1. Procédure
suivie à ce jour
1. La proposition de résolution intitulée «Combattre
toutes les formes de discrimination et d’intolérance fondées sur
la religion» (Doc. 12257) a été renvoyée le 21 juin 2010 à la commission
des questions juridiques et des droits de l’homme, pour rapport.
Lors de sa réunion à Tbilissi les 16 et 17 septembre 2010, la commission
m’a nommé rapporteur.
2. Lors de sa réunion du 12 avril 2011, la commission a tenu
une audition avec la participation des experts suivants:
- le professeur Peter Cumper,
maître de conférences, université de Leicester, Royaume-Uni;
- le professeur Marie-Claire Foblets, faculté de droit,
présidente de l’Institut du droit de l’immigration et d’anthropologie
juridique, université de Louvain, Belgique;
- le professeur Renata Uitz, directrice du programme de
droit constitutionnel comparatif, université d’Europe centrale de
Budapest, Hongrie.
2. But du
présent rapport
3. La proposition de résolution susmentionnée met l’accent
sur l’augmentation des récents actes de violences graves commis
spécifiquement à l’encontre des communautés chrétiennes en dehors
de l’Europe (en Corée du Nord, en Egypte, en Iraq, en Malaisie,
au Nigéria, etc.). Ce phénomène inquiétant a déjà fait l’objet de
critiques de plusieurs instances européennes, notamment au sein
de l’Union européenne
. Les attaques contre les communautés
chrétiennes au Proche et au Moyen-Orient en octobre 2010, à Bagdad,
et en janvier 2011, à Alexandrie, suivant ma nomination en tant
que rapporteur sur ce sujet, ont suscité davantage de réactions
de la part du Conseil de l’Europe, notamment l’adoption par l’Assemblée
parlementaire de la
Recommandation
1957 (2011) sur la violence à l’encontre des chrétiens
au Proche et au Moyen-Orient
, condamnant
les attentats en question et soulignant la nécessité de combattre
tous types de fondamentalisme religieux. Le 21 janvier 2011, le
Comité des Ministres a adopté une déclaration sur la liberté religieuse condamnant
toute forme d’incitation à la haine religieuse et à la violence,
et rappelant que la jouissance de la liberté religieuse est une
condition nécessaire pour vivre ensemble. A ce sujet, le Conseil
de l’Union européenne s’est également prononcé, le 21 février 2011,
appelant la communauté internationale à consolider ses efforts pour
agir contre ceux qui veulent utiliser la religion comme instrument
de division, générant l’extrémisme et la violence
. De plus, à la suite d’une
proposition de résolution datée de mars 2011, M. Luca Volontè prépare
actuellement un rapport sur les «violences à l'encontre des communautés
religieuses» pour la commission des questions politiques
.
4. La question de la liberté religieuse dans un contexte multiculturel
a récemment fait l’objet d’un rapport détaillé de la commission
de la culture, de la science et de l’éducation sur «La dimension
religieuse du dialogue interculturel»
,
préconisant vivement un dialogue entre les représentants des différentes
communautés religieuses. Il faut féliciter Mme Brasseur pour ses
travaux méritoires. J’appuie ses propositions et souhaite ici insister
sur les questions de la discrimination fondée sur la religion et
de la prévention des violences qu’elle génère. La religion est importante
pour beaucoup de citoyens. Les membres des groupes religieux minoritaires,
notamment les immigrés ou les Roms, sont plus vulnérables que les
fidèles des grandes religions. Ils sont souvent exposés à des tensions
qui peuvent être source d’intolérance et de discrimination. Dernièrement,
ces tensions se sont conjuguées avec les effets de la crise économique.
Les Etats membres du Conseil de l’Europe devraient par conséquent
envisager des mesures pour protéger l’ensemble des communautés religieuses
contre la discrimination et la violence, et offrir des voies de
recours effectives aux victimes de discriminations et d'agressions.
5. Le Conseil de l’Europe a déjà fait ses preuves dans le domaine
de la liberté de religion
.
C’est pourquoi j’examinerai en premier lieu l’acquis de l’Organisation
en cette matière, et notamment les notions de liberté religieuse
et de discrimination dans la Convention européenne des droits de
l’homme (STE no 5, «la Convention»). Dans ce contexte, je souhaiterais
remercier la Division «Recherche et bibliothèque» du Greffe de la
Cour européenne des droits de l’homme («la Cour»), dont le rapport
du 19 janvier 2011 sur un «Aperçu de la jurisprudence de la Cour
en matière de liberté de religion» m’a servi à rédiger le présent
rapport. J’étudierai également les résultats des travaux réalisés
par d’autres organes du Conseil de l’Europe dans ce domaine, y inclus
de l’Assemblée elle-même, de la Commission européenne pour la démocratie
par le droit (Commission de Venise) et de la Commission européenne
contre le racisme et l'intolérance (ECRI), afin de montrer les moyens
actuellement disponibles pour combattre les violences et les discriminations
fondées sur la religion. Il serait également utile d’examiner comment
cette question est traitée par certains Etats membres qui sont confrontés
à la montée de nouveaux groupes religieux et cherchent par conséquent
de quelle façon répondre aux besoins de ces différents groupes.
C’est pourquoi je souhaite exprimer ma reconnaissance aux experts
qui, lors de l’audition du 12 avril 2011, ont apporté de précieuses
informations sur les mesures visant à combattre les pratiques discriminatoires
appliquées dans certains Etats membres du Conseil de l’Europe et sur
les défis qu’ont aujourd’hui à relever les sociétés européennes
pour accueillir différents groupes religieux.
3. Cadre juridique
international et européen
6. Historiquement, l’interdiction de la discrimination
fondée sur la religion est le premier des droits de l’homme à avoir
fait l’objet d’une garantie par un traité international, par le
biais de traités de protection des minorités religieuses mis en
place par les grands congrès organisés au XIXe siècle
, notamment le Congrès de
Vienne de 1814-1815 – accord du 21 juillet 1814 fixant la réunion
de la Belgique aux Pays-Bas; Protocole du 29 mars 1815 pour la protection
des catholiques de la Savoie, rattachés à la République de Genève
de tradition protestante –, la Conférence de Londres en 1830 (Protocole
no 3 du 3 février 1830 concernant la Grèce), le Congrès de Berlin
de 1878 (Traité de Berlin concernant la situation des Balkans) et
les négociations de paix consécutives à la première guerre mondiale
– notamment le traité conclu avec la Pologne: Traité de Saint-Germain
du 10 septembre 1919.
7. La liberté de pensée, la liberté de conscience et la liberté
de religion sont des droits humains universels, consacrés par plusieurs
textes internationaux, notamment l’article 18 de la Déclaration
universelle des droits de l’homme de 1948, l’article 18 du Pacte
international relatif aux droits civils et politiques de 1966 et
la Déclaration des Nations Unies de 1981 sur l’élimination de toutes
les formes d’intolérance et de discrimination fondées sur la religion
ou la conviction. Cela apparaît également dans plusieurs rapports
du rapporteur spécial des Nations Unies sur la liberté de religion
ou de croyance et, en particulier, dans ses rapports du 29 décembre 2009,
du 16 février 2010 et du 29 juillet 2010.
8. Dans l’Union européenne, la Charte des droits fondamentaux
(article 10, paragraphe 1) énonce la liberté de pensée, de conscience
et de religion
. La charte a valeur contraignante
pour les institutions et les Etats membres de l’Union européenne
dans la mesure où ces pays appliquent le droit de l’Union européenne. L’Union
européenne n’a pas de compétence explicite dans la sphère de la
religion, mais la gestion des relations avec les communautés confessionnelles
a pris une importance grandissante dans l’Union européenne ces dernières
années, principalement en matière de citoyenneté et de droits fondamentaux,
de non-discrimination, d’immigration et d’intégration, d’inclusion
sociale, d’éducation et de culture
. En outre, la religion constitue
l’un des motifs de discrimination les plus explicitement proscrits
au sein du cadre juridique européen sur la non-discrimination (notamment
la Directive sur l’égalité de traitement en matière d’emploi, qui concerne
diverses formes de discrimination au travail, y compris fondée sur
la religion ou la croyance)
. Actuellement,
un projet sur l’enjeu du pluralisme religieux dans l’Europe contemporaine,
le projet «RELIGARE»
, est mené sous les auspices de
la Commission européenne. Le consortium présidant au projet comprend
13 universités et centres de recherche d’Etats membres de l’Union
européenne
et de Turquie.
