1. Introduction
1. En août 2013 à Valence (Espagne), la police a libéré
une femme roumaine et son fils de huit ans qui étaient captifs de
trafiquants d’êtres humains. La femme était contrainte à la prostitution
et son enfant était tenu prisonnier pour l’empêcher de s’enfuir.
L’enfant était maintenu enfermé dans une petite pièce non aérée
dans de mauvaises conditions d’hygiène. Après avoir été libérée,
la femme a dû rester sous observation à l’hôpital pendant 24 heures
à cause des violences sexuelles et physiques qu’elle avait subies.
La police a arrêté trois membres de l’organisation criminelle
. En même temps, une opération de
police similaire a eu lieu à Madrid pour libérer les enfants de
deux femmes nigérianes qui étaient contraintes de travailler comme
prostituées en France. Les mineurs étaient tenus captifs pour s’assurer
de l’obéissance de leurs mères
.
2. La traite des êtres humains fait quotidiennement l’objet de
gros titres dans la presse. Ces informations nous rappellent que,
bien que formellement aboli depuis longtemps en Europe, l’esclavage
est réapparu sous la forme de la traite des êtres humains. Lorsque
l’on voit une prostituée dans la rue, il faut savoir qu’il y a de fortes
chances pour qu’il s’agisse d’une victime de la traite qui est battue,
violée et contrainte à se vendre dans des conditions inhumaines.
3. Bien que les données soient peu nombreuses et pas toujours
comparables, toutes les estimations s’accordent à indiquer qu’il
existe un lien étroit entre la prostitution et la traite des êtres
humains. En Europe, l’écrasante majorité des victimes de la traite
le sont à des fins d’exploitation sexuelle et une grande partie
des travailleurs(euses) du sexe sont des victimes de la traite.
Compte tenu de ce lien, il est légitime de s’interroger sur les
politiques en matière de prostitution qui pourraient contribuer
à enrayer la traite des êtres humains.
4. La proposition à l’origine de ce rapport répondait clairement
à cette question en affirmant que la criminalisation de l’achat
de services sexuels est la politique la mieux à même de réduire
la demande de victimes de traite pour des fins d’exploitation sexuelle
et, par conséquent, la traite des êtres humains
.
5. Lorsque j’ai été nommé rapporteur, j’ai indiqué clairement
que je m’attellerais à cette tâche sans idées préconçues en enquêtant
sur le sujet, en consultant plusieurs experts et en évaluant différentes
politiques afin de pouvoir, seulement à la fin de ce processus,
exprimer mon accord ou mon désaccord avec la solution préconisée
dans la proposition.
6. En vue de la préparation de ce rapport, la commission sur
l’égalité et la non‑discrimination a organisé un échange de vues
avec M. Nicolas Le Coz, président du Groupe d’experts sur la lutte
contre la traite des êtres humains (GRETA)
, et le Réseau parlementaire pour le droit
des femmes de vivre sans violence a organisé une audition sur la
traite des êtres humains et la prostitution au cours de laquelle
deux jeunes femmes ayant été victimes de la traite à des fins de
prostitution sont venues témoigner, ainsi que la représentante d’une organisation
de travailleurs(euses) du sexe
. En janvier 2014, la commission a organisé
une audition sur les développements récents sur ce thème en France,
avec la participation de Mme Irène Aboudaram de Médecins du Monde
et de M. Grégoire Théry, Secrétaire Général du Mouvement du Nid.
Lors de la même partie de session de l’Assemblée parlementaire,
le Réseau parlementaire pour “le droit des femmes de vivre sans violence”
et le Réseau de parlementaires de référence pour combattre la violence
sexuelle à l’égard des enfants ont organisé une audition sur l’exploitation
sexuelle des filles, avec la participation de Mme Livia Anonisanu,
Directrice du Centre pour le partenariat et l’égalité (Roumanie),
et Mme Roshan Heiler, Directrice du centre de conseil SOLWODI (Allemagne).
7. J’ai également mené des visites d’information en Suède (21-22
mai 2013), en Allemagne (13-14 juin 2013), en Suisse (25-26 septembre
2013) et aux Pays-Bas (14-15 novembre 2013). Je remercie I’ensemble des
personnes avec lesquelles je me suis entretenu pour leur comportement
coopératif et leur aptitude à échanger ouvertement des idées sur
un sujet aussi difficile. Outre des acteurs nationaux, j’ai eu la
possibilité de rencontrer des représentants de plusieurs organisations
et agences internationales, notamment le Haut‑Commissariat des Nations
Unies aux droits de l’homme, l’Organisation internationale des migrations
et Europol, qui m’ont fourni des informations utiles.
8. Au moment de la rédaction de ce rapport, plusieurs Etats membres
du Conseil de l’Europe passent en revue leurs politiques et leur
législation en matière de prostitution, ou leur mise en œuvre. Ces
débats nationaux montrent la complexité du problème: la prostitution
constitue en elle‑même un sujet délicat et source de divisions,
étant considérée par certains comme un emploi, et par d’autres comme
une atteinte à la dignité des femmes. Les textes de loi sur la prostitution
et la traite des êtres humains ne sont pas toujours appliqués de
manière efficace ou cohérente. Les ressources allouées à la lutte
contre la traite sont largement insuffisantes. A cela s’ajoute la
question de la coexistence de la prostitution volontaire et forcée,
et des droits et conditions de travail des travailleurs(euses) du
sexe dans les pays où la prostitution est légale ou tolérée.
9. Le présent rapport a pour but de contribuer aux débats en
cours à l’échelon national en offrant un point de vue comparatif:
j’y examine les politiques en matière de prostitution adoptées dans
différents Etats membres du Conseil de l’Europe et évalue leurs
effets sur la réduction de la traite des êtres humains, en m’abstenant
de toute considération morale au sujet de la prostitution.
2. La traite
des êtres humains: une forme moderne d’esclavage en Europe
10. La traite des êtres humains est souvent considérée
comme une forme d’esclavage moderne. Il ne s’agit pas là d’une formule
de rhétorique mais d’une description exacte de la situation, comme
l’a indiqué Iva en partageant sa terrible expérience avec les membres
du Réseau de l’Assemblée parlementaire pour le droit des femmes
de vivre sans violence:
«Mon histoire,
c’est l’erreur d’avoir fait confiance à de mauvaises personnes»
«Je m’appelle Iva, je suis originaire de Bulgarie et je
suis une victime de la traite. J’avais depuis deux ans une relation
avec un homme en Bulgarie lorsqu’il m’a dit que je pourrais trouver
un bon emploi aux Pays-Bas. Ma famille était pauvre. Je n’avais
pas de travail. J’avais 16 ans. Je lui ai dit d’accord. Je lui faisais
confiance.
Lorsque je suis arrivée aux Pays-Bas, une femme était
censée m’attendre mais deux hommes étaient là. Ils m’ont emmenée
dans un endroit inconnu, m’ont violée et ont pris mon passeport.
Le proxénète m’avait fait faire des papiers de travail. Ils m’ont
obligée à me prostituer en me disant que, si je refusais, ils tueraient
ma famille. Alors j’ai commencé à travailler. Je voulais m’enfuir
mais ne pouvais pas. Ils avaient pris des photos de moi avec les
clients et disaient qu’ils les montreraient à mes parents. Alors j’ai
continué pendant cinq ans.»
11. Il y a des milliers d’Iva en Europe. En plus des
formes de violence et d’humiliation qu’elle a racontées, une panoplie
d’autres vexations sont alors utilisées par les trafiquants et les
proxénètes pour contrôler leurs victimes. Dans de nombreux cas des
femmes sont contraintes de figurer dans des films pornographiques. Souvent,
ces films sont alors utilisés pour menacer les victimes. Si elles
essayent d’échapper à leur esclavage, les films pourraient être
transmis à leur communauté d’origine, compromettant leur réputation
et la respectabilité de toute leur famille.
12. La traite des êtres humains est une infâme violation des droits
humains. Elle est exercée à des fins diverses, notamment le travail
forcé, la criminalité, la mendicité et le prélèvement d’organes.
Toutefois, dans la grande majorité des cas, elle a pour but l’exploitation
sexuelle et la prostitution forcée: elle vise principalement des
jeunes filles et des femmes recrutées de force ou frauduleusement
pour l’industrie du sexe, comme Iva. Les victimes sont piégées dans
un système dont il est extrêmement difficile de sortir: elles hésitent à
demander de l’aide aux autorités, par crainte d’être expulsées ou
d’être victimes de représailles contre elles-mêmes ou leur famille.
13. De même que l’esclavage autrefois, la traite des êtres humains
implique l’exploitation des victimes et ses dimensions économiques
sont très importantes. A l’échelle mondiale, le produit de la traite
des êtres humains, toutes finalités confondues, est estimé à un
total de $US 32 milliards par an (estimation de l’OIT, 2005). Comme
indiqué plus haut, la traite à des fins d’exploitation sexuelle
reste la plus importante: les estimations de l’Office des Nations
Unies contre la drogue et le crime (ONUDC) indiquent que, sur ces 32 milliards,
28 sont générés par la traite à des fins sexuelles. Si les deux
tiers des victimes signalées de la traite sont des femmes, la proportion
des femmes et des jeunes filles est encore plus élevée dans les
cas de traite à des fins d’exploitation sexuelle. L’estimation mondiale
de l’OIT pour 2012 parle de 20,9 millions de victimes du travail
forcé, dont 22 % (4,5 millions) pour l’exploitation sexuelle et
68 % (14,2 %) pour le travail.
14. En Europe, le produit de la traite à des fins d’exploitation
sexuelle ou d’exploitation par le travail est estimé à $US 2,5 milliards
par an et l’on dénombre entre 70 000 et 140 000 victimes chaque
année. La traite à des fins d’exploitation sexuelle représente 84 %
des victimes
.
15. Les efforts engagés pour lutter contre la traite des êtres
humains se sont intensifiés pendant la dernière décennie mais ils
demeurent largement insuffisants. La Convention du Conseil de l’Europe
sur la lutte contre la traite des êtres humains (STE n° 197) est
le principal instrument juridique européen de coopération internationale
contre la traite. Elle repose sur une approche fondée sur les droits
de l’homme et accorde une place centrale aux victimes. Elle s’applique
à toute forme de traite des êtres humains, quels que soient l’âge et
le sexe des victimes, que la traite soit liée à la criminalité organisée
ou non, qu’elle ait lieu à l’intérieur d’un même pays ou entre pays.
Le GRETA, son organe indépendant de suivi, a presque achevé le premier
cycle de suivi de la convention et a adopté des rapports et des
recommandations par pays visant à aider les Etats Parties à renforcer
leur action dans ce domaine.
16. La traite transnationale constituant la partie la plus importante
de ce phénomène, l’harmonisation des normes juridiques et la coopération
internationale efficace dans le domaine pénal sont essentielles
pour la réussite des activités de lutte contre la traite des êtres
humains. C’est pourquoi je me joins à M. Nicolas Le Coz, président
du GRETA, pour demander aux quelques pays européens qui n’ont pas
ratifié la convention de le faire rapidement, car l’existence d’espaces
non couverts sur la carte aide les criminels à échapper à la justice et
laisse les victimes insuffisamment protégées. A ce jour, la convention
n’a pas encore été ratifiée par l’Estonie et la Turquie. Le Parlement
grec a récemment voté la ratification et devrait prochainement déposer
l’instrument correspondant. Quatre Etats membres du Conseil de l’Europe
(République tchèque, Liechtenstein, Monaco et Fédération de Russie)
ne l’ont même pas signée.
