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Rapport | Doc. 13730 | 13 mars 2015

Services sociaux en Europe: législation et pratiques de retrait d’enfants de leurs familles dans les Etats membres du Conseil de l’Europe

Commission des questions sociales, de la santé et du développement durable

Rapporteure : Mme Olga BORZOVA, Fédération de Russie, NI

Origine - Renvoi en commission Doc. 13054, Renvoi 3926 du 21 janvier 2013. 2015 - Deuxième partie de session

Résumé

Si les enfants ont le droit d’être protégés de toute forme de violence, de maltraitance et de négligence, ils ont aussi le droit de ne pas être séparés de leurs parents contre leur gré, à moins que les autorités compétentes ne décident qu’une telle séparation est nécessaire dans l’intérêt supérieur de l’enfant. Si rien ne permet de dire qu’un enfant risque, ou risque de manière imminente, de subir un préjudice grave, notamment du fait d’actes de maltraitance physique, sexuelle ou psychologique, il ne suffit pas de démontrer qu’un enfant pourrait être placé dans un environnement plus bénéfique à son éducation pour pouvoir le retirer à ses parents, et encore moins pour pouvoir rompre complètement les liens familiaux.

Les droits des enfants sont violés aussi bien par les décisions injustifiées prises dans les Etats membres de retirer (ou de ne pas rendre) des enfants à leur famille, que par les décisions injustifiées de ne pas retirer (ou de rendre trop tôt) des enfants à leur famille. Les Etats membres devraient donc mettre en place des lois, des règlements et des procédures donnant véritablement la priorité à l’intérêt supérieur de l’enfant dans toute décision de placement, de retrait et de retour. L’instance compétente du Conseil de l’Europe devrait élaborer des lignes directrices à l’intention des Etats membres sur les manières d’éviter des pratiques considérées abusives dans ce contexte, à savoir, sauf circonstances exceptionnelles, de rompre complètement les liens familiaux, de retirer des enfants à leurs parents dès la naissance, de justifier une décision de placement par l’écoulement du temps et d’avoir recours à l’adoption sans le consentement des parents.

A. Projet de résolution 
			(1) 
			Projet
de résolution adopté à l’unanimité par la commission le 26 janvier
2015.

(open)
1. Si les enfants ont le droit d’être protégés de toute forme de violence, de maltraitance et de négligence, ils ont aussi le droit de ne pas être séparés de leurs parents contre leur gré, à moins que les autorités compétentes ne décident, sous réserve de révision judiciaire, qu’une telle séparation est nécessaire dans l’intérêt supérieur de l’enfant. Et même lorsqu’une séparation est nécessaire, les enfants ont le droit d’entretenir régulièrement des relations personnelles et des contacts directs avec leurs deux parents, sauf si cela est contraire à l’intérêt supérieur de l’enfant.
2. Dans la plupart des Etats membres du Conseil de l’Europe, ce sont les services sociaux compétents qui prennent la décision initiale de retirer un enfant à sa famille (notamment lorsqu’ils estiment qu’il est en danger immédiat), ou qui demandent à la juridiction compétente de prendre une telle décision. Dans la majorité des Etats membres, elle est prise lorsqu’on estime qu’un enfant risque, ou risque de manière imminente, de subir un préjudice grave, notamment des actes de maltraitance physique, sexuelle ou psychologique, ou de négligence grave.
3. Le nombre d’enfants placés est très variable d’un pays à l’autre, tout comme le pourcentage d’enfants placés qui retournent plus tard dans leur famille. Dans la plupart des pays, les enfants sont confiés à des membres de la famille, à des familles d’accueil, à des institutions publiques ou privées, ou – plus rarement – à l’adoption (toujours selon des pourcentages variables).
4. La plupart des pays ne disposent pas de statistiques détaillées sur l’appartenance à des minorités ethniques et religieuses, un statut d’immigrant ou une situation socio-économique des enfants placés. Il n’y a pas non plus d’analyse statistique établissant une vision authentique des groupes d’enfants qui sont les plus exposés à être retirés à leur famille, bien que selon les éléments disponibles, il semblerait que les enfants issus de groupes vulnérables soient représentés de manière disproportionnée parmi la population placée dans les Etats membres. Toutefois, rien ne permet de penser que dans des situations similaires, les parents pauvres, peu instruits, appartenant à une minorité ethnique ou religieuse ou d’origine immigrée sont plus susceptibles de maltraiter ou de négliger leurs enfants.
5. La pauvreté financière et matérielle ne devrait jamais servir d’unique motif pour retirer la garde d’un enfant à ses parents: elle devrait plutôt être interprétée comme le signe qu’il faudrait apporter une assistance appropriée à la famille. De plus, il ne suffit pas de démontrer qu’un enfant pourrait être placé dans un environnement plus bénéfique à son éducation pour pouvoir le retirer à ses parents, et encore moins pour pouvoir rompre complètement les liens familiaux.
6. L’Assemblée parlementaire est préoccupée par la violation des droits des enfants dans certains pays (ou certaines de leurs régions), lorsque les services sociaux placent certains enfants de manière inconsidérée et ne font pas suffisamment d’efforts pour aider les familles avant et/ou après les décisions de retrait et de placement. Ces décisions injustifiées sont généralement – bien que parfois involontairement – discriminatoires et peuvent constituer de graves violations des droits de l’enfant et de ses parents; elles sont d’autant plus tragiques lorsqu’elles sont irréversibles (par exemple, en cas d’adoption sans le consentement des parents).
7. L’Assemblée est également préoccupée par la violation des droits des enfants dans certains pays (ou certaines de leurs régions), lorsque les services sociaux ne placent pas les enfants suffisamment rapidement, et les rendent trop imprudemment à des parents violents ou négligents. De telles décisions peuvent également constituer des violations graves – voire plus graves encore – des droits de l’enfant et mettre sa vie et sa santé en danger. Les décisions des services sociaux de retirer un enfant à sa famille sont très délicates, et ne devraient donc être prises que par des travailleurs sociaux ayant une formation et une qualification professionnelles spécifiques, une charge de travail raisonnable et pouvant intervenir en temps utile.
8. Par conséquent, l’Assemblée recommande aux Etats membres:
8.1. de mettre en place des lois, des règlements et des procédures donnant véritablement la priorité à l’intérêt supérieur de l’enfant dans toute décision de placement, de retrait et de retour;
8.2. de rendre visible l’influence des préjugés et de la discrimination dans les décisions de retrait, en vue de les éliminer, notamment par une formation appropriée de l’ensemble des professionnels concernés;
8.3. d’apporter une aide aux familles avec les moyens nécessaires (y compris financière, matérielle, sociale et psychologique) afin, tout d’abord, d’éviter des décisions injustifiées de retirer la garde de leurs enfants et d’accroître le pourcentage de retours réussis dans les familles après un placement;
8.4. d’éviter, sauf circonstances exceptionnelles, de rompre complètement les liens familiaux, de retirer des enfants à leurs parents dès la naissance, de justifier une décision de placement par l’écoulement du temps et d’avoir recours à l’adoption sans le consentement des parents (en particulier lorsqu’elle est irréversible);
8.5. de veiller à ce que le personnel intervenant dans les décisions de retrait et de placement soit guidé par des critères et des normes appropriés (si possible de manière pluridisciplinaire), possède les qualifications requises et soit régulièrement formé, à ce qu’il dispose de ressources suffisantes pour prendre ses décisions en temps utile et à ce qu’il ne soit pas surchargé par un nombre de dossiers trop important à traiter;
8.6. de recueillir des données anonymisées sur la population placée dans les Etats membres ventilées, non seulement par âge, sexe et type de placement, mais aussi en fonction de l’origine ethnique ou religieuse, du statut d’immigré, de la situation socio-économique et de la durée du placement avant le retour dans la famille.

