structuré et qui n’assumait pas, et de loin, les formes
d’un Etat. C’est au cours de cette période qu’ont été commis de
nombreux crimes, aussi bien contre des Serbes restés dans la région
que contre des Kosovars albanais soupçonnés d’avoir été des «traîtres»
ou des «collaborateurs», ou qui ont été les victimes de rivalités
entre factions de l’UÇK. Ces crimes sont restés pour la plupart
impunis et ce n’est que des années après qu’on commence, assez timidement,
à s’en occuper.
5. Pendant cette phase chaotique, la frontière entre le Kosovo
et l’Albanie n’existait plus. Aucun contrôle n’était effectué, ce
qui d’ailleurs n’aurait été guère possible si on considère l’important
flux des réfugiés vers l’Albanie et le mouvement de retour dans
les mêmes proportions après la fin des hostilités. Lors d’une mission sur
le terrain pour le compte de mon parlement, en 1999, j’ai pu personnellement
constater l’ampleur du phénomène, surtout la solidarité remarquable
manifestée par la population et les autorités albanaises dans l’accueil
des réfugiés kosovars. Les milices de l’UÇK se déplaçaient ainsi
librement des deux côtés de la frontière qui, comme nous l’avons
souligné, n’était alors devenue que purement virtuelle. C’est donc
bien l’UÇK qui exerçait durant cette période critique le contrôle
de fait dans la région, aussi bien au Kosovo que dans la partie
nord de l’Albanie proche de la frontière. Et c’est avec ces maîtres
des lieux que les forces internationales ont collaboré dans le cadre
des opérations militaires et de rétablissement de l’ordre. Cela
a aussi eu comme conséquence que des crimes commis par des membres
de l’UÇK, y compris des hauts responsables, ont été, en fait, couverts
et sont restés impunis.
6. Les crimes commis par les troupes serbes ont été documentés,
dénoncés et, autant que possible, jugés. Il s’agit de crimes dont
le caractère effroyable ne doit plus être démontré. Ils ont été
le résultat d’une politique scélérate ordonnée par Milošević et
mise en œuvre sur une longue période, y compris alors que celui-ci
était accueilli avec tous les honneurs dans de nombreuses capitales
d’Etats démocratiques. Ces crimes ont fait des dizaines de milliers
de victimes et bouleversé toute une région de notre continent. Dans
le conflit au Kosovo, la population d’origine albanaise a subi des
violences atroces, conséquences d’une folle politique de nettoyage ethnique
de la part du dictateur alors en place à Belgrade. Tout cela ne
saurait être remis en doute aujourd’hui. Il faut être cependant
conscients que se sont alors développés un climat et une dynamique
qui ont conduit à considérer tous les événements et les faits dans
une optique rigoureusement manichéenne: d’un côté les Serbes, nécessairement
méchants oppresseurs, de l’autre les Kosovars albanais, inévitablement
victimes innocentes. Dans l’horreur et la commission de crimes,
le principe de compensation ne peut exister. Le sentiment élémentaire
de justice exige que tous soient traités de la même façon. Ce devoir
de vérité et de justice est, par ailleurs, une prémice indispensable
pour qu’une véritable paix soit rétablie et que les différentes communautés
puissent se réconcilier et recommencer à vivre et à travailler ensemble.
7. Dans le cas du Kosovo, la logique du court-terme semble cependant
avoir prévalu: rétablir l’ordre au plus vite, éviter tout ce qui
pourrait être susceptible de déstabiliser la région qui se trouve
encore en une situation d’équilibre très précaire. Tout cela a conduit
à une justice qu’il faut bien qualifier de sélective, dont le corollaire
a été, et continue à être, l’impunité de nombreux crimes dont tous
les indices crédibles indiquent qu’ils ont été l’œuvre, directe
ou indirecte, de hauts responsables de l’UÇK. Les pays occidentaux
qui se sont engagés au Kosovo se sont bien gardés d’intervenir directement
sur le terrain, préférant recourir aux frappes aériennes, l’UÇK
devenant ainsi leur indispensable alliée pour les opérations terrestres.
On a ainsi préféré fermer les yeux sur les crimes de guerre commis
par ce dernier, privilégiant la stabilité immédiate. En effet, le nouveau
Kosovo s’est essentiellement bâti sur les structures existantes
du mouvement irrédentiste kosovar albanais. Les administrations
internationales qui se sont succédé sur place ainsi que l’administration américaine,
qui de l’avis général joue un rôle important dans la conduite des
affaires de la nouvelle entité Kosovo
, ont donc composé
avec leurs alliés de fait sur le terrain, ces derniers étant devenus
les nouveaux maîtres de la politique locale. Cette situation, nous
l’avons déjà souligné, a finalement empêché que l’on fasse toute
la lumière sur les crimes commis lorsque tout indiquait qu’ils avaient
été l’œuvre de personnes qui étaient au pouvoir ou proches de celles-ci.
A cela s’ajoute le fait que l’administration internationale de la
MINUK (Mission d’administration intérimaire des Nations Unies au
Kosovo) disposait de ressources, quantitativement et qualitativement,
insuffisantes pour poursuivre les crimes commis d’une façon efficace
et impartiale. Le personnel international affecté sur place à la
MINUK bénéficiait en grande majorité de contrats pour une période
limitée et il y avait une rotation continuelle, ce qui constituait
également un obstacle majeur dans l’administration de la justice.
Des responsables de l’administration internationale nous ont fait
part de l’impossibilité de conduire des enquêtes de façon confidentielle
– ce qui est pourtant une condition essentielle pour le succès d’une
enquête criminelle – en raison notamment de l’emploi d’interprètes
locaux qui faisaient passer les informations aux intéressés. EULEX,
pour les enquêtes les plus délicates, a par la suite eu recours à
des interprètes venant d’autres pays. Ces mêmes sources nous ont
dit que la philosophie de la communauté internationale pouvait se
résumer dans le principe de la «stabilité et la paix à tout prix»,
ce qui impliquait évidemment de ne pas se brouiller avec le pouvoir
en place.
8. La mission d’EULEX (Mission européenne de police et de justice
au Kosovo), installée depuis la fin de 2008, a ainsi hérité d’une
situation extrêmement difficile. De nombreux dossiers de crimes
de guerre, notamment ceux dont sont suspectés des combattants de
l’UÇK, ont d’ailleurs été repris de la MINUK dans un état déplorable
(preuves et témoignages égarés, grand laps de temps entre les actes
d’investigation incomplets), à tel point que des responsables d’EULEX
n’ont pas mâché leurs mots pendant nos visites d’information et
ont exprimé leur crainte que de nombreux dossiers devront être abandonnés
. Certains interlocuteurs
qui représentent la société civile kosovare émergente n’ont pas
épargné leurs critiques également à l’égard d’EULEX: on s’attendait
à ce qu’EULEX s’attaque finalement aussi aux «intouchables», dont
tout le monde connaît le passé plus que trouble. En vain: il y a
eu beaucoup d’annonces, beaucoup de promesses, mais les résultats
concrets se font toujours attendre. L’affaire de Nazim Bllaca, le
«donneur d’alerte» qui s’est lui-même publiquement accusé de meurtres
commandités par des personnes qui aujourd’hui revêtent de hautes
responsabilités politiques, est emblématique. On a attendu quatre
jours avant de l’arrêter et de le placer sous protection. La manière
dont EULEX traitera cette affaire constituera un test important
de sa détermination à aller jusqu’au bout de sa mission de justice.
9. Il faut cependant saluer l’engagement remarquable de nombreux
agents d’EULEX – actuellement quelque 1 600 cadres internationaux
et 1 100 employés locaux – ainsi que leur détermination à faire
face à l’extraordinaire défi qui leur a été confié. Leurs efforts
commencent à produire des résultats tangibles notamment en ce qui
concerne les dossiers du camp de Kukës (au nord de l’Albanie) et
de la clinique Medicus à Pristina. EULEX devrait absolument bénéficier
d’un soutien plus clair et déterminé au plus haut niveau politique
européen. Aucune ambiguïté ne doit subsister quant à la nécessité
de s’attaquer à tous les suspects de crimes, même s’ils occupent
d’importantes fonctions institutionnelles et politiques. Il est
également urgent de donner à EULEX accès à toutes les archives des
instances internationales antérieurement présentes au Kosovo, y
compris celles de la KFOR rapatriées entre-temps dans les pays participants
et les dossiers du TPIY
.
D’après les praticiens travaillant sur place, il faudrait créer
une base de données unifiée et commune des archives de tous les
acteurs internationaux, facilement accessible aux enquêteurs d’EULEX.
On est en droit de se demander quelles peuvent bien être les raisons
qui s’opposent à la mise en œuvre d’une exigence aussi élémentaire.
10. La police kosovare, à caractère pluriethnique, est formée
de manière professionnelle, bien équipée et efficace dans la lutte
contre la petite et moyenne criminalité. Forte de plus de 7 200
policiers en uniforme et de plus de 1 100 auxiliaires, elle inclut
des représentants de 13 groupes ethniques, y compris 10 % de Serbes. Selon
des sondages récents, elle bénéficierait de la plus grande confiance
parmi toutes les institutions au Kosovo, après la KFOR. De hauts
responsables internationaux ont aussi confirmé que «la police est
bonne», mais que les juges «posent un problème» – comme étant susceptibles
d’être intimidés, sous influence politique ou corrompus. Les jugements
sur la police sont cependant nuancés parmi les observateurs que
nous avons rencontrés. L’institution doit encore faire ses preuves
et gagner toute la confiance de ses partenaires internationaux,
y compris auprès de la mission d’EULEX, où nous avons encore ressenti
certains doutes par rapport à la volonté politique de tous les responsables
de cette force de police de lutter sans réserves contre toutes les
formes de criminalité; en particulier, contre le crime organisé,
les crimes impliquant de hautes personnalités politiques, et, notamment,
la volonté et la capacité d’assurer une protection vraiment efficace
des témoins, aspect très délicat et indispensable pour une poursuite
des criminels les plus notoires et dangereux.
11. La corruption et la criminalité organisée constituent un problème
majeur dans la région, comme l’indiquent plusieurs études internationales.
Cela est d’autant plus grave que des connexions existent entre criminalité,
corruption et politique. La présence massive d’agents internationaux
ne facilite pas les choses et conduit à des résultats pervers: un
chauffeur ou une femme de ménage d’une institution internationale
ou d’une ambassade gagne en règle générale sensiblement plus qu’un
agent de police ou un juge. Cela ne peut que porter atteinte à l’échelle
des valeurs.
12. Le dossier le plus urgent du point de vue humanitaire est
celui des personnes disparues dans le cadre du conflit au Kosovo.
Le nombre des disparitions est très important, rapporté à la population
totale du Kosovo. Sur 6 005 dossiers de disparitions ouverts par
le Comité international de la Croix-Rouge, 1 400 personnes environ
ont été retrouvées vivantes et 2 500 corps ont pu être retrouvés
et identifiés. Il s’agit pour la plupart de victimes kosovares de
souche albanaise retrouvées par moitié respectivement dans des charniers
découverts en territoire sous contrôle effectif serbe et au Kosovo.
Aux 1 869 personnes disparues pendant le conflit dont le sort n’a
toujours pas été établi (dont deux tiers environ sont des Kosovars
de souche albanaise) s’ajoutent 470 personnes disparues après l’arrivée
des troupes de la KFOR le 12 juin 1999, dont 95 de souche albanaise et
375 non albanais, pour la plupart serbes
.