17. Parallèlement au Conseil de l’Europe, l’Union européenne a
développé un cadre sur la traite des êtres humains, qui repose sur
la Directive 2011/36/UE du Parlement européen et du Conseil du 5
avril 2011 concernant la prévention de la traite des êtres humains
et la lutte contre ce phénomène ainsi que la protection des victimes
et la Communication de la Commission européenne sur «La stratégie
de l’UE en vue de l’éradication de la traite des êtres humains 2012-2016».
Ces deux instruments suivent une approche fondée sur les droits
de l’homme et sont axés sur la protection, l’aide et le soutien
des victimes. Leur point faible, cependant, se situe au niveau de
la mise en œuvre.
18. En avril 2013, la commissaire Cecilia Malmström a présenté
le rapport de la Commission européenne sur la traite des êtres humains,
qui s’appuie sur les données des 28 Etats membres de l’Union européenne, ainsi
que l’Islande, le Monténégro, la Norvège, la Serbie, la Suisse et
la Turquie, pour la période 2008-2010
. Ce
rapport révèle une tendance inquiétante: l’augmentation de 18 %
des cas de traite des êtres humains, accompagnée pendant la même
période d’une diminution de 13 % du nombre de condamnations de trafiquants.
La majorité des cas identifiés ou présumés relèvent de la traite
à l’intérieur de l’Union européenne: 61 % des victimes de la traite
sont des ressortissants de l’Union européenne. Plusieurs de mes
interlocuteurs en Allemagne, en Suisse et aux Pays Bas ont indiqué
que l’élargissement de l’Union européenne en 2007 a marqué une étape
importante, puisque la plupart des victimes de traite provient de
Bulgarie et de Roumanie. On estime que les filles et femmes roumaines
et bulgares représentent 85 % des victimes de la traite en Allemagne
. Lors de la réunion de la commission
sur l’égalité et la non-discrimination à Madrid les 16 et 17 septembre
2013, le ministre de l’Intérieur, M. Jorge Fernández Díaz, a confirmé
que les ressortissants roumains – principalement des filles et des
femmes – constituent le groupe le plus important de victimes de
la traite en Espagne.
19. On peut espérer que ces données inquiétantes aient donné l’alarme
aux autorités. En novembre 2013, le nombre d’Etats membres de l’Union
européenne ayant annoncé la pleine transposition de la directive anti‑traite
dans leur droit interne a atteint la vingtaine. La Commission européenne
a ensuite demandé officiellement à Chypre, à l’Espagne, à l’Italie
et au Luxembourg d’assurer le plein respect de leurs obligations au
titre de la directive
.
20. En mai 2013, la Commission européenne a également lancé la
Plateforme européenne de la société civile de lutte contre la traite
des êtres humains, qui regroupe des organisations de la société
civile actives dans le domaine de la protection des victimes dans
les Etats membres de l’Union européenne. Cette plateforme est conçue
pour servir de forum permanent permettant aux organisations de la
société civile d’échanger des pratiques et de renforcer la coopération
au niveau de l’Union européenne. Cela me semble un pas en avant positif,
car la société civile a un rôle essentiel à jouer pour s’occuper
des victimes de la traite et porter les situations préoccupantes
à l’attention des autorités. Le développement des synergies en ce
domaine ne peut que contribuer à améliorer l’efficacité des efforts
engagés pour lutter contre la traite des êtres humains.
21. Le 4 février 2014, la Commission sur les droits de la femme
et égalité des genres du Parlement Européen a publié un rapport
sur l'exploitation sexuelle et la prostitution et leurs conséquences
sur l'égalité entre les hommes et les femmes et il attribue une
grande importance au lien entre la prostitution et la traite à des
fins d'exploitation sexuelle. Le rapport prend nettement position
en faveur du modèle nordique de législation en matière de prostitution,
en le présentant comme l’outil les plus efficace pour combattre
la traite d’êtres humains à des fins d'exploitation sexuelle et
pour améliorer l’égalité de genre.
22. Des ressources, cependant, sont indispensables pour obtenir
des résultats tangibles. Lors de ma visite d’information aux Pays-Bas,
j’ai pu rencontrer un policier détaché auprès d’EUROPOL qui est
responsable de la division des crimes graves organisées de l’organisation,
M. Sergio D’Orsi. EUROPOL recueille et traite des données sur les
activités de police dans les Etats membres. L’information traitée
est ensuite mise à la disposition des polices nationales afin de
soutenir et faciliter leurs activités. Bien qu’EUROPOL soutienne
les activités des polices nationales de manière compétente et efficace,
l’organisation pourrait certainement bénéficier de ressources financières
et humaines supplémentaires. A peine six agents travaillent sur
des affaires de traite des êtres humains. Etant donné le nombre
important et croissant de cas de traite en Europe, augmenter le
personnel travaillant dans ce domaine me paraît une priorité. J’espère
que cela sera fait dans le cadre du renforcement prévu des fonctions
d’EUROPOL, tel qu’envisagé dans un nouveau projet de règlement
.
3. Politiques en matière
de prostitution
23. La question principale à laquelle ce rapport cherche
à répondre est de savoir si une approche juridique particulière
de la prostitution peut contribuer effectivement à réduire la traite
des êtres humains. C’est pourquoi il me paraît nécessaire de présenter
brièvement les différentes options en vigueur aujourd’hui dans les
Etats membres du Conseil de l’Europe. Il existe deux approches opposées:
celle de la légalisation et celle de la pénalisation. Toute une
série de systèmes combinent plus ou moins les deux approches.
3.1. Légalisation
24. Cette approche se fonde sur la règlementation de
la prostitution par l’Etat. La prostitution est légale sous certaines
conditions et est considérée comme un travail comme les autres.
En conséquence, les travailleurs(euses) du sexe sont protégé(e)s
par la réglementation en matière de santé, de sécurité et de travail.
Parmi les pays ayant adopté cette approche figurent (chacun avec
leurs spécificités) l’Autriche, l’Allemagne, la Grèce, les Pays-Bas,
la Suisse et la Turquie.
25. Il existe une forme de légalisation parfois dénommée dépénalisation.
Dans ce cas, aucune règle en matière de prostitution n’est prévue
et seule la législation générale (sur les conditions de travail,
la santé, la sécurité etc.) s’applique. Il n’y a pas d’exemple de
dépénalisation en Europe (la Nouvelle-Galles du Sud en Australie
et la Nouvelle-Zélande suivent cette approche).
3.2. Pénalisation
26. La pénalisation rend illégales la prostitution ou
certaines activités apparentées qui sont punissables par la loi.
Il existe différentes catégories de systèmes, que l’on peut classer
en deux groupes:
- les systèmes
prohibitionnistes, qui interdisent la prostitution en criminalisant
tous les aspects – y compris la vente de services sexuels – et toutes
les personnes qui y sont associées. Un certain nombre de pays européens
ont choisi cette voie, notamment l’Albanie, la Croatie, la Roumanie,
la Fédération de Russie, la Serbie et l’Ukraine;
- les systèmes abolitionnistes, où la vente de services
sexuels n’est pas répréhensible mais où certaines ou toutes les
activités qui y sont associées le sont. Dans ce modèle,
- la sollicitation, le proxénétisme,
le racolage et toute autre activité liée à la prostitution constituent des
infractions pénales. Parmi les pays ayant adopté cette approche
figurent (là encore avec des spécificités) la Belgique, la France
(bien qu’une réforme radicale soit en cours de discussion), l’Italie,
l’Espagne, la Pologne, le Portugal et le Royaume-Uni;
- l’achat de services sexuels est érigé en infraction pénale
en Suède, Norvège et Islande en sus des actes susmentionnés ou de
certains d’entre eux.
27. Il convient de souligner que, dans les systèmes prohibitionnistes,
les prostitué(e)s peuvent être poursuivi(e)s pour la vente de services
sexuels. Dans les systèmes abolitionnistes, la vente de services sexuels
n’est pas une infraction et, par conséquent, les prostitué(e)s ne
sont pas pénalement responsables. D’importantes différences existent
entre les Etats membres du Conseil de l’Europe quant à la rigueur
de l’application de la législation pertinente.
28. Je ne pense pas personnellement que la pénalisation de la
vente de services sexuels constitue une approche valide: elle risque
de sanctionner les personnes contraintes à la prostitution par d’autres
ou par leur situation personnelle, et de dissuader les victimes
de la traite et de l’exploitation de faire appel aux autorités. Cette
politique n’est pas, à mon avis, conforme à l’approche axée sur
les victimes de la Convention du Conseil de l’Europe contre la traite
des êtres humains.
4. Impact de la légalisation
sur la traite: études de cas
4.1. Allemagne
4.1.1. Politique en matière
de prostitution
29. Le principal texte législatif régissant la prostitution
en Allemagne est la loi sur la prostitution, qui est entrée en vigueur
le 1er janvier 2002
. Cette loi établit le principe selon
lequel la prostitution ne doit plus être considérée comme une activité
immorale. En conséquence, le travail sexuel devient une activité
rémunérée comme une autre, soumise à l’imposition par l’Etat, à
des règles d’hygiène et de sécurité et à la protection des droits
des travailleurs.
30. Les principaux objectifs de la loi sur la prostitution étaient
d’une part d’améliorer le statut juridique et social des prostitué(e)s
et leurs conditions de travail, d’autre part de «couper l’herbe
sous le pied aux activités criminelles qui accompagnent la prostitution»
.
31. La loi de 2002 laisse aux différents Etats fédérés (Länder) le soin de réglementer certains
aspects liés au travail sexuel dans leurs législations respectives
(comme la législation relative au commerce). En outre, les autorités
locales conservent certaines compétences, notamment le droit de
créer des «zones d’exclusion» où le travail sexuel ne peut pas être
pratiqué.
32. En dépit de l’adoption de la loi sur la prostitution, la situation
sur le terrain est compliquée: une grande partie de la législation
pertinente, y compris la législation relative au commerce, n’a pas
été amendée en conséquence; les autorités compétentes n’ont pas
reçu de directives uniformes sur la possibilité d’enregistrer ou
non – et dans quelle catégorie – les maisons closes comme entreprises
commerciales au titre de la législation sur le commerce, ce qui
fait que les pratiques diffèrent d’un
Land à
l’autre
.
Les questions de protection de la sécurité et de l’ordre publics
sont aussi dévolues aux
Länder dont
les lois de police spécifiques se traduisent par des pratiques différentes
en matière de réglementation de la prostitution.