Il réalise des enquêtes sociologiques et analyse les cadres juridiques
et politiques déjà en place en matière de religion et de laïcité
à travers l’Union européenne et en Turquie, en vue d’émettre des
recommandations
sur les
politiques à mener.
9. Dans les Etats membres du Conseil de l’Europe, la liberté
de pensée, de conscience et de religion est protégée par l’article 9
de la Convention européenne des droits de l’homme, et la discrimination
fondée sur la religion est interdite par l’article 14 de la Convention
et l’article 1 de son Protocole no 12 (STCE no 194). Au fil des
ans, la Cour européenne des droits de l’homme a développé une jurisprudence
très riche sur les deux premières dispositions et sur celles qui
s’y rapportent directement ou indirectement (voir ci-après).
4. La liberté religieuse
et la protection contre la discrimination basée sur la religion
dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme
4.1. Les libertés garanties
à l’article 9 de la Convention
10. L’article 9 de la Convention
, de très vaste portée, s’applique
à l’ensemble des convictions personnelles, politiques, philosophiques,
morales et, bien évidemment, religieuses. Contrairement aux autorités
nationales
, les organes de la Convention n’ont
pas compétence à définir «les convictions» ou la «religion», mais
celle-ci doit être interprétée de manière non restrictive, incluant
non seulement les «grandes religions», mais tous les groupements
religieux, y compris minoritaires, et leurs adeptes. La liberté
garantie par l’article 9 de la Convention s’applique non seulement
aux croyants, mais aussi aux athées, aux agnostiques, aux sceptiques
et aux indifférents. Elle implique, notamment, la liberté d’adhérer
ou non à une religion et celle de la pratiquer ou pas
.
Sauf dans des cas très exceptionnels, le droit à la liberté religieuse
tel que garanti par la Convention exclut toute appréciation de la
part de l’Etat sur la légitimité des croyances religieuses ou sur
les modalités de leur expression
.
11. Les droits garantis par l’article 9 présentent un double aspect,
interne et externe. Premièrement, le droit d’un individu d’avoir
ou non des convictions et d’en changer est une question de conscience
individuelle; ce droit a un caractère absolu. Les convictions profondes
se forgent dans le for intérieur de l’individu et ne peuvent, en
soi, porter atteinte à l’ordre public ni, par conséquent, faire
l’objet de restrictions.
12. L’aspect externe recouvre la liberté de manifester sa religion
ou sa conviction individuellement ou collectivement, en public ou
en privé, par le culte, l'enseignement, les pratiques et l'accomplissement
des rites, conformément au paragraphe 1 de l’article 9. Néanmoins,
en vertu du paragraphe 2 de cet article, l’aspect externe de ce
droit peut faire l’objet de restrictions. En conséquence, l’article 9
ne protège pas tous les comportements du seul fait qu’ils sont motivés
par des considérations d’ordre religieux (ou philosophique).
13. Notamment, comme le montre l’arrêt de la Cour dans l’affaire
Kokkinakis c. Grèce , le droit de «convaincre»
son prochain à se convertir, bien qu’il relève des libertés mentionnées
à l’article 9, n’inclut pas des comportements abusifs tels que pressions
inacceptables et harcèlement; ceux-ci ne sauraient être protégés
par la Convention, comme le montre, notamment, l’arrêt
Larissis et autres c. Grèce .
14. Les restrictions au droit de manifester sa religion ou ses
convictions doivent être «prévues par la loi» et «nécessaires dans
une société démocratique», à savoir répondre à un «besoin social
impérieux». Cela veut dire que la restriction doit être justifiée
au regard de l’une des formes de l’intérêt général énoncées au paragraphe 2
de l’article 9: la sécurité publique, la protection de l’ordre,
de la santé ou de la morale publiques ou la protection des droits
et libertés d’autrui. En examinant la conformité d’une mesure nationale
par rapport à l’article 9, paragraphe 2, de la Convention, la Cour
doit tenir compte du contexte historique et des particularités de
la religion en cause, que ce soit sur le plan dogmatique, rituel,
organisationnel ou autre
.
15. Dans une société démocratique, où plusieurs religions, voire
plusieurs branches d’une même religion, coexistent au sein d’une
même population, il peut s’avérer que des limitations à la liberté
religieuse s’imposent en vue de concilier les intérêts des divers
groupes et d’assurer le respect des convictions de chacun. L’Etat garde
donc certaines prérogatives dans ce domaine, mais il doit néanmoins
rester «neutre et impartial»
dans l’exercice
de son pouvoir de réglementation en la matière et dans sa relation
avec les diverses religions
. La Cour a souligné que
«[…] lorsque se trouvent en jeu des questions sur les rapports entre
l’Etat et les religions, sur lesquelles de profondes divergences
peuvent raisonnablement exister dans une société démocratique, il
y a lieu d’accorder une importance particulière au rôle du décideur
national
».
16. La Cour a eu récemment connaissance d’affaires concernant
le principe de laïcité et la minimisation des divisions que la religion
risquait de susciter dans la société, notamment dans des affaires
concernant le code vestimentaire. Elle a mis tout particulièrement
l’accent sur la défense de l’ordre et sur la protection des droits et
libertés d’autrui
. Par exemple, dans
l’affaire
Köse et autres c. Turquie,
dans laquelle les requérants mettaient en cause un code vestimentaire
interdisant le port du foulard par les filles dans les écoles, la
Cour a estimé que les règles contestées n’étaient pas liées à des
questions d’adhésion à une religion particulière, mais visaient
plutôt à préserver les principes de neutralité et laïcité dans les
écoles, principes qui avaient eux-mêmes pour but la défense de l’ordre
public et la protection du droit d’autrui à ne pas subir d’ingérence
dans ses propres convictions religieuses. Ainsi, la requête a été
déclarée manifestement mal fondée et, par conséquent, irrecevable
. La Cour a
adopté un raisonnement similaire dans une affaire concernant le
code vestimentaire imposé aux enseignants
.
17. Les droits reconnus à l’article 9 de la Convention ont non
seulement un caractère individuel, mais aussi collectif. Comme la
Cour l’a noté, «les communautés religieuses existent traditionnellement
et universellement sous la forme de structures organisées
». Ainsi, l’article 9 doit être
interprété à la lumière de l’article 11, qui garantit la liberté
de réunion et d’association. Vu sous cet angle, le droit des fidèles
à la liberté de religion, qui comprend le droit de manifester sa
religion collectivement, suppose que les fidèles puissent s’associer librement,
sans ingérence arbitraire de l’Etat. En effet, l’autonomie des communautés
religieuses est «indispensable au pluralisme dans une société démocratique
et se trouve au cœur même de la protection offerte par l’article 9
».
18. D’autre part, selon la Cour, l’article 9 ne peut guère être
compris comme pouvant diminuer le rôle d’une foi ou d’une Eglise
auxquelles adhère, historiquement et culturellement, la population
d’un pays donné
. Néanmoins,
l’obligation de neutralité exige que, si un Etat établit un cadre
pour octroyer la personnalité juridique à des communautés religieuses
dotées d’un statut spécifique, toutes les communautés religieuses qui
le souhaitent doivent pouvoir prétendre à ce statut et les critères
établis doivent être appliqués de manière non discriminatoire
.
La Cour considère que, dans ses relations avec les religions, l’Etat
ne doit pas faire de distinction et que s’il y a des différences
de traitement, elles doivent être de «faible portée
».