13. Au sujet de ces disparitions, il convient de souligner que
de nombreuses familles kosovares albanaises ayant perdu un parent
après le 12 juin 1999 auraient déclaré une date de disparition antérieure
à cette date par crainte que leurs proches puissent passer pour
des «traîtres» punis par l’UÇK. Il est révélateur que la loi kosovare
sur l’indemnisation des familles des «martyrs» exclue expressément
les personnes mortes après l’arrivée de la KFOR. Pour ce qui est
de la loi, encore en discussion, sur l’indemnisation des familles
de personnes disparues, la position des autorités kosovares est
de couvrir uniquement les disparitions intervenues entre le 1er
janvier 1999 et le 12 juin 1999. En fait, cela indique à quel point
ce problème des disparus kosovars albanais est encore sensible.
Selon plusieurs de nos interlocuteurs, le sujet reste un véritable
tabou et continue à être un sérieux obstacle à la recherche de la
vérité, car la chasse aux «traîtres» a souvent dissimulé la lutte
sanglante entre factions de l’UÇK et servi à cacher les crimes commis
par des membres de l’UÇK ou des personnes liées à elle.
14. Le Bureau des personnes disparues et de médecine légale
(OMPF)
a de grandes difficultés à travailler avec la documentation souvent
de mauvaise qualité héritée de ses prédécesseurs
; il a également de la peine à
motiver et à retenir son personnel, sous-payé par rapport aux qualifications
requises. La coopération entre les différentes instances internationales
et les autorités kosovares ainsi que les autorités compétentes de l’Albanie
pour élucider le sort des personnes disparues laisse à désirer.
Alors que la Serbie a coopéré, non sans hésitations initiales, dans
les opérations de fouille de fosses communes suspectes sur le territoire
sous son contrôle, de tels actes d’investigation se sont avérés
beaucoup plus compliqués sur le territoire du Kosovo
,
voire impossible jusqu’à maintenant sur le territoire albanais
. La coopération
des autorités kosovares est particulièrement défaillante en ce qui
concerne les 470 disparitions officiellement intervenues après la
fin du conflit
. Le manque
de coopération des autorités kosovares et albanaises pour rechercher
des personnes disparues serbes, et même kosovares de souche albanaise,
qui pourraient s’avérer être des victimes de crimes commis par des
membres de l’UÇK, suscite de sérieux doutes quant à la volonté politique des
autorités actuelles de faire toute la vérité sur ces événements.
15. Le groupe de travail sur les personnes disparues présidé par
le Comité international de la Croix-Rouge a besoin du soutien plein
et entier de la communauté internationale pour surmonter les réticences
de part et d’autre, dans l’intérêt des proches des victimes dont
les souffrances continues constituent un important obstacle à la
réconciliation.
16. Nous avons rappelé comment les allégations de trafic d’organes
ont été rendues publiques et comment elles ont assumé une dimension
internationale, au point de conduire l’Assemblée parlementaire à
demander l’élaboration du présent rapport. Il a été beaucoup fait
état de la «maison jaune» située à Rripe près de Burrel en Albanie
centrale. Toute l’attention s’est apparemment concentrée sur cette
maison. Elle n’est en fait qu’un élément accessoire d’une affaire
bien plus vaste et complexe. Il est vrai que tout semble avoir commencé
par des révélations concernant la «maison jaune». En février 2004,
une visite d’observation sur place a été organisée conjointement
par le TPIY et la MINUK, avec la participation d’un journaliste.
En fait, il ne s’est pas agi d’un véritable examen de police scientifique
selon toutes les règles de l’art. Des participants à cette visite que
nous avons interviewés ont expressément dénoncé un certain manque
de professionnalisme, notamment en ce qui concerne les prélèvements
d’échantillons et les constats scientifiques. Néanmoins, le comportement des
membres de la famille K. vivant dans la maison suscite plusieurs
interrogations, notamment au sujet des versions différentes et contradictoires
qu’ils ont successivement données à propos de la présence de traces de
sang (relevées par l’utilisation de luminol) près d’une table dans
la pièce principale. Le patriarche de la famille a indiqué que des
animaux de la ferme avaient été tués et charcutés à cet endroit;
une autre explication a également été fournie selon laquelle une
des femmes du ménage aurait donné naissance à l’un de ses enfants
au même endroit.
17. Ni le TPIY, ni la MINUK, ni le parquet albanais n’ont donné
suite à cette visite en diligentant des enquêtes plus approfondies.
L’enquêteur albanais qui avait pris part à ce constat sur place
s’est d’ailleurs empressé de publiquement affirmer qu’il n’existait
aucun indice de quelque nature que ce soit. Les prélèvements matériels effectués
sur place ont été par la suite détruits par le TPIY, après avoir
été photographiés, comme le procureur général auprès du tribunal
nous l’a confirmé dans une lettre
. Qu’il soit permis de nous en
étonner!
18. L’équipe du procureur spécial pour les crimes de guerre à
Belgrade, qui a déployé des efforts considérables, n’a pas non plus
abouti à des résultats très concrets. La forte médiatisation qui
a entouré l’enquête n’a certes pas contribué à son efficacité. Nous
remercions le procureur spécial pour sa coopération et sa disponibilité.
19. L’équipe de procureurs et d’enquêteurs internationaux au sein
de la mission d’EULEX chargée d’enquêter sur les allégations de
traitements inhumains, y compris celles relatives à un éventuel
trafic d’organes, a fait des progrès notamment en ce qui concerne
la preuve de l’existence de lieux de détention secrets de l’UÇK
au nord de l’Albanie où des meurtres auraient été également commis.
Mais cette enquête se heurte jusqu’à présent au manque de coopération
des autorités albanaises qui ont laissé sans réponse la demande
de coopération judiciaire précise et détaillée qui leur a été adressée.
A ce jour, EULEX n’a pas eu accès à la totalité des informations
collectées par le TPIY dans ce domaine.
20. L’enquête, également conduite par EULEX, dans l’affaire de
la clinique Medicus à Pristina, est rendue difficile par la lenteur
des réponses des autorités de plusieurs pays membres et observateurs
du Conseil de l’Europe à des demandes d’assistance judiciaire de
la part d’EULEX
.
Au vu de la gravité des faits allégués – trafic d’organes humains!
– ces retards sont incompréhensibles et intolérables. Rappelons
que cette enquête a conduit à l’arrestation, en novembre 2008, d’un
certain nombre de personnes impliquées. Des mandats d’arrêts ont
été diffusés contre d’autres personnes suspectées actuellement en
fuite
. Cette enquête démontre également
l’existence d’infrastructures et de réseaux criminels, impliquant
aussi des médecins, agissant dans la région dans le cadre d’un trafic
international d’organes humains, malgré la présence de forces internationales.
Nous verrons que des éléments suffisamment sérieux et concrets subsistent
pour affirmer que ce trafic existait déjà avant l’affaire Medicus
et que certains responsables et associés de l’UÇK n’y ont pas été étrangers.
En tout cas, le doute est tel qu’on ne saurait tolérer qu’une enquête
sérieuse, indépendante et complète ne soit finalement pas diligentée.
21. La reconstruction des événements pendant la période tourmentée
et chaotique de 1999 à 2000 au Kosovo est, on l’a vu, extrêmement
difficile. Il y a eu, et il y a toujours, à l’exception de quelques
enquêteurs d’EULEX, un manque de volonté d’établir la vérité et
les responsabilités de ce qui s’est passé pendant ce laps de temps.
Le faisceau d’indices existant contre certains hauts responsables
de l’UÇK explique en grande partie ces réticences. Il y a des témoins
de ces événements qui ont été éliminés, d’autres sont terrorisés
par le simple fait d’être interpellés sur ces événements. Ils n’ont
absolument pas confiance dans les mesures de protection qu’on pourrait
leur accorder. Avec certains interlocuteurs, nous avons dû prendre
des précautions très rigoureuses pour leur assurer l’anonymat le
plus complet. Nous les avons cependant jugés dignes de foi et avons
pu constater que leurs déclarations étaient confirmées par des éléments
objectivement vérifiables. Notre but n’était toutefois pas de conduire
une enquête criminelle. Nous prétendons cependant avoir recueilli des
éléments suffisamment importants pour exiger avec force que les
instances internationales et les Etats concernés mettent finalement
tout en œuvre pour que la vérité soit établie et les responsables
clairement identifiés et appelés à rendre compte de leurs actes.
Les indices de collusion entre criminalité et personnes revêtant
des responsabilités politiques et des fonctions institutionnelles
sont trop nombreux et trop sérieux pour être ignorés. C’est un droit
fondamental des citoyens kosovars de connaître la vérité, toute
la vérité; c’est également une condition indispensable pour une
réconciliation entre les communautés et un avenir prospère du pays.
22. Avant d’entrer plus dans le détail de nos recherches, qu’il
me soit permis de remercier tous ceux et toutes celles qui m’ont
aidé dans ce travail aussi difficile que délicat. Tout d’abord le
secrétariat de la commission, assisté par un expert externe, les
autorités des Etats visités, ainsi que des journalistes d’investigation
compétents et courageux qui ont partagé certaines informations avec
nous. Un remerciement particulier aux personnes qui ont eu confiance
dans notre professionnalisme, notamment dans notre devoir de protéger
leur identité pour ne pas les mettre en danger.
2. Commentaire liminaire sur
les sources
23. Au cours de notre enquête,
nous avons recueilli des témoignages et des documents provenant
de plusieurs douzaines de sources principales, parmi lesquelles
figurent les combattants et auxiliaires des diverses factions armées
qui ont pris part aux hostilités au Kosovo; les victimes directes
d’actes de violence commis au Kosovo et dans les territoires voisins;
les membres des familles de personnes disparues ou décédées; les
actuels et anciens représentants des institutions judiciaires internationales
ayant à connaître des événements au Kosovo [à commencer par la Mission
d’administration intérimaire des Nations Unies au Kosovo (MINUK),
la Mission européenne de police et de justice au Kosovo (EULEX)
et le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY)];
les représentants des systèmes judiciaires nationaux, dont les procureurs
compétents pour les faits en rapport avec le Kosovo [les services
du procureur de Belgrade chargé des crimes de guerre; le procureur
général de Tirana; les procureurs, fonctionnaires de police et agents
de la sécurité publique de Pristina et de trois Etats voisins];
les agences humanitaires [dont le Comité international de la Croix-Rouge)
et la Commission internationale pour
les personnes disparues (ICMP)]; enfin, divers membres de la société
civile et des instances de protection des droits de l’homme, qui
ont enquêté sur les événements survenus au Kosovo pendant la période
qui nous intéresse et en ont rendu compte [y compris le Centre de
droit humanitaire].
24. Nous nous sommes bien entendu attachés, chaque fois que cela
s’avérait possible, à recueillir nous-mêmes directement ces témoignages,
soit à l’occasion de réunions officielles, soit par des entretiens confidentiels,
au cours des visites effectuées à Pristina, Tirana, Belgrade et
dans d’autres régions des Balkans. Toutefois, certaines sources
qui nous ont fourni ces témoignages n’ont pas été en mesure de nous
rencontrer en personne pour diverses raisons, au nombre desquelles
figurent leur «disparition» pour des raisons de sécurité, leur transfert
à l’étranger et les contraintes du programme officiel des réunions
prévues au cours de notre mission dans la région.
25. Nous avons, en outre, rencontré les mêmes difficultés à obtenir
des témoignages dignes de foi au sujet des allégations de crimes
commis par les Kosovars albanais que les autres instances d’enquête
au cours des dix dernières années. Le sentiment viscéral de loyauté
à l’égard du clan et le sens de l’honneur, que le rapport d’expertise
présenté au TPIY lors du délibéré de l’affaire Limaj
et al. a
peut-être le mieux cernés, nous interdisaient tout accès à la plupart
des témoins de l’ethnie albanaise. Compte tenu du fait que deux
actions en justice importantes engagées par le TPIY avaient entraîné
la mort d’un si grand nombre de témoins, ce qui avait finalement
empêché que la justice soit rendue
, il était très peu probable qu’un
rapporteur de l’Assemblée, dont les moyens étaient en comparaison
bien dérisoires, parvienne à obtenir de ces témoins qu’ils s’adressent
directement à nous.