B. Projet de recommandation 
			(2) 
			Projet
de recommandation adopté à l’unanimité par la commission le 26 janvier
2015.

(open)
1. L’Assemblée parlementaire est préoccupée par les violations des droits de l’enfant que constituent aussi bien les décisions injustifiées prises dans les Etats membres de retirer (ou de ne pas rendre) des enfants à leur famille, que les décisions injustifiées prises dans les Etats membres de ne pas retirer (ou de rendre trop tôt) des enfants à leur famille. L’Assemblée estime que les droits et l’intérêt supérieur de l’enfant doivent être mieux protégés dans ces situations, comme elle l’a souligné dans sa Résolution … (2015) «Services sociaux en Europe: législation et pratiques de retrait d’enfants de leurs familles dans les Etats membres du Conseil de l’Europe».
2. L’Assemblée se félicite de l’engagement pris par le Comité des Ministres de promouvoir les droits de l’enfant dans ce domaine, notamment dans le cadre de l’actuelle Stratégie pluriannuelle du Conseil de l’Europe sur les droits de l’enfant (2012-2015). Elle recommande au Comité des Ministres de charger le Comité d’experts sur la Stratégie du Conseil de l’Europe sur les droits de l’enfant (2016-2019) (DECS-ENF):
2.1. d’inclure la question du respect des droits de l’enfant dans les décisions de retrait de la garde parentale dans la Stratégie du Conseil de l’Europe sur les droits de l’enfant 2016-2019;
2.2. de s’appuyer sur la Convention des Nations Unies relative aux droits de l’enfant, la Résolution de l’Assemblée générale des Nations Unies, 2010 A/RES/64/142 «Lignes directrices relatives à la protection de remplacement pour les enfants», la Recommandation CM/Rec(2011)12 du Comité des Ministres sur les droits de l’enfant et les services sociaux adaptés aux enfants et aux familles, l’Observation générale n°14 (2013) du Comité des droits de l’enfant des Nations Unies sur le droit de l’enfant à ce que son intérêt supérieur soit une considération primordiale, et les «Lignes directrices européennes communes sur la transition des soins en institution vers les soins de proximité», pour élaborer des lignes directrices à l’intention des Etats membres sur les manières d’éviter, sauf circonstances exceptionnelles, de rompre complètement les liens familiaux, de retirer des enfants à leurs parents dès la naissance, de justifier une décision de placement par l’écoulement du temps et d’avoir recours à l’adoption sans le consentement des parents.

C. Exposé des motifs, par Mme Borzova, rapporteure

(open)

1. Introduction

1. Le 10 octobre 2012, mon collègue, M. Alexey Pushkov, et plusieurs autres membres de l’Assemblée parlementaire ont déposé une proposition de résolution intitulée «L’utilisation abusive, par les services sociaux des Etats membres du Conseil de l’Europe, de leur pouvoir de retirer des enfants à leurs parents» (Doc. 13054). Cette proposition concernait les inquiétudes suscitées par le fait que les services sociaux interprétaient de plus en plus souvent de manière excessivement large leur droit de retirer à des parents la garde le leurs enfants. Selon la proposition, cette mesure était souvent appliquée à des enfants de familles immigrées. Les auteurs de la proposition ont donc invité l’Assemblée à mener une analyse approfondie de ces cas et à prendre des mesures afin de «protéger réellement les droits des enfants et des familles dans lesquelles ils vivent».
2. La proposition a été adressée à notre commission pour rapport (et à la commission des questions juridiques et des droits de l’homme pour avis). J’ai été nommée rapporteure le 24 janvier 2013 et, le 19 mars 2013, la commission des questions juridiques a désigné M. Volodymyr Pylypenko (Ukraine, SOC) rapporteur pour avis. A ma suggestion, notre commission a modifié le titre du rapport pour le rendre plus «neutre», à l’occasion de sa réunion à Berlin le 15 mars 2013.
3. Ce qui m’intéresse ici est plutôt d’étudier la législation et la pratique des décisions de retrait d’enfants à leur famille dans les Etats membres du Conseil de l’Europe afin de déterminer:
  • s’il y a eu une augmentation des décisions de retrait injustifiées ces dernières années;
  • s’il existe des constantes dans ces décisions: les parents immigrés, les parents appartenant à des minorités nationales ou religieuses ou les parents issus d’un milieu socio-économique défavorisé sont-ils disproportionnellement victimes de telles décisions injustifiées de retrait;
  • comment les législations nationales et leurs textes d’application pourraient-ils être améliorés pour que les services sociaux prennent de meilleures décisions;
  • s’il y a, dans certains Etats membres, des bonnes pratiques qui pourraient être utiles aux autres Etats membres.
4. Après l’examen de mon schéma de rapport en commission, j’ai effectué trois visites d’information dont j’ai rendu compte oralement à la commission à l’issue de chacune d’entre elles: en Finlande (13-14 juin 2013), en Roumanie (14-15 octobre 2013) et au Royaume-Uni (10-11 février 2014). Je tiens à remercier les délégations nationales et les membres de leurs secrétariats d’avoir facilité mes visites d’information, qui m’ont beaucoup aidé à élaborer le présent rapport.
5. Afin d’obtenir des informations sur un maximum d’Etats membres, le Secrétariat a diffusé, à l’automne 2013, une enquête sur la législation et les pratiques en matière de retrait d’enfants à leur famille, par l’intermédiaire du réseau du Centre européen pour la recherche et la documentation parlementaires (CERDP). Au 24 janvier 2014, 30 réponses avaient été reçues des parlements de 29 Etats membres et d’un parlement observateur 
			(3) 
			Allemagne,
Andorre, Autriche, Croatie, Chypre, Espagne, Estonie, Finlande,
France, Géorgie, Grèce, Hongrie, Italie, Lettonie, Lituanie, Luxembourg,
Monténégro, Norvège, Pays-Bas, Pologne, Portugal, Roumanie, Royaume-Uni,
Russie, Serbie, Slovénie, Suède, Suisse, Turquie et Canada.. Une analyse quantitative et qualitative des réponses a été présentée à la commission en janvier et en avril 2014.
6. Enfin, pendant la partie de session d’avril 2014, la commission a organisé une audition jointe avec la commission des questions juridiques et des droits de l’homme sur la question 
			(4) 
			Voir le procès-verbal
déclassifié de l'audition, AS/Soc (2014) PV 03 Add 2, disponible
auprès du secrétariat. avec la participation de deux éminents experts, Mme Karen Reid, Greffière de la section de filtrage de la Cour européenne des droits de l'homme et Mme Maria Herczog, rapporteure du Comité des droits de l’enfant des Nations Unies.
7. Je saisis également cette occasion pour souligner qu’il s’agit d’un rapport général, qui n’est dirigé contre les services sociaux d’aucun Etat membre, visité ou non. Cependant, afin de rendre certaines tendances visibles, j’ai utilisé l’information collectée lors de mes visites, à partir des réponses au questionnaire CERDP et des documents du Comité des droits de l’enfant des Nations Unies et des arrêts de la Cour européenne des droits de l'homme.

