1. Introduction, quand la justice et le droit deviennent
des moyens de conquête économique
1. L’utilisation abusive des systèmes judiciaires afin
de conquérir un acteur privé de l’économie d’un Etat porte gravement
atteinte à la liberté économique de tout citoyen et à l’Etat de
droit qui garantit les libertés fondamentales de tous, y compris
celle des acteurs économiques. Cette pratique est malheureusement
utilisée pour annihiler une entreprise devenue un concurrent dangereux
pour l’Etat ou pour un entrepreneur proche de l’Etat ou du pouvoir
judiciaire.
2. Dans cette optique, la loi et la justice perdent leur impartialité
pour n’être que les instruments d’une conquête économique. Non seulement,
en termes économiques, cette utilisation abusive nuit à l’activité économique
puisqu’elle renforce un nationalisme économique mais ce qui est
plus grave encore, elle freine les investissements étrangers, craignant
de subir le même sort. Enfin, elle entrave fortement les principes
de libre concurrence sur les marchés des pays en question.
2. Différents exemples
3. Depuis plusieurs années, des exemples d’utilisation
abusive du système judiciaire à des fins économiques ont été constatés,
notamment dans la Fédération de Russie. Les nationalisations d’entreprises privées
motivées, selon la justice russe, par des allégations de fraudes
ont conduit de nombreux dirigeants d’entreprises à fuir le territoire
russe ou à être emprisonnés. Ces conditions ne sont évidemment pas
propices à développer un entrepreunariat privé qui ne soit pas inféodé
au régime.
4. L’affaire Ioukos résume à elle seule cette dérive autoritaire
du régime. Je tiens à rappeler l’excellent travail du rapporteur
de la commission des questions juridiques et des droits de l’homme,
Mme Sabine Leutheusser-Schnarrenberger
dans ses deux rapports
sur
ce sujet. Je ne reviendrai pas sur les tenants et les aboutissants
de cette affaire qui a vu la société privée pétrolière Ioukos mise
en faillite et démantelée au profit de la société publique Rosneft.
C’est un groupe financier assez opaque baptisé Baïkalfinansgroup
qui l’a acquis aux enchères pour près de 7 milliards d’euros. On
ne sait toujours pas qui est derrière ce groupe financier. Plusieurs
spécialistes y voient la main de l’entreprise d’Etat Gazprom. Les
dirigeants de Ioukos, Mikhail Khodorkovski et Platon Lebedev ont
été condamnés à huit ans de prison pour escroquerie et évasion fiscale.
Vassili Aleksanian, vice-président de l’ex-compagnie et atteint
du sida a été libéré sous caution en janvier 2009 après avoir été
emprisonné dans des conditions inhumaines dénoncées par la Cour
européenne des droits de l’homme
. Enfin, Svetlana Bakhmina, chef adjoint
du département juridique de Ioukos, condamnée en 2005 à six ans
et demi de prison pour fraude fiscale, a vu sa demande de libération
anticipée refusée en octobre 2008 alors qu’elle avait purgé la moitié
de sa peine, qu’elle s’était «repentie» et qu’elle était enceinte
de sept mois. La mobilisation de milliers de personnes à travers
le monde et l’intervention personnelle du Président américain George
W. Bush permit sa libération en avril 2009 après avoir donné naissance
à une fille, le 28 novembre 2008.
5. Dans le secteur économique des hydrocarbures, l’affaire Ioukos
n’est malheureusement pas un cas unique. Dans le même temps le groupe
pétrolier Roussneft, propriété de l’oligarque Mikhail Goutseriev,
a également fait l’objet de poursuites pour fraudes fiscales. Ce
dernier a quitté le territoire russe et la compagnie est toujours
sous la menace d’une faillite permettant ainsi à un acheteur ou
à une entreprise proche du pouvoir d’en prendre le contrôle.
6. Cette reprise économique dans le secteur des hydrocarbures
par l’entreprise d’Etat Gazprom a également touché des entreprises
étrangères dans l’exploitation des deux projets pétrogaziers Sakhaline
où le système des contrats de partage de production a été annulé
par les autorités russes. Les exploitants étrangers (Shell, Mitsui
et Mitsubishi) ont ainsi dû céder leurs intérêts. En réponse à cette
décision, la Banque européenne pour la reconstruction et le développement
(BERD) a renoncé en août 2007 à cofinancer le projet Sakhaline II.