26. Bon nombre de personnes qui ont travaillé pendant des années
au Kosovo, et qui font partie des observateurs les plus respectés
dans le domaine de la justice dans la région, nous ont indiqué que
les réseaux albanais de la criminalité organisée («la mafia albanaise»)
implantés en Albanie, dans les pays voisins, notamment au Kosovo
et dans «l’ex-République yougoslave de Macédoine», ainsi qu’au sein
de la diaspora albanaise, étaient probablement plus difficiles à
infiltrer que la mafia italienne; les
simples exécutants situés au bas de l’échelle hiérarchique de ces
réseaux préféreraient séjourner quelques dizaines d’années en prison
ou être condamnés pour entrave à la justice que de livrer un membre
de leur clan.
27. Nous avons donc été contraints, mais uniquement lorsque cela
s’imposait, de nous fonder sur les enregistrements audio et vidéo
d’entretiens dans lesquels des sources essentielles étaient interrogées
par d’autres personnes que nous. Dans ce cas, nous avons fait tout
notre possible pour établir l’identité, l’authenticité et la crédibilité
de ces sources; nous avons comparé leurs témoignages aux informations recueillies
auprès de sources distinctes et indépendantes, dont elles n’avaient
pu avoir aucune connaissance; enfin, nous avons obtenu directement
de la part des personnes qui ont mené les entretiens des renseignements
sur les circonstances et les conditions dans lesquelles ces entretiens
ont eu lieu.
28. Ces entretiens ont été menés par des représentants des services
répressifs de divers pays, des chercheurs et universitaires et des
journalistes d’investigation d’une réputation et d’une fiabilité
reconnues. Nous avons systématiquement veillé à corroborer ces témoignages.
3. Résultats détaillés de nos
recherches
3.1. Vue d’ensemble
29. La vue d’ensemble qui ressort
de notre enquête diffère considérablement, à plusieurs égards, du tableau
que l’on brosse habituellement du conflit au Kosovo. De fait, malgré
l’intensité indéniable de la lutte menée pour le destin du territoire
du Kosovo, les factions ennemies se sont très rarement heurtées
en combats armés le long d’une quelconque ligne de front.
30. Les violences odieuses commises par les soldats et les forces
de police serbes, qui tentaient de soumettre, puis d’expulser la
population albanaise du Kosovo, sont de notoriété publique et parfaitement établies.
31. L’importance des éléments de preuve que nous avons découverts
tient peut-être surtout au fait qu’ils sont souvent en contradiction
avec l’image racoleuse de l’Armée de libération du Kosovo, présentée
comme une armée de guérilleros qui se sont vaillamment battus pour
défendre le droit de leurs compatriotes à vivre sur le territoire
du Kosovo.
32. S’il est indéniable que de nombreux soldats courageux, prêts
à aller au combat, à faire face à l’adversité et, si nécessaire,
à mourir pour la cause d’une patrie kosovare albanaise indépendante
étaient présents dans les rangs de l’UÇK, ceux-ci ne constituaient
pas nécessairement la majorité.
33. D’après les témoignages que nous sommes parvenus à recueillir,
la politique et la stratégie adoptées par certains dirigeants de
l’UÇK allaient bien au-delà de la simple ambition de vaincre les
oppresseurs serbes.
34. D’une part, la direction de l’UÇK a cherché à obtenir la reconnaissance
et le soutien de partenaires étrangers, parmi lesquels figurait
notamment le Gouvernement des Etats-Unis. A cette fin, les «porte-parole» de
l’UÇK, qui entretenaient d’excellents contacts sur la scène internationale,
devaient donner un certain nombre d’assurances à leurs partenaires
et contributeurs et/ou prendre des engagements précis qui conditionnaient
de fait l’obtention du soutien de l’étranger.
35. D’autre part, un certain nombre d’officiers supérieurs de
l’UÇK n’auraient pas manqué de tirer profit de la guerre, notamment
sous forme d’avantages matériels et personnels pour eux-mêmes. Leur
objectif aurait été de s’arroger ou d’assurer aux membres de leur
famille ou de leur clan un certain nombre de ressources, par exemple
grâce à l’exercice de fonctions politiques ou d’activités dans des
domaines lucratifs comme le secteur pétrolier, le bâtiment et l’immobilier.
Il s’agissait pour eux de réparer ce qu’ils considéraient comme
une injustice dont avait été victime la population albanaise de
l’ancienne Yougoslavie. Un grand nombre d’entre eux se serait employé
à profiter au mieux du pouvoir dont ils disposaient pendant le temps
où certaines zones de non-droit étaient placées sous leur autorité
opérationnelle (comme dans certaines parties du Kosovo méridional
et occidental) et à user de leur influence, surtout en termes de
ressources financières, pour s’implanter dans d’autres pays (par
exemple en Albanie).
36. En réalité, les principales activités opérationnelles des
membres de l’UÇK avant, pendant et immédiatement après le conflit
étaient menées sur le territoire albanais, où les forces de sécurité
serbes n’étaient jamais déployées.
3.2. Factionnalisme de l’UÇK
et liens avec le crime organisé
37. Pendant plus de deux ans après
sa première apparition en 1996, l’UÇK était considérée par les observateurs
occidentaux comme un groupe marginal et désorganisé d’insurgés,
dont les attaques lancées contre l’Etat yougoslave s’apparentaient
à des actes de «terrorisme».
38. Nos sources proches de l’UÇK ainsi que des témoignages de
membres de l’UÇK faits prisonniers par la police serbe confirment
que les principales bases de l’UÇK où se rassemblaient ses recrues
se trouvaient dans le nord de l’Albanie.
39. Il est parfaitement établi que les armes et les munitions
étaient acheminées en contrebande dans diverses régions du Kosovo,
souvent à dos de cheval et depuis le nord de l’Albanie, par des
routes de montagne empruntées clandestinement. Selon la police serbe,
il s’agissait d’incursions criminelles effectuées par des malfaiteurs
qui prévoyaient de commettre des actes terroristes contre les forces
de sécurité serbes. Les Kosovars albanais et les ressortissants
albanais qui prenaient part à ces opérations de contrebande les présentaient
en revanche comme des actes héroïques de résistance à l’oppression
serbe.
40. Le renforcement de la capacité de combat et de la crédibilité
de l’UÇK auprès de la population albanaise du Kosovo semble avoir
suivi, surtout au cours de l’année 1998, une trajectoire comparable
à l’escalade des brutalités commises par l’armée et la police serbes.
41. Ce n’est pourtant qu’au deuxième semestre de 1998 que l’UÇK
est parvenue à s’imposer dans l’esprit de la communauté internationale,
grâce au soutien explicite des puissances occidentales basé sur
le «lobbying» des Etats-Unis, comme le fer de lance de la lutte
menée par les Kosovars albanais pour la libération du Kosovo.
42. Le fait d’apparaître comme un acteur de premier plan était
indispensable pour l’UÇK, et était son atout le plus précieux. C’est
en effet ce qui a incité les donateurs les plus fortunés de la diaspora
albanaise à faire parvenir des fonds considérables à l’UÇK. Cette
image a également conféré à chaque représentant de l’UÇK une autorité
accrue, qui lui permettait de parler et d’agir au nom de l’ensemble
des Albanais du Kosovo, tandis que les personnalités de premier
plan de l’UÇK apparaissaient comme les probables détenteurs du pouvoir dans
le Kosovo de l’après-guerre.
43. Ce rôle prééminent apparent de l’UÇK, dû en grande partie
aux Américains, était en fait prévisible et a représenté le socle
sur lequel l’UÇK s’est appuyée pour parvenir à prendre l’ascendant
sur les autres forces politiques albanaises du Kosovo qui briguaient
le pouvoir, comme la Ligue démocratique du Kosovo (LDK) d’Ibrahim
Rugova et le «gouvernement en exil» de Bujar Bukoshi.
44. D’après les sources dont nous disposons au sein de l’UÇK,
cette dernière a consacré autant d’énergie et, semble-t-il, une
part plus importante de ses ressources et de son capital politique
à conserver l’avantage sur ses factions rivales de l’ethnie albanaise
qu’au moment du lancement d’actions militaires coordonnées contre
les Serbes.
45. En parallèle, il convient de rappeler, pour le souligner,
que l’Armée de libération du Kosovo ne formait pas une faction unique
et unie de combattants à la manière d’une armée conventionnelle.
Elle ne comptait aucun chef suprême ou «commandant en chef» officiellement
désigné dont l’autorité était universellement reconnue par les autres
commandants et dont les ordres étaient suivis par l’ensemble des
hommes de troupe.
46. Au contraire, alors que la lutte pour le pouvoir dans le futur
Kosovo évoluait et que la généralisation du conflit approchait,
un factionnalisme interne profondément enraciné divisait l’UÇK.
47. Les ambitions politiques contraires des personnalités les
plus influentes de l’UÇK et des candidats à sa direction, ainsi
qu’une conception disparate des paramètres admissibles de la résistance
armée, constituaient autant de sources importantes de division.
48. Plusieurs «groupuscules» différents de l’UÇK ont ainsi fait
leur apparition en 1998 et 1999, notamment après la mort du célèbre
commandant paysan de l’UÇK, Adem Jashari
.
49. Chacun de ces groupuscules était dirigé par l’un des membres
fondateurs autoproclamés de l’UÇK et comptait un noyau fidèle de
recrues et de partisans, souvent issus de quelques clans ou familles
étroitement liés et/ou qui se concentraient sur une zone géographique
donnée du Kosovo. Chaque groupe considérait son chef comme le plus
à même de diriger la lutte de l’UÇK contre les Serbes et, par extension,
d’obtenir l’autodétermination des Albanais du Kosovo, tout en coopérant
par opportunisme avec les autres commandants de l’UÇK.
50. Les membres et les dirigeants de ces groupuscules, ainsi que
la popularité dont jouissait déjà auparavant le LDK, ont manifestement
perduré au-delà du conflit et, pour l’essentiel, façonné le paysage politique
du Kosovo de l’après-guerre
.
51. Au cours des dix dernières années, les anciens principaux
commandants de l’UÇK se sont partagé l’exercice des plus hautes
fonctions dirigeantes du Kosovo; dans la plupart des campagnes électorales,
les candidats se sont affrontés en faisant valoir leur participation
respective à la lutte pour la libération et leur capacité à défendre
les intérêts de la population albanaise du Kosovo contre ses adversaires
connus et inconnus.
52. Il a été établi que ces divers «groupuscules» de l’UÇK ont
développé et maintenu leurs propres structures de renseignement,
qui leur apparaissaient comme un moyen parmi d’autres d’assurer
leur pérennité. Les plus fervents partisans de la poursuite
de facto de cette forme de lutte
de l’UÇK ont utilisé tous les moyens dont ils disposaient, en se
situant indéniablement à la limite de la légalité, pour surveiller
et bien souvent chercher à saboter l’action de leurs opposants et
de ceux qui pouvaient nuire à leurs intérêts politiques ou économiques
.
53. Nous avons par ailleurs constaté
que les structures des unités de l’UÇK
étaient en grande partie modelées sur la hiérarchie, les allégeances
et le code de l’honneur des clans ou des familles élargies de l’ethnie
albanaise, qui forment un ensemble de préceptes connus sous le nom
de kanoun dans les régions du Kosovo dont sont issus leurs commandants.