2. Exposé des principaux enjeux

8. Retirer un enfant à sa famille constitue une décision difficile à prendre pour les services sociaux des Etats membres du Conseil de l’Europe, cela pour des raisons évidentes: si les services sociaux ne prennent pas cette décision lorsqu’elle est nécessaire, l’enfant peut subir un préjudice grave et ses droits les plus fondamentaux peuvent être violés. Cependant, si les services sociaux prennent cette décision alors qu’elle est inutile, cela peut aussi être préjudiciable à l’enfant et porter atteinte à ses droits – ainsi qu’aux droits de ses parents. Dans la mesure où la décision de placer un enfant fait normalement l’objet d’une décision de justice et/ou d’un contrôle juridictionnel, pratiquement toutes les affaires sont, au final, tranchées devant les tribunaux; les décisions de justice donnent souvent lieu à un recours devant la plus haute juridiction du pays et certaines ont été portées devant la Cour européenne des droits de l’homme 
			(5) 
			Cet aspect a fait l’objet
de la Résolution 1908
(2012) de l’Assemblée «Droits de l’homme et tribunaux des affaires familiales».. Mais c’est néanmoins la décision initiale de retrait qui est extrêmement importante: une fois qu’un enfant a été retiré à sa famille, même si le retrait s’avère injustifié, il est souvent difficile 
			(6) 
			Une procédure judiciaire
peut durer des années et, en raison du temps écoulé, un enfant retiré
à sa famille à un très jeune âge peut trouver le retour dans sa
famille aussi traumatisant que le retrait initial., voire impossible 
			(7) 
			Dans
certains pays, une adoption contre la volonté des parents peut avoir
un caractère définitif: ainsi, il peut arriver que des enfants retirés
à leur famille finalement jugée innocente de tout acte de maltraitance
ne soient pas rendus à celle-ci afin de respecter le caractère définitif
de l’adoption. , de réparer le mal qui a été fait.
9. La difficulté essentielle réside dans le fait que si certaines affaires sont faciles à trancher, beaucoup ne le sont pas. Bien que le processus décisionnel soit souvent minutieusement réglementé par la loi (et par les textes d’application), il peut aussi être influencé par l’émotion, par exemple lorsqu’un autre enfant est mort ou a été grièvement blessé en raison d’un manque de protection des services sociaux et que l’affaire a fait l’objet d’une large couverture médiatique. Dans ce cas, les services sociaux peuvent pécher par excès de prudence. En outre, même s’ils sont bien formés, compétents et professionnels, les travailleurs sociaux ne sont que des êtres humains: ils peuvent eux aussi être victimes de préjugés, ce qui peut influer sur leur décision de retirer un enfant de la garde de son ou ses parents s’ils ne correspondent pas au schéma «normal»: parents immigrés, appartenant à des minorités nationales, d’un milieu socio-économique défavorisé, d’une religion différente, etc 
			(8) 
			En fait, le
fait de savoir qui est à l’origine des allégations de maltraitance
portées à l’attention des services sociaux peut jouer un rôle à
cet égard: une dénonciation anonyme par un citoyen ordinaire peut
fort bien se fonder sur des préjugés, voire être malveillante. Mais
même une dénonciation par un professionnel peut reposer sur un malentendu,
par exemple en raison d’une barrière linguistique..