4.2. L’interdiction
de la discrimination fondée sur la religion (article 14 de la Convention
et Protocole no 12)
19. Une autre question qui mérite une attention particulière
dans ce contexte est celle de l’application de l’article 14 de la
Convention dans des situations de traitement discriminatoire subi
par une personne au motif de sa religion ou de ses convictions.
Selon l’article 14, «la jouissance des droits et des libertés reconnus
dans la présente Convention doit être assurée, sans distinction
aucune, fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue,
la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions,
l’origine nationale ou sociale, l’appartenance à une minorité nationale,
la fortune, la naissance ou toute autre situation»
. En outre, l’article 1 du Protocole no 12
à la Convention introduit une interdiction générale de discrimination
dans la jouissance «de tout droit prévu par la loi» (paragraphe 1),
interdiction qui s’applique à tous les actes de la puissance publique (paragraphe 2).
La religion y figure comme l’un des possibles motifs de discrimination.
Malheureusement, à ce jour, ce protocole n’est ratifié que par 18 Etats
membres du Conseil de l’Europe.
20. Il résulte de la portée de l’article 14 de la Convention et
de l’article 1 du Protocole no 12 que l’Etat ne saurait traiter
différemment des personnes dans des situations substantiellement
analogues, sans une justification objective et raisonnable. L’Etat
jouit d’une certaine marge d’appréciation lorsqu’il évalue si et
dans quelle mesure les différences qui existent justifient un traitement
différent; l’important est que la différence de traitement poursuive
une finalité légitime et respecte le critère de proportionnalité
raisonnable
.
D’autre part, il résulte de l’arrêt
Thlimmenos
c. Grèce que, dans certaines circonstances, traiter
pareillement des personnes se trouvant dans des situations sensiblement
différentes peut être contraire au principe de non-discrimination.
Ainsi, la Cour doit prendre en considération les particularités
des différentes religions lorsque certaines différences apparaissent
comme essentielles pour résoudre le litige qui lui est soumis.
21. La portée de la Convention en matière de discrimination fondée
sur la religion est vaste
et, sur cette question,
la Cour s’est déjà prononcée dans plusieurs affaires, notamment
concernant la situation de l’Eglise catholique en Grèce ou en Roumanie
ou des Témoins de Jéhovah. Dans les affaires du premier type, la
Cour a aussi eu pu constater des entraves discriminatoires au droit
d’accès à la justice (d’où une discrimination contraire à l’article 14
combiné avec l’article 6
).
S’agissant des Témoins de Jéhovah, la Cour a constaté des violations
de l’article 14 combiné avec l’article 8 (droit au respect de la
vie privée et familiale) dans des affaires concernant le retrait
à une mère de la garde de ses enfants au seul motif de ses convictions
religieuses
,
ainsi que des violations de l’article 14 combiné avec l’article 9
du fait de disparités dans les avantages fiscaux accordés à des
communautés religieuses
.
L’article 14 doit donc être interprété à la lumière de différents articles
de la Convention, pas seulement de l’article 9 garantissant la liberté
religieuse
.
4.3. Existence d’obligations
positives
22. En général, la Convention exige que l’Etat s’abstienne
de toute ingérence dans les droits ainsi garantis («obligation négative»).
Toutefois, dans certains cas, une action de leur part peut s’avérer
nécessaire; aussi la jurisprudence de la Cour a-t-elle développé
l’idée de l’existence «d’obligations positives», en vertu desquelles
il incombe à l’Etat de prendre certaines mesures en vue de protéger
les individus. Pendant longtemps la Cour ne se prononçait pas sur
le point de savoir si l’article 9 impose aussi des obligations positives
aux Etats. Comme certains auteurs le constatent, même si elle a
bel et bien eu l’occasion de le faire
, la Cour a préféré qualifier d’ingérence
ce qui pouvait passer pour une carence
.
Reste aussi qu’il n’est pas toujours facile d’établir l’existence
d’une obligation positive de protéger le droit garanti à l’article 9
. L’obligation
de prendre des mesures dépend avant tout des circonstances de l’affaire.
Selon les principes découlant de la jurisprudence de la Cour, les
obligations positives résultant de l’article 9 impliquent que les autorités
nationales doivent garantir l’existence de la liberté religieuse
dans un esprit de pluralisme et de tolérance mutuelle, par exemple
en faisant office de «médiateur neutre» en cas de conflit interne
opposant différentes factions au sein d’une communauté religieuse
.
23. Il convient de souligner que la Cour a fait expressément référence
à la théorie des obligations positives dans l’arrêt concernant
97 membres de la Congrégation des Témoins de
Jéhovah de Gldani et 4 autres c. Géorgie , dont il ressort que les
Etats ont l’obligation positive de prendre des mesures propres à
prévenir et à réprimer des violences discriminatoires fondées sur
l’appartenance religieuse. L’affaire portait sur une attaque très
violente, en octobre 1999, contre des membres de la Congrégation
des Témoins de Jéhovah par un groupe de religieux orthodoxes (dirigés
par Vassil Mkalavichvili, dit «le père Basile»). Les autorités de
police refusèrent d’intervenir sur les lieux du drame pour protéger
les requérants et les enfants de certains d’entre eux et, par la
suite, les autorités chargées de l’enquête restèrent inactives,
sans aucune explication. Aucun des agresseurs ne fut interpellé
et la plupart des requérants ne reçurent pas de réponse à leurs
plaintes. Quant aux autres plaintes, elles n’aboutirent pas, alors
même que l’on disposait des enregistrements télévisés permettant
d’identifier les auteurs des violences. En raison de cette passivité
des autorités géorgiennes, la Cour constata une violation de l’article 9
et une violation de l’article 14 combiné avec l’article 9 de la Convention.
Cet arrêt démontre aussi que l’article 14 peut s’appliquer aux situations
concernant les rapports entre les individus mêmes. L’Etat devrait
ainsi jouer son rôle de garant: veiller à ce que son système juridique n’autorise
pas de discrimination dans les rapports entre les individus et à
ce que toute violation soit dûment et efficacement sanctionnée
.
D’autres affaires portées devant la Cour – bien que non dans le
cadre de l’article 9 mais, en particulier, des articles 2 et 8 –
concernant des agressions envers des Roms et, par la suite, des discriminations
fondées sur l’origine ethnique, confirment cette approche adoptée
par la Cour
.
De surcroît, la question des obligations positives n’est pas sans
lien avec la clause de non-discrimination
,
et ce principe est bel et bien établi dans ce domaine
.
4.4. Autres questions
24. Des questions concernant la liberté religieuse se
posent aussi dans le cas de propos provocateurs, en général protégés
en vertu de l’article 10 de la Convention, garantissant la liberté
d’expression. La Cour a déjà eu l’occasion de ne pas accepter la
conduite d’individus cherchant à dénigrer les sentiments des croyants
ou à inciter à la haine et à la violence au motif de la religion.
Dans l’arrêt
Otto-Preminger-Institut
c. Autriche ,
la Cour a admis que le respect des sentiments des croyants, tel
que garanti à l’article 9, avait été violé par des représentations
provocatrices d’objets de culte religieux, de telles représentations
pouvant passer pour une violation malveillante de l’esprit de tolérance,
lequel doit aussi caractériser une société démocratique
. Dans l’affaire
Gündüz
c. Turquie (no
2),
portant sur la condamnation du requérant à une peine d’emprisonnement pour
incitation au crime et à la haine religieuse par la publication
de ses propos dans la presse, la Cour a déclaré la requête irrecevable
, considérant qu’il
s’agissait d’un discours de haine faisant l’apologie de la violence
et étant incompatible avec les valeurs fondamentales de justice
et de paix formulées en préambule à la Convention, et que la sanction
infligée par les autorités turques se justifiait par son caractère
dissuasif pouvant se révéler nécessaire pour prévenir l’incitation
publique au crime
.