54. A partir des analyses que nous ont communiquées plusieurs
missions internationales de contrôle, et qui ont été corroborées
par les sources dont nous disposons auprès des forces de l’ordre
européennes et d’anciens combattants de l’UÇK, nous avons constaté
que les principales unités de l’UÇK et leurs zones de commandement
opérationnel respectives étaient la copie presque conforme des structures
qui contrôlaient les diverses formes de criminalité organisée dans
les territoires où opérait l’UÇK.
55. Plus simplement, pour comprendre qui dirigeait les divers
trafics ou activités de contrebande qui étaient florissants dans
la région, il suffisait de déterminer quelle chapelle ou mouvance
de commandants et d’affidés de l’UÇK était responsable d’une zone
opérationnelle précise de l’UÇK au Kosovo ou dans certaines régions d’Albanie.
56. Nous avons fait un autre constat des plus pertinents pour
notre enquête: un noyau restreint mais incroyablement puissant de
personnalités de l’UÇK aurait pris le contrôle, au plus tard à partir
de 1998, de la majeure partie des activités criminelles illicites
auxquelles les Albanais du Kosovo ont participé en République d’Albanie.
57. Ce groupe de personnalités de premier plan de l’UÇK s’est
lui-même baptisé le «Groupe de Drenica», un nom qui évoque ses liens
avec la vallée de Drenica au Kosovo
,
noyau traditionnel de la résistance des membres de l’ethnie albanaise
à l’oppression serbe à l’époque de Milošević et lieu de naissance
de l’UÇK.
58. Nous avons constaté que le chef de ce Groupe de Drenica ou,
pour employer la terminologie propre aux réseaux de la criminalité
organisée, son «parrain», n’était autre qu’un acteur réputé de la
vie politique locale et peut-être la personnalité de l’UÇK la plus
reconnue sur la scène internationale, Hashim Thaçi
.
59. Thaçi peut être considéré comme l’artisan de l’accession de
l’UÇK à un statut d’acteur de premier plan dans la période qui a
précédé les négociations de Rambouillet, aussi bien sur le terrain
au Kosovo qu’à l’étranger. Il a également beaucoup contribué à l’apparition
du profond factionnalisme interne qui caractérisait l’UÇK tout au
long des années 1998 et 1999.
60. D’une part, Thaçi doit sans aucun doute son ascension personnelle
au soutien politique et diplomatique
des Etats-Unis et d’autres puissances
occidentales, qui le considéraient comme le partenaire local favori
de leur projet de politique étrangère pour le Kosovo. Cette forme
de soutien politique lui aurait notamment donné le sentiment d’être
«intouchable» et lui a conféré une stature inégalée de futur dirigeant
plausible du Kosovo de l’après-guerre.
61. D’autre part, d’après les comptes rendus parfaitement documentés
des services de renseignements que nous avons examinés en profondeur
et qui ont été corroborés par les entretiens que nous avons eus
au cours de notre enquête, le Groupe de Drenica dirigé par Thaçi
a renforcé dans des proportions phénoménales son assise dans les
activités criminelles organisées, à l’époque florissantes au Kosovo
et en Albanie.
62. Thaçi aurait, dans ce domaine, agi avec le soutien et la complicité
non seulement des structures de gouvernance officielles de l’Albanie,
et notamment du gouvernement socialiste au pouvoir à ce moment-là, mais
également des services secrets albanais et de la redoutable mafia
albanaise.
63. De nombreux commandants de l’UÇK restèrent en territoire albanais,
certains opérant même de la capitale, Tirana, pendant toute la période
d’hostilités et au-delà.
64. Au cours de la période des bombardements effectués par l’OTAN,
qui durèrent plusieurs semaines, l’équilibre des pouvoirs au Kosovo
fut sans doute modifié essentiellement par l’afflux dans la région
de ressortissants étrangers venus officiellement et officieusement
soutenir la cause de l’UÇK. Ce soutien étranger, qui parvenait difficilement
à pénétrer au Kosovo, transita principalement par l’Albanie.
65. Plusieurs hauts dignitaires de l’UÇK, encouragés par le refuge
qui leur était accordé, tacitement, par des autorités albanaises
favorables à leur cause, persuadés également qu’il était plus pratique
pour eux de poursuivre leurs activités sur un terrain qui leur était
familier, auraient mis en place leur propre système de racket en
échange de leur protection dans les zones en Albanie dominées par
les membres de leur clan ou dans lesquelles ils trouvèrent un terrain
d’entente avec la criminalité organisée qui y était implantée et
se livrait à des activités telles que la traite des êtres humains,
la vente de véhicules volés et le commerce du sexe.
66. Les services chargés de la lutte contre le trafic de drogue
de cinq pays au moins précisent, dans des rapports confidentiels
qui s’étendent sur plus de dix ans, que le commerce de l’héroïne
et d’autres narcotiques était contrôlé de façon violente par Hashim
Thaçi et d’autres membres du Groupe de Drenica
.
67. De même, les analystes des services de renseignements de l’OTAN,
ainsi que ceux de quatre gouvernements étrangers indépendants au
moins
,
on fait un constat irréfutable en recueillant des informations sur
la période qui a immédiatement suivi le conflit de 1999. Thaçi était
habituellement défini et désigné dans les rapports des services
secrets comme le plus dangereux des «parrains de la pègre» de l’UÇK
.
68. Nous avons eu des indications au cours de nos recherches que
plusieurs autres membres connus du Groupe de Drenica ont été les
complices essentiels de divers types d’activités criminelles. Parmi
ceux-ci figurent Xhavit Haliti, Kadri Veseli, Azem Syla et Fatmir
Limaj. Chacun d’entre eux a fait l’objet, au cours des dix dernières
années, de plusieurs enquêtes à la suite des soupçons de crimes
de guerre ou d’association de malfaiteurs qui pesaient sur eux,
y compris pour d’importantes affaires dont les procureurs de la
MINUK, du TPIY
et
d’EULEX étaient saisis. A ce jour cependant, ils ont tous échappé
à toute justice effective.
69. Tout laisse croire que ces individus auraient été condamnés
pour crimes graves et purgeraient aujourd’hui de longues peines
d’emprisonnement si leur impunité n’avait été assurée par deux facteurs choquants:
en premier lieu, ils semblent être parvenus à éliminer ou à réduire
au silence par intimidation la majeure partie des témoins à charge
éventuels ou avérés (aussi bien leurs ennemis que d’anciens alliés),
en usant de violences, de menaces, de chantage et de racket de protection;
deuxièmement, il y a eu un manque de volonté politique de la communauté
internationale de s’attaquer sérieusement aux anciens chefs de l’UÇK. Cela
semble avoir permis à Thaçi – et par extension aux autres membres
du Groupe de Drenica – de profiter de leur position et d’accumuler
des fortunes personnelles sans rapport avec leurs activités déclarées.
70. Thaçi et ces autres membres du Groupe de Drenica sont constamment
qualifiés «d’acteurs clés» dans les rapports des services de renseignements
consacrés aux structures de type mafieux de la criminalité organisée
du Kosovo
. J’ai examiné ces
divers rapports volumineux avec une consternation mêlée d’un sentiment
d’indignation morale.
71. Il est particulièrement déconcertant de constater que l’ensemble
de la communauté internationale au Kosovo – depuis les gouvernements
des Etats-Unis et des autres puissances occidentales alliées jusqu’aux autorités
judiciaires qui exercent leurs activités sous la tutelle de l’Union
européenne – possède sans doute les mêmes informations accablantes
sur toute l’étendue des crimes commis par le Groupe de Drenica
, mais qu’aucune
d’elles ne semble prête à réagir face à une telle situation et à
en poursuivre les responsables.
72. Les sources directes dont nous disposons indiquent de manière
crédible que Haliti, Veseli, Syla et Limaj, ainsi que Thaçi et les
autres membres du cercle de ses proches collaborateurs, auraient
ordonné, et parfois personnellement veillé au bon déroulement d’un
certain nombre d’assassinats, de détentions, d’agressions et d’interrogatoires
dans diverses régions du Kosovo et notamment, ce qui nous intéresse
tout particulièrement, à l’occasion d’opérations menées par l’UÇK
sur le territoire albanais, entre 1998 et 2000.
73. Les membres du Groupe de Drenica auraient également pris le
contrôle des fonds substantiels mis à la disposition de l’UÇK pour
financer l’effort de guerre
. Ce groupe aurait passé avec
les réseaux internationaux bien établis de la criminalité organisée
plusieurs accords qui lui auraient permis de s’étendre et de se
diversifier dans de nouveaux domaines d’activités, tout en lui ouvrant
de nouvelles voies de contrebande vers d’autres pays d’Europe.
74. Plus précisément, d’après nos observations, la responsabilité
première de deux séries de crimes non reconnus et évoqués dans le
présent rapport semble incomber aux dirigeants du Groupe de Drenica:
la gestion du réseau ad hoc de centres de détention de l’UÇK sur
le territoire albanais
et la fixation
du sort des prisonniers détenus dans ces établissements, et notamment
des nombreux civils enlevés au Kosovo et conduits, au-delà de la
frontière, en Albanie.
75. Lorsque nous avons cherché à comprendre comment ces actes
criminels avaient pu atteindre un degré d’inhumanité supplémentaire,
c’est-à-dire aller jusqu’au prélèvement forcé d’organes humains
pour en faire le trafic, nous avons identifié une autre personnalité
de l’UÇK qui semble faire partie des acteurs de premier plan complices
de ces méfaits: Shaip Muja.
76. La biographie personnelle de Shaip Muja dans la lutte menée
pour la libération des Albanais du Kosovo ressemble, jusqu’à un
certain point, à celle des autres membres du Groupe de Drenica,
dont Hashim Thaçi lui-même: militant étudiant au début des années
1990
, il devient l’un des membres
du groupe d’élite des «coordinateurs» de l’UÇK établi en Albanie
,
puis membre du gouvernement provisoire du Kosovo et commandant en
chef du Corps de protection du Kosovo (KPC)
; après s’être mué en responsable
politique civil du Parti démocratique du Kosovo (PDK), il exerce
finalement des fonctions influentes auprès des autorités actuelles
du Kosovo
.
77. L’activité exercée par Muja dans le secteur médical est le
fil conducteur de l’ensemble de ses fonctions. Nous ne prenons pas
à la légère le fait qu’il se présente et qu’il est considéré dans
de nombreux milieux comme le «Dr Shaip Muja», médecin et chirurgien,
mais également, prétendument praticien humanitaire et adepte du progrès
.
78. Nous avons découvert de nombreux indices convergents du rôle
capital joué pendant plus de dix ans par Muja dans des réseaux internationaux
nettement moins louables, comme ceux des trafiquants d’êtres humains,
des courtiers d’actes chirurgicaux illicites et d’autres acteurs
de la criminalité organisée.
79. Ces indices et éléments de preuve nous ont fait soupçonner
que Muja a pu, en grande partie grâce à la carrière médicale apparemment
irréprochable qu’il continuait à mener en parallèle, nouer des contacts,
se dissimuler derrière ses fonctions de couverture et jouir d’une
parfaite impunité pour exercer des activités criminelles organisées.
On peut ici établir une analogie avec la manière dont Thaçi et les
autres membres du Groupe de Drenica ont tiré parti des fonctions
publiques qu’ils exerçaient, bien souvent dans le cadre de la diplomatie
internationale. La seule différence, pour Muja, tient au fait que
son rôle au sein de la criminalité organisée est à peine connu en
dehors des réseaux criminels avec lesquels il a été en affaire et
des quelques enquêteurs qui les ont traqués.
80. D’après les témoignages recueillis auprès de celles de nos
sources qui ont participé aux opérations de l’UÇK en Albanie, ainsi
qu’auprès d’autres compatriotes de Shaip Muja présents au sein de
l’armée et des milieux politiques et qui le connaissent intimement,
ce dernier serait parvenu à acquérir et à conserver une influence
occulte dans les affaires de l’UÇK, au cours de cette période décisive
de la fin des années 1990 durant laquelle elle a obtenu le soutien
de la communauté internationale.