33. Au cours de l’audition organisée à Strasbourg le 29 janvier
2014, Mme Roshan Heiler, une représentante de l’ONG Solwodi, a expliqué
qu’un des aspects de la législation allemande actuelle qui est souvent
critiqué est qu’elle empêche la police intervenir. Avant l’entrée
en vigueur de cette loi, les travailleurs(euses) du sexe pouvaient
être interpellé(e)s et emmené(e)s au poste de police, ce qui offrait
aux victimes de la traite et de la prostitution forcée une occasion
de dénoncer leur situation. Ce n’est plus possible dans le cas de
la nouvelle réglementation, notamment pour les travailleurs(euses)
du sexe originaires de Bulgarie et de Roumanie qui sont désormais
des citoyens de l’Union européenne et ont le droit de vivre et de travailler
en Allemagne. En dépit de ces limitations, comme Mme Heiler l’a
souligné, la police a le droit d’accéder aux établissements de prostitution
et d’effectuer des activités de contrôle sans un mandat ou une autorisation.
La fréquence et l’efficacité de tels contrôles dépend largement
des ressources mis à disposition des forces de l’ordre, qui à son
tour reflètent le niveau de priorité politique attribué à la lutte
contre la traite par les pouvoirs publics.
Quelques
chiffres:
400 000: nombre estimé de prostitué(e)s
travaillant en Allemagne
1 million: nombre estimé
de clients par jour
44: nombre de travailleurs du
sexe couverts par les assurances sociales
636: nombre
d’affaires de traite ayant donné lieu à des poursuites judiciaires
en 2011(–30% par rapport à 2001)
|
4.1.2. Effets sur la traite
34. Pendant ma visite d’information en Allemagne, tous
mes interlocuteurs, en particulier mes homologues parlementaires
ont convenu, à de très rares exceptions près, que le cadre juridique
relatif à la prostitution devait être modifié, car il est clair
qu’il ne remplit pas ses objectifs principaux. Le gouvernement formé
en Allemagne après ma visite a annoncé son intention de réexaminer
la législation de 2001
.
35. Les avis diffèrent sur la question de savoir si la loi sur
la prostitution a contribué à réduire la criminalité: les sources
officielles affirment que la traite des êtres humains diminue, la
Police criminelle fédérale (BKA) indiquant que 636 affaires de traite
ont donné lieu à des poursuites en 2011, ce qui représente un tiers
de moins qu’il y a 10 ans. La presse, cependant, déclare que la
traite des êtres humains à des fins d’exploitation sexuelle a augmenté:
la baisse des chiffres serait due à la diminution du nombre d’enquêtes
.
Selon
Der Spiegel, les agents
des organes de répression travaillant dans les quartiers de prostitution
n’ont pratiquement pas accès aux maisons closes: la prostitution
étant légale, les inspections de police doivent être justifiées
par des motifs spécifiques. A cause de l’absence de tels motifs,
un certain nombre de cas de traite ne sont pas détectés alors que,
dans les maisons closes, travaillent côte-à-côte des personnes ayant
volontairement opté pour la prostitution et d’autres qui y sont
contraintes, dont beaucoup sont aussi des victimes de la traite.
36. Le rapport publié en 2007 par le gouvernement allemand sur
les conséquences de la loi sur la prostitution, tout en reconnaissant
que certains des résultats attendus de la loi n’ont pas été atteints,
dément l’idée que cette loi a rendu plus difficiles les poursuites
pour infraction de traite des êtres humains et d’autres infractions
liées à la prostitution
.
4.1.3. Enseignements:
la légalisation n’est pas en elle‑même un moyen de réduire la traite
et elle ne garantit pas l’amélioration des conditions de travail
des travailleurs(euses) du sexe
37. L’Allemagne a été qualifiée de «la plus grande maison
close d’Europe» en raison de la taille du secteur commercial des
services sexuels dans ce pays. Plusieurs articles publiés récemment
dans le grand magazine d’information
Der
Spiegel dénoncent le fait que, depuis la loi sur la prostitution,
l’Allemagne est aussi devenue une destination de tourisme sexuel
pour différents pays européens et pas seulement des pays frontaliers.
Le marché intérieur est également très important: «On peut estimer
que, tous les jours en Allemagne, environ 400 000 prostituées fournissent
des services sexuels à un million d’hommes»
.
38. Contrairement à l’un des principaux buts déclarés de la loi,
les conditions des travailleurs(euses) du sexe se sont détériorées
à bien des égards, remettant en cause leur dignité humaine. Alors
que la loi visait à leur donner entièrement droit aux assurances
sociales, aux régimes de retraite et à d’autres prestations, seulement 44
travailleurs(euses) du sexe, semble‑t‑il, sont inscrit(e)s aux assurances
sociales. Les sociétés d’assurance‑santé privées refuseraient d’accepter
des prostitué(e)s comme client(e)s à des tarifs raisonnables à cause
des risques liés à leur travail
.
39. Les travailleurs(euses) du sexe deviennent de simples marchandises
soumis(e)s à la loi élémentaire du marché de l’offre et de la demande;
les propriétaires et les gérants de maisons closes essaient d’en
tirer le plus grand bénéfice possible. Il est ironique de constater
que le cadre juridique actuel leur facilite la tâche. Les contrats
de prostitution étant légalement valides, dans de nombreux cas,
les propriétaires de maisons closes sont simplement tenus de verser
aux prostitué(e)s un salaire quotidien, quel que soit le nombre
de clients qu’ils (elles) servent
. Cela a amené certaines maisons
closes à offrir un «tarif forfaitaire»: pour une somme fixe, les
clients peuvent avoir des relations sexuelles avec autant de prostitué(e)s
qu’ils le veulent. D’après le magazine
Der
Spiegel, certains clients qui avaient payé entre 70 et
100 euros dans l’une de ces maisons closes à Stuttgart se sont plaints
qu’au bout d’un moment, «les femmes n’étaient plus bonnes à utiliser».
Le gouvernement actuel a annoncé que, dans le cadre de la révision
de la législation de 2001, qui devrait débuter en avril 2014, les
maisons closes se verraient interdire de proposer des forfaits.
40. Andrea Weppert, une assistante sociale de Nuremberg qui s’occupe
de prostituées depuis plus de 20 ans, a déclaré au Spiegel que le nombre total de prostitué(e)s
a triplé pendant cette période. Plus de la moitié des travailleurs(euses)
du sexe n’ont pas de domicile fixe et se déplacent d’une ville à
l’autre, afin de bénéficier de leur nouveauté dans chaque ville
et de pouvoir ainsi gagner plus d’argent.
41. Selon une ex-travailleuse du sexe qui écrit sous le pseudonyme
de Doris Winter, un grand nombre de prostituées vivent dans les
chambres où elles travaillent. Elles ne rentrent pas chez elles
après le travail ou, autrement dit, n’ont pas de logement à elles.
42. En Allemagne comme ailleurs, j’ai eu l’occasion d’entendre
des avis différents sur la question de savoir si la prostitution
peut ou non être volontaire. Seules quelques travailleuses du sexe
et de rares personnes travaillant pour leurs organisations affirment
que la prostitution peut découler d’un choix libre. Après m’être entretenu
avec ces personnes et celles qui travaillent dans les organisations
aidant les victimes de la traite et les travailleurs(euses) du sexe
qui cherchent à sortir de la prostitution, je suis enclin à penser
que la prostitution volontaire, libre et indépendante – exempte
d’exploitation – n’est guère qu’un mythe, car elle concerne à peine une
petite minorité de travailleurs(euses) du sexe.
43. Les représentants des ONG que j’ai rencontrés à Berlin (Neustart,
International Justice Mission, Solwodi) partagent mon avis. Mme
Béatrice Mariotti de Solwodi a déclaré que 80% des cas relèvent
de ce qu’on peut appeler une «zone grise»: la plupart des travailleurs(euses)
du sexe ne sont pas à proprement parler «contraint(e)s» mais sont
soumis(es) à de fortes pressions et n’ont pas d’alternative. Ces
pressions peuvent provenir d’un partenaire ou même de leur famille,
qui les envoie à l’étranger pour travailler et envoyer de l’argent.
44. L’ONG Neustart gère un café situé dans un quartier de prostitution
qui est ouvert aux travailleurs(euses) du sexe. L’idée est de proposer
à ces personnes, qui souffrent avant tout de l’isolement, un lieu
agréable où se rencontrer et une boisson chaude. Pour celles qui
sont victimes de la traite ou ont été contraintes à la prostitution,
venir dans ce café peut être l’occasion de se confier et de chercher
à obtenir de l’aide.
45. Les contacts que j’ai eus en Allemagne avec les autorités
et la société civile ont confirmé mon impression que tant la condition
des travailleurs(euses) du sexe que l’incidence de la traite des
êtres humains dans le pays se sont aggravées pendant les dix dernières
années.
46. Je n’interprète pas cette évolution comme une conséquence
directe de la loi sur la prostitution de 2001, bien qu’il est évident
que cette loi a manqué ses objectifs. La situation en Allemagne
montre à mon avis que le fait de légiférer sur la prostitution ne
contribue pas automatiquement à réduire la traite des êtres humains. Même
lorsque la prostitution est légalisée, il est essentiel que les
autorités investissent les moyens nécessaires aux enquêtes et aux
poursuites dans les affaires de traite.
47. En outre, mettre en avant le principe selon lequel «la prostitution
est une activité comme les autres» ne garantit pas automatiquement
l’amélioration des conditions de travail des travailleurs(euses)
du sexe. Il faut réexaminer la législation et la réglementation
pertinentes et assurer leur mise en œuvre efficace, y compris au moyen
d’inspections et de contrôles réguliers.
L’histoire de Cora
Dans
certains cas, les filles sont envoyées par leur propre famille,
comme Cora de Moldova. La jeune fille de vingt ans enfonce les mains
dans les poches de sa veste à capuchon; elle porte des pantoufles
en peluche sur lesquelles sont cousus de grands yeux. Cora vit dans
un foyer géré par un centre roumain d’aide aux victimes des trafiquants
d’êtres humains. En Moldova, lorsque les filles atteignent 15 ou
16 ans, explique la psychologue de Cora, il est fréquent que leurs
frères ou leur père leur disent: «Putain, va gagner un peu d’argent.»
Les frères de Cora ont amené leur sœur, une jeune fille attrayante
et aux bonnes manières, dans une boîte de nuit de la ville voisine.
Son travail se limitait à servir les boissons mais elle y a rencontré
un homme qui avait des contacts en Roumanie. «Il m’a dit que je
pourrais gagner bien plus d’argent dans les boîtes là-bas». Cora
est partie avec lui, d’abord en Roumanie puis en Allemagne. Après
avoir été violée pendant une journée entière à Nuremberg, dit-elle,
elle avait compris ce qu’on attendait d’elle. Elle a travaillé dans une
maison close de Frauentormauer, l’un des plus anciens quartiers
de prostitution d’Allemagne. Elle recevait les hommes dans sa chambre,
jusqu’à 18 heures par jour, dit-elle. Des policiers fréquentaient
la maison close comme clients. «Ils n’ont rien remarqué, ou bien
ils s’en fichaient.» La veille de Noël 2012, les clients étaient
très nombreux. Cora raconte que son souteneur a exigé qu’elle travaille
24 heures d’affilée; lorsqu’elle a refusé, il l’a blessée au visage
avec un couteau. La blessure saignait si abondamment qu’elle a été
autorisée à se rendre à l’hôpital. Un client dont elle connaissait
le numéro de téléphone portable l’a aidée à s’enfuir en Roumanie
où Cora a porté plainte contre son bourreau. Elle dit que celui‑ci
l’a appelée récemment en menaçant de la retrouver.
