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Résolution 1622 (2008) Version finale

Fonctionnement des institutions démocratiques en Turquie: développements récents

Auteur(s) : Assemblée parlementaire

Origine - Discussion par l’Assemblée le 26 juin 2008 (26e séance) (voir Doc. 11660, rapport de la commission pour le respect des obligations et engagements des Etats membres du Conseil de l’Europe (commission de suivi), rapporteur: M. Van den Brande). Texte adopté par l’Assemblée le 26 juin 2008 (26e séance).

1. L’Assemblée parlementaire rappelle que, dans sa Résolution 1380 (2004) sur le respect des obligations et engagements de la Turquie, elle avait décidé de clore la procédure de suivi pour la Turquie, reconnaissant les progrès réalisés dans le processus de réformes et exprimant sa confiance aux autorités turques pour poursuivre et consolider ces réformes, dont la mise en œuvre nécessiterait un important travail d’adaptation de la loi et de la réglementation dans les années à venir. L’Assemblée a décidé de poursuivre, par le biais de sa commission pour le respect des obligations et engagements des Etats membres du Conseil de l’Europe (commission de suivi), le dialogue postsuivi avec les autorités turques sur les 12 points que la Turquie était invitée à prendre en compte dans le cadre du processus de réformes engagé par ses autorités.
2. L’Assemblée note avec satisfaction que le Gouvernement turc, dirigé par M. Erdoğan, a défendu, depuis plus de cinq ans, une croissance économique forte et des réformes politiques qui ont permis au pays de s’attirer les faveurs d’investisseurs grâce au maintien de la stabilité macroéconomique et à la poursuite des privatisations, et ont rendu possible l’ouverture, en octobre 2005, des négociations en vue de l’adhésion à l’Union européenne. Depuis lors, la Turquie s’efforce sans relâche de satisfaire aux critères de Copenhague, notamment à la nécessité de parvenir à une «stabilité des institutions garantissant la démocratie, la prééminence du droit et les droits de l’homme», conformément également aux obligations statutaires qui lui incombent en tant qu’Etat membre du Conseil de l’Europe.
3. Toutefois, les réformes ont été stoppées au printemps 2007 alors qu’éclatait une crise politique résultant de l’incapacité de la Grande Assemblée nationale de Turquie (ci-après «le parlement») à élire un nouveau Président de la République. Cette crise a suscité la tenue d’élections législatives anticipées en juillet 2007, considérées par l’Assemblée et d’autres observateurs internationaux comme généralement conformes aux engagements contractés par la Turquie à l’égard du Conseil de l’Europe et aux normes européennes s’appliquant à la tenue d’élections libres et équitables. L’Assemblée relève que le taux de participation élevé témoigne de la confiance accordée au processus démocratique en Turquie.
4. Remportant 46,6 % des voix lors du scrutin de juillet 2007, le Parti pour la justice et le développement (ci-après «Parti AK») du Premier ministre Erdoğan s’est assuré une large majorité absolue. L’Assemblée, tout en regrettant que les autorités turques n’aient pas donné suite à ses appels précédents les invitant à abaisser le seuil électoral de 10 %, note que l’actuel parlement est plus représentatif de la diversité politique du pays que le précédent, car il reflète près de 90 % des opinions de l’électorat.
5. Néanmoins, l’adoption par le parlement le 9 février 2008 de modifications de la Constitution et de la loi sur l’enseignement supérieur qui lèverait l’interdiction du foulard islamique à l’université a déclenché une nouvelle crise. Le 5 juin 2008, la Cour constitutionnelle, estimant les amendements contraires aux principes laïques, les a déclarés inconstitutionnels.
6. Dans l’intervalle, le 14 mars 2008, des poursuites judiciaires ont été engagées par le procureur général de la Cour suprême de Turquie en vue de dissoudre le parti au pouvoir, le Parti AK, au motif que ce dernier était devenu le «foyer d’activités antilaïques», et d’interdire durant cinq ans toute activité politique à 71 de ses membres dont le Président Gül et le Premier ministre Erdoğan, ainsi qu’à 39 membres du parlement. L’affaire est en instance devant la Cour constitutionnelle.
7. L’Assemblée est fermement attachée à la laïcité de l’Etat dans les pays membres du Conseil de l’Europe. Le laïcisme ne peut toutefois pas s’appliquer aux partis politiques, car il existe de nombreux exemples de tels partis inspirés par les valeurs morales d’une religion dans la plupart des Etats membres du Conseil de l’Europe. Quand un tel parti est au gouvernement, et que ce dernier adopte des décisions anticonstitutionnelles, toute action en justice devrait viser ces décisions, et non le parti politique qui les a inspirées.
8. L’Assemblée est préoccupée par le fait que, indépendamment de son aboutissement, l’action judiciaire engagée contre le parti au pouvoir, le Premier ministre et le Président de la République nuit sérieusement à la stabilité politique du pays, ainsi qu’au fonctionnement démocratique des institutions de l’Etat, et qu’elle retarde l’adoption de réformes économiques et politiques urgentes.
9. Parallèlement, l’Assemblée souligne que la séparation effective des pouvoirs et l’indépendance du système judiciaire sont des principes fondamentaux d’une démocratie fondée sur l’Etat de droit qui devraient être garantis par toutes les institutions étatiques. Aucune influence ne saurait être exercée sur la Cour constitutionnelle du pays. A cet égard, l’Assemblée exprime sa confiance à cette dernière pour appliquer les normes européennes relatives à la dissolution des partis politiques, résultant de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme (la Cour) sur les articles 10 (liberté d’expression) et 11 (liberté de réunion et d’association) de la Convention européenne des droits de l’homme (la Convention – STE no 5) et des Lignes directrices sur l’interdiction et la dissolution des partis politiques et les mesures analogues, adoptées par la Commission européenne pour la démocratie par le droit du Conseil de l’Europe (Commission de Venise) en décembre 1999.