81. Au cours des hostilités qui ont secoué le nord de l’Albanie
et le long de la frontière du Kosovo et qui ont coïncidé avec l’intervention
de l’OTAN en 1999, Muja, comme la plupart des autres commandants
de l’UÇK, serait resté en retrait de la ligne de front, en maintenant
la base de commandement opérationnel de l’UÇK à Tirana.
82. Muja, Haliti et Veseli auraient notamment recherché des moyens
innovants pour utiliser et investir les millions de dollars du «fonds
de guerre» constitué par les dons versés à l’étranger pour la cause
de l’UÇK. Muja et Veseli auraient par ailleurs entrepris, pour le
compte du Groupe de Drenica, de nouer des contacts avec des sociétés
étrangères militaires et de sécurité
.
83. Il nous semble particulièrement intéressant de relever que
Thaçi et son Groupe de Drenica ont tiré parti de deux évolutions
majeures de la situation après le 12 juin 1999.
84. Premièrement, le retrait des forces de sécurité serbes du
Kosovo a permis à divers groupuscules de l’UÇK, dont le Groupe de
Drenica de Thaçi, de prendre effectivement le contrôle, sans aucune
entrave, d’un espace territorial élargi dans lequel ils pouvaient
exercer divers trafics et activités de contrebande.
85. Après les bombardements de l’OTAN en 1999, la KFOR et la MINUK
étaient incapables d’assurer, au Kosovo, le respect de la loi et
le contrôle des mouvements de population ou des frontières. Les
diverses factions de l’UÇK et les groupes dissidents qui contrôlaient
des zones distinctes du Kosovo (villages, tronçons de route, parfois
même certains bâtiments) étaient en mesure de se livrer à des entreprises
de criminalité organisée pratiquement à leur guise, y compris en
disposant des trophées de la victoire qu’ils semblaient avoir remportée
sur les Serbes.
86. Deuxièmement, le pouvoir politique renforcé acquis par Thaçi
(lorsqu’il s’est autoproclamé Premier ministre du gouvernement provisoire
du Kosovo) semble avoir donné au Groupe de Drenica la détermination d’éliminer
d’autant plus agressivement ceux qu’il considérait comme des rivaux,
des traîtres et des personnes soupçonnées d’avoir «collaboré» avec
les Serbes.
87. Selon nos sources, le lourd tribut de victimes payé par la
population albanaise du Kosovo, en particulier en 1998 et début
1999, avant et durant l’intervention de l’OTAN, avait exaspéré le
commandement et les militants de l’UÇK en Albanie. Lorsque la police
serbe et les forces paramilitaires se retirèrent en juin 1999, les unités
de l’UÇK stationnées au nord de l’Albanie se déployèrent au Kosovo
avec l’objectif proclamé de «sécuriser le territoire», mais également
mues par un irrépressible sentiment de colère et, il faut bien le
dire, de vengeance à l’égard de tous ceux qu’elles soupçonnaient
d’avoir participé à l’oppression des populations de l’ethnie albanaise.
88. Les habitants serbes des localités majoritairement albanaises
devinrent rapidement la cible de représailles, au même titre que
toute personne soupçonnée – ne fût-ce que sur la foi d’accusations
sans fondement proférées par les membres d’un clan rival ou dans
le cadre d’une ancienne vendetta – d’avoir «collaboré» avec l’administration
serbe ou travaillé pour le compte de celle-ci. Les hommes de troupe
de l’UÇK reçurent l’ordre d’établir, dans le cadre d’une campagne
d’intimidation menée en porte-à-porte, la liste des noms de ceux
qui avaient travaillé pour les autorités évincées de l’ex-Yougoslavie
(quelle qu’ait été l’importance de leurs fonctions administratives)
ou dont les parents ou partenaires avaient exercé de telles fonctions.
Un grand nombre de membres de l’ethnie albanaise, ainsi que des
minorités roms et autres, se sont ainsi retrouvés classés dans la
catégorie de ces «collaborateurs» supposés.
89. Au vu de ces éléments, nous sommes parvenus à la conclusion
que les violences commises par les membres et les auxiliaires de
l’UÇK en Albanie vont bien au-delà de simples aberrations qui auraient
été l’œuvre d’éléments hors la loi ou rebelles d’une force de combat
par ailleurs disciplinée. Nous estimons au contraire que ces violences
étaient suffisamment généralisées pour correspondre à un mode d’action systématique.
90. Bien que certains actes témoignent de la brutalité ou du mépris
particuliers dont leurs auteurs ont fait preuve à l’égard des victimes,
nous avons constaté que, de manière générale, ces violences semblent
avoir été coordonnées et couvertes par une stratégie globale, préméditée
et évolutive, décidée par les dirigeants du Groupe de Drenica.
91. Dans l’ensemble, ces violences sont symptomatiques du rôle
de premier plan joué par la criminalité organisée au sein de la
faction interne dominante de l’UÇK. Tenir des personnes captives
dans des lieux de détention improvisés, hors de la connaissance
ou de la portée de toute autorité, et contraindre au silence toute personne
ayant appris la vraie nature des activités illégales des geôliers
fait partie de la méthodologie bien connue de la plupart des structures
mafieuses – et le Groupe de Drenica n’était nullement différent.
92. Le Groupe de Drenica lui-même semble avoir évolué: ayant fait
partie, au début, d’une force armée – l’UÇK, ostensiblement engagée
dans une guerre de libération, il se serait mu en bande surpuissante d’entrepreneurs
criminels (ayant l’intention de prendre le contrôle du futur Etat).
En parallèle, nous avons également détecté une transformation des
activités des membres du Groupe dans un domaine particulier: les lieux
de détention et le traitement inhumain des détenus.
3.3. Lieux de détention et traitement
inhumain des détenus
93. Au cours de nos recherches,
nous avons recensé six établissements distincts au moins sur le
territoire albanais, situés dans une zone qui s’étendait de Cahan,
au pied du mont Pashtrik, dans la partie la plus septentrionale
de l’Albanie, jusqu’à la route côtière de Durrës, le long du littoral
méditerranéen de l’Albanie occidentale.
94. L’UÇK n’a certes pas eu la maîtrise complète et permanente
de ce territoire pendant la période qui nous intéresse, mais cela
vaut aussi pour n’importe quel autre service ou entité qui aurait
pu vouloir ou être en mesure d’y faire respecter la loi.
95. Cette absence du maintien de l’ordre public témoignait d’ailleurs
de l’incapacité de la police et des services de renseignements albanais
de réprimer le banditisme mafieux, organisé et alimenté par certaines unités
de l’UÇK qui s’étaient établies au nord et au centre de l’Albanie
et à mettre un terme à leur impunité. Les dirigeants régionaux de
l’UÇK faisaient, en effet, régner leur propre loi dans la zone placée
sous leur contrôle respectif.
96. Les lieux de détention sur lesquels nous avons reçu des témoignages
directs de nos sources, corroborés par des éléments réunis par des
journalistes d’investigation (certains datant de dix ans ou plus),
et plus récemment par les efforts des enquêteurs et procureurs d’EULEX
incluent Cahan, Kukës (proximité de) Bicaj, Burrel, Rripe (un village
au sud-ouest de Burrel dans le district de Mat), Durrës et, peut-être
le plus important de tous dans le cadre de notre mandat spécifique,
Fushë-Krujë.
97. Au cours de nos recherches, nous avons pu nous rendre sur
le site de deux de ces établissements de l’UÇK en Albanie, sans
toutefois parvenir à y pénétrer. De plus, pour quatre autres établissements
au moins dont nous connaissons l’existence, nous avons directement
recueilli le témoignage de multiples personnes qui, nous en avons
eu la confirmation, s’étaient rendues dans l’un d’eux, voire dans
plusieurs d’entre eux personnellement, soit lorsqu’ils étaient utilisés
par l’UÇK, soit à l’occasion de missions de contrôle effectuées depuis.
98. Le recours à ces installations ne se faisait pas de manière
indépendante ou autonome: elles étaient plutôt une composante de
ce même réseau coordonné placé sous l’autorité et la surveillance
de certains hauts commandants de l’UÇK. Le dénominateur commun de
tous ces lieux était le fait que des civils y étaient détenus, en
territoire albanais, aux mains de membres et associés de l’UÇK.
99. La carte graphique incluse dans ce rapport montre les endroits
où, selon nos informations, existaient des lieux de détention, et
les routes de transport qui les ont reliés.
100. Il y avait néanmoins des différences considérables quant à
la période et aux objectifs de l’utilisation de chacun de ces lieux
de détention. Il est clair que chaque lieu de détention avait son
propre «profil opérationnel», par rapport notamment à la manière
dont des relations ont été formées pour permettre que des détentions
et des activités annexes puissent y avoir lieu; la nature et la
composition des groupes de détenus; les modalités d’acheminement
des détenus; et le sort qui attendait les détenus pendant et après
leurs périodes de détention respectives.
101. Nous allons commencer par une description générale des détentions
par l’UÇK en temps de guerre (certaines semblent avoir dépassé le
seuil de crimes de guerre), et des détentions après la fin du conflit
par des membres et des associés de l’UÇK (qui semblent constituer
des activités relevant du crime organisé). Par la suite, nous examinerons
de plus près ce qui s’est passé dans chacun des lieux de détention
sur le territoire de l’Albanie.
3.3.1. Détentions par l’UÇK en
temps de guerre – La première catégorie de prisonniers: les «prisonniers de
guerre»
102. Entre les mois d’avril et juin
1999, des détentions de personnes par l’UÇK en territoire albanais
étaient visiblement basées sur les impératifs stratégiques, selon
ses protagonistes, de la conduite d’une guérilla.
103. Pendant la guerre et la période des mouvements de masse de
réfugiés vers l’Albanie, la politique suivie par l’UÇK aurait impliqué
de soumettre à un «interrogatoire» toute personne soupçonnée d’avoir
eu connaissance de quelque façon que ce soit des actes des autorités
serbes, et notamment tous ceux qui étaient soupçonnés d’être des
«collaborateurs».
104. Cette politique aurait été vigoureusement appliquée en territoire
albanais par de puissants éléments des services nationaux de renseignements,
parmi lesquels le SHIK (devenu le SHISH) et les services de renseignements
de l’armée, dont certains membres auraient même participé aux interrogatoires.
Le véritable inspirateur de cette politique aurait été Kadri Veseli
(alias Luli), un personnage clé du Groupe de Drenica.
105. Les lieux de détentions dans lesquels ces «interrogatoires»
auraient eu lieu – notamment ceux plus proches de la frontière avec
le Kosovo – étaient en même temps des «bases» ou «camps» militaires
– des lieux d’entraînement à partir desquels des combattants étaient
envoyés au front ou fournis en armements et munitions. Il s’agissait
de propriétés commerciales désaffectées ou appropriées à cette fin
(y compris un hôtel et une usine) dans d’importantes villes provinciales
ou dans leurs environs, mis à la disposition de l’UÇK principalement
par des sympathisants albanais qui soutenaient la cause patriotique.
106. Certains de ces camps de temps de guerre servaient en même
temps de lieux de détention et à d’autres fins, comme le stockage
de véhicules, la dissimulation de matériel militaire lourd, le dépôt
de matériel logistique ou de fournitures comme les uniformes et
les armes à feu, la réparation de véhicules endommagés ou les soins dispensés
aux soldats blessés, voire les rencontres entre les différents commandants
de l’UÇK.
107. Mais, pour la plupart, les prisonniers auraient été détenus
à l’écart des opérations qu’on pourrait qualifier de classiques
en temps de guerre et, par ailleurs, largement hors de la vue de
la majorité des combattants de l’UÇK et des observateurs extérieurs
qui auraient pu visiter ces bases.