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4.2. Suisse
4.2.1. Prostitution
48. En Suisse, la prostitution est légale et en principe
considérée comme une forme ordinaire d’activité économique. En tant
que telle, elle est soumise à l’impôt et aux cotisations de sécurité
sociale. Cette question relève de la compétence des cantons. La
réglementation relative à l’exercice de la prostitution est cantonale et
municipale. Au niveau national, le Code pénal suisse de 1942 prévoit
des amendes pour quiconque viole la réglementation cantonale et
municipale. En outre, son article 195 (encouragement à la prostitution)
interdit le fait de pousser une personne à se prostituer contre
sa volonté ou de l'empêcher d’en sortir, entravant par là sa liberté
d'action.
49. La réglementation relative à la prostitution varie d’un canton
à l’autre. En règle générale, elle vise principalement à améliorer
les conditions de travail des travailleurs(euses) du sexe et à limiter
les effets négatifs du commerce du sexe dans la zone où celui-ci
est pratiqué. La police locale chargée de la surveillance du commerce
et de l’industrie supervise également les activités du commerce
sexuel.
50. En septembre 2013, peu avant ma visite d’information, le Parlement
suisse a relevé l’âge légal minimum des travailleurs(euses) du sexe
de 16 à 18 ans en rendant punissable l'achat de services sexuels
fournis par des mineurs. Les prostitué(e)s agé(e)s de 16 à 18 ans
ne seront pas sanctionné(e)s mais les personnes qui paient pour
des relations sexuelles avec des mineurs pourront être condamnées
à une peine d’emprisonnement pouvant aller jusqu’à trois ans. De
plus, toute personne favorisant la prostitution de mineurs, y compris
les proxénètes et les gérants de maisons closes ou de services d’escorte,
dans le but d'en tirer un avantage lucratif, pourra être condamnée
à une peine d’emprisonnement pouvant aller jusqu’à 10 ans.
51. Un débat est en cours actuellement sur la nécessité de réviser
la législation en vigueur sur la prostitution. La plupart des ONG
travaillant dans ce domaine sont favorables à la réglementation
actuelle, qui leur permet de plus facilement accéder aux victimes
de la traite et de mener leurs activités de protection et d’enregistrement,
en collaboration avec les forces de l’ordre et le système judiciaire.
D’autres ne sont pas du même avis. Mme Irene Hirzel, de Christliche
Ostmission, par exemple, m’a déclaré que la nécessité d’imposer des
limites plus strictes à la prostitution est de plus en plus reconnue.
Criminaliser l’achat de services sexuels est en outre considéré
par certains comme le moyen le plus efficace de combattre la traite
des êtres humains.
52. Une consultation du public a été lancée en 2012 sur la possibilité
d’abolir le statut d’artiste de cabaret, qui peut être accordé à
des personnes extérieures à l’UE/AELE pour travailler dans des boîtes
de nuit en Suisse pendant une période limitée. Les artistes de cabaret
sont particulièrement exposé(e)s à la traite et à la prostitution
forcée, en violation de leur contrat
. Ces dernières années, de nombreux
cantons suisses ont cessé d’accorder ce statut pour empêcher les
abus. L’opinion publique et la société civile suisses sont partagées
sur la question. J’estime que les autorités nationales devraient
tout simplement abolir ce statut, étant donné qu’il ouvre la porte
aux abus commis par le crime organisé.
53. Au cours de ma visite, j’ai pu également rencontrer Mme Marianne
Streiff-Feller, une parlementaire suisse qui a déposé une proposition («Postulat») pour évaluer la faisabilité
d’une réforme de la législation suisse sur la prostitution qui reposerait
sur l’incrimination des clients. Un rapport relatif à ce proposition
est en cours de préparation. Il contiendra la position du Conseil
fédéral sur la question d’une telle interdiction en Suisse.
4.2.2. Traite des êtres
humains
54. La traite des êtres humains est réprimée sous les
trois formes internationalement reconnues (exploitation sexuelle,
exploitation du travail et en vue du prélèvement d’organes) par
l’article 182 du Code pénal. Selon le Service suisse de coordination
contre la traite d'êtres humains et le trafic de migrants (SCOTT ou
KSMM), il n’existe pas de statistiques nationales car les contrôles
relèvent de la compétence cantonale. En outre, les différences de
réglementation entre cantons font qu’il est impossible de collecter
des données comparables
. Malgré cela, en 2013, le Commissariat
«Traite d’êtres humains/trafic de migrants» de l’Office fédéral
de la police (Fedpol) a recensé 396 cas (dossiers de coordination
nationaux et internationaux) liés à la traite d'êtres humains. La
plupart des victimes étaient originaires d'Europe de l'Est (Roumanie,
Hongrie et Bulgarie), mais aussi de l’Asie (principalement la Thaïlande
et la Chine), de l’Amérique du sud (Brésil) et de l’Afrique (Nigeria)
.
55. En 2012, la SCOTT a approuvé un plan d’action national de
lutte contre la traite des êtres humains pour la période 2012-2014.
Le plan définit la stratégie globale de lutte contre la traite des
êtres humains en Suisse et se fonde sur les dispositions de la Convention
du Conseil de l’Europe sur la lutte contre la traite des êtres humains.
Il précise également les tâches et les responsabilités des agences
cantonales et fédérale dans la lutte contre la traite des êtres
humains, et de contribuer à la mise en œuvre des obligations et recommandations
internationales émanant des organes de surveillance compétents.
Le plan repose sur le principe selon lequel la lutte contre la traite
des êtres humains ne se limite pas à la poursuite des auteurs de crimes,
mais constitue en fait «un défi transversal devant lequel l’aide
aux victimes doit demeurer au centre de toutes les interventions».
56. La police et les organes nationaux de lutte contre la traite
coopèrent étroitement avec la société civile. FIZ, une ONG basée
à Zurich, gère en particulier des activités importantes de sensibilisation
et de protection des victimes, en coopération étroite avec la police.
4.2.3. Enseignements:
importance de données fiables et comparables et de la coopération
entre les autorités et la société civile
57. Pendant ma visite d’information en Suisse, j’ai compris
qu’il est possible pour un pays ayant légalisé la prostitution de
maintenir un assez bon contrôle de la santé et des conditions de
travail des travailleurs(euses) du sexe. Toutefois, j’ai relevé
au cours de cette visite un problème que j’avais déjà observé en
Allemagne: l’absence de données fiables et comparables sur la prostitution
et la traite des êtres humains. L’amélioration de la collecte des
données est essentielle pour permettre aux autorités de prendre
des décisions politiques en connaissance de cause.
58. Le deuxième élément que je voudrais souligner est l’importance
de la coopération entre la société civile et les autorités, à tous
les niveaux. Les ONG jouent un rôle clé pour aider et assister les
victimes de la traite et de l’exploitation et sont souvent en mesure
d’aider les enquêtes. Tout processus de réforme des politiques en
matière de prostitution et de lutte contre la traite doit s’appuyer
sur la participation de ces organisations.
4.3. Pays-Bas
4.3.1. Lien entre la prostitution
et la traite
59. L’interdiction de posséder ou de gérer une maison
close, en vigueur aux Pays-Bas depuis 1911, a été levée par le Parlement
néerlandais en octobre 2000. Le but de la nouvelle loi était de
faire sortir la prostitution de la clandestinité, où elle risquait
davantage d’être liée à la criminalité. Au cours de la décennie
précédente, une politique de «tolérance réglementée» avait été appliquée:
les forces de l’ordre et d’autres acteurs du système de justice
pénale avaient décidé consciemment de ne pas intervenir dans un
domaine formellement considéré comme illégal.
60. Lors de ma visite aux Pays-Bas, la plupart de mes interlocuteurs
ont estimé que la loi néerlandaise sur la prostitution de 2000 a
en grande partie échoué à atteindre ses objectifs. Bien que l’on
puisse observer certaines améliorations dans la condition des travailleurs(euses)
du sexe, par exemple dans le domaine de la santé, aucun progrès
notable n’a été réalisé dans la lutte contre la traite des êtres
humains à des fins d’exploitation sexuelle. Au contraire, le lien
entre la prostitution et la traite, même dans les établissements déclarés,
s’est de plus en plus renforcé. Des études sociologiques montrent
que la situation des prostitué(e)s s’est aggravée pendant la dernière
décennie et que la criminalité organisée conserve le contrôle d’une
grande partie de l’industrie du sexe, y compris le secteur légal
.
61. Un rapport de 2008 de la KLPD, la police nationale, indique
que 50 % à 90 % des travailleurs(euses) du secteur déclaré de la
prostitution travaillent de façon non volontaire. Le rapport décrit
le cas de deux criminels condamnés pour traite et exploitation de
plus d’une centaine de femmes aux Pays-Bas et dans les pays voisins.
L’un des aspects alarmants de cette affaire était que tous les travailleurs(euses)
du sexe impliqué(e)s aux Pays-Bas travaillaient dans des maisons
closes déclarées et payant des impôts.
62. Bien que les représentants des forces de l’ordre et de la
lutte contre la traite que j’ai rencontrés distinguent au niveau
conceptuel la prostitution de la traite des êtres humains, ils s’accordent
tous à reconnaître que les deux phénomènes sont en fait étroitement
liés.
4.3.2. Débat en cours
sur la prostitution
63. Le soutien en faveur de la légalisation semble baisser
aux Pays-Bas. Un projet de loi prévoyant une série de restrictions
de la prostitution est actuellement débattu par le Parlement néerlandais.
Entre autres choses, il relèvera l’âge légal minimum des travailleurs(euses)
du sexe de 18 à 21 ans. Cette disposition mérite d’être saluée et
devrait être imitée par d’autres systèmes juridiques. Même dans
les pays où la prostitution est considérée comme un travail ordinaire,
elle est fortement stigmatisée dans la société. Ce léger relèvement
de la limite d’âge permettrait de faire un choix plus responsable.
Pour pouvoir être enregistré comme travailleur(euse) du sexe, il
sera aussi nécessaire de parler le néerlandais, l’anglais, l’allemand
ou l’espagnol. Il s’agit d’une mesure de sécurité, une personne
ne parlant aucune de ces langues pouvant difficilement demander
de l’aide.
64. Cette mesure fait partie d’un «système de garde-fous». D’après
le personnel de la mairie d’Amsterdam, ce dispositif prévoit la
mise en place de mesures légales et administratives – d’ordre technique
ou portant sur la santé, la sécurité ou d’autres aspects – visant
à rendre la traite des êtres humains plus difficile. Le contrôle de
l’application de ces normes donne la possibilité aux organes de
répression et à d’autres autorités d’identifier les victimes potentielles
de la traite et d’entrer en contact avec elles.
65. Les autorités des grandes villes interviennent également en
modifiant sous certains aspects leurs politiques en matière de prostitution.