25. Etant donné la grande variété des affaires portées devant
la Cour dans le cadre de l’article 9 de la Convention, il serait
vain de tenter d’en donner un résumé détaillé dans ce rapport. A
titre d’exemple, l’on peut mentionner quelques aspects spécifiques
des libertés religieuses abordés par la Cour: le service militaire obligatoire
et les convictions religieuses, l’obligation d’acquitter «l’impôt
ecclésial», les codes vestimentaires, les détenus et les convictions
religieuses, le prosélytisme, l’intervention de l’Etat dans les
conflits internes entre adeptes d’une communauté religieuse, l’exigence
d’un enregistrement national ou le contrôle des lieux de culte.
26. Il arrive aussi que les convictions religieuses se heurtent
à d’autres droits consacrés par la Convention, tel le droit à l’instruction
(article 2 du Protocole no 1)
.
Dans son récent arrêt
Lautsi c. Italie , la
Grande Chambre de la Cour européenne des droits de l’homme a annulé
le précédent arrêt rendu par sa chambre
, qui avait conclu à une violation de l’article 2
du Protocole no 1 dans la décision des autorités italiennes de maintenir
des crucifix dans les salles de classe de l’école publique fréquentée
par les enfants de la requérante. La Grande Chambre a estimé que
les autorités avaient agi dans les limites de la marge d’appréciation
laissée à l’Italie dans le cadre de son obligation de respecter,
dans l’exercice de ses fonctions en matière d’instruction et d’enseignement,
le droit des parents à assurer cette instruction et cet enseignement
conformément à leurs propres convictions religieuses et philosophiques
.
27. Les convictions religieuses peuvent aussi se heurter à d’autres
droits tels le droit au respect de la vie privée et familiale (article 8),
par exemple dans le cas de certains traitements médicaux, et le
droit à un procès équitable (article 6), par exemple en lien avec
la reconnaissance par l’Etat de décisions émanant d’instances ecclésiastiques.
Mais l’examen approfondi de ces questions n’entre pas non plus dans
le champ de mon mandat de rapporteur.
4.5. Mise en œuvre des
arrêts de la Cour
28. Les arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme
concluant à une ou plusieurs violations de la Convention sont parfois
à l’origine d’importants changements dans la législation de l’Etat
défendeur ou les pratiques de ses autorités judiciaires ou administratives.
En effet, en vertu de l’article 46, les Etats sont tenus de se conformer
aux arrêts définitifs de la Cour et donc, le cas échéant, de prendre
des «mesures générales» pour éviter de nouvelles violations semblables
à celles constatées. Ainsi, à la suite des arrêts dans les affaires
Eglise métropolitaine de Bessarabie et autres et
Biserica Adevarat Ortodoxa din Moldova et autres
c. Moldova , qui portaient toutes deux sur
un refus d’enregistrement des Eglises requérantes (violations de l’article 9),
la Moldova a adopté une nouvelle loi sur les cultes religieux
.
De plus, dans la majorité des cas, les Etats doivent veiller à publier
et diffuser largement les arrêts de la Cour afin d’informer les
autorités concernées des exigences découlant de la Convention et
d’éviter de reproduire les mêmes erreurs dans son application
.
5. L’action du Conseil
de l’Europe dans le domaine de la liberté religieuse
5.1. L’Assemblée parlementaire
29. A plusieurs occasions, l’Assemblée a pris position
sur des questions liées à la religion, telles que la tolérance religieuse
,
la relation entre Etat et religion
, la
liberté de conscience et de religion et la liberté d’expression
. L’Assemblée à également
examiné la situation de certains groupes religieux, tels que musulmans
ou juifs
,
la situation des croyances religieuses et de la législation dans
certains pays, notamment ceux d’Europe centrale et orientale
, et la question de la religion et de
l’éducation
. Quelques-unes des principales
lignes directrices résultant des documents de l’Assemblée sont restituées
ci-dessous.
5.1.1. Condamnation de
l’usage de la violence fondée sur la religion
30. L’Assemblée a donc condamné l’usage de la violence
prétendument fondée sur la religion, par exemple dans sa récente
Recommandation 1957 (2011) condamnant
les attaques à l’encontre des chrétiens au Proche et au Moyen-Orient
et insistant sur la nécessité de combattre tous les types de fondamentalisme
religieux. Dans sa
Recommandation
1396 (1999) «Religion et démocratie»,
elle déclare que «plusieurs problèmes
de la société moderne ont aussi une composante religieuse, tels
que les mouvements fondamentalistes intolérants et les actes terroristes,
le racisme et la xénophobie, les conflits ethniques». Elle a également
traité de la question du discours de haine à l’encontre de groupes
religieux, en particulier dans sa
Résolution 1510 (2006) sur la liberté
d’expression et le respect des croyances religieuses, et dans sa
Recommandation 1805 (2007) «Blasphème,
insultes à caractère religieux et discours de haine contre des personnes
au motif de leur religion», où elle souligne que «toutes menaces
de mort ou incitations à la violence émanant de dirigeants et de
groupes religieux, proférées à l’encontre de personnes ayant exercé
leur droit à la liberté d’expression en matière de religion», doivent
être condamnées par les gouvernements nationaux.
5.1.2. Lutte contre la
discrimination fondée sur la religion
31. Dans sa
Recommandation
1556 (2002) «Religion et changements en Europe centrale
et orientale»,
l’Assemblée
en appelle aux gouvernements pour s’attacher tout particulièrement
à «protéger [les minorités religieuses] contre la discrimination
ou la persécution de la part des majorités religieuses ou d’autres groupes,
au cas où ils feraient preuve d’un nationalisme et d’un chauvinisme
agressifs». Elle souligne que tous les groupes religieux doivent
avoir la possibilité de se voir octroyer le statut de personne morale
si leurs activités respectent les normes des droits de l’homme.
Dans sa récente
Recommandation
1962 (2011), l’Assemblée rappelle «l’obligation des Etats
de veiller à ce que toutes les communautés religieuses qui acceptent
les valeurs fondamentales communes puissent bénéficier de statuts
juridiques appropriés […] et d’éviter qu’un soutien privilégié accordé
à certaines religions ne devienne, dans les faits, disproportionné
et discriminatoire».
5.1.3. Etablissement de
la relation entre religion et droits de l’homme
32. Dans le rapport sur la religion et la démocratie
,
l’Assemblée a établi un ensemble de principes concernant les relations
entre la religion et l’Etat. Il en résulte que l’Etat ne peut tolérer
aucune violation de la dignité humaine et des droits de l’homme
au nom de la foi, et que les communautés religieuses sont tenues de
respecter les principes de démocratie et de prééminence du droit.
Il ne saurait être donné libre cours à des atteintes à l’ordre public
ou aux droits démocratiques des citoyens. Parallèlement, la société
doit faire en sorte que les citoyens puissent pratiquer leur religion
le plus facilement possible
.
33. L’Assemblée rappelle que les religions doivent respecter les
droits de l’homme tels que définis dans la Convention européenne
des droits de l’homme, ainsi que l’Etat de droit. La liberté de
religion n’est pas illimitée. Une situation dans laquelle une religion
va à l’encontre d’autres droits fondamentaux peut devenir inacceptable;
si tel est le cas, les autorités publiques doivent recourir aux
restrictions prévues à l’article 9, paragraphe 2, de la Convention
européenne des droits de l’homme. La diffusion de principes religieux
qui, mis en pratique, impliqueraient une violation des droits de
l’homme, ne doit pas être acceptée et, «si des doutes existent dans
ce domaine, les Etats doivent exiger des responsables religieux
une prise de position sans ambiguïté sur la primauté des droits
de l’homme, tels que consignés dans la Convention européenne des
droits de l’homme, sur tout principe religieux». En conséquence,
l’Assemblée en appelle aux Etats membres pour «exclure de la consultation
toute formation qui ne serait pas attachée sans équivoque aux valeurs fondamentales
du Conseil de l’Europe – les droits de l’homme, la démocratie et
l’Etat de droit»
.