108. A partir du moment où tous les prisonniers transportés en
Albanie par l’UÇK étaient répartis en diverses catégories au sein
du groupe général de détenus auquel ils appartenaient, et ce en
fonction du destin qui leur était réservé, nous avons tout lieu
de croire que la catégorie la moins importante numériquement était
celle des «prisonniers de guerre»: ceux qui ont été détenus uniquement
pour la durée du conflit au Kosovo, dont certains se sont évadés
d’Albanie ou ont été libérés, qui sont rentrés chez eux sains et
saufs et sont toujours en vie aujourd’hui.
109. Nous avons eu connaissance de l’existence de «survivants»
dans cette catégorie, qui ont ensuite témoigné des crimes commis
par différents commandants de l’UÇK, dans les trois lieux de détention
suivants:
- Cahan: camp de l’UÇK
situé près de la ligne de front du Kosovo, qui a également servi
de camp de base pour le déploiement de troupes;
- Kukës: ancienne usine métallurgique convertie en centre
de l’UÇK destiné à de multiples usages et comportant au moins deux
«quartiers cellulaires» réservés à la détention de prisonniers;
- Durrës: lieu d’interrogatoire de l’UÇK situé à l’arrière
de l’hôtel Drenica, état-major et centre de recrutement de l’UÇK.
110. Selon des témoignages directs, étayés par les éléments des
actes d’accusation établis par le parquet spécial de la République
du Kosovo, nous estimons à au moins 40 personnes le nombre total
des prisonniers détenus par l’UÇK dans un ou plusieurs des trois
lieux de détention précités
et
qui ont survécu à ce jour.
111. Ce sous-groupe comprenait essentiellement des civils appartenant
à l’ethnie albanaise, ainsi que des recrues de l’UÇK, soupçonnés
d’être des «collaborateurs» ou des traîtres accusés d’espionnage
au profit des Serbes ou d’avoir soutenu ou fait partie des rivaux
politiques et militaires de l’UÇK, notamment le LDK et les nouvelles
Forces armées de la République du Kosovo (FARK)
.
112. Les personnes qui composaient ce sous-groupe étaient principalement
destinées à subir un interrogatoire; plusieurs d’entre elles ont
indiqué qu’elles avaient été interrogées brutalement par des agents des
services de renseignements albanais et de l’UÇK. Au cours de la
période de détention qui suivait et qui pouvait durer de quelques
jours à plus d’un mois, la plupart de ces prisonniers étaient battus
et maltraités de façon totalement gratuite par leurs geôliers dans
le cadre de mesures qui semblent avoir eu pour but de les punir,
de les intimider et de les terroriser.
113. Sabit Geqi, Riza Alija (alias le «commandant Hoxhaj») et Xhemshit
Krasniqi figurent parmi les commandants de l’UÇK accusés d’avoir
dirigé ces lieux de détention. Ces trois hommes ont occupé une place de
premier plan dans les précédentes enquêtes ouvertes par la MINUK
au sujet des crimes de guerre commis au nord de l’Albanie; ils ont
désormais été mis en examen par le parquet spécial du Kosovo et
devraient bientôt être traduits devant le tribunal de première instance
du Kosovo
; leurs biens immobiliers
ont fait l’objet d’une perquisition complète.
114. Les éléments de preuve réunis à l’occasion de ces procédures
semblent indiquer que ces agents de l’UÇK, ainsi que leur commandant
régional du nord de l’Albanie, Xheladin Gashi, aujourd’hui décédé,
étaient proches du Groupe de Drenica dirigé par Hashim Thaçi et
agissaient de concert avec Kadri Veseli, notamment.
3.3.1.1. Nature des centres de détention:
Cahan
115. Le camp de Cahan était le plus
septentrional des centres de détention mis en place en Albanie par l’UÇK;
il était par conséquent plus étroitement concerné par les activités
de la ligne de front
. Nous n’avons trouvé aucune
indication du transport de prisonniers depuis Cahan vers d’autres
centres de détention situés en Albanie, même si cette possibilité
ne peut être exclue.
116. Il semble que plus un lieu de détention se situait loin à
l’intérieur du territoire albanais, moins il était directement lié
à l’effort de guerre de l’UÇK et plus il était associé avec le milieu
de la criminalité organisée.
117. Les personnes qui ont indiqué avoir été détenues et maltraitées
à Cahan auraient été principalement appréhendées de manière arbitraire
et relativement spontanée, souvent au cours de patrouilles effectuées
par l’UÇK à proximité du camp lui-même ou aux divers postes de contrôle
installés aux points de franchissement de la frontière entre le
Kosovo et l’Albanie.
118. Les personnes qui composaient ce premier sous-groupe semblent
avoir été pour la plupart libérées lorsque les hostilités ont cessé
sur le front et que les forces de sécurité serbes se sont retirées
des positions qu’elles occupaient au Kosovo en juin 1999. La survie
d’un nombre important de ces prisonniers est attestée notamment
par une liste de plus de 12 personnes nommément désignées et qualifiées
de «victimes/témoins» dans la procédure pénale engagée à l’encontre
des commandants des camps de Cahan et Kukës.
3.3.1.2. Nature des centres de détention:
Kukës
119. Parmi les sites précis de détention
secrets de civils par l’UÇK, nous avons obtenu des informations complètes
sur une base installée dans les bâtiments d’une usine désaffectée,
située dans la périphérie de la ville de Kukës, au nord de l’Albanie.
120. Deux témoins directs nous ont expliqué comment les prisonniers
avaient été transportés sur le site de Kukës et jetés dans des cellules
improvisées et insalubres, sans eau ni nourriture. Ils y auraient
régulièrement subi l’interrogatoire brutal des soldats de l’UÇK
ou les coups qu’ils assénaient à tort et à travers.
121. L’ampleur des mauvais traitements subis par les prisonniers
de cet établissement a été méticuleusement établie, notamment par
les agents kosovars et internationaux des services du parquet spécial
du Kosovo. Le parquet a recueilli en 2009 et 2010 les dépositions
de plus de 10 personnes, pratiquement toutes d’ethnie albanaise,
qui ont indiqué avoir été détenues pendant une période indéterminée, avoir
été frappées à l’aide de matraques et d’autres objets et avoir subi
diverses formes de traitements inhumains sur le site de Kukës. Plusieurs
témoins ont déclaré avoir entendu dans les couloirs les cris d’agonie des
personnes détenues dans les quartiers de détention séparés les uns
des autres.
122. Le Gouvernement albanais a affirmé qu’aucun corps de personnes
décédées à l’occasion du conflit au Kosovo n’était inhumé sur le
territoire albanais et qu’il n’y en avait d’ailleurs jamais eu.
Le cas de Kukës démontre le caractère manifestement inexact de cette
affirmation.
123. Premièrement, des corps jetés dans les cours d’eau du Kosovo
ont été emportés par le courant au-delà de la frontière albanaise.
L’exhumation de ces corps et la récupération des dépouilles par
les représentants de l’OMPF au Kosovo ne devraient pas trop prêter
à controverse; mais les autorités albanaises ont jusqu’ici refusé catégoriquement
toute intervention dans ces affaires.
124. Deuxièmement, il a été établi dans certains cas précis et
connu que les corps de Kosovars assassinés ont été enterrés en Albanie.
Ces affaires ont abouti, dans des cas démontrés par des journalistes
albanais et internationaux qui ont été portés à notre connaissance,
à de longues mais discrètes négociations entre les familles de ces
Kosovars et les autorités chargées de l’administration de ce(s)
cimetière(s) en Albanie. Il est à noter en définitive que dans un
cas qui nous a été expliqué en détail par une de nos sources directes,
les corps ont été exhumés et rapatriés au Kosovo pour y être inhumés
en bonne et due forme par les familles. Les autorités albanaises
nous ont indiqué qu’elles n’avaient pas connaissance d’affaires
de ce type.
125. Troisièmement, certaines allégations font état de l’existence
de charniers sur le territoire albanais. Les services du parquet
serbe chargé des crimes de guerre nous ont déclaré qu’ils possédaient
des photographies prises par satellite des zones dans lesquelles
se situaient ces charniers; mais les sites eux-mêmes n’ont toujours
pas été trouvés à ce jour, malgré la demande officielle de procéder
à des recherches déposée par les autorités serbes auprès des autorités
albanaises.
126. Nous avons obtenu les registres du cimetière de Kukës, qui
semblent donner une confirmation importante à ce sujet: les corps
de personnes originaires du Kosovo ont bel et bien été inhumés dans
le nord de l’Albanie. Le document le plus important était une «liste
des immigrés décédés du Kosovo, 28 mars 1999-17 juin 1999» de cinq
pages, établie par le contrôleur des services publics de la commune
de Kukës, au nord de l’Albanie.
127. Ce document a par la suite été versé au dossier comme élément
de preuve par le tribunal de première instance de Mitrovica, au
Kosovo, sur présentation du parquet spécial du Kosovo. Il a été
établi que l’une des personnes décédées figurant sur cette liste
– Anton Bisaku, no 138 – faisait partie des victimes connues des détentions
secrètes et des traitements inhumains du centre de l’UÇK de Kukës.
128. Selon un acte d’accusation établi en août 2010, Bisaku et
un nombre non précisé d’autres civils détenus à Kukës ont été «battus
et frappés à plusieurs reprises à coups de matraque et de bâton,
à coups de pieds, insultés et torturés». Dans l’acte d’accusation
établi à l’encontre du prévenu Sabit Geci pour «crimes de guerre commis
à l’encontre de la population civile» et «le meurtre d’un civil
à Kukës, Anton Bisaku, roué de coups et abattu», le procureur spécial
d’EULEX a précisé que Bisaku avait été «tué par balles à l’aide
d’une arme à feu pointée sur lui alors qu’il subissait des mauvais
traitements, des coups et des actes de torture infligés le 4 juin ou
aux environs du 4 juin 1999».
3.3.2. Détentions par des membres
et associés de l’UÇK après la fin du conflit
129. Après le 12 juin 1999, des
Kosovars albanais ont continué à détenir des personnes pour des
motifs variés incluant le désir de vengeance, le châtiment et l’appât
du gain. Les auteurs, tous des membres et associés de l’UÇK, selon
nos sources, ont développé des nouvelles manières de capturer et
d’abuser des civils et de les transporter hors du Kosovo, vers de
nouveaux lieux de détention en Albanie, différents de ceux opérés
par l’UÇK en temps de guerre.
130. Dans les mois qui ont immédiatement suivi la proclamation
de la fin du conflit au Kosovo en juin 1999, des membres et associés
de l’UÇK auraient placé en détention secrète sur le territoire albanais
un grand nombre de personnes enlevées.
131. Il est extrêmement inquiétant à nos yeux qu’on soit toujours
sans nouvelles de l’immense majorité des personnes dont nous avons
pu établir qu’elles avaient été traitées de la sorte, parmi lesquelles
figurent de nombreux membres de l’ethnie albanaise; l’ouverture
d’une enquête à ce sujet et le règlement de cette question par les
autorités albanaises devraient être un devoir prioritaire.
132. Selon nos informations, il n’existait pas en Albanie une structure
unique réservée à ces détentions secrètes d’après-conflit, mais
un réseau ad hoc complet d’installations de ce type, reliées les
unes aux autres par des communications maintenues par des patrouilles
qui effectuaient fréquemment les trajets entre un endroit et l’autre
sur les routes albanaises et à travers la frontière perméable et
chaotique (surtout au moment des déplacements massifs de réfugiés
au milieu de l’année 1999) entre le Kosovo et l’Albanie.