En 2006, le maire d’Amsterdam, Lodewijk Asscher, a refusé de renouveler la
licence de 37 lieux de prostitution dans le quartier rouge. Les
tippelzones, zones réservées à la
prostitution créées par les pouvoirs publics, ont été fermées à
Rotterdam et La Haye, ainsi que le tiers des maisons closes à vitrine
d’Amsterdam. Dès 2003, le maire d’Amsterdam, Job Cohen, avait déclaré
que la légalisation semblait inefficace comme moyen de prévention
de la traite. Créer une zone sûre pour les travailleurs(euses) du
sexe, a-t-il déclaré, s’est révélé impossible, une grande partie
du secteur de la prostitution étant contrôlée par la criminalité
organisée
. La ville d’Amsterdam a adopté récemment
une réglementation qui fait écho au projet de loi en préparation
à l’échelon national. L’âge minimum des travailleurs(euses) du sexe
a, par exemple, déjà été fixé à 21 ans.
66. Certains représentants des travailleurs(euses) du sexe soutiennent
l’approche actuelle fondée sur la légalisation. C’est le cas, par
exemple, de Mme Ilonka Stakelborough, représentante de l’organisation
Stichting Geisha, qui a participé à l’audition sur la prostitution
et la traite des êtres humains tenue à Strasbourg le 24 avril 2013
dans le cadre du Réseau parlementaire pour le droit des femmes de
vivre sans violence. A cette occasion, elle a déclaré qu’un grand
nombre de travailleurs(euses) du sexe sont dans l’industrie de la prostitution
par choix et tout à fait prêt(e)s à coopérer avec les autorités
contre la prostitution forcée, également dans leur propre intérêt.
67. Toutefois, plusieurs parlementaires néerlandais, notamment
M. Gert-Jan Segers de l’Union chrétienne, sont favorables à l’«approche
suédoise» reposant sur l’incrimination de l’achat de services sexuels.
Lors de ma visite, M. Segers m’a indiqué que l’attitude à l’égard
de la prostitution aux Pays-Bas n’est pas la même qu’en Scandinavie,
de nombreuses personnes considérant la prostitution comme une forme
de liberté sexuelle et beaucoup moins comme une conséquence de l’inégalité
entre les sexes. Il appelle par conséquent à réformer progressivement
la législation néerlandaise sur la prostitution.
4.3.3. Enseignements:
les particularités nationales doivent être prises en compte lors
de la conception des politiques en matière de prostitution; bien
que la plupart des victimes soient des femmes, des hommes sont aussi
victimes de la traite à des fins d’exploitation sexuelle
68. La plupart des ONG que j’ai rencontrées aux Pays-Bas
sont favorables à une réforme de la réglementation de la prostitution
afin de contrer les effets secondaires de la légalisation. Elles
reconnaissent, de façon pragmatique, que la pénalisation des clients
serait difficile à faire accepter au grand public mais pensent que
des mesures intermédiaires sont possibles. Celles-ci devraient inclure
la pénalisation des activités liées à la prostitution comme le proxénétisme.
Une telle pénalisation représenterait un pas important afin de rendre
plus difficile la traite à des fins d’exploitation sexuelle.
69. Pendant cette visite, j’ai eu très fortement le sentiment
qu’il ne serait guère possible de proposer une politique unique
en matière de prostitution pouvant convenir à tous les Etats membres
du Conseil de l’Europe. Les particularités culturelles à prendre
en compte, non seulement les mentalités mais aussi l’histoire, le développement
de la société, l’aptitude à faire appliquer la loi et la réglementation
et les capacités de lutte contre la criminalité, sont si nombreuses
qu’il paraît tout à fait légitime que ce débat soit un débat national.
70. Aux Pays-Bas, mon attention a été attirée sur la question
de la prostitution masculine. Une part notable des travailleurs(euses)
du sexe qui reçoivent une aide du Centre Prostitution et Santé d’Amsterdam
(environ 25 %) sont de sexe masculin. La prostitution masculine
ne constitue pas un cas à part: plusieurs experts ont indiqué qu’une
part importante des travailleurs du sexe sont des victimes de la
traite.
5. Pénalisation
5.1. Suède
5.1.1. Politique en matière
de prostitution
71. En 1999, la Suède a adopté la loi sur l’interdiction
de l’achat de services sexuels, qui interdit et sanctionne l’achat
de services sexuels mais non leur vente. La Norvège et l’Islande
ont adopté une législation similaire respectivement en 2008 et 2009.
72. La loi suédoise visait à réduire la demande afin de combattre
la prostitution. Comme l’a écrit la spécialiste Gunilla Ekberg,
l’une des pierres angulaires des politiques suédoises en matière
de prostitution est qu’elles sont axées sur leur cause profonde,
à savoir que, «sans la demande des hommes et leur utilisation de
femmes et de filles à des fins d’exploitation sexuelle, l’industrie
mondiale de la prostitution ne pourrait pas prospérer et s’étendre»
.
73. La proposition visant à criminaliser l’achat de services sexuels
s’appuyait sur l’idée que la prostitution est une forme de violence
à l’égard des femmes et constitue un obstacle à l’égalité entre
les femmes et les hommes. L’idée sous-jacente était que la distinction
entre prostitution volontaire et forcée n’est pas pertinente. Les
partisans de cette politique soulignent que la prostitution est
liée à la violence à différents égards. La plupart des femmes qui
se livrent à la prostitution ont subi des violences sexuelles dans
leur enfance. Parallèlement, il a été démontré qu’un certain nombre
de facteurs oppressifs, notamment l’inégalité entre les sexes, les
discriminations fondées sur la race et le sexe ainsi que la violence
physique et psychologique perpétrée par des proches et des partenaires
de sexe masculin, favorisaient la prostitution forcée des femmes et
des jeunes filles. En outre, il est avéré que la vente de services
sexuels peut nuire aux femmes, sur le plan physique et psychologique,
surtout à long terme. La plupart des femmes qui sont parvenues à
sortir de la prostitution décrivent des années de mauvais traitements
de la part des clients et des proxénètes. Elles sont frappées, insultées,
menacées, violées et victimes de harcèlement moral et sexuel.
74. Examinant le problème sous un autre angle, les partisans de
l’interdiction de la prostitution avancent également que le fait
que les hommes puissent «acheter le corps de femmes» représente
en soi une atteinte à la dignité de ces dernières. Lorsque la loi
sur l’interdiction de l’achat de services sexuels a été adoptée,
dans le cadre d’une loi plus vaste sur la violence faite aux femmes,
elle avait clairement pour objectif d’éliminer la prostitution plutôt
que de la réglementer.
75. La loi sur l’interdiction de l’achat de services sexuels prévoyait
des sanctions, à savoir une amende ou une peine d’emprisonnement
pouvant aller jusqu’à six mois. En 2011, la peine maximale d’emprisonnement
a été portée à un an. Aucune peine d’emprisonnement n’a encore été
imposée au titre de cette loi
. La sanction la plus fréquente est
une amende et, dans un nombre de cas réduit, une peine de prison
avec sursis a été prononcée. Il n’est pas infondé de dire que l’objectif
principal de cette loi n’est pas de sanctionner sévèrement les «clients»
des prostitué(e)s, mais plutôt de véhiculer un message fort à l’intention
de la population, en rappelant que la prostitution est inacceptable.
L’inspecteur Simon Häggström, de l’Unité Prostitution de la police
de Stockholm, invité à l’audition du Réseau parlementaire pour le
droit des femmes de vivre sans violence, a souligné que, si la loi
a déclenché un vif débat lorsqu’elle a été adoptée et suscité de
vives critiques de la part de certains, elle bénéficie actuellement
d’un vaste soutien dans l’opinion publique suédoise, notamment chez
les jeunes. En outre, en tant qu’officier de police, il confirme
que la prostitution dans la rue a radicalement diminué dans les
villes suédoises.
76. Lors de mes rencontres avec d’autres membres de l’Unité Prostitution
pendant ma visite d’information en Suède, ceux‑ci ont insisté sur
le fait que la législation actuelle a atteint son objectif de décourager
les acheteurs de services sexuels. Une forte stigmatisation sociale
s’attachant à la prostitution dans le pays, le risque de devoir
faire face à des poursuites pénales suffit à dissuader la plupart
des acheteurs potentiels. Les individus pris en flagrant délit,
m’ont indiqué les policiers, reconnaissent leur culpabilité dans
tous les cas et acceptent de payer une amende plutôt que de devoir
comparaître devant un tribunal. La lettre que doit envoyer la police
au domicile ou au lieu de travail d’un individu pour le notifier
qu’une procédure est en cours a, à elle seule, un effet dissuasif
et constitue presque une sanction.
77. La plupart de mes interlocuteurs suédois, que ce soient des
parlementaires, des fonctionnaires ou des membres de la société
civile, ont fait part de leur soutien sans réserve pour la législation
actuelle et sont convaincus qu’elle a eu un impact positif. La loi
semble effectivement avoir fait passer le message que la prostitution
est inacceptable, ce qui était le but essentiel du législateur.
Selon des sondages périodiques, les jeunes sont particulièrement
favorables à la législation en vigueur.
78. La «force de conviction» de la loi sur l’interdiction de l’achat
de services sexuels est également démontrée par le changement d’opinion
de certains milieux politiques: cette loi bénéficie désormais d’un consensus
dans les principaux partis politiques.
5.1.2. Effets sur la traite
79. En 2010, le gouvernement suédois a publié un rapport
basé sur l’analyse des tendances observées en matière de prostitution
au cours des dix années qui ont suivi l’adoption de la loi. Ce rapport
indique que, au cours de la décennie 1998-2008, le nombre de femmes
se livrant à la prostitution de rue en Suède a diminué de moitié.
La proportion d’hommes déclarant avoir payé en échange de services
sexuels était de 8 % en 2008, alors que ce pourcentage atteignait
13,6 % en 1996 (le nombre d’hommes achetant des services sexuels
serait en réalité de 4 %, puisque la moitié des hommes interrogés
a déclaré l’avoir fait pour la dernière fois avant 1999). Le nombre
total de femmes s’adonnant à la prostitution dans le pays est passé
de 2 500 en 1998 à 1 500 en 2003, d’après Kajsa Wahlberg, rapporteure
nationale de la Suède sur la traite des êtres humains.
80. Le rapport indique également qu’il y a eu des répercussions
considérables sur la traite des êtres humains, particulièrement
si l’on compare avec les pays voisins. Le nombre de femmes et de
filles étrangères introduites en Suède dans le cadre de la traite
à des fins d’exploitation sexuelle était estimé entre 200 et 400 en
2005 en Suède, alors qu’il se situait approximativement entre 15
000 et 17 000 en Finlande (dont la population est beaucoup moins
nombreuse que celle de la Suède).
81. Selon Mme Ekberg, le service suédois d’enquêtes criminelles
a reçu des informations d’Interpol et d’autres organes internationaux
indiquant que le pays n’est plus une destination attrayante pour
les trafiquants. Des conversations téléphoniques interceptées entre
des proxénètes et des trafiquants montrent que le marché local de
la prostitution est devenu plus dangereux et moins lucratif. Des
témoignages de victimes confirment également que les trafiquants
jugent d’autres destinations européennes plus attrayantes.