34. A la suite de la fameuse affaire des bandes dessinées au Danemark,
qui a suscité de très nombreuses réactions à travers le monde, l’Assemblée
a aussi déclaré que «la liberté d’expression, telle qu’elle est protégée
en vertu de l’article 10 de la Convention européenne des droits
de l'homme, ne doit pas être davantage restreinte pour répondre
à la sensibilité croissante de certains groupes religieux»
.
5.1.4. Réaffirmation du
principe de la séparation de l’Eglise et de l’Etat
35. Dans sa
Recommandation
1396 (1999) «Religion et démocratie»
et sa
Recommandation 1804 (2007) «Etat,
religion, laïcité et droits de l’homme», l’Assemblée réaffirme le
principe de séparation de l’Eglise et de l’Etat en tant qu’une des
valeurs communes en Europe. Les Etats sont libres d’organiser, y
compris par les lois, les relations entre l’Etat et l’Eglise, conformément
aux dispositions de la Convention européenne des droits de l’homme.
Néanmoins, la rigueur avec laquelle les Etats contrôlent l'application
de cette séparation varie en fonction des différentes traditions
historiquement enracinées et des comportements de la population
.
Le principe de séparation entre gouvernance et religion semble bien
établi dans les Etats membres du Conseil de l’Europe. En particulier,
à la suite de la
Recommandation
1804 (2007), déjà mentionnée, le Comité des Ministres
a réaffirmé son attachement à ce principe qui, «avec celui de la
liberté de conscience et de pensée et celui de la non-discrimination,
fait partie intrinsèque du concept de laïcité européenne dans le
cadre duquel le Comité des Ministres place ses travaux sur la dimension
religieuse du dialogue interculturel»
.
5.1.5. Lignes directrices
à l’intention des législateurs
36. L’Assemblée rappelle que la législation nationale
doit respecter la Convention européenne des droits de l’homme et
que, en matière de droits de l’homme, les restrictions doivent être
motivées par un «besoin impérieux» et «être proportionnées "au but
légitime poursuivi"»
. L’Assemblée note également que,
dans la législation de certains Etats membres du Conseil de l’Europe,
subsistent «des anachronismes liés à un passé où la religion jouait
un rôle plus important dans nos sociétés»
et
elle en appelle aux Etats membres pour «éliminer progressivement,
si telle est la volonté des citoyens, des éléments de la législation
susceptibles d’être discriminatoires du point de vue d’un pluralisme
religieux démocratique»
.
37. Dans sa
Recommandation
1805 (2007) «Blasphème, insultes à caractère religieux
et discours de haine contre des personnes au motif de leur religion»,
l’Assemblée invite les Etats membres à réexaminer les lois sur le
blasphème, tout en veillant à ce que leur législation érige en infraction
pénale les déclarations qui appellent à la haine, à la discrimination
ou à la violence à l’encontre d’une personne ou d’un groupe de personnes
au motif de leur religion.
5.2. L’ECRI
38. La lutte contre le racisme, la discrimination raciale,
la xénophobie, l’antisémitisme et l’intolérance sous l’angle de
la protection des droits de l’homme est la principale mission de
la Commission européenne contre le racisme et l’intolérance (ECRI),
instance indépendante de suivi du Conseil de l’Europe (article 1
du statut de l’ECRI
).
Pour réaliser cet objectif, l’ECRI a formulé à l’intention des Etats
membres un certain nombre de recommandations de politique générale.
A cet égard, la Recommandation no 7, adoptée le 13 décembre 2002, sur
la «Législation nationale pour lutter contre le racisme et la discrimination
raciale», est tout particulièrement importante. L’ECRI y propose
des éléments à inclure dans les législations nationales pour lutter
efficacement contre le racisme et la discrimination raciale, de
même lorsqu'ils sont fondés sur des motifs religieux
, et préconise l’adoption d’une législation
antidiscrimination détaillée. L’ECRI a également traité la question
de la discrimination fondée sur la religion dans d’autres recommandations:
Recommandations de politique générale no 1 (lutte contre le racisme,
la xénophobie, l’antisémitisme et l’intolérance)
, no 5 (lutte contre l’intolérance et
les discriminations envers les musulmans)
et no 9 (lutte contre l’antisémitisme)
. La Convention européenne des droits
de l'homme constitue le point de repère et la source d’inspiration
pour toutes ces recommandations.
5.3. La Commission de
Venise
39. A plusieurs occasions, la Commission européenne pour
la démocratie par le droit (Commission de Venise) a pris position
sur des questions liées à la pratique religieuse, par exemple pour
l’octroi d’un statut juridique aux communautés religieuses (en Turquie
par exemple
), pour l’étendue de la liberté religieuse
dans l’ordre constitutionnel de certains Etats membres (Arménie
, Géorgie ou
Roumanie
)
ou pour la pénalisation du blasphème
.
40. En partenariat avec l’Organisation pour la sécurité et la
coopération en Europe (OSCE)
, elle a également
élaboré un ensemble de «Lignes directrices visant l’examen des lois
affectant la religion ou les convictions religieuses»
qui, entre autres,
réaffirment le principe de non-discrimination des religions. Selon la
Commission de Venise, «une législation peut reconnaître les différences
tenant au rôle joué par diverses religions dans l’histoire d’un
pays donné, tant que ces références ne servent pas de prétexte au
maintien d’une discrimination»
. En outre, «personne ne peut être soumis
à une contrainte restreignant sa liberté de religion ou de conviction»
.
5.4. Autres initiatives
et activités
41. Le discours de haine compte parmi les questions abordées
par les institutions du Conseil de l’Europe à plusieurs reprises.
En vue d’éviter la résurgence du racisme, de la xénophobie, de l’antisémitisme
et de l’intolérance, le 30 avril 1997, le Comité des Ministres a
adopté la Recommandation no R (97) 20 sur le discours de haine.
Il demeure aujourd’hui pleinement valide, notamment dans la définition
de cette notion
.
42. Le 8 avril 2008, le Comité des Ministres a lancé, à titre
expérimental, des échanges annuels sur la dimension religieuse du
dialogue interculturel avec des représentants de la société civile
et de religions traditionnellement présentes en Europe, et a publié
le «Livre blanc sur le dialogue interculturel – Vivre ensemble dans
l’égale dignité»
. La campagne «Dites non à la discrimination»,
dont le mandat est issu de ce livre blanc, est actuellement en cours.
Elle s’adresse au grand public – en particulier aux victimes de discrimination –
par le biais d’une série d’initiatives de communication visant à
sensibiliser à la lutte contre la discrimination en Europe
. Parallèlement à ces initiatives,
un certain nombre d’activités menées par le Comité directeur de
l’éducation (CDED) et par le Comité directeur de l’enseignement
supérieur et de la recherche (CDESR) concernant l’élaboration de
méthodes d’enseignement, prennent en compte la notion de diversité religieuse
et de patrimoine religieux en Europe
.
43. Le Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe
a invariablement condamné toute forme d'extrémisme religieux, de
discrimination et d’intolérance, telle que les crimes de haine,
l’islamophobie, l’antisémitisme et autres phobies à l’encontre d’autrui
.
44. Le très récent rapport du Groupe d’éminentes personnalités
du Conseil de l’Europe «Vivre ensemble. Conjuguer la diversité et
la liberté dans l’Europe du XXIe siècle»
réaffirme que différents
groupes religieux, en particulier des chrétiens, des musulmans et
des juifs, sont toujours victimes de violence et que l’intolérance et
la discrimination fondées sur la religion restent un phénomène répandu
en Europe. Ce rapport appelle les responsables religieux à combattre
de tels comportements
.
45. Par ailleurs, la diversité culturelle et religieuse des sociétés
contemporaines a fait l’objet d’une étude détaillée conduite par
la Direction générale de la cohésion sociale du Conseil de l’Europe.