3. La situation juridique

3.1. Au niveau international

10. La situation juridique est relativement claire sur le plan du droit international, qui se fonde sur la Convention des Nations Unies relative aux droits de l’enfant de 1989, dont l’article 3.1 dispose:
«Dans toutes les décisions qui concernent les enfants, qu’elles soient le fait des institutions publiques ou privées de protection sociale, des tribunaux, des autorités administratives ou des organes législatifs, l’intérêt supérieur de l’enfant doit être une considération primordiale.»
11. Comme l’indique l’article 24.3 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, «[t]out enfant a le droit d’entretenir régulièrement des relations personnelles et des contacts directs avec ses deux parents, sauf si cela est contraire à son intérêt».
12. La Cour européenne des droits de l’homme, fondée sur la Convention européenne des droits de l’homme (STE no 5), a bien résumé la situation juridique dans l’affaire Neulinger et Shuruk c. Suisse (arrêt du 6 juillet 2010) 
			(9) 
			Bien
que cette affaire ne concerne pas précisément la question du retrait
d’un enfant à sa famille par les services sociaux. :
«134. Dans ce domaine, le point décisif consiste à savoir si le juste équilibre devant exister entre les intérêts concurrents en jeu – ceux de l’enfant, ceux des deux parents et ceux de l’ordre public – a été ménagé, dans les limites de la marge d’appréciation dont jouissent les Etats en la matière (…), en tenant compte toutefois de ce que l’intérêt supérieur de l’enfant doit constituer la considération déterminante (…). L’intérêt supérieur de l’enfant peut, selon sa nature et sa gravité, l’emporter sur celui des parents (…) L’intérêt de ces derniers, notamment à bénéficier d’un contact régulier avec l’enfant, reste néanmoins un facteur dans la balance des différents intérêts en jeu (…)
L’intérêt de l’enfant présente un double aspect. D’une part, il prévoit que les liens entre lui et sa famille soient maintenus, sauf dans les cas où celle-ci se serait montrée particulièrement indigne. En conséquence, seules des circonstances tout à fait exceptionnelles peuvent en principe conduire à une rupture du lien familial et tout doit être mis en œuvre pour maintenir les relations personnelles et, le cas échéant, le moment venu, “reconstituer” la famille (…) D’autre part, il est certain que garantir à l’enfant une évolution dans un environnement sain relève de cet intérêt et que l’article 8 ne saurait autoriser un parent à prendre des mesures préjudiciables à la santé et au développement de son enfant (…).»
13. La Cour note qu’il existe actuellement un large consensus – y compris en droit international – autour de l’idée que, dans toutes les décisions concernant des enfants, leur intérêt supérieur doit primer. Le concept d’«intérêt supérieur de l’enfant» est un élément central de toutes les recommandations et de tous les traités internationaux et européens. Cependant, l’application de ce concept dans la pratique est une source d’inquiétude, comme le Comité des droits de l’enfant des Nations Unies l’a fréquemment déploré dans ses rapports. Ce concept est aussi l’un des concepts le plus largement mal utilisé 
			(10) 
			Voir paragraphe 34
de l’observation: «Du fait de sa souplesse, le concept d’intérêt
supérieur de l’enfant est adaptable à la situation d’un enfant particulier
et à l’évolution des connaissances sur le développement de l’enfant.
Cette souplesse laisse toutefois la porte ouverte à des manipulations;
le concept d’intérêt supérieur de l’enfant a été utilisé abusivement: par
des gouvernements et d’autres pouvoirs publics pour justifier des
politiques racistes, par exemple; par des parents pour défendre
leurs propres intérêts dans des différends relatifs à la garde;
par des professionnels qui n’en ont cure et refusent d’évaluer l’intérêt
supérieur de l’enfant en le qualifiant de non pertinent ou de dénué
d’importance.» ce qui l’a conduit à publier, l’an dernier, l’«Observation générale n° 14 (2013) sur le droit de l’enfant à ce que son intérêt supérieur soit une considération primordiale (article 3, paragraphe 1) 
			(11) 
			Afin d'apporter une
contribution substantielle à cette Observation générale, la Belgique
a organisé, les 9 et 10 décembre 2014, avec l'aide de la Division
des droits de l'enfant du Conseil de l'Europe, une Conférence européenne sur
l'intérêt supérieur de l'enfant.».
14. Il me semble utile de citer ici les paragraphes essentiels de cette observation générale, dans la mesure où ils portent sur le retrait et le placement des enfants:
«60. La prévention de la séparation de la famille et la préservation de l’unité familiale, qui sont des pans importants du système de protection de l’enfance, ont pour fondement le droit énoncé au paragraphe 1 de l’article 9 de la Convention, aux termes duquel “l’enfant [n’est] pas séparé de ses parents contre leur gré, à moins que (…) cette séparation [soit] nécessaire dans l’intérêt supérieur de l’enfant”. En outre, l’enfant séparé de ses deux parents ou de l’un d’eux a le droit “d’entretenir régulièrement des relations personnelles et des contacts directs avec ses deux parents, sauf si cela est contraire à l’intérêt supérieur de l’enfant” (article 9, paragraphe 3). …
Vu la gravité des répercussions d’une séparation d’avec ses parents pour un enfant, cette mesure ne devrait être prise qu’en dernier ressort, par exemple si l’enfant est exposé à un risque imminent de préjudice ou pour toute autre raison impérieuse; la séparation ne devrait pas intervenir si une mesure moins intrusive permet de protéger l’enfant. L’Etat doit, avant d’opter pour la séparation, aider les parents à exercer leurs responsabilités parentales et restaurer ou renforcer l’aptitude de la famille à s’occuper de l’enfant, à moins que la séparation ne soit indispensable pour protéger l’enfant. Des raisons économiques ne sauraient justifier la séparation d’un enfant d’avec ses parents. (…)
De même, un enfant ne doit pas être séparé de ses parents en raison de son handicap ou du handicap de ses parents. La séparation ne peut être envisagée que dans les seuls cas où l’assistance dont la famille a besoin pour préserver son unité ne permet pas de prévenir tout risque de négligence ou d’abandon de l’enfant ou tout risque pour sa sécurité.
En cas de séparation, l’Etat est tenu de s’assurer que la situation de l’enfant et de sa famille a été évaluée, si possible, par une équipe pluridisciplinaire de professionnels dûment formés et avec la participation de l’autorité judiciaire, conformément à l’article 9 de la Convention, et qu’aucune autre solution ne peut répondre à l’intérêt supérieur de l’enfant.
Si la séparation est nécessaire, les décisionnaires doivent veiller à ce que l’enfant maintienne ses liens et relations avec ses parents et sa famille (fratrie, parentèle, personnes avec lesquelles l’enfant à une solide relation personnelle), à moins que ce ne soit contraire à son intérêt supérieur. La qualité des relations et la nécessité de les maintenir doivent être prises en considération dans les décisions concernant la fréquence et la durée des visites et autres contacts lorsque l’enfant est placé hors de sa famille.»
15. Lors de la 18e réunion du Réseau des parlementaires de référence de l’Assemblée parlementaire contre la violence sexuelle à l'égard des enfants, tenue à Nicosie (Chypre) le 13 mai 2014, M. Antonios St. Stylianou, Directeur de la UNic Law Clinic, Université de Nicosie, membre du Conseil consultatif supérieur de «Hope for Children», Centre national du Comité sur les droits de l’enfant des Nations Unies, a judicieusement fait observer qu’il fallait «adopter des approches globales fondées sur les principes suivants: d’une part, l’appréciation par un adulte de l’intérêt supérieur de l’enfant ne [pouvait] pas primer sur l’obligation de respecter tous les autres droits de l’enfant au titre de la Convention et, d’autre part, nul ne [pouvait] faire une interprétation négative de l’intérêt supérieur de l’enfant 
			(12) 
			AS/Soc (2014) PV 04
Add, p. 5. Il a encore expliqué (p. 7) qu’une «interprétation négative»
du «principe de l’intérêt supérieur» pouvait être, par exemple,
observée lorsqu’il s’agissait de décider s’il valait mieux laisser
l’enfant dans sa famille ou l’en retirer afin de le protéger.».
16. A cet égard, je souhaiterais faire référence à l’arrêt rendu par la Cour européenne des droits de l'homme en l’affaire Wallová et Walla c. République tchèque (du 26 octobre 2006). Dans cet arrêt, la Cour a indiqué très clairement que les enfants n’auraient pas dû être séparés de leur famille au seul motif que celle-ci occupait un logement inadéquat pour une famille nombreuse, car les autorités auraient pu prendre d’autres mesures, moins radicales, pour garantir le respect de l’intérêt supérieur de ces enfants.

3.2. Au niveau national

17. La législation nationale dans la plupart des pays du Conseil de l’Europe est conforme au droit international. Le processus décisionnel est souvent régulé par la loi dans les moindres détails (et mis en œuvre par des lignes directrices).
18. Par conséquent, pour que les services sociaux puissent prendre la décision de retirer un enfant à sa famille, la barre est généralement placée très haut dans tous les Etats membres du Conseil de l’Europe, et il faut habituellement qu’entre en jeu la notion de préjudice grave. Dans la majorité des pays ayant répondu au questionnaire (20), les décisions de retrait sont prises si l’enfant a subi, est en danger de subir, ou de subir de manière imminente, un préjudice grave (le libellé exact pouvant toutefois varier d’un pays à l’autre).
19. La notion de préjudice grave diffère d’un Etat à l’autre et elle a souvent évolué avec le temps pour finir par englober non pas seulement la maltraitance physique, mais aussi la maltraitance sexuelle, affective ou psychologique. Certains pays ajoutent d’autres motifs possibles tels que la «violence économique», la commission d’une infraction pénale par l’enfant, l’usage par celui-ci de stupéfiants ou d’autres substances toxiques ou l’incapacité pour les parents de contrôler leur enfant.
20. Pratiquement dans tous les cas, la dernière décision de placer un enfant est au final, tranchée devant les tribunaux.
21. Dans la plupart des Etats membres du Conseil de l’Europe, ce sont les services sociaux compétents qui prennent la décision initiale de retirer un enfant à sa famille (notamment lorsqu’ils estiment qu’il est en danger immédiat), ou qui demandent à la juridiction compétente de prendre ce type de décision.
22. Dans la plupart des pays, les services sociaux et les tribunaux travaillent main dans la main en ce qui concerne les décisions de retrait, et souvent, une ordonnance de justice sera ou non nécessaire en fonction des circonstances, par exemple dans le cas où les parents consentent à ce que l’enfant leur soit retiré.