5.1.3. Evaluation de l’impact
global
82. L’évaluation positive de la législation en vigueur
ne fait pas l’unanimité, comme le soulignent certains représentants
de la société civile et des milieux universitaires qui dénoncent
ce qu’ils estiment être des lacunes et des effets inattendus du
nouveau système. Selon eux, même si la prostitution de rue a diminué,
la vente de services sexuels se poursuit sous d’autres formes, notamment
via internet. Au moment de l’adoption de la loi suédoise sur l’interdiction
de l’achat de services sexuels, internet était en pleine expansion
et il a rapidement modifié de nombreux aspects de la vie quotidienne
d’un grand nombre de citoyens. Cela ne facilite pas l’évaluation
des répercussions de ce texte de loi sur l’ampleur globale du commerce
sexuel. Les détracteurs de la loi de 1999 affirment donc que l’industrie
de la prostitution s’est tournée en partie vers la clandestinité
et que, par conséquent, le travail sexuel est devenu plus dangereux.
En outre, le fait d’enrayer la traite des êtres humains dans un
pays n’a peut-être pour effet que de déplacer le problème vers d’autres
pays, notamment les pays nordiques voisins.
83. Au vu de ces observations, le Gouvernement suédois a demandé
récemment au conseil d’administration du comté de Stockholm de recueillir
des données sur l’ampleur de la prostitution et ses différentes
formes dans le pays. Les résultats de cette enquête devraient être
rendus publics en mars 2015.
5.1.4. La réglementation
suédoise sur la prostitution: plus que des bonnes pratiques
84. Il serait difficile de formuler en une seule phrase
les «enseignements» de l’expérience suédoise. La réglementation
et les politiques de la Suède en matière de prostitution ont été
le point de départ et la principale inspiration pour l’élaboration
du présent rapport. En 1999, les législateurs visionnaires de la
Suède ont démontré qu’il est possible d’adopter une approche radicalement
nouvelle de la prostitution, en ciblant non plus les travailleurs(euses)
du sexe, mais leurs clients. Cette réglementation qui, de prime
abord, a pu sembler idéologique ou moralisatrice, est aujourd’hui
reconnue comme un outil important dans la lutte contre la traite des
êtres humains aux fins d’exploitation sexuelle. Les législateurs
d’autres pays européens devraient accorder une attention toute particulière
à cette expérience à l’heure de réformer leur propre dispositif d’encadrement
juridique de la prostitution.
5.2. Pays interdisant
tous les aspects de la prostitution, y compris la vente de services
sexuels
85. Outre les pays que j’ai visités dans le cadre de
l’élaboration du présent rapport, il en est d’autres où la vente
de services sexuels est interdite, et sur lesquels voici quelques
informations. C’est notamment le cas de plusieurs pays d’Europe
centrale et orientale. Je me limiterai à trois exemples: la Fédération
de Russie, qui est un des principaux pays d’origine et de destination
de la traite des êtres humains, ainsi que la Roumanie et la Serbie,
deux pays des Balkans qui sont également Parties à la Convention
du Conseil de l'Europe contre la traite des êtres humains.
86. En Fédération de Russie, la réglementation pénale et administrative
interdit la prostitution et les activités connexes. Le code pénal
de 1996 érige en infraction pénale l’activité d’organiser la prostitution
avec recours à la violence ou aux menaces et le proxénétisme
. Le code des infractions administratives
de 2001 prévoit, pour la prostitution (vente de services sexuels),
une amende symbolique d’un maximum de 2 000 roubles (65 euros)
.
87. Malgré cette interdiction, la prostitution est un phénomène
très répandu en Russie. En janvier 2013, le vice-ministre de l’Intérieur,
Igor Zoubov, a présenté les conclusions d’une étude qui indique
que la Russie compte plus d’un million de prostituées
. D’après «la Rose d’argent», une
organisation de travailleurs(euses) du sexe, leur nombre pourrait
être de 3 millions
. Des études ont certes été réalisées
localement (par exemple la Saint-Pétersbourg et à Orenbourg) mais,
comme dans la plupart des autres pays, l’on ne dispose pas de chiffres
fiables sur la prostitution au niveau national
.
88. Ces dernières années ont vu surgir un débat sur la possibilité
de légaliser la prostitution en Russie
. En 2012, le «Fonds pour la police
de la moralité», un groupe de pression, a organisé une conférence
et a proposé un projet de loi fédérale de «réglementation et contrôle
par l’Etat des services sexuels», qui proposait notamment que les
prostituées payent des impôts et que leur activité soit encadrée
par le droit du travail. Des initiatives individuelles comparables
ont été annoncées par des politiciens. Une légalisation de la prostitution est
peu vraisemblable, étant donné l’opposition de la très influente
Eglise orthodoxe. Curieusement, même des organisations de travailleurs(euses)
du sexe comme «la Rose d’argent» se sont opposées à une légalisation, mais
en défendant un autre point de vue. Elles affirment que cela provoquerait
globalement une augmentation du nombre de travailleurs(euses) du
sexe et que, avant de penser à prélever des impôts, l’Etat devrait
fournir aux prostituées une assistance médicale, de la sécurité
et du respect
.
89. La traite des êtres humains prospère tout autant. D’une part
la Fédération de Russie est signalée comme une des principales destinations
de la traite des êtres humains en provenance de diverses régions,
y compris le Sud-Est asiatique, et de l’autre une étude publiée
en 2013 par l’Institut universitaire européen et par le Centre Robert
Schuman d'études avancées affirme que, chaque année, de 30 000 à
60 000 femmes et enfants russes sont victimes de la traite à des
fins d’exploitation sexuelle
.
90. Malheureusement, la Fédération de Russie n’est pas Partie
à la Convention du Conseil de l'Europe contre la traite des êtres
humains. J’espère que la situation changera à l’avenir parce que
le système mis en place par la convention serait plus solide et
plus efficace s’il comptait la Russie parmi ses membres. Récemment,
lors d’une manifestation organisée en collaboration avec le GRETA,
il m’a été indiqué que les autorités de ce pays élaborent actuellement
de nouvelles mesures de lutte contre la traite des êtres humains. Je
me réjouis de cette évolution.
91. En Roumanie, le ministre de l’Intérieur Vasile Blaga a proposé,
en 2007, de légaliser la prostitution, mais aucun changement n’est
intervenu par la suite
. La prostitution a été érigée en
infraction pénale, mais elle reste largement répandue dans le pays.
Une étude universitaire présentant la situation dans quatre pays d’Europe,
dont la Roumanie, indique qu’il y a souvent des prostituées dans
les hôtels mais aussi dans des appartements privés. L’on peut notamment
accéder à des services sexuels en passant par le personnel hôtelier,
les chauffeurs de taxi et l’internet
.
92. Sur le plan de la traite, la Roumanie est essentiellement
un pays d’origine, comme le déclare l’Agence nationale de lutte
contre la traite des êtres humains dans son rapport de 2011.
En 2012, le GRETA a publié son premier
rapport sur la Roumanie, le pays ayant adhéré à la Convention du Conseil
de l'Europe contre la traite des êtres humains. Le Groupe d'experts
a exprimé un avis mitigé sur les politiques de lutte contre la traite dans
les pays qui se sont dotés d’une réglementation très complète, mais
où la mise en œuvre n’est pas toujours satisfaisante. Parallèlement,
le GRETA a salué les efforts des autorités roumaines dans le domaine des
enquêtes et des poursuites dans les affaires de traite, et pour
l’adoption de dispositions légales spécifiques garantissant l’impunité
des victimes involontaires de la traite pour leur participation
à des activités illicites. Cette disposition me paraît très positive,
car les poursuites pénales à l’encontre des victimes de la prostitution
forcée soumettraient ces dernières à une nouvelle injustice grave,
infligée cette fois par les autorités.
93. La Serbie, qui est également Partie à la Convention du Conseil
de l'Europe contre la traite des êtres humains, a mis en place une
interdiction de la prostitution assortie d’une peine de prison de
5 à 10 ans. Ces très lourdes sanctions ne semblent pas avoir d’impact
significatif, si l’on considère qu’au cours des dix dernières années
la prostitution a pris un essor considérable, à tel point que la
police est débordée.
En janvier 2014, le GRETA a publié
son premier rapport sur la Serbie
. J’aimerais laisser de côté l’évaluation générale
du Groupe d’experts sur les efforts consentis par les autorités
serbes dans la lutte contre la traite pour souligner deux aspects
spécifiques. Certes, le Code pénal érige en infraction pénale le
fait d’utiliser en toute connaissance de cause les services d’une
victime de la traite d’êtres humains. Je m’associe à l’évaluation positive
que le GRETA fait de cette disposition. Par contre, l’exemption
de poursuites dont devraient bénéficier les victimes de la traite
pour les activités illicites commises sous la contrainte n’a pas
été mise en place. Cette lacune mériterait d’être comblée par les
autorités serbes, pour les mêmes raisons que celles évoquées pour saluer
les dispositions correspondantes prises par la Roumanie.
94. L’exemple des pays qui érigent en infraction pénale la vente
de services sexuels ne semble pas positif. Premièrement, la mise
en œuvre de cette approche manque de cohérence: sur le papier, son
objectif est de lutter contre la prostitution sous toutes ses formes,
mais aucun contrôle n’est réalisé sur le terrain. Deuxièmement,
les travailleurs(euses) du sexe constituent le maillon le plus vulnérable
de la chaîne de la prostitution, surtout quand ils sont victimes
de la traite ou de la prostitution forcée. Les sanctions pénales
qui les visent ne font qu’augmenter leur vulnérabilité et, si la
prostitution n’est pas librement consentie, ce qui paraît être le
cas de la vaste majorité, il en résulte une grave injustice.
6. Légalisation ou
pénalisation: études universitaires
95. Une étude universitaire s’appuyant sur la théorie
économique, menée récemment pour analyser les conséquences de la
légalisation de la prostitution sur la traite des êtres humains,
tire des conclusions intéressantes. Des chercheurs de la London
School of Economics and Political Science, de l’université de Heidelberg
et de l’Institut allemand de recherche économique de Berlin ont
comparé un grand nombre de données et d’études disponibles sur la
prostitution dans un certain nombre de pays
.
96. Selon cette étude, la légalisation de la prostitution pourrait
avoir deux effets opposés sur la traite des êtres humains: d’un
côté, conduire à une expansion du marché de la prostitution et donc
accroître la traite des êtres humains («effet d’échelle»); de l’autre,
faire baisser la demande de personnes soumises à la traite en augmentant
l’offre de travailleurs(euses) du sexe légaux («effet de substitution»).
La comparaison empirique de données de 150 pays a conduit les chercheurs
à conclure que l’effet d’échelle l’emportait. En d’autres termes,
légaliser la prostitution semble conduire à une hausse de la traite
des êtres humains.