Ces travaux ont abouti à une publication intitulée
Accommodements institutionnels et citoyens:
cadres juridiques et politiques pour interagir dans des sociétés
plurielles ,
qui présente une réflexion sur les moyens de favoriser et de promouvoir
l'adaptation institutionnelle et des comportements individuels pour
permettre aux citoyens de vivre ensemble dans des sociétés confrontées
– de plus en plus – à la diversité ethnique et culturelle. Elle
examine en particulier les visions européenne et canadienne de la
notion d’«accommodement raisonnable», qui sera expliquée à la section
6.5 du présent rapport.
6. Lutte contre les
discriminations et les violences fondées sur la religion dans les
pays membres du Conseil de l’Europe: quelques exemples de problèmes
et défis actuels
6.1. Situation générale
46. Bien que, si l’on regarde son passé, l’Europe peut
être caractérisée comme un bastion du christianisme, elle se présente
aujourd’hui comme une mosaïque de religions. Certes, la plupart
des Etats membres du Conseil de l’Europe ont des majorités chrétiennes,
mais dans certains Etats elles sont musulmanes (par exemple en Albanie,
en Azerbaïdjan, en Bosnie-Herzégovine et en Turquie) et un nombre
croissant d’Etats compte une présence musulmane importante (par
exemple l’Allemagne, la France, le Royaume-Uni ou la Russie). De
surcroît, la diaspora juive et divers groupes représentant de «nouvelles
religions» ou des sectes sont présents dans toute l’Europe.
47. Ainsi que le note M. de Puig dans son rapport de 2007
, la pluralité
de nouvelles religions que nous connaissons aujourd’hui en Europe
est en grande partie le résultat des mouvements migratoires qui
ont suivi la décolonisation. Cette nouvelle présence pose des problèmes
aux gouvernements aussi bien qu’aux communautés religieuses. Les
Etats à longue tradition de laïcité ont du mal à accepter le phénomène
de la montée des nouvelles pratiques religieuses en soi; bien plus
souvent encore, des Etats auparavant ouvertement confessionnels
ou dont la vaste majorité des citoyens adhérait à une seule religion
se trouvent aujourd’hui confrontés à une pluralité de religions.
Des formes plus strictes de pratique de l’islam (par exemple imposant
le port du niqab)
soulèvent
des problèmes particuliers. Sans compter que des obligations découlant en
particulier de la religion (régimes alimentaires, temps de prière,
etc.) peuvent s’avérer difficiles à suivre au quotidien par des
croyants vivant dans une société moderne laïque ou multireligieuse
.
Il peut aussi s’ensuivre des conflits à propos de l’égalité des
sexes et des droits des homosexuels
.
48. Comme l’a souligné le professeur Uitz lors de l’audition d’avril
2011, les persécutions religieuses demeurent un phénomène répandu
dans les sociétés contemporaines, y compris dans des Etats membres
du Conseil de l’Europe. Les problèmes rencontrés par les groupes
religieux varient géographiquement: alors que les «vieilles» démocraties
européennes ont du mal à gérer leurs populations musulmanes essentiellement immigrées,
plusieurs «jeunes» démocraties postcommunistes restent profondément
empêtrées dans des questions telles que les programmes de restitution
des biens ecclésiastiques réalisés depuis vingt ans et les discussions
sur les programmes scolaires d’instruction religieuse. Malgré les
normes clairement établies par la jurisprudence de la Cour européenne
des droits de l’homme, nombreux sont les Etats membres qui continuent
de manquer d’impartialité envers les communautés religieuses et
leurs membres.
49. Comme l’a indiqué le professeur Foblets lors de l’audition,
les solutions juridiques actuellement en vigueur dans un certain
nombre d’Etats multiculturels sont parfois devenues anachroniques,
n’étant plus adaptées aux nouveaux besoins. Les nouvelles communautés
religieuses n’ont pas encore eu la possibilité de participer au
débat démocratique sur la protection de la liberté de religion,
du fait d’un manque criant de participation institutionnelle aux
mécanismes fonctionnels de l’Etat: soit l’approche adoptée à leur
endroit se réfère à un modèle ancien, soit l’existence de ces minorités
est contestée. A ce jour, la diversité culturelle et religieuse
a fait l’objet d’une myriade d’études
,
lesquelles peuvent servir à définir trois types d’approches, mutuellement
exclusives. En conséquence, il peut y avoir trois manières d’aborder
la question de la diversité religieuse: 1. définir clairement la
notion d’Etat neutre et se débarrasser des derniers privilèges religieux restant
encore dans la législation en vigueur (comme au Québec)
; 2. conserver un équilibre entre
Etat et religions traditionnelles (et leurs privilèges); ou 3. adopter
une approche intermédiaire, à savoir établir un nouvel équilibre
durable et permettre le développement de changements tangibles dans
la société.
6.2. Discrimination
systémique de certaines minorités religieuses en Europe méridionale, centrale
et orientale
50. Comme l’a signalé le professeur Uitz lors de l’audition,
dans des Etats membres d’Europe centrale et orientale, des groupes
religieux subissent des pratiques discriminatoires, moins connues
du public que certains des incidents survenus en Europe occidentale
.
Les musulmans et les Témoins de Jéhovah se heurtent à la désapprobation
du gouvernement en Bulgarie (sous forme de refus de permis de construire,
de restrictions en matière de prosélytisme en public et d’intolérance
verbale dans les discours publics)
. En Roumanie,
les catholiques grecs rencontreraient des difficultés incessantes,
malgré la récente décision de la Cour européenne des droits de l’homme
stipulant que le refus d’accorder la personnalité juridique à une paroisse
catholique grecque constitue, au regard de la Convention, une violation
du droit d’accès à la justice
.
Plus récemment, le Gouvernement hongrois a décidé d’introduire pour
les communautés religieuses un nouveau système d’enregistrement
à trois niveaux qui, s’il est mis en application, privilégiera les
«églises historiques» après vingt ans d’égalité juridique de plein
droit.
51. Certaines des controverses semblent résulter d’une discrimination
systémique et paraissent résister aux multiples signes de désapprobation:
malgré une notoriété internationale grandissante, la Grèce n’a toujours pas
abrogé du Code pénal l’interdiction de prosélytisme, dont l’application
à l’encontre des Témoins de Jéhovah est constamment signalée dans
divers rapports
.
De même, bien que la loi grecque antidiscrimination promulguée en
2005
interdise
la discrimination au motif de la religion ou autres croyances, cette
interdiction ne s'étend pas à la protection sociale, à l'éducation
ni à l'accès aux biens et services. S’agissant de l’éducation, l’ECRI
a noté, en 2009, «avec préoccupation les informations selon lesquelles
certains manuels scolaires contiennent toujours des références négatives
au catholicisme, au judaïsme et à l’ancienne tradition polythéiste
hellénique».
6.3. Pratiques discriminatoires
dans le cadre de la lutte contre l’extrémisme religieux
52. Il est un autre problème, lié à l’usage abusif des
mesures visant à combattre le terrorisme. Comme l’a souligné le
professeur Uitz lors de l’audition, ce type de mesures a essentiellement
ciblé les communautés musulmanes, mais il se pourrait qu’il touche
aussi d’autres groupes religieux. Ainsi, en Russie, plusieurs organisations
de surveillance ont signalé que la loi russe de 2002 sur l’extrémisme
a souvent servi à poursuivre des
Témoins de Jéhovah et les disciples du théologien musulman turc
Said Nursi
. Les cas d’usage abusif de la loi
contre l’extrémisme sont si fréquents que l’organisation russe de
surveillance SOVA Center a décidé de lui consacrer une colonne entière
dans son projet de suivi ordinaire
. Cet exemple montre que la lutte
contre le terrorisme sous forme de mesures anti-extrémisme à l’encontre
de groupes religieux a de fortes chances de virer à des excès de
répression qui, à leur tour, risquent de renforcer l’intolérance
religieuse. De telles mesures n’étant ni neutres ni impartiales
à l’égard des communautés religieuses et de leurs membres, elles
ne respectent pas les normes minimales établies par la jurisprudence
de la Cour européenne des droits de l’homme.