4. Présentation sommaire des faits et des chiffres

23. Le nombre d’enfants placés est très variable d’un pays à l’autre. Sur les 30 réponses au questionnaire reçues, seul un pays n’a pas pu fournir de statistiques (et un autre ne dispose pas de statistiques officielles au niveau national). Etant donné que de nombreuses réponses n’indiquent que des totaux (et non des pourcentages par rapport au nombre d’enfants dans le pays), il est parfois difficile de savoir si le nombre d’enfants placés est faible, moyen ou élevé. De même, les statistiques communiquées concernaient parfois le nombre total d’enfants placés, et parfois le nombre de nouveaux enfants placés pour l’année considérée.
24. La Slovénie est un cas à part, puisque les droits parentaux d’un ou des deux parents n’y sont que très rarement retirés ou restreints 
			(13) 
			Six cas en 2011 et
quatre cas en 2012.. Selon les réponses données au questionnaire, les autres pays se situant dans le bas du classement (moins de 0,5 % d’enfants placés) sont l’Andorre, Chypre, l’Estonie, la Géorgie, la Grèce, le Luxembourg, le Monténégro, la Norvège, la Serbie et la Turquie.
25. Au milieu du classement (entre 0,5 % et 0,8 % d’enfants placés) figurent l’Autriche, la Croatie, l’Espagne, la Lettonie, le Royaume-Uni, la Suède, la Suisse et le Canada (un Etat observateur dont le Parlement a le statut d’observateur auprès de l’Assemblée).
26. Dans le haut du classement, avec entre 0,8 % et 1,66 % d’enfants placés, nous trouvons l’Allemagne, la Finlande, la France, la Hongrie, la Lituanie, la Pologne, le Portugal, la Roumanie et la Russie.
27. Les évolutions ne sont pas les mêmes dans les différents pays: si le nombre d’enfants placés a diminué de manière assez spectaculaire en Estonie (de plus de deux tiers durant la décennie 2002-2012), en Roumanie (de plus de la moitié depuis la chute du communisme) et en Turquie (de près de la moitié entre 2008 et 2012), il a augmenté en Allemagne (39 400 enfants âgés de 3 à 18 ans ont été placés en 2012) et en Hongrie (où le nombre d’enfants placés a triplé depuis 1998).
28. Peu de pays disposent de statistiques indiquant si les enfants placés appartiennent à des minorités ethniques ou religieuses ou sont issus de l’immigration et quelle est leur situation socio-économique. En Andorre, environ la moitié des enfants placés sont d’origine immigrée, et la plupart viennent de milieux défavorisés. En Finlande, il n’existe pas de statistiques officielles sur le nombre d’enfants issus de minorités ou de l’immigration ayant fait l’objet d’un placement, ou sur la situation socio-économique de leur famille. Cependant, d’après des données fournies par des experts, il semble que les enfants de familles issues de l’immigration ne soient pas surreprésentés. En revanche, la majorité des parents auxquels les enfants ont été retirés se trouvent dans une situation socio-économique défavorisée et les familles divorcées et les parents isolés sont surreprésentés 
			(14) 
			Nul n'a semblé en mesure
de déterminer si les enfants de familles sames ou roms étaient surreprésentés..
29. En Allemagne, entre 17,5 % et 26,7 % des enfants placés ces dernières années n’étaient pas de nationalité allemande (en comparaison, la population étrangère d’Allemagne – ne possédant pas la citoyenneté allemande – représente moins de 9 % de la population). En Norvège, les enfants nés en Norvège de parents immigrés sont ceux qui ont le taux le plus faible de placement (0,6 %), contre 0,74 % pour les enfants n’étant pas issus de l’immigration et 1,93 % pour les enfants immigrés. La Roumanie ne recueille pas de statistiques sur le statut des enfants placés, mais selon les organisations non gouvernementales (ONG) que j’ai rencontrées, près de 70 % d’entre eux étaient issus de la minorité rom. En revanche, le Royaume-Uni dispose de données détaillées sur l’origine ethnique des enfants placés: les enfants «noirs» ou «métis» sont surreprésentés parmi les enfants placés (quatre fois plus nombreux) tandis que les enfants originaires d’Inde, du Pakistan et du Bangladesh sont trois fois moins nombreux.
30. Les 30 pays ayant répondu au questionnaire ont confirmé que l’enfant était entendu avant toute prise de décision de retrait. La plupart des pays tiennent compte de la maturité et des capacités de discernement de l’enfant, mais certains ont fixé des limites d’âge légales à partir duquel l’enfant est entendu.
31. Dans la majorité des pays, aussi bien les enfants que les parents jouissent d’un droit de recours auprès des juridictions compétentes. Ce droit n’est pas accordé aux enfants dans six Etats: l’Allemagne, l’Estonie, l’Italie, la Lituanie, la Pologne et la Serbie (avec toutefois des exceptions) 
			(15) 
			Dans d’autres Etats,
les enfants doivent à avoir atteint un certain âge pour exercer
ce droit.. Dans certains Etats, les enfants (et parfois les parents) peuvent s’adresser à d’autres instances que les tribunaux, par exemple le Commissaire aux droits de l’enfant.
32. Dans la plupart des pays, les enfants sont confiés à des membres de la famille, à des familles d’accueil, à des institutions ou à l’adoption (bien que d’autres solutions aient aussi été mentionnées, comme les foyers ou la possibilité pour les adolescents de vivre seuls) et les pourcentages varient largement d’un pays à l’autre. Ainsi, le pourcentage d’enfants confiés à des membres de la famille peut aller de 3 % (Finlande) ou 5 % (Suède, Royaume-Uni), à 63 % en Lettonie ou à 75 % au Portugal. Les familles d’accueil prennent en charge 0,5 % des enfants au Portugal et 10 % en Estonie, mais plus de 50 % en France et en Espagne, 69 % en Norvège et 75 % au Royaume-Uni. Les institutions accueillent 10 % des enfants en Norvège, au Portugal et au Royaume-Uni, et un peu plus de 50 % en Hongrie et en Suède.
33. Les pourcentages d’enfants retirés puis adoptés sont de 1,5 % au Portugal, 4 % en Estonie, 5 % au Royaume-Uni (soit 3 350 enfants), 9 % en Croatie et en Hongrie et peuvent aller jusqu’à 20 % en Andorre (soit quatre enfants).
34. En Autriche, il n’est pas possible d’adopter un enfant venant d’être retiré à sa famille et aucune adoption de ce type n’a été signalée en Finlande (où le retrait des droits parentaux est impossible) et en Lituanie. La Norvège mentionne très peu d’adoptions (par des parents nourriciers).
35. Les adoptions sans l’accord des parents ne sont pas possibles en France, en Grèce, au Luxembourg et en Espagne. Elles sont rares (pratiquées seulement à titre exceptionnel) à Chypre, en Lituanie, aux Pays-Bas, en Roumanie, en Serbie, en Suisse et au Canada. Dans certains pays qui proscrivent les adoptions sans le consentement des parents (par exemple en Russie), l’enfant peut être confié pour être adopté si ses parents sont inconnus, se trouvent dans l’incapacité juridique ou reconnus disparus par une cour. Elles sont possibles en Allemagne (en 2010, 250 enfants ont été confiés à l’adoption sans le consentement des parents), dans la Principauté d’Andorre, en Croatie, en Estonie, en Géorgie, en Hongrie, en Italie, au Monténégro, en Norvège, en Pologne, au Portugal, en Slovénie, en Suède, en Turquie et au Royaume-Uni (en 2013, 3 020 enfants ont été confiés à l’adoption sans le consentement des parents)
36. Vingt-et-un pays ne disposent pas de statistiques sur le taux de retours réussis des enfants dans leur famille d’origine. En Estonie, 10 % des enfants retirés à leur famille en 2012 l’ont retrouvée la même année. En Croatie, le taux de retours réussis était de 18 %, en Allemagne de 53 %, en Grèce de 70 %, en Andorre de 71 % et au Portugal de plus de 90 %. En Roumanie, près de 4 300 enfants ont été rendus à leur famille en 2012. En Autriche, sur le pourcentage d’enfants rendus à leur famille en 2012, 60 % étaient placés depuis moins de 12 mois et 10 % depuis plus de cinq ans. En Russie, le nombre de parents dont les droits parentaux ont été restitués a augmenté de 1,4 fois au cours des cinq dernières années (ils étaient 2 256 en 2012).
37. La plupart des pays exigent des travailleurs sociaux chargés des cas de retrait d’enfants qu’ils aient effectué trois à quatre années d’études universitaires et obtenu un diplôme dans des disciplines telles que «l’action sociale», «l’éducation sociale», «la protection sociale» ou la psychologie. Les pays suivants exigent également au moins une année d’expérience professionnelle en plus: la Géorgie, la Grèce, la Lituanie, la Slovénie et la Suède. Dans la Principauté d’Andorre, en Italie, au Luxembourg et au Royaume-Uni, des équipes pluridisciplinaires sont constituées pour remplir ce type de fonctions.
38. Il est à noter que l’analyse des faits et chiffres est difficile du fait de l’hétérogénéité et de l’ambiguïté des données statistiques, du manque de correspondance terminologique (y compris pour la terminologie juridique) et du manque de données sur l’annulation de décisions de retirer un enfant de sa famille. Par conséquent, il ne semble pas possible d’estimer le nombre des décisions de retrait justifiées ou injustifiées.