10. L’Assemblée note que le respect du principe de proportionnalité est de la plus haute importance en matière de dissolution de partis politiques, compte tenu de leur rôle essentiel pour garantir le pluralisme et le bon fonctionnement de la démocratie. Elle rappelle que la Cour a déclaré à maintes reprises que la dissolution d’un parti politique, assortie d’une interdiction temporaire pour ses dirigeants d’exercer des responsabilités politiques, était la mesure la plus radicale et qu’une mesure d’une telle sévérité ne pouvait s’appliquer qu’aux cas les plus graves.
11. L’Assemblée rappelle également sa Résolution 1308 (2002) sur les restrictions concernant les partis politiques dans les Etats membres du Conseil de l’Europe, dans laquelle elle souligne que, bien que les démocraties aient le droit de se défendre contre des partis extrémistes, la dissolution de partis politiques ne peut être qu’une mesure d’exception, ne se justifiant que dans les cas où le parti concerné fait usage de violence ou menace la paix civile et l’ordre constitutionnel démocratique du pays.
12. L’Assemblée note que, par le passé, la Turquie a fréquemment procédé à la dissolution de partis politiques; dans la quasi-totalité des cas, cela a donné lieu à un constat de violation de l’article 11 de la Convention. Dans sa Résolution 1380 (2004) clôturant la procédure de suivi de la Turquie, l’Assemblée, tout en soulignant que la fréquence des cas de dissolution de partis politiques était une réelle source de préoccupation, exprimait l’espoir que les modifications constitutionnelles d’octobre 2001 ainsi que celles apportées à la loi sur les partis politiques «limiteraient à l’avenir le recours à une mesure aussi extrême que la dissolution».
13. Elle relève, par ailleurs, qu’à la lumière de ces mêmes réformes le Comité des Ministres a, en 2007, suspendu la surveillance de l’exécution des arrêts de la Cour dans toutes les affaires concernant la dissolution de partis politiques en Turquie entre 1991 et 1997, s’estimant satisfaite de l’exécution des arrêts pertinents. Ce faisant, le Comité des Ministres a vivement encouragé les autorités turques à poursuivre leurs efforts visant à assurer l’effet direct de la jurisprudence de la Cour dans la mise en œuvre du droit turc.
14. Les poursuites actuellement engagées contre le Parti AK, indépendamment de leur aboutissement, donnent lieu à un nouveau débat sur le fondement juridique de la dissolution de partis politiques dans le pays et montrent que, en dépit des réformes susmentionnées, la question de la dissolution des partis politiques en Turquie n’est pas close. L’Assemblée constate que la nécessité d’engager à cet égard des réformes constitutionnelles et législatives est désormais manifeste.
15. Une révision complète de la Constitution de 1982 qui, en dépit des modifications successives, continue de porter les marques du coup d’Etat militaire de 1980 ainsi qu’un examen détaillé de la loi sur les partis politiques sont indispensables pour mettre ces textes en pleine conformité avec les normes européennes. En poursuivant ces réformes, les autorités turques devraient en particulier envisager l’introduction de critères plus stricts pour la dissolution de partis politiques, tels que l’apologie ou l’incitation à la violence ou des menaces claires contre les valeurs essentielles de la démocratie, conformément aux lignes directrices précitées de la Commission de Venise.
16. L’Assemblée rappelle que, au moment de l’adoption de sa Résolution 1380 et de la clôture de la procédure de suivi, elle avait invité la Turquie, dans le cadre de son processus de réformes, «à procéder à une refonte de la Constitution de 1982, avec l’assistance de la Commission de Venise, afin d’achever son adaptation aux normes européennes en vigueur». La nécessité d’une nouvelle Constitution, civile, est devenue plus évidente que jamais.
17. A cet égard, l’Assemblée note l’initiative du gouvernement d’élaborer une nouvelle Constitution et considère que cela ouvre des perspectives à un vaste débat national impliquant les différents acteurs de la société. Elle encourage le gouvernement à finaliser ce processus en étroite coopération avec la Commission de Venise. La nouvelle Constitution devrait notamment garantir un système adéquat de freins et de contrepoids, et accorder une place de choix à la protection des droits de l’homme et des libertés fondamentales, conformément aux normes européennes, afin d’assurer pleinement le fonctionnement démocratique des institutions turques et de consolider son processus de modernisation et de réformes.
18. Par ailleurs, l’Assemblée, soulignant l’importance d’une séparation effective des pouvoirs, invite instamment toutes les institutions de l’Etat à respecter leurs compétences respectives et à travailler de concert afin de poursuivre, avec une vigueur renouvelée, les réformes économiques et politiques tant nécessaires qui permettront de faire de la Turquie une démocratie moderne.
19. Toutes les institutions des Etats membres sont liées par les obligations, les engagements et les principes du Conseil de l’Europe. Tout en gardant à l’esprit la séparation des pouvoirs judiciaire et politique, l’Assemblée rappelle que les autorités judiciaires sont elles aussi tenues de respecter ces normes et principes, et d’agir en conséquence.
20. L’Assemblée demande à sa commission de suivi d’intensifier son dialogue postsuivi avec la Turquie, de suivre de près l’évolution du fonctionnement démocratique de ses institutions d’Etat et, en particulier, le processus de rédaction de la Constitution, et de considérer sérieusement, le cas échéant, la possibilité de rouvrir la procédure de suivi de la Turquie.