6.4. Interdiction de
la discrimination et liberté de religion: un exemple
53. Comme l’a souligné le professeur Cumper lors de l’audition,
la situation du Royaume-Uni illustre parfaitement les défis que
doit aujourd’hui relever l’Europe pour éliminer la discrimination
illégale, en particulier religieuse
. A première
vue, le Royaume-Uni a une excellente réputation s’agissant du traitement
de la discrimination et de l’intolérance aux motifs de la religion
ou des convictions; mais à y regarder de plus près, des problèmes
demeurent. Ainsi, dans des secteurs de la vie publique tels que
l’éducation, l’emploi et la santé, de nombreux groupes confessionnels
minoritaires – notamment les musulmans – continuent de subir une discrimination,
tandis que des groupes laïcs se plaignent aussi que la législation
nationale ne permet pas d’accorder un égal respect à leurs convictions.
Selon un rapport commandé par la Commission de l’égalité et des
droits de l’homme du Royaume-Uni, le nombre d’affaires portant sur
des questions de religion ou de convictions dont est saisie la justice
croît régulièrement depuis décembre 2003, date d’entrée en vigueur
du Règlement sur l'égalité dans le domaine de l'emploi (religion
ou convictions). Il est toutefois difficile de savoir si cette tendance
résulte d’une hausse de la discrimination ressentie ou d’une meilleure
information sur l’existence de voies de recours. Pour le moment,
les données sont insuffisantes sur la durée pour déterminer si la
discrimination religieuse est en augmentation ou en recul au Royaume-Uni
.
54. Il peut paraître quelque peu étonnant, vu le statut privilégié
de l’Eglise d’Angleterre en tant qu’Eglise établie, que ce soient
des groupes
chrétiens qui,
ces derniers temps, se soient particulièrement plaints de menaces
à la liberté religieuse au Royaume-Uni. Cette tendance générale
semble confirmée par le rapport du professeur Weller, selon lequel
«des éléments nouveaux laissent à penser qu’il pourrait y avoir
une évolution tout au moins en ce qui concerne la perception d’une
discrimination religieuse et/ou la volonté de se pencher sur les
problèmes susceptibles de résulter d’une telle discrimination, dont
les chrétiens relèvent de plus en plus d’exemples»
.
Lors de l’audition d’avril, le professeur Cumper a évoqué deux affaires
récentes concernant d’apparents conflits entre les droits des chrétiens
et ceux des homosexuels, qui illustrent ce phénomène:
Hall and Preddy c. Mr and Mrs Bull , où des hôteliers chrétiens ont
dû verser des dommages et intérêts à deux homosexuels unis civilement,
la politique de l’hôtel stipulant que seuls des couples hétérosexuels
mariés pouvaient séjourner en chambre double, et
Johns c. Derby City Council , où le tribunal a confirmé
le règlement du conseil municipal stipulant qu’un couple chrétien
marié qui avait élevé ses propres enfants et avait l’expérience
du placement familial avait été jugé inapte à servir de famille
d’accueil en raison de ses vues négatives sur l’homosexualité.
55. Selon le professeur Cumper, des affaires comme celles-là ont
trois conséquences. Premièrement, elles soulèvent des questions
de conscience, car des chrétiens conservateurs peuvent se sentir
contraints de choisir entre, d’un côté, se taire et agir contre
sa conscience religieuse et, de l’autre, parler et défier la loi. Deuxièmement,
ces affaires pourraient, dans certains cas, avoir des implications
pour le service public, dans la mesure où il n’est pas exclu qu’elles
empêchent un certain nombre de chrétiens conservateurs de travailler dans
certains secteurs de peur de se mettre en porte-à-faux avec les
lois sur l’égalité. Il serait par exemple regrettable que des affaires
telles que Johns c. Derby City Council dissuadent
des chrétiens d’offrir leurs services aux programmes de placement
familial, sachant que l’on manque aujourd’hui au Royaume-Uni de parents
adoptifs. Troisièmement, ce type d’affaires montre les limites de
la loi comme outil de résolution de conflits, des procès à grand
retentissement sur des sujets émotionnels (comme la sexualité et
la foi) risquant d’exacerber, plutôt que d’améliorer, les différends
entre certaines communautés religieuses et d’autres groupes de la
société. Par conséquent, déterminer dans quelle mesure les lois
visant à réduire la discrimination fondée sur la religion ou sur
des convictions doivent être étendues aux groupes confessionnels
– qui, eux-mêmes, se sentent obligés de par leurs convictions religieuses
de différencier (voire de discriminer) les personnes en fonction
de leur orientation sexuelle –, tel sera l'un des plus grands défis
à relever par les législateurs et les responsables politiques en
Europe dans les années à venir.
56. Dans ce contexte, il sera particulièrement intéressant de
suivre certaines affaires contre le Royaume-Uni portées récemment
devant la Cour, notamment celles concernant des allégations de discrimination
à l’encontre de chrétiens. Dans les affaires
Ladele
c. Royaume-Uni et
Mcfarlane
c. Royaume-Uni , les requérants sont des employés
chrétiens (respectivement un officier de l’état civil et un conseiller
en relations) qui ont refusé de fournir des services à des homosexuels
au motif que cela contrevenait à leurs principes religieux. Les
deux autres affaires,
Eweida et
Chaplin ,
portent sur le droit de porter ouvertement
une croix sur son lieu de travail
. Toutes ces affaires ont trait
à l’application de la protection découlant des articles 9 et 14
de la Convention à la manifestation de ses convictions religieuses
sur le lieu de travail. La Cour examinera si la loi antidiscrimination
du Royaume-Uni telle qu’interprétée par les juridictions internes
respecte suffisamment les droits en matière de religion et offre
une protection contre la discrimination fondée sur la religion.
Ces affaires ont suscité des controverses au Royaume-Uni, surtout
après que la Commission de l’égalité et des droits de l’homme (EHRC)
, autorisée à intervenir devant
la Cour en qualité d’expert et d’organe indépendant, eut préconisé
des «accommodements raisonnables» de la part des employeurs pour prendre
en compte les convictions religieuses de leur personnel
. Le 15 septembre 2011, l’EHCR a
en effet soumis son mémoire à la Cour après avoir mené une consultation
publique
. En ce qui concerne les deux premières
affaires, elle a estimé que les conclusions des juridictions internes
étaient correctes. Elle a notamment fait valoir que les services
publics devaient être assurés en toute impartialité et que les employés ne
pouvaient s’attendre à que les fonctions publiques qu’ils exercent
soient ajustées pour tenir compte de leurs convictions religieuses
personnelles
. En revanche, dans les affaires
Eweida et
Chaplin,
la commission a considéré que les tribunaux n’avaient peut-être
pas accordé un poids suffisant à l’article 9, paragraphe 2, de la
Convention
, en ce qu’ils n’ont pas évalué de
façon rigoureuse la question de la proportionnalité
. Par conséquent,
les juridictions du Royaume-Uni n’ont pas protégé de façon adéquate
les individus contre la discrimination religieuse sur le lieu de
travail
.
Les arrêts que rendra la Cour dans ces quatre affaires auront probablement
une incidence importante sur la place de la religion dans la vie
publique au Royaume-Uni.
6.5. Solutions possibles
pour éviter la discrimination fondée sur la religion dans une société multiculturelle:
exemple de la Belgique
57. De ce point de vue, il est intéressant d’examiner
une étude sur l’interculturalisme commandée par le Gouvernement
fédéral belge, les
Assises de l’interculturalité,
réalisée entre septembre 2009 et octobre 2010. Le principal résultat
des
Assises de l’interculturalité est
un rapport remis au Gouvernement belge le 9 novembre 2010. Ce rapport
a été rédigé par un Comité de pilotage, composé de 29 experts désignés
par les autorités fédérales et de membres des groupes culturels/religieux
concernés
.