5. Problèmes rencontrés dans la pratique

39. J’expliquerai dans les prochains chapitres pourquoi il est si important que le principe de l’«intérêt supérieur de l’enfant» soit appliqué de telle manière que non seulement les lois et les règlements, mais aussi les acteurs de terrain (par exemple les services sociaux) fassent véritablement primer l’intérêt supérieur de l’enfant dans les décisions de retrait, de placement et de retour.

5.1. Manque de soutien aux familles

40. De nombreuses circonstances peuvent rendre difficile pour des parents de répondre au besoin qu’a un enfant d’être élevé, reconnu, rendu autonome et structuré, lorsque, en principe, ils aimeraient être de bons parents. Ces circonstances peuvent être d’ordre personnel, comme l’alcoolisme, la toxicomanie ou les problèmes psychologiques (voire «la fatigue parentale», selon l’un de nos interlocuteurs), mais aussi d’ordre socio-économique, comme la pauvreté extrême (qui peut résulter de facteurs sur lesquels les parents n’ont aucun contrôle, tels que le chômage et la discrimination).

5.1.1. Les problèmes personnels

41. La Recommandation CM/Rec(2011)12 du Comité des Ministres sur les droits de l’enfant et les services sociaux adaptés aux enfants et aux familles, dans son annexe C sur «Le droit de l’enfant à la protection», dispose que:
«1. Les services sociaux pour les enfants et les familles devraient assurer la protection des enfants contre toutes les formes de négligence, d’abus, de violence et d’exploitation par des mesures préventives ainsi que des interventions appropriées et efficaces. Ils devraient avoir pour but de préserver l’unité et la force de la famille, et notamment des familles confrontées à des difficultés.
2. En cas de mauvais traitements et d’actes de négligence, une intervention de soutien appropriée est nécessaire afin d’éviter la séparation de la famille (...)»
42. Conformément à cette recommandation, il faudrait davantage aider les parents à faire face à leurs problèmes psychologiques, à l’alcoolisme ou à la toxicomanie.
43. Les nouveaux parents (en particulier les jeunes parents ou les familles monoparentales) devraient bénéficier d’une aide très tôt afin de développer de meilleures techniques éducatives – l’Allemagne, qui a mis en place un dispositif d’«aides familiaux», dans le cadre duquel des professionnels formés aident les familles à risque à adopter une routine quotidienne, pourrait partager ses bonnes pratiques en la matière. En effet, il est également très important de continuer à soutenir les familles pendant qu’un enfant est placé, afin d’accroître les chances que son retour dans sa famille soit réussi.
44. Pendant ma visite au Royaume-Uni, j’ai été informée d’un problème particulier, qui pourrait cependant se poser également dans de nombreux autres pays: de nombreuses mères victimes de violences domestiques semblent être doublement pénalisées par le système de protection de l’enfance, dans la mesure où l’enfant qui a été témoin de violences (ou de menaces de violences) domestiques est considéré comme victime de violence psychologique et, par conséquent, d’un préjudice important. Cela signifie que, si la mère n’a nulle part où se tourner, son enfant peut lui être retiré. C’est un problème qui ne devrait pas être sous-estimé, car du fait de l’impact de la crise et des mesures d’austérité appliquées aux services sociaux, de plus en plus de mères se trouvent aujourd’hui piégées dans une relation violente (avec la fermeture des foyers) et craignent de signaler les violences domestiques de peur que leurs enfants leur soient retirés.
45. De même, des mères souffrant de grave dépression postnatale peuvent apparemment se voir retirer leurs enfants de manière permanente, alors qu’elles pourraient se remettre relativement rapidement et être à même de bien élever leurs enfants si elles étaient soignées.
46. Je pense que les parents isolés ont tout particulièrement besoin d’être davantage soutenus afin de leur éviter des situations où il devient nécessaire, dans l’intérêt supérieur de l’enfant, de leur en retirer la garde.
47. Bien entendu, il existe malheureusement aussi des parents qui maltraitent volontairement (et criminellement) leurs enfants en se montrant notamment violents ou négligents, auquel cas le retrait de l’enfant à sa famille – y compris de manière permanente – est évidemment dans l’intérêt supérieur de l’enfant.