7. D’autres secteurs de la vie économique ont à souffrir de ce
type d’abus. C’est le cas notamment des secteurs boursiers et bancaires.
Un fonds d’investissement spécialisé dans les prises de participation
dans les entreprises russes, Hermitage Capital Management, une branche
de la banque britannique HSBC a été victime de ces utilisations
abusives du système judiciaire. En 2006, Hermitage Capital Management
a figuré sur une liste noire émanant du Kremlin, sous prétexte qu’elle
représentait une menace pour la sécurité nationale. Plusieurs dirigeants
ont été molestés et de nombreux documents ont été saisis. Une enquête
a été diligentée par les services secrets russes (FSB), qui a abouti
au démantèlement de la société.
8. Enfin, ces utilisations abusives du système judiciaire ont
également touché les médias et notamment le groupe de presse Media-Most.
Considéré comme l’un des rares groupes médiatiques d’opposition,
son propriétaire, Vladimir Gusinsky, a été arrêté en juin 2000 pour
détournement de fonds dans une affaire datant de 1997. Un mois plus
tard, il vendit Media-Most à Gazprom et les charges pesant contre
lui furent levées. «Les conditions pour la signature de cet accord
étaient non seulement que je ne retourne pas en prison, mais que
je sois débarrassé de l’enquête criminelle»
affirma
Vladimir Gusinsky qui a quitté la Fédération de Russie. Dans son
arrêt
Gusinsky c. Russie du
19 mai 2004, la Cour européenne des droits de l’homme a conclu que Gusinsky
avait été poussé par Gazprom à signer un accord commercial durant
son incarcération en échange de l’arrêt des poursuites pénales.
La Cour a rappelé à cette occasion que «des points de droit public,
tels que les poursuites pénales et la détention préventive ne sont
pas destinés à être utilisés dans le cadre des stratégies de négociations
commerciales (de l’Etat)»
.
9. Ces pratiques prédatrices seraient, selon plusieurs médias
et témoins, un système organisé de conquête d’entreprises de la
part de malfaiteurs agissant au nom d’intérêts privés protégés par
l’Etat, avec la complicité de ce dernier, voire commandités par
ce dernier comme dans le cas des entreprises Ioukos ou Roussneft.
«Tout cela est impossible à mener
sans la coopération de personnes occupant de hauts postes»
rappelle
un ancien officier des services secrets. Car, ce système touche
également les petites et moyennes entreprises, victimes de ces attaques
et dont le nombre pourrait avoisiner les 70 000 dans la Fédération
de Russie. La conquête économique de l’entreprise peut avoir pour
motivations la rentabilité financière de cette dernière et la mise
au pas de la concurrence mais également, dans le cas des petites
et moyennes entreprises, la situation géographique de ces dernières.
L’entreprise conquise est ensuite louée à un prix exorbitant ou détruite
pour y construire à la place un immeuble plus important.
3. Conclusion
10. Afin d’assurer un climat économique stable dans ces
temps de crise économique, il est donc indispensable que les autorités
publiques assurent et fassent respecter l’impartialité de la loi
y compris dans ses composantes commerciales et fiscales.
11. Il n’est pas tolérable que les Etats membres du Conseil de
l’Europe qui ont pris des engagements stricts lors de leur adhésion,
ne s’astreignent pas à respecter scrupuleusement un Etat de droit
dans lequel l’application de la loi via les divers systèmes judiciaires
doit être équitable et rigoureuse. Provoquer les faillites d’entreprises
privées via des dispositifs légaux puis racheter ces dernières via
des compagnies publiques et mener des actions judiciaires disproportionnées
contre des dirigeants d’entreprises sous couvert d’infractions fiscales
comme l’a montré le cas Ioukos doivent faire l’objet des plus vives
condamnations au sein de notre Assemblée parlementaire. De plus,
il serait souhaitable qu’une vaste coopération internationale voie
le jour sur ce sujet afin d’éviter ce genre de pratiques.
__________
Commission saisie pour rapport: commission
des questions juridiques et des droits de l’homme
Commission pour avis: commission
des questions économiques et du développement
Renvoi en commission: Renvoi
3385 du 23 novembre 2007
Projet d’avis approuvé
par la commission des questions économiques et du développement
le 28 septembre 2009
Secrétariat de la commission: M.
Newman, Mme Ramanauskaite, M. de Buyer
et M. Pfaadt