133. Nous avons ainsi recueilli le témoignage direct, corroboré
par d’autres éléments, de combattants et auxiliaires de l’UÇK qui
ont effectué de multiples transports vers et entre les divers établissements
mentionnés dans le présent rapport et qui ont également transporté
des prisonniers depuis la plupart de ces installations.
134. Au cours de ces voyages, les recrues et affidés de l’UÇK se
seraient déplacés d’un établissement à l’autre, parfois en convoi,
dans des véhicules privés dépourvus d’immatriculation, notamment
des camions et fourgonnettes. Ils auraient transporté le personnel
et le matériel logistique de l’UÇK, des provisions alimentaires,
de l’alcool ou des cigarettes et des groupes de femmes destinées
à l’exploitation sexuelle. Surtout en ce qui concerne le présent
rapport, à partir de juillet 1999 et jusqu’au mois d’août 2000,
ils auraient aussi transporté des prisonniers.
135. Les lieux de détention de la période d’après-conflit se distinguent
des lieux utilisés en temps de guerre: nous avons trouvé qu’il s’agissait
en premier lieu de demeures rustiques dans des zones rurales ou périurbaines,
y compris des fermes albanaises traditionnelles et leurs bâtiments
annexes.
136. Il y avait aussi au moins une structure construite à des fins
spécifiques au sein du réseau de lieux de détention d’après-conflit,
unique par son aspect et son utilisation. C’était un centre de réception
dernier cri pour le crime organisé du trafic d’organes. Cette structure
était dessinée comme une clinique chirurgicale improvisée, et c’était
l’endroit où certaines des personnes détenues par des membres et
des associés de l’UÇK auraient subi des prélèvements de leurs reins
contre leur gré. D’après nos sources, les organisateurs de cette entreprise
criminelle auraient par la suite transporté les organes humains
hors d’Albanie pour les vendre à des cliniques privées étrangères
faisant partie du réseau du «marché noir» international du trafic
d’organes aux fins de greffe.
3.3.2.1. Deuxième catégorie de prisonniers:
les «disparus»
137. Les prisonniers de cette deuxième
catégorie ont été victimes de disparition forcée: aucun d’eux n’a
été vu ni signalé et personne n’a entendu parler d’eux depuis qu’ils
ont été enlevés du Kosovo dans les semaines et les mois qui ont
immédiatement suivi le 12 juin 1999.
138. Ceux qui orchestraient cette entreprise criminelle auraient
mis en place un système de «tri» à la suite duquel un petit nombre
de personnes choisies parmi chaque groupe plus important de prisonniers
étaient conduites à un autre endroit. Les renseignements réunis
laissent penser que cette procédure de tri des prisonniers devait
servir à déterminer l’aptitude des personnes choisies à l’emploi
pour lequel on les destinait.
139. Parmi les facteurs jugés déterminants dans ce processus de
tri, comme nous l’ont répété plusieurs de nos sources, figuraient
l’âge, le sexe, l’état de santé et, de fait, l’origine ethnique
des prisonniers, les Serbes ayant été ciblés en premier lieu.
140. On nous a signalé à plusieurs reprises que des prisonniers
n’étaient pas simplement transférés, mais qu’ils étaient également
«achetés» et «vendus». A la suite de ces indications, nous avons
essayé de mieux cerner les ramifications entre, d’une part, les
enlèvements et détentions non déclarées commises dans le cadre du
conflit et, d’autre part, l’activité de la criminalité organisée,
qui jouait alors, et continue vraisemblablement à jouer, un rôle
significatif dans de nombreux secteurs de la vie quotidienne de
la région.
3.3.2.1.1. Nature des centres
de détention: Rripe
141. Au cours de nos recherches,
nous avons établi qu’au moins trois sources dont nous avons recueilli
les témoignages étaient sans conteste physiquement présentes à la
maison de la famille K. à Rripe («maison jaune») près de Burrel,
à l’occasion des actes criminels commis par l’UÇK, auxquels elles
ont assistées.
142. Chacune de ces sources a été en mesure de donner des informations
inédites et spécifiques sur l’emplacement et l’aspect précis de
cette maison, les caractéristiques de son propriétaire, les hommes
de l’UÇK qui y étaient affectés, ainsi que sur la nature et les
responsables hiérarchiques des activités illicites qui ont été menées
à cet endroit de 1999 à 2000.
143. Sur la base des témoignages de ces sources, nous pouvons conclure
que la maison de la famille K. a été occupée et placée sous l’autorité
de l’UÇK, qui faisait partie d’un réseau actif dans la quasi-totalité
de la moitié nord de l’Albanie.
144. Un petit groupe d’officiers supérieurs de l’UÇK aurait dirigé
et supervisé de multiples arrivées de prisonniers civils à la maison
K. pendant une période de près d’un an, de juillet 1999 au milieu
de l’année 2000. La plupart de ces prisonniers auraient été enlevés
dans les provinces méridionales du Kosovo et conduits en Albanie
selon les modalités de transport déjà indiquées. Contrairement aux
prisonniers de Kukës, ceux de Rripe appartenaient essentiellement
à l’ethnie serbe.
145. Selon certaines sources proches de l’UÇK, il apparaît en outre
qu’un grand nombre de femmes et de jeunes filles victimes de la
traite des êtres humains avaient été conduites à la maison de la
famille K., où elles ont fait l’objet d’une exploitation sexuelle
aussi bien par des membres de l’UÇK que de certains hommes de la commune
de Rripe.
146. Durant la période où l’UÇK a maintenu une présence dans la
maison K., le silence des habitants de Rripe au sujet de la présence
d’unités de l’UÇK et de leur activité aurait été obtenu aussi bien
par la menace que par des avantages matériels notamment sous forme
d’importantes sommes d’argent, de la consommation gratuite d’alcool,
de drogue ou de prostituées.
147. Des preuves suffisantes démontrent qu’un petit nombre de prisonniers
enlevés par l’UÇK, dont certains membres de l’ethnie serbe, ont
trouvé la mort à Rripe, dans la maison K. ou à proximité de celle-ci.
Ces décès ont été portés à notre connaissance non seulement par
les témoignages d’anciens soldats de l’UÇK qui auraient participé
à la détention et au transport des prisonniers encore en vie, mais
également grâce aux témoignages de personnes qui ont assisté de
façon indépendante à l’inhumation, l’exhumation, le transport et au
nouvel enterrement des corps des prisonniers, à la fois au moment
où l’UÇK occupait la maison K., puis après son départ et le retour
de la famille qui y habitait.
148. Nos constatations au sujet de la maison K. semblent corroborer,
dans une large mesure, les conclusions auxquelles ont abouti une
équipe de journalistes d’investigation travaillant pour le compte
de la société de production de documentaires «American Radio Works».
Ces conclusions ont été résumées dans une note interne confidentielle
remise à la MINUK en 2003, qui a donné lieu à la mission d’enquête
à la maison de la famille K. que nous avons mentionnée précédemment.
149. Mais les témoignages que nous avons recueillis ont aussi révélé
une dimension des opérations menées par l’UÇK à la maison K. qui
n’avait jusqu’ici été mentionnée ni par l’équipe d’«American Radio
Works», ni dans les mémoires de l’ancienne procureure générale du
TPIY, Carla Del Ponte, ni même au cours des «révélations» médiatiques
successives.
150. L’UÇK ne s’est en effet pas contentée d’amener des prisonniers
à Rripe; elle aurait également transporté certains prisonniers de
Rripe vers d’autres centres de détention. D’après les témoignages
recueillis auprès des chauffeurs chargés du transport des prisonniers,
certaines personnes chargées à Rripe avaient déjà été transportées
par leurs soins depuis le Kosovo, tandis que d’autres prisonniers
de Rripe provenaient d’un autre endroit, inconnu des chauffeurs
et qu’ils ne sont pas parvenus à déterminer.
151. La maison K. ne représentait par conséquent pas un point d’aboutissement
ni une destination finale dans ce réseau de transport de prisonniers
et de centres de détention reliés les uns aux autres. Le rôle précis de
cette maison et son importance dans l’ensemble des opérations avaient
peut-être été mal appréciés jusqu’à présent.
152. La maison K. semble en réalité avoir davantage tenu lieu «d’étape
intermédiaire», où les prisonniers en transit étaient détenus en
attendant d’être conduits vers leur destinée finale et où, selon
certaines sources, ils étaient soumis à des formes de «traitement»
ou de «tri» apparemment bizarres, et notamment à des tests sanguins
ou à des examens de santé.
3.3.2.1.2. Observations sur
les conditions de détention et de transport
153. Les prisonniers auraient été
détenus en secret dans ces établissements sous la surveillance permanente
de gardes armés, soit dans les pièces des bâtiments principaux,
soit dans des granges, des garages, des entrepôts où d’autres dépendances
destinées au stockage.
154. Au cours de leur transport entre ces bâtiments, les prisonniers
auraient habituellement été entassés dans des fourgonnettes et des
camions, entravés les mains liées derrière le dos et attachés aux
éléments intérieurs fixes du véhicule.
155. Les chauffeurs de ces fourgonnettes et camions – dont plusieurs
sont devenus des témoins capitaux pour les types de violences indiqués
– ont vu et entendu les prisonniers souffrir considérablement au
cours de ces transports, notamment à cause du manque d’air dans
le compartiment du véhicule où ils se trouvaient ou par suite des
tourments psychologiques dans lesquels les plongeait le sort qui,
d’après leurs suppositions, leur était réservé.
3.3.2.2. Troisième catégorie de prisonniers:
les «victimes de la criminalité organisée»
156. Le sous-groupe qui attire le
plus notre attention, notamment parce que son sort a fait l’objet
d’un très fort sensationnalisme et a été généralement mal compris,
comporte les prisonniers que nous considérons comme des «victimes
de la criminalité organisée». Nous pensons qu’une poignée d’entre
eux a été conduite au centre de l’Albanie pour y être assassinés
avant de subir le prélèvement de leurs reins dans une clinique improvisée.
157. Les prisonniers de cette catégorie ont indéniablement enduré
une effroyable épreuve entre les mains de leurs geôliers de l’UÇK.
D’après des témoignages directs, les prisonniers placés à l’issue
d’un «tri» dans ce dernier sous-groupe étaient dans un premier temps
maintenus en vie, bien nourris, autorisés à dormir et traités avec
une relative modération par les gardiens et les hommes de main de
l’UÇK, qui frappaient d’ordinaire les prisonniers à tort et à travers.
158. Chaque prisonnier aurait séjourné dans au moins deux centres
de détention transitoires ou camps «d’étape», avant d’être livré
à la clinique pratiquant l’opération. Ces camps «d’étape», apparemment
contrôlés par des agents et des auxiliaires de l’UÇK proches du
Groupe de Drenica, se seraient situés notamment dans les lieux de
détention suivants:
- Bicaj
(environs de): maison appartenant apparemment à un propriétaire
privé et située dans un petit village au sud de Bicaj, à la campagne,
à proximité de la route principale de Peshkopi;
- Burrel: ensemble situé à la périphérie de la ville de
Burrel et composé d’au moins deux structures distinctes dans lesquelles
les prisonniers étaient enfermés, ainsi que d’une maison dans laquelle
les agents se réunissaient et se reposaient;
- Rripe: maison autonome de deux étages d’une exploitation
agricole, appelée la maison K. ou la «maison jaune», qui a fait
l’objet d’une visite médico-légale commune de la MINUK et du TPIY
en 2004, après avoir été identifiée par des journalistes d’investigation;
- Fushë-Krujë: autre maison autonome de deux étages faisant
partie d’une exploitation agricole, située à l’écart des grands
axes et au centre d’un vaste ensemble, qui aurait servi de «refuge»
à la fois aux affidés de l’UÇK et aux autres groupes de criminels
organisés qui se livraient au trafic de drogue et à la traite des
êtres humains.