5.1.2. Les problèmes économiques

48. La Résolution de l’Assemblée générale des Nations Unies, A/RES/64/142 «les Lignes directrices sur les soins alternatifs», a souligné dans son paragraphe 15 que «la pauvreté financière ou matérielle, ou des conditions uniquement et exclusivement imputables à cet état de pauvreté, ne devraient jamais servir de justification pour retirer un enfant à la garde de ses parents», mais «devraient plutôt être interprétées comme un signe qu’il convient d’apporter une assistance appropriée à la famille». La Recommandation CM/Rec(2011)12 contient des dispositions similaires 
			(16) 
			Au chapitre IV de l’annexe
à la recommandation, «Eléments généraux des services sociaux adaptés
aux enfants», le paragraphe A.b insiste sur l’importance des services
sociaux généraux afin de «répondre aux besoins fondamentaux des enfants
et des familles en situation de pauvreté en leur accordant notamment
une assistance financière, un logement ainsi qu’un accès aux soins
de santé et à l’éducation pour tous les enfants»..
49. Dans ce contexte, je souhaiterais évoquer l’expérience roumaine. En Roumanie, le principal motif de placement des enfants semble être la pauvreté (il y avait un consensus à ce sujet: c’était, en effet, l’avis du ministre, du médiateur des enfants, des parlementaires et des ONG). Dans la région que j’ai visitée, à 120 km de Bucarest, le principal motif de retrait était la négligence, due à une grande pauvreté. Nous parlons ici d’extrême pauvreté: des enfants qui appellent les services d’assistance téléphonique mis en place à leur intention parce qu’il n’y a pas assez à manger à la maison. La pauvreté peut être très extrême dans les zones rurales (également par manque de services). Les familles roms, en particulier, sont très durement touchées, notamment du fait de leurs mauvaises conditions de logement et du chômage.
50. A cet égard, tous mes interlocuteurs ont évoqué le phénomène des enfants abandonnés: 300 000 parents roumains sont partis travailler à l’étranger, et auraient totalement abandonné à leur sort plus de 100 000 enfants, les autres ayant été confiés à l’un des parents, aux grands-parents ou à des amis de la famille qui ne peuvent pas tout apporter aux enfants. C’est un problème grave qui peut aussi être observé dans d’autres pays de l’Europe de l’est et qui devrait être traité avec toute l’attention nécessaire.
51. Je tiens également à attirer l’attention sur les effets d’une éventuelle discrimination multiple: la capacité des parents à veiller au bien-être de leurs enfants sur le plan économique peut être affectée par le chômage ou l’absence de logement, qui peuvent eux-mêmes résulter d’une discrimination fondée sur leur appartenance à une minorité ethnique comme celle des Roms, laquelle peut à son tour favoriser le développement de problèmes personnels comme la toxicomanie, la négligence, etc.
52. Placer les enfants des familles en situation d’extrême pauvreté n’est pas la bonne solution. En effet, la bonne solution est d’apporter un meilleur soutien et de meilleurs services à ces familles, notamment un soutien financier et matériel. Dans un pays comme la Roumanie, qui a été gravement touché par la crise financière et économique, c’est bien entendu plus facile à dire qu’à faire – bien que le coût d’un placement convenable soit certainement supérieur à celui d’un meilleur soutien aux familles. Davantage d’efforts doivent être faits en ce sens: comme l’a fait observer le juge auquel j’ai parlé, l’amour est un lien très fort, et de nombreux enfants préfèrent avoir faim que d’être séparés de leur famille.
53. Je pense que l’Etat devrait avoir pour obligation première de veiller à ce qu'aucun enfant n’ait faim, par exemple en instituant un programme de «bons d’alimentation» et en offrant des repas gratuits dans les écoles, plutôt que de retirer les enfants à leur famille en raison de leur pauvreté.

5.2. Discrimination

54. Prétendre que certaines décisions de retrait peuvent être discriminatoires revient à aborder un sujet très sensible. Cependant, lorsque un pays présente un pourcentage élevé de certains groupes vulnérables parmi sa population placée – personnes extrêmement pauvres, jusqu’à 70 % de Roms ou jusqu’à 25 % d’immigrés – les stéréotypes et les préjugés peuvent être un facteur contributif.
55. Ce que l’on considère comme relevant de la maltraitance infantile a fortement évolué au cours des 50-100 dernières années 
			(17) 
			Au Royaume-Uni, la
Société nationale pour la prévention de la cruauté à l'égard des
animaux est, par exemple, antérieure à la Société nationale pour
la prévention de la cruauté à l'égard des enfants., et souvent à un rythme différent selon les pays et les cultures. Ainsi, les notions de «risque de violence psychologique» ou de «punition excessive» peuvent être vagues et aisément mal comprises par des familles qui n’appartiennent pas à la culture majoritaire. Si l’on ajoute à cela une conception différente du rôle que doit jouer l’Etat dans la protection de l’enfance, éventuellement aggravée par les barrières linguistiques, on peut comprendre que certaines familles d’origine immigrée ou appartenant à des minorités ethniques aient le sentiment d’être injustement «prises pour cible».
56. Cette situation est particulièrement problématique parce que, si la méfiance et la crainte de la discrimination règnent, il devient difficile pour les services sociaux d’aider de façon satisfaisante les enfants et leur famille, et d’éviter ainsi les décisions délicates de retrait. Cela étant, la crainte de la discrimination peut également favoriser la discrimination, telle une prédiction qui engendrerait sa propre réalisation, lorsque le comportement méfiant d’une famille dans ses relations avec les autorités renforce les stéréotypes et les préjugés déjà existants.
57. Il est fréquent que les familles de migrants, ou de membres des minorités nationales, ne bénéficient pas d’une assistance adéquate de la part des services sociaux du fait de la barrière linguistique: ces familles ne parlent pas (ou maîtrisent mal) la langue officielle du pays où elles vivent, et les services sociaux ne disposent pas d’interprètes. Cette situation a souvent pour effet que les travailleurs sociaux ne peuvent pas apporter l’assistance nécessaire aux familles en question en temps utile, ce qui aboutit parfois au retrait des enfants de leur famille, avec toutes les conséquences que cela entraîne
58. Afin de rendre visible l’influence des préjugés et de la discrimination dans les décisions de retrait, une meilleure collecte de données est nécessaire dans la plupart des pays, comme je l’ai souligné précédemment. Par ailleurs, je n’insisterai jamais assez sur la nécessité d’entrer très tôt en relation avec les enfants à risque et leur famille et de leur offrir un soutien approprié, plutôt que de recourir dès le départ au retrait et au placement (alors que cela devrait être une mesure de dernier ressort).

5.3. Manque de ressources et/ou de personnel qualifié

59. Dans tous les pays que j’ai visités – et, je suppose, dans la plupart, sinon dans tous les Etats membres – la surcharge de dossiers à traiter semble être un problème persistant. Par exemple, un travailleur social en Angleterre suit entre 16 et 45 familles en même temps selon son secteur d’affectation. Par ailleurs, le système de rémunération en Angleterre n’encourage pas les travailleurs sociaux à exercer durablement cette profession, de sorte que de nombreux services sociaux sont en sous-effectifs ou fonctionnent avec un personnel en grande partie temporaire. Cette situation a un impact sur le système: en effet, il semblerait que le risque qu’un enfant suivi par un travailleur social subisse un préjudice grave varie aussi en fonction de la charge de travail et du manque d’effectifs des services de protection de l’enfance.
60. Tous les pays que j’ai visités, et, je suppose, tous les autres Etats membres, ont été confrontés à des cas atroces d’enfants ayant été tués par l’un de leurs parents (ou par le/la partenaire de leurs parents), souvent après leur avoir infligé des mauvais traitements des plus effroyables. Dans la plupart des cas, les services sociaux et/ou la police avaient été informés du drame que vivait l’enfant avant sa mort, mais les mesures nécessaires pour le protéger n’avaient pas été prises à temps. Je pense que cette réalité doit être prise en compte lorsque des ressources sont allouées aux services sociaux (sans vouloir accuser quiconque).
61. Le manque de personnel qualifié pose problème en Roumanie, en particulier dans les zones rurales. Cette situation s’explique également par la faiblesse des salaires versés dans la profession, mais elle est aussi due au gel des postes et à la réduction générale de 25 % des salaires de l’ensemble des salariés de l’Etat pendant la crise économique. Le système s’en trouve aussi impacté, mais différemment: il semble que parfois, les enfants ne soient pas correctement renvoyés dans leur famille d’origine sans l’instauration préalable de conditions appropriées pour leur retour (formation des parents par exemple), certains étant alors repris en charge par le système de protection de l’enfance, et d’autres se retrouvant simplement à la rue. Même en Finlande, les services sociaux étaient affectés à un certain degré par la crise financière et économique au moment de ma visite.
62. C’est pourquoi, j’estime qu’il est crucial de veiller à ce que le personnel intervenant dans les décisions de retrait et de placement possède les qualifications requises, dispose de ressources suffisantes pour prendre ses décisions en temps utile (sans précipitation ni retard) et ne soit pas surchargé par un nombre de dossiers trop important à traiter. Le Conseil de l’Europe a également demandé, dans sa Recommandation CM/Rec(2011)12, qu’un investissement financier, en infrastructures et humain suffisants soient assurés pour réaliser les objectifs fixés.