97. L’article en question compare la situation en Allemagne et
en Suède. Il montre que, en Allemagne, le nombre de personnes travaillant
en tant que prostitué(e)s était estimé à 150 000 en 2006, soit 62
fois plus qu’en Suède (dont la population est environ 10 fois moins
nombreuse que celle de l’Allemagne). Les chiffres de l’OIT indiquent
qu’en 2004, il y avait 32 800 victimes de la traite en Allemagne,
c’est-à-dire 60 fois plus qu’en Suède.
98. Les auteurs soulignent qu’en Allemagne il y a suffisamment
de données pour comparer la situation avant et après l’adoption
de la loi sur la prostitution en vigueur. Cette comparaison donne
des résultats édifiants: les estimations sur la période 1996-2003
révèlent que le nombre de victimes de la traite a baissé entre 1996
et 2001, puis à nouveau augmenté en 2002 et 2003, à savoir après
la légalisation de la prostitution dans la législation allemande.
99. Une autre étude reposant sur une approche de type économique
a été publiée en 2010, puis révisée en 2013 par deux chercheurs
de l’université de Göteborg, Niklas Jakobsson et Andreas Kotsadam
. Cette étude aboutit à la conclusion
que la pénalisation de la prostitution réduit la traite des êtres
humains: «La traite de personnes à des fins d’exploitation sexuelle
commerciale est moins prévalente dans les pays où la prostitution est
illégale; elle est plus fortement prévalente dans les pays où la
prostitution a été légalisée et se situe à un niveau intermédiaire
dans les pays où la prostitution est légale mais le proxénétisme
illégal».
100. Mme Corinne Dettmeijer, rapporteure nationale des Pays‑Bas
sur la traite des êtres humains, que j’ai eu le plaisir de rencontrer
à La Haye, a publié un article dans lequel elle critique les deux
études que je viens de mentionner. Mme Dettmeijer pense que l’absence
de chiffres fiables sur la traite des êtres humains fait qu’il est
impossible de parvenir à des conclusions solides sur l’approche
légale préférable en ce domaine. «Le problème», écrit-elle, «n’est
pas l’absence d’estimations mais le fait que les estimations existantes
ne sont ni fiables, ni exactes»
.
101. Malgré les difficultés auxquelles se heurtent les chercheurs
pour trouver des données exploitables, les deux études sur la prostitution
et la traite mentionnées plus haut me semblent être des contributions intéressantes
et utiles pour la discussion. Les indications qu’elles contiennent
sont intelligentes et pertinentes. Néanmoins, je partage les préoccupations
de Mme Dettmeijer et de beaucoup d’autres sur l’absence de données
fiables. Elles montrent une fois encore que la poursuite des enquêtes
et de la collecte de données en ce domaine est une priorité absolue
et devrait être encouragée à la fois au niveau national et international
dans les années à venir.
7. Faits récents dans
d’autres Etats membres du Conseil de l’Europe
7.1. Scandinavie
102. Depuis l’adoption de la loi interdisant l’achat de
services sexuels, la société civile comme les pouvoirs publics suédois
plaident activement pour que l’approche adoptée par leur pays en
matière de prostitution soit transposée dans d’autres pays. Des
conférences ont été organisées pour présenter l’initiative et des documents
d’information publiés en plusieurs langues.
103. Après un long débat public, la Norvège a adopté le modèle
suédois en 2008, suivie de l’Islande en 2009. Cela incite les autres
pays à faire de même, notamment le Danemark, à la fois en raison
de la proximité culturelle et du risque que le recul de la prostitution
et de la traite des êtres humains chez ses voisins n’en entraîne
une recrudescence sur son territoire. Des études menées en Suède
révèlent déjà que, si le nombre de prostitué(e)s a diminué rapidement
dans le pays, il aurait augmenté à Copenhague
.
104. Dans un certain nombre de pays, y compris ceux ayant adopté
une approche plus libérale à l’égard de la prostitution, l’idée
d’instaurer une réglementation plus stricte et de criminaliser l’achat
de services sexuels fait de plus en plus d’adeptes. Les législateurs
et les responsables politiques s’engagent toujours plus à lutter contre
la traite des êtres humains au niveau international, mais ils constatent
également que la légalisation se révèle inefficace et inapte à protéger
les victimes et à rompre le lien entre prostitution et criminalité
organisée.
7.2. Royaume-Uni
105. En Angleterre, au pays de Galles et en Irlande du
Nord, la loi sur le travail de police et les infractions pénales
(Policing and Crime Act) de 2009 a introduit une nouvelle infraction
visant les personnes payant pour les services sexuels d’un(e) prostitué(e)
«soumis(e) à la contrainte». L’une des particularités de cette infraction pénale
est qu’elle repose sur le concept de responsabilité absolue, ce
qui veut dire que, pour être pénalement responsable, il n’est pas
nécessaire que le client soit conscient du fait que le/la prostitué(e)
était contraint(e) à la prostitution. Etant donné que cette législation
assez rigoureuse est en vigueur, il serait assez facile de passer à
la pénalisation de tous les clients. En 2011, un an après l’entrée
en vigueur de la loi, la presse a rapporté que le nombre de condamnations
était très faible. Certains policiers jugent la disposition susmentionnée difficile
à appliquer et demandent que le texte soit simplifié
. Le débat sur cette forme de pénalisation
s’est développé pendant les derniers mois. Le groupe parlementaire
multipartite sur la prostitution et l’industrie mondiale du sexe
a lancé une consultation publique sur la prostitution: son président,
Gavin Shuker, a appelé le gouvernement à envisager l’incrimination
de l’achat de services sexuels comme moyen de réduire la demande
.
106. Le 12 septembre 2012, Rhoda Grant, membre du Parlement écossais,
a déposé une proposition de loi pour ériger en infraction pénale
l’achat de services sexuels. Mme Grant, qui considère la prostitution
comme une forme de violence à l’égard des femmes, cite de très nombreuses
études montrant que la majorité des femmes impliquées dans la prostitution
ne le font pas de leur plein gré.
107. La proposition de loi déposée par Mme Grant a donné lieu à
une consultation publique qui s’est achevée en décembre 2012. Cette
consultation a recueilli plus d’un millier d’avis, dont 80 % étaient
favorables. Sur la base de ces résultats positifs, une proposition
finale a été soumise en mai 2013 et est examinée selon la procédure
ordinaire du parlement écossais. Si cette proposition est approuvée,
la nouvelle législation pourrait entrer en vigueur en 2014.
7.3. Irlande
108. En juin 2013, la commission du parlement irlandais
sur la justice, la défense et l’égalité a émis un rapport demandant
une réforme de la législation relative à la prostitution, en vue
d’adopter des dispositions réprimant l’achat de services sexuels
ou toute tentative, demande ou accord en ce sens. Le rapport fait
explicitement référence à l’expérience suédoise et précise que la
loi devrait considérer qu’aucune infraction n’est commise par la
personne qui propose ses services sexuels
.
7.4. Malte
109. A Malte, un amendement au code pénal adopté le 3
décembre 2013 a modifié un certain nombre de dispositions relatives
à la traite des êtres humains. Il a introduit, entre autres, l’article
248F.2 sur «l’aide et la complicité» sanctionnant «[t]oute personne
qui participe à l’organisation de services ou d’un travail ou y
recourt ou en profite (…) en sachant que la personne fournissant
ces services est victime de la traite d’êtres humains (…)». La sanction
pénale prévue est une peine d’emprisonnement de dix-huit mois à
cinq ans. Bien que l’élément de conscience du fait qu’une personne
est victime de la traite rende ces dispositions moins strictes que
celles reposant sur le modèle suédois (ou même que la législation
d’Angleterre, du pays de Galles et d’Irlande du Nord), elles me
semblent aller dans la bonne direction. L’utilisation du travail
ou d’autres services d’une victime contribuant évidemment à accroître
la traite des êtres humains, il est juste de considérer que ces agissements
constituent en eux-mêmes une infraction pénale.
7.5. France
110. En mars 2013, la France a supprimé le crime de racolage
passif du code pénal. L’article 225-10-1 punissant cette infraction
d’une peine d’emprisonnement de deux mois et d’une amende de 3 750 €
a été abrogé.
111. Le 4 décembre 2013, l’Assemblée nationale française a approuvé
un projet de loi introduisant une nouvelle réglementation de la
prostitution. Ce texte a pour but de sanctionner les personnes qui
paient pour obtenir un service sexuel: la sanction prévue est une
sanction pécuniaire (une amende de 1 500 €, multipliée par deux
en cas de récidive), la peine d’emprisonnement originellement incluse
dans le texte ayant été supprimée. Le texte mentionne parmi ses
objectifs la lutte contre la traite des êtres humains. La position
des législateurs français semble donc évoluer.
112. Lors d’une audition organisée le 28 janvier 2014 à Strasbourg,
Gérard Théry, du «Mouvement du Nid» s’est déclaré entièrement favorable
au projet de loi actuellement examiné par le Parlement français
parce qu’il adopte la perspective d’une pénalisation de l’achat
de services sexuels, mais va également plus loin. Il énonce certaines
dispositions visant à protéger les travailleurs(euses) du sexe,
qui se trouvent dans une situation à la fois vulnérable et précaire,
et propose des stratégies de sortie à ceux et à celles qui souhaitent
sortir de la prostitution. En revanche, Mme Irène Aboudaram, de
Médecins du Monde, a fait observer que les dispositions de ce projet
de loi pourraient pousser la prostitution dans la clandestinité
rendant ainsi les victimes difficiles à atteindre, notamment pour
les professionnels de la santé, aux fins de la prévention et du
traitement des maladies sexuellement transmissibles.
113. Un aspect très important de ce projet législatif est qu’il
ne se limite pas à sanctionner les clients. Comme nous l’avons déjà
vu, la prostitution est un sujet complexe qui ne saurait faire l’objet
d’une approche simpliste. L’importance de ce projet de loi tient
aussi au fait que, pour la première fois, le «modèle suédois» a
franchi les frontières des pays nordiques, ce qui montre qu’il est
possible de parvenir à un consensus politique autour de cette approche
dans un pays aux traditions juridiques et sociales différentes.
8. Organisations de
travailleurs(euses) du sexe: représentativité et inclusion
L’histoire d’Ilonka
«Je m’appelle Ilonka Stakelborough. J’ai fondé
Stichting Geisha, un syndicat de travailleurs(euses) du sexe aux
Pays-Bas. J’ai travaillé comme travailleuse du sexe pendant 25 ans,
4 heures par jour et 3 jours par semaine. J’ai choisi cet emploi
parce qu’il me permettait de passer du temps avec mes enfants, en
leur donnant la possibilité d’étudier ce qu’ils voulaient où ils
voulaient.»
|
114. Il m’a paru nécessaire, en vue de la préparation
de ce rapport, de prendre en compte le point de vue des travailleurs(euses)
du sexe au sujet des différentes politiques et réglementations concernant
la prostitution. J’ai rencontré des représentantes des travailleurs(euses)
du sexe pendant ma visite en Suède et en Allemagne. J’ai également
établi des contacts avec les organisations pertinentes en Suisse
et aux Pays‑Bas.