L’étude porte sur cinq grandes questions: l’enseignement, l’emploi,
la gouvernance, l’accès aux biens et services (logement et santé) et
enfin la vie associative, la culture et les médias. Les auteurs
ont formulé un certain nombre de recommandations à l’intention des
autorités belges, notamment sur le port de symboles religieux, la
révision du calendrier des jours fériés religieux (en introduisant
quelques «jours fériés flottants»
)
ou l’introduction de quotas pour les minorités culturelles dans
le secteur de l’emploi
.
Le Comité de pilotage
s’est
aussi longuement penché sur les avantages et les inconvénients de
l’idée évoquée plus haut d’«aménagement/accommodement raisonnable»
,
déjà appliquée en Belgique aux personnes handicapées
et inspirée de
l’expérience du Québec. Cette notion renvoie à celle de «discrimination
indirecte», c’est-à-dire à des situations de discrimination qui
ne découlent pas directement de la législation mais en résultent
indirectement, du fait que certaines catégories de personnes sont
plus pénalisées que d’autres groupes par les effets de la législation.
Sans établir de distinction à l’égard de ces catégories de personnes,
la loi, selon leur situation, les défavorise indirectement. Pour
résoudre ce problème, il peut s’avérer nécessaire, dans certains
cas, d’adopter des solutions particulières (législatives ou judiciaires)
permettant d’annuler l’effet discriminatoire indirect d’une norme
appliquée à tous de la même manière. Ce problème se pose principalement
dans les secteurs de l’emploi, de l’enseignement ou de l’accès aux
biens et services (logement, soins de santé, loisirs, etc.)
.
Le Comité de pilotage a par conséquent recommandé aux autorités
belges d’envisager d'étendre l’application de la notion d’aménagement
raisonnable à des situations liées aux convictions religieuses ou
philosophiques.
58. Sur la base des recommandations contenues dans l’étude susmentionnée,
à l’occasion de l’audition, le professeur Foblets a proposé trois
voies à explorer pour aborder la question de la coexistence de différents groupes
religieux: 1. encourager les relations (et éventuellement leur institutionalisation)
entre l’Etat et les nouvelles minorités religieuses, tout en respectant
le principe de neutralité et de respect des minorités – dans la
mesure du possible, les instances représentatives des groupes religieux
seront reconnues; 2. «éliminer progressivement, si telle est la
volonté des citoyens, des éléments de la législation susceptibles
d’être discriminatoires du point de vue d’un pluralisme religieux
démocratique», ainsi que prescrit dans la
Recommandation 1804 (2007) de l’Assemblée:
cela peut impliquer, par exemple, de revoir le calendrier des jours
fériés religieux; 3. privilégier la notion d’autonomie personnelle,
comme point de départ; il serait ensuite possible, par exemple,
d’autoriser le port de symboles religieux à l'école à partir d’un
certain âge ou d’un certain niveau du cycle d’études
, ce qui permettrait ensuite de concilier
plusieurs libertés.
59. Reste que la mise en œuvre de ces principes risque de se révéler
très difficile, non seulement en Belgique, mais aussi dans d’autres
pays. En premier lieu, il faut que l’Etat coopère avec tous les
groupes religieux, démarche qui s’avérera parfois difficile dans
la pratique vu le manque d’organisation à la tête de certaines communautés
religieuses – ainsi la Belgique a-t-elle eu un problème avec la
communauté musulmane qui, à cet égard, manque d’un modèle approprié.
Certains pays, dont la Belgique elle-même
, sont également très réticents face
à la technique des «jours fériés flottants», souvent perçus comme
touchant à des traditions fortement enracinées dans la population
majoritaire. En outre, l’idée de fixer des règles concernant les
symboles religieux a toujours soulevé des controverses: même les
recommandations qui, conformément à la procédure des
Assises de l’interculturalité, tentent
de trouver un compromis sur cette question ne font pas exception
à la règle, puisqu’elles ont été refusées par certains des experts
ayant participé à l’élaboration de cette étude
.
7. Conclusion
60. Dans les sociétés européennes multiculturelles d’aujourd’hui,
la question de la coexistence de membres de différentes communautés
religieuses et athées est primordiale. De plus en plus, les législateurs
et les responsables politiques ont à concilier une myriade de valeurs
chrétiennes, laïques et multiconfessionnelles. Aussi est-il bon
de rappeler que l’article 9 de la Convention constitue l’un des
fondements d’une «société démocratique», garantissant la liberté
de pensée, de conscience et de religion.
61. Cependant, le droit de manifester ses convictions ou sa religion
ne comprend pas uniquement des droits absolus; il est soumis aux
restrictions prévues dans la Convention. En vertu de l’article 9,
paragraphe 2, de la Convention, les Etats membres peuvent préserver
une certaine marge de manœuvre, situation récemment rappelée par
la Cour dans l’arrêt qu’a rendu sa Grande Chambre dans l’affaire
Lautsi et autres c. Italie , concernant
la présence de crucifix dans des écoles publiques italiennes et
le droit à l’instruction (article 2 du Protocole no 1 à la Convention).
62. D’une part il convient de garantir les droits des religions
«majoritaires» et, d’autre part, les droits des religions des communautés
confessionnelles minoritaires ou des non-croyants. La jurisprudence
de la Cour montre que la Convention protège tous ces groupes et
leur accorde certains droits. Mais l’ampleur de ces droits varie
aussi en fonction des circonstances et, notamment, des intérêts
légitimes de la «société démocratique», comme la prévention du désordre
et la protection des droits d’autrui.
63. Les Etats sont censés protéger les communautés religieuses
contre les violences fondées sur l’appartenance religieuse ou les
convictions, même si ces violences proviennent de personnes tierces.
Il en résulte donc, selon la jurisprudence de la Cour, que la portée
de l’article 9 de la Convention demeure assez large et couvre des
situations très diverses, dont des actes de violence et le prosélytisme.
Au niveau européen, le développement de la théorie des obligations
positives, y compris sous l’angle de l’article 14 combiné avec l’article 9,
suscite beaucoup d’espoir quant à la lutte contre les violences
entre les membres de différentes communautés religieuses.
64. Les controverses autour de l’arrêt
Lautsi
et autres c. Italie, qui ont amené 21 Etats membres du
Conseil de l’Europe à s’opposer publiquement à l’approche de la
Chambre, perçue comme une tentative de laïcisation forcée des écoles,
montrent qu’il existe de forts clivages religieux et culturels internes
au sein du Conseil de l’Europe
.
De surcroît, en Europe, les législateurs et responsables politiques
sont aujourd’hui appelés à se saisir des problèmes résultant d’une
nouvelle diversité religieuse, inhérente aux sociétés contemporaines,
et des nombreux enjeux liés à cette (nouvelle) diversité. Il convient
de rappeler à cet égard que, dans le préambule du Statut du Conseil
de l’Europe (STE no 1), les gouvernements des Etats membres ont
réaffirmé leur attachement «aux valeurs spirituelles et morales
qui sont le patrimoine commun de leurs peuples et qui sont à l’origine
des principes de liberté individuelle, de liberté politique et de
prééminence du droit, sur lesquels se fonde toute démocratie véritable».
Aussi, différentes solutions sont-elles envisagées, y compris celles fondées
sur la notion d’«accommodement/aménagement raisonnable». En tout
état de cause, l’Etat doit rester neutre et impartial face à cette
variété de religions et de convictions, qu’elles soient présentes
ou absentes. La laïcité agressive et la lutte contre toutes les
formes de convictions religieuses constituent, elles aussi, des violations
du principe de neutralité religieuse. Les Etats membres doivent
veiller à ce que la protection de la liberté de religion s’applique
à tous équitablement, et pas seulement à certaines communautés religieuses.
La garantie d’un traitement neutre et impartial est une norme minimale;
c’est le premier pas vers un traitement des individus respectueux
de l’égalité et de la dignité, et vers une prévention effective
de toute forme de discrimination. Comme l’a souligné en août dernier
le Président de l’Assemblée, M. Mevlüt Çavusoglu, le meilleur moyen
de favoriser le «vivre ensemble» est de rapprocher les cultures
et les religions dans un esprit de respect, de dialogue et de tolérance
.