3.3.2.2.1. Nature des centres
de détention: Fushë-Krujë
159. C’est dans ce dernier site
découvert au cours de notre enquête, à Fushë-Krujë, que le processus
de «tri» serait arrivé à son terme et que le petit groupe de prisonniers
sélectionnés par l’UÇK aurait trouvé la mort.
160. Plusieurs éléments solides que nous avons recueillis auprès
de témoins directs laissent penser qu’au cours de leur transit dans
les divers sites provisoires certains prisonniers au moins avaient
pris conscience du sort qui les attendait. Dans les centres de détention
où ils se trouvaient à portée de voix, d’autres personnes victimes
de la traite des êtres humains, ainsi que durant leur transport,
quelques-uns de ces prisonniers auraient imploré leurs geôliers
de leur épargner le fait d’être «découpés en morceaux»
.
161. Les prisonniers devaient être informés, au plus tard lorsqu’on
leur prélevait du sang à l’aide d’une seringue pour procéder à des
tests (une mesure qui semble s’être apparentée à des «tests de compatibilité immunologique»
ou à une définition des niveaux de compatibilité de transplantation
des organes) ou lorsqu’ils étaient examinés physiquement par des
hommes qualifiés de «médecins», qu’ils étaient traités comme une sorte
de produit médical. D’après le témoignage de sources directes, ces
tests et examens étaient pratiqués aussi bien à Rripe qu’à Fushë-Krujë.
162. Les témoignages sur lequel se fondent nos conclusions évoquent
de manière crédible et cohérente la méthodologie suivie pour l’assassinat
de tous les prisonniers, en général par une balle en pleine tête, avantqu’ils ne soient opérés pour qu’un
ou plusieurs organes leur soient prélevés. Nous avons appris qu’il s’agissait
principalement d’un commerce de «reins prélevés sur des cadavres»,
c’est-à-dire d’un prélèvement posthume des reins, et non d’une série
de procédures chirurgicales sophistiquées qui exigeaient des conditions
cliniques contrôlées et, par exemple, l’usage intensif d’anesthésiques.
163. Des sources indépendantes et distinctes, internes à l’UÇK,
nous ont communiqué un certain nombre d’éléments et de perspectives
sur le fonctionnement du réseau de trafic d’organes: d’une part,
du point de vue des chauffeurs, gardes du corps et autres «facilitateurs» chargés
des tâches logistiques et pratiques de la livraison des corps à
la clinique; d’autre part, du point de vue des «organisateurs» et
des chefs de réseaux criminels qui auraient passé des accords commerciaux
de fourniture d’organes humains à des fins de transplantation en
échange de généreuses rétributions financières.
164. L’aspect concret de ce trafic était relativement simple. Les
prisonniers conduits jusqu’à Fushë-Krujë (ce qui représente plusieurs
heures de conduite difficile depuis Rripe ou Burrel) étaient tout
d’abord détenus au «refuge». Le propriétaire de cette maison, membre
de l’ethnie albanaise, aurait entretenu à la fois des liens claniques
et des rapports de criminalité organisée avec les membres du Groupe
de Drenica
.
165. Lorsqu’il était confirmé que les chirurgiens chargés de la
transplantation étaient en place et prêts à opérer, les prisonniers
auraient été menés un à un hors du «refuge», sommairement exécutés
par balle par un agent de l’UÇK et leurs corps étaient transportés
rapidement à la clinique où avait lieu l’opération.
166. La procédure chirurgicale appliquée – extraction des reins
sur un cadavre au lieu d’un prélèvement chirurgical sur un donneur
vivant – est le moyen le plus courant d’acquisition de dons d’organes
et de tissus à des fins de transplantation, mis à part la manière
criminelle d’obtention des cadavres. D’après les éminents experts
en transplantation d’organes que nous avons consultés au cours de
notre enquête, cette procédure est efficace et présente de faibles
risques
.
167. D’après les sources, l’axe Fushë-Krujë avait été choisi pour
accueillir ces établissements à cause de sa proximité avec le principal
aéroport qui desservait Tirana. Les installations de cette plate-forme
du réseau de trafic d’organes – le «refuge» et la clinique utilisée
pour les opérations – étaient par conséquent faciles d’accès à la
fois pour recevoir des visiteurs internationaux et pour procéder
à l’expédition des organes.
4. La clinique Medicus
168. Au cours de nos recherches,
nous avons eu connaissance d’informations qui vont plus loin, par
leur étendue et leurs détails, de ce que nous avons illustré dans
ce rapport. Elles semblent indiquer l’existence d’un véritable trafic
international criminel d’organes humains, impliquant des complicités
dans au moins trois différents pays étrangers (en dehors du Kosovo),
pendant plus d’une dizaine d’années. Nous avons notamment récolté
des indications crédibles et convergentes qui induisent à conclure
que le trafic d’organes qui a eu lieu après la fin du conflit, et
que nous avons décrit dans ce rapport est, en fait, étroitement
lié à l’affaire contemporaine autour de la clinique «Medicus», avec,
du moins en partie, les mêmes acteurs, aussi bien kosovars qu’étrangers.
Par respect pour l’enquête et la procédure judiciaire en cours conduite
par EULEX et le bureau du procureur spécial du Kosovo, nous renonçons,
pour le moment, à rendre public les résultats de nos recherches
sur cet aspect spécifique. Cependant, nous ne pouvons que vivement
encourager toutes les autorités des pays concernés par l’enquête
«Medicus» de collaborer pleinement pour arrêter cette activité honteuse
et traduire les responsables en justice.
5. Plafonnement invisible de
l’obligation de rendre des comptes
169. Nous avons trouvé que les enquêtes
actuellement menées et les mises en accusation déjà prononcées sous
l’égide du parquet spécial du Kosovo souffrent d’un «plafonnement
invisible» de l’obligation de rendre des comptes incombant aux responsables
de ces actes.
170. L’action menée par le parquet spécial des autorités du Kosovo
pour que justice soit rendue au nom de la population kosovare semble
se heurter à deux obstacles principaux. La première difficulté tient
au fait que les autorités du Kosovo gèrent et limitent soigneusement
l’étendue des enquêtes; leur collaboration avec l’EULEX souffre
ainsi d’un profond manque de confiance
.
171. Deuxièmement, il semble que les auteurs de ces actes préféreraient
d’être traduits en justice pour le rôle qu’ils sont supposé avoir
respectivement joué dans la gestion des camps de détention et le
trafic d’organes humains que de compromettre les anciens hauts commandants
de l’UÇK sous les ordres desquels ils auraient agi et qui sont aujourd’hui
devenus des responsables politiques et économiques.
172. C’est avant tout la coutume ancestrale, encore très ancrée
dans certaines couches de la société, de la loyauté viscérale envers
le clan ou son équivalent dans la sphère de la criminalité organisée
qui semble empêcher de nombreux Kosovars d’obtenir que la justice
soit véritablement rendue. Même lorsque les malfaiteurs ne font
pas partie d’un même clan ou d’une même famille élargie, leur allégeance
envers leur «parrain» de la pègre est aussi indestructible que des
liens familiaux.
173. C’est la raison pour laquelle Sabit Geqi évitera soigneusement
de compromettre les véritables responsables – aujourd’hui devenus
d’honorables personnalités publiques – à propos des actes de torture commis
à l’encontre des prisonniers civils à Kukës. De même, Ilir Rrecaj
continuera à accepter de subir les conséquences de son statut de
bouc émissaire pour les actes d’autorisation et de financement illicites
de la clinique Medicus de Pristina, plutôt que de désigner les véritables
responsables de ces agissements criminels organisés au Kosovo dans
le secteur de la santé.
174. Tout cela a pour effet de permettre à des dirigeants politiques
d’écarter de manière plausible les allégations selon lesquelles
l’UÇK aurait pris part à des actes de détention, de torture et d’assassinat
en Albanie, et de présenter comme simple «spectacle» orchestré par
la propagande politique serbe des allégations sérieuses méritant,
comme nous l’avons vu, des enquêtes bien plus poussées que celles
qui ont eu lieu jusqu’à présent.
6. Quelques
réflexions conclusives
175. Ce rapport – rappelons-le une
fois encore – a été provoqué par les révélations publiées dans le
livre de l’ancien procureur du TPIY. Choquée par ces divulgations,
l’Assemblée parlementaire nous a confié la mission de procéder à
un examen plus approfondi concernant ces allégations et les violations
des droits de l’homme qui auraient été commises au cours de la période
en question au Kosovo. Les faits dénoncés dans le livre de l’ancien
magistrat se référaient essentiellement à un trafic d’organes humains.
Nos recherches, difficiles et délicates, nous ont permis non seulement
de confirmer ces révélations, mais aussi de les préciser et de tracer un
tableau sombre et inquiétant de ce qui s’est passé et, en partie,
continue à se passer au Kosovo. Notre tâche n’était pas de mener
une enquête pénale – nous n’en avons ni le pouvoir, ni, surtout,
les moyens – et encore moins de prononcer des jugements de condamnation
ou d’absolution.
176. Les faits que nous avons recueillis sont cependant d’une gravité
exceptionnelle et se sont passés au cœur de l’Europe. Le Conseil
de l’Europe et ses Etats membres ne peuvent rester indifférents
face à une telle situation. Nous avons mis en évidence l’existence
d’un important phénomène de criminalité organisée au Kosovo. Ce
n’est pas une nouveauté et ce n’est pas une exclusivité du Kosovo,
il est vrai. Dans la région, le crime organisé est très redoutable
également en Serbie, au Monténégro, en Albanie, pour ne donner que
des exemples. Il existe en outre des relations et des complicités
étonnantes et inquiétantes entre ces différentes bandes. Leur collaboration
semble d’ailleurs être bien plus efficace qu’entre les autorités
judiciaires nationales et internationales. Nous avons souligné et
documenté les connexions troubles, parfois manifestes, entre crime organisé
et politique, y compris des représentants des institutions; cela
aussi n’est pas une nouveauté, du moins pour ceux qui n’ont pas
voulu à tout prix fermer les yeux et se boucher les oreilles. Le
silence et l’absence de réactions face à un tel scandale sont, en
fait, tout aussi graves et inacceptables. Nous n’avons pas colporté
de simples rumeurs, mais décrit des faits qui se fondent sur de
multiples témoignages, des documents et des faits objectifs. Ce
que nous avons découvert n’est certes pas totalement inédit: des
rapports d’importants services de renseignements et de police ont
déjà dénoncé et illustrés en détail ces mêmes faits depuis longtemps.
Sans suite, car les chancelleries privilégiaient à chaque fois le
profil bas, le silence, pour de prétendues considérations d’«opportunité
politique». Mais quels intérêts pourraient bien justifier une telle attitude
qui fait fi de toutes les valeurs que l’on ne manque jamais de publiquement
invoquer? Au Kosovo, tout le monde est au courant de ce qui s’est
passé et de ce qui se passe encore, mais les gens n’en parlent pas, sinon
en privé; ils attendent depuis longtemps que la vérité, toute la
vérité – pas celle officielle – soit finalement établie. Notre seule
ambition, aujourd’hui, est d’être le porte-parole de ces hommes
et femmes du Kosovo, mais aussi de Serbie et d’Albanie, sans distinction
d’ethnie ou de religion qui n’ont qu’une aspiration: que la vérité
soit établie, que l’on mette fin à une impunité scandaleuse et,
finalement, qu’ils puissent vivre en paix. C’est une condition indispensable
pour une véritable réconciliation et une stabilité durable de cette
région. Au cours de notre mission, nous avons rencontré des personnes
– des locaux et des «internationaux» – de très grande valeur qui
se battent contre l’indifférence et pour une société plus juste.
Ils ne méritent pas seulement notre sympathie, mais, aussi et surtout,
notre plein soutien.