115. L’organisation néerlandaise la plus connue de travailleurs(euses)
du sexe, Stichting Geisha, était représentée à l’audition sur la
prostitution et la traite des êtres humains organisée à Strasbourg
par le Réseau parlementaire pour le droit des femmes de vivre sans
violence. A cette occasion, la représentante de Stichting Geisha,
Mme Ilonka Stakelborough, a exprimé l’opposition de son organisation
à la pénalisation de l’achat de services sexuels, en déclarant que
la plupart des travailleurs(euses) du sexe ont choisi volontairement
cette activité.
116. Ce point de vue était partagé à Berlin par Mme Theodora Becker
et Mme Friederike Strack de l’organisation Hydra, qui s’oppose à
la réforme de la législation allemande actuelle. Elles ont affirmé
que les victimes de la prostitution forcée et de la traite ne constituent
qu’une minorité des travailleurs(euses) du sexe.
117. A Stockholm, j’ai pu m’entretenir avec Mme Pye Jakobsen, coordinatrice
de Rose Alliance, une organisation de défense des travailleurs(euses)
du sexe des grandes villes suédoises. Elle est elle-même une ancienne
travailleuse du sexe et il se trouve qu’elle est entrée dans la
prostitution dans mon pays, le Portugal, et a même travaillé quelque
temps dans ma circonscription. Elle m’a déclaré que la prostitution
avait été pour elle un choix volontaire et que seule une petite
minorité de travailleurs(euses) du sexe, 5 % peut-être, était contrainte
à la prostitution. Elle a critiqué la législation suédoise actuelle
qu’elle juge inefficace et considère que l’évaluation de son impact
par le gouvernement est partiale. Attentive dans ses manières et
sachant s’exprimer, elle a exposé très clairement son point de vue.
Je l’ai crue lorsqu’elle m’a déclaré que la plupart des personnes
qu’elle connaît dans l’industrie du sexe y travaillent de façon
volontaire et ont choisi librement de le faire. Cependant, je demeure
convaincu que la prostitution volontaire n’est qu’un mythe. Une
histoire fascinante visant à expliquer une réalité ancienne, mais
qui ne peut pas être utilisée pour élaborer des politiques en matière
de prostitution et de traite d’êtres humains.
118. Bien qu’ayant écouté attentivement leurs représentantes, je
pense que la plupart des organisations de travailleurs(euses) du
sexe ne sont plus représentatives du monde de la prostitution en
Europe. Leurs membres et leurs dirigeants sont composés pour l’essentiel
de travailleurs(euses) du sexe qui pratiquent cette activité dans
des conditions assez sûres et stables et sont pour la plupart des
ressortissants du pays où ils/elles travaillent. Aujourd’hui, la
grande majorité des travailleurs(euses) du sexe, que ce soit dans
les rues ou dans les maisons closes, sont d’origine étrangère. On
a souvent reproché à De Roode Draad (Le fil rouge), qui fut à un
moment la principale organisation de travailleurs(euses) du sexe
aux Pays‑Bas, de trop chercher à donner une image positive de la
prostitution et d’être trop éloignée des vrais problèmes des travailleurs(euses)
du sexe, en particulier les étrangers
. En 2010, Karina Schaapman, une
ancienne travailleuse du sexe devenue ensuite membre du conseil
municipal d’Amsterdam, a déclaré que 75 % des prostitué(e)s d’Amsterdam
étaient né(e)s à l’étranger
.
119. Je pense que cette estimation est aussi valable en gros pour
le reste de l’Europe. Les défis auxquels sont confrontées les prostituées
d’origine étrangère sont différents et plus graves. Nombre d’entre
elles sont victimes de la traite. Elles sont généralement plus vulnérables
car elles souffrent de l’isolement et de l’absence de liens personnels.
Certaines d’entre elles sont exposées au risque d’expulsion par
les services de l’immigration, ce dont les proxénètes se servent
souvent pour garder le contrôle sur elles.
120. La législation relative à la prostitution devrait être conçue
et appliquée en tenant compte de son impact sur la situation des
travailleurs(euses) du sexe, leur santé, leur sécurité et leur liberté
de choix. Les représentants des travailleurs(euses) du sexe devraient
avoir leur mot à dire sur la réglementation pertinente et devraient
être consultés au cours de son élaboration. Les positions des organisations
assistant les victimes de prostitution forcée et de traite à des
fins d’exploitation sexuelle devraient être également prises en considération,
puisque ces victimes ne sont pas représentées par les organisations
des travailleurs(euses) du sexe. Cependant, le choix final de l’approche
juridique à adopter ne devrait pas dépendre uniquement des besoins
et des intérêts d’une petite minorité. La protection des droits
humains devrait constituer la première priorité lors de l’adoption
des politiques à l’égard de la prostitution et de la traite.
9. Conclusions
121. Il existe un consensus général au sujet de la nécessité
de lutter contre la traite des êtres humains, qui est l’une des
violations des droits humains les plus ignobles et les plus sous-estimées
à l’échelle mondiale et constitue une atteinte à la dignité humaine.
La prostitution forcée et l’exploitation sexuelle sont aussi de
graves violations de la dignité humaine. Elles sont une expression
de l’inégalité entre les sexes, comme cela est confirmé par le nombre
disproportionné de femmes parmi les victimes, et un obstacle sur
le chemin vers une réelle égalité entre les femmes et les hommes.
Toutefois, étant donné l’ampleur du problème, les intérêts économiques
en jeu et la nature transfrontalière d’une grande partie de la traite,
il faut mettre en place des moyens efficaces pour éradiquer ce fléau.
122. La prostitution est un sujet complexe, présentant plusieurs
facettes. Elle a une incidence sur la santé des travailleurs(euses)
du sexe avec des conséquence qui vont d’une exposition accrue aux
maladies sexuellement transmissibles, aux risques plus importants
de dépendance aux drogues et à l’alcool, aux traumatismes physiques
et mentaux, à la dépression et autres maladies mentales. La prostitution
est souvent liée avec des activités criminelles, telles que la petite
délinquance et le commerce de drogue. En outre, les organisations
criminelles qui contrôlent la traite d’êtres humains sont souvent
impliquées dans le trafic de drogue.
123. Dans la préparation de mon rapport, je suis arrivé à la conclusion
que les politiques en matière de prostitution sont le moyen le plus
efficace de prévention et de lutte contre la traite des êtres humains
aux fins de l’exploitation sexuelle qui, comme nous l’avons mentionné
plus haut, représente la majeure partie de la traite des êtres humains
en Europe. Cependant, ces politiques ne doivent pas se substituer
à l’adoption de mesures spécifiques détaillées, reposant sur un
cadre juridique et politique solides et mises en œuvre au moyen
de ressources financières et humaines adéquates pour lutter contre
la traite des êtres humains.
124. Dans le présent rapport, j’ai examiné la législation et les
politiques en matière de prostitution de pays ayant suivi des voies
très différentes: certains ont opté pour la légalisation, d’autres
pour l’interdiction. Tous ont fait leur choix en s’appuyant sur
des raisons qu’ils jugeaient valables et justes: pour certains,
le but était de mettre un terme à la stigmatisation des travailleurs(euses)
du sexe dans l’optique de la libération sexuelle; d’autres étaient
animés par la volonté de parvenir à l’égalité entre les sexes. Cependant,
la réalité s’est souvent révélée bien différente des attentes.
125. Comparer l’efficacité des différentes politiques en matière
de prostitution au regard de la lutte contre la traite ne va pas
sans difficultés. L’obstacle principal est l’absence de données
fiables et comparables, ou même d’estimations, qui fait qu’il est
impossible de déterminer clairement si la traite augmente ou diminue. Cela
tient évidemment au fait que, quel que soit le cadre juridique relatif
à la prostitution, la traite des êtres humains est toujours illégale.
En outre, dans tous les pays que j’ai visités, les ressources et
moyens alloués à l’investigation des cas de traite des êtres humains
ne sont aucunement adaptés à l’ampleur du phénomène. Les cas recensés
dans les statistiques et les affaires portées devant les tribunaux
ne sont que la partie visible de l’iceberg.
126. Etablir un système de collecte de données sur la prostitution
et la traite d’êtres humains à l’échelle européenne est donc crucial.
Disposer d’informations précises sur ces phénomènes est une précondition
à la fois pour élaborer des politiques adéquates et pour évaluer
leur impact. Il conviendrait que tous les acteurs pertinents contribuent
aux activités de recherche, à savoir les agences nationales de statistique,
les organismes scientifiques indépendants et le monde universitaire,
sur la base de standards unifiés à l’échelle européenne pour garantir
la comparabilité des données. En tant qu’organisation pan-européenne,
le Conseil de l’Europe a un rôle important à jouer dans la promotion
d’un tel système de collecte de données. Le Comité des Ministres
devrait agir en chef de file dans cette initiative.
127. Bien que chaque système présente des avantages et des inconvénients,
je pense que les politiques interdisant l’achat de services sexuels
sont celles qui ont le plus de chances d’avoir un impact positif
sur la réduction de la traite des êtres humains. Tout en reconnaissant
que chaque pays doit débattre de façon approfondie de sa politique
en matière de prostitution et que la décision ultime doit être prise
de façon souveraine, le modèle suédois me semble personnellement
celui qui obtient les meilleurs résultats du point de vue de la
lutte contre la traite des êtres humains.
128. Les pays qui décident de légiférer devraient réaliser que
cette démarche renforce leur responsabilité non seulement de lutter
contre la traite des êtres humains, mais aussi de veiller à que
les travailleurs(euses) du sexe travaillent dans des conditions
de dignité, respectueuses de la réglementation en matière de santé
et de sécurité et d’autres normes, et ne soient pas soumis(es) à
la contrainte et à l’exploitation.
129. Quel que soit le régime juridique par lequel un pays décide
de réglementer la prostitution, il doit pleinement veiller à sa
mise en œuvre. Les lois et politiques en matière de prostitution
de doivent jamais se limiter à des paroles. L’expérience de plusieurs
pays d’Europe démontre que le choix d’une approche juridique ou
d’une autre n’est pas automatiquement une garantie de progrès, ni
du point de vue de la lutte contre la traite et de la protection
des victimes, ni de celui de l’amélioration de la condition des
travailleurs(euses) du sexe. Le seul véritable gage de progrès est
l’application efficace du cadre juridique. Cela exige une volonté
politique cohérente et la mise en œuvre de moyens humains et financiers
suffisants.
130. Alors que plusieurs pays d’Europe ont entrepris de modifier
la réglementation applicable à la prostitution ou envisagent de
le faire prochainement, ils sont peu nombreux à consentir les efforts
adéquats pour lutter contre la traite des êtres humains. Les conditions
sont aujourd’hui réunies pour que les législateurs et les décideurs
politiques optent pour une approche à la fois meilleure et mieux
informée. Le lien étroit qui existe entre la prostitution et la
traite des êtres humains, notamment en Europe, ne doit jamais être
ignoré. Les étapes de l’élaboration, de la mise en œuvre ou de la
réforme des lois et politiques sur la prostitution offrent aux autorités
nationales une excellente occasion d’intensifier les efforts de
lutte contre la traite des êtres humains afin d’obtenir de meilleurs
résultats.