5.4. Pratiques abusives

63. Malheureusement, certains pays ont des pratiques que l’on ne peut qualifier autrement que d’abusives, même si elles sont animées de bonnes intentions. La plus fréquente est la rupture injustifiée et complète des liens familiaux, qui va souvent de pair avec un retrait de l’enfant à ses parents dès la naissance, des décisions de placement justifiées par l’écoulement du temps et le recours à l’adoption sans le consentement des parents.

5.4.1. La rupture injustifiée et complète des liens familiaux

64. Comme je l’ai déjà souligné dans le troisième chapitre du présent rapport, les enfants ont le droit, garanti par l’article 9.3 de la Convention des Nations Unies relative aux droits de l’enfant, d’entretenir des relations personnelles avec leurs parents:
«Les Etats parties respectent le droit de l'enfant séparé de ses deux parents ou de l'un d'eux d'entretenir régulièrement des relations personnelles et des contacts directs avec ses deux parents, sauf si cela est contraire à l'intérêt supérieur de l'enfant.»
65. Au cours des vingt-cinq dernières années, le Comité des droits de l’enfant des Nations Unies a largement interprété ce droit afin d’inclure d’autres membres de la famille («fratrie, parentèle et personnes avec lesquelles l’enfant a une solide relation personnelle 
			(18) 
			Paragraphe 65 de l'Observation
générale n° 14 (2013), op. cit. »). Le Comité des droits de l’enfant a également, dans sa dernière Observation générale, posé le principe que «la qualité des relations et la nécessité de les maintenir doivent être prises en considération dans les décisions concernant la fréquence et la durée des visites et autres contacts lorsque l’enfant est placé hors de sa famille 
			(19) 
			Ibid. ».
66. Dans la même veine, les enfants qui font l’objet d’un autre type de prise en charge ont le droit de faire l’objet d’un suivi régulier en vue de leur réintégration dans la famille et la société par des prestations de postcure (Recommandation CM/Rec(2011)12). De même, selon la Cour européenne des droits de l’homme, «il est dans l’intérêt supérieur de l’enfant que les liens entre lui et sa famille soient maintenus, sauf dans les cas où celle-ci se serait montrée particulièrement indigne (…) Il ressort clairement de ce qui précède que seules des circonstances tout à fait exceptionnelles peuvent conduire à une rupture du lien familial et que tout doit être mis en œuvre pour maintenir les relations personnelles et, le cas échéant, “reconstituer” la famille. Il ne suffit pas de démontrer qu’un enfant pourrait être placé dans un environnement plus bénéfique à son éducation 
			(20) 
			Affaire Y.C c. Royaume-Uni (2012),
paragraphe 134. ».
67. Bien entendu, il existe des situations dans lesquelles il est évidemment dans l’intérêt supérieur de l’enfant de rompre ses liens avec des parents qui le maltraitent volontairement (et souvent criminellement) en se montrant notamment violents ou négligents. Cependant, il me semble que ces situations ne sont pas aussi courantes que la fréquence des recours à la rupture complète des liens familiaux pourrait le suggérer: dans de nombreux cas, les parents peuvent changer (et changent) leur comportement, en particulier s’il est dû à des circonstances extérieures comme l’extrême pauvreté, la violence du partenaire intime, la maladie mentale qui peut être soignée ou la toxicomanie à laquelle il peut être mis fin. Effectivement, le retrait temporaire d’un enfant peut servir d’avertissement et amener le parent à demander enfin de l’aide dans l’espoir de récupérer son enfant. C’est pourquoi il est si important de recueillir et d’analyser des données sur le pourcentage de retours réussis, précisant la durée du placement (comme le fait l’Autriche, par exemple).

5.4.2. Le recours fréquent au retrait d’enfants à leurs parents dès la naissance

68. Le recours fréquent au retrait d’enfants à leurs parents dès la naissance devrait être un signal d’alarme. En effet, la Cour européenne des droits de l’homme a qualifié ce type de retrait de «mesure extrêmement dure» et «radicale», et a estimé qu’il fallait des «raisons extraordinairement impérieuses» pour qu’un bébé puisse être soustrait aux soins de sa mère 
			(21) 
			Affaire
K. et T. c. Finlande (2001), paragraphe 168. .
69. Mon attention a été attirée par quelques affaires dans lesquelles une mère dont un enfant avait déjà été placé (par exemple parce qu’elle avait été jugée inapte à l’élever en raison de son très jeune âge, qu’elle entretenait une relation violente avec le père, qu’elle était toxicomane, qu’elle souffrait de troubles mentaux) s’était vue retirer un autre enfant à la naissance plusieurs années plus tard, malgré un changement total de circonstances.

5.4.3. Justifier les décisions de placement par l’écoulement du temps

70. De même, la Cour européenne des droits de l’homme abhorre les décisions de placement justifiées par l’écoulement du temps. Par exemple, placer un jeune enfant dans une famille d’accueil en limitant sévèrement ses contacts avec sa famille biologique, puis, quelques années plus tard, permettre à la famille d’accueil d’adopter l’enfant simplement parce qu’il est désormais «installé» dans la famille alors que la famille biologique est, entre-temps, devenue capable d’offrir un environnement parfaitement sécurisant et satisfaisant pour élever l’enfant, constitue un outrage aussi bien aux droits de l’enfant que des parents. Heureusement, je n’ai pas eu connaissance de beaucoup de décisions de ce type lors de mes recherches.

5.4.4. Le recours fréquent à l’adoption sans le consentement des parents

71. A l’instar du recours fréquent au retrait d’enfants à leurs parents dès la naissance, le recours fréquent aux adoptions sans le consentement des parents devrait aussi être un signal d’alarme. En effet, certains pays interdisent expressément l’adoption suivant le retrait d’un enfant à sa famille biologique, comme indiqué précédemment.
72. L’Angleterre et le pays de Galles 
			(22) 
			La loi de 2002 relative
à l'adoption et à l'enfance s'applique à l'Angleterre et au pays
de Galles. Il existe une législation séparée pour l'Ecosse et l'Irlande
du Nord. sont réellement les seuls en Europe à confier tant d’enfants à l’adoption, en particulier de jeunes enfants, qui sont très «recherchés» sur le marché de l’adoption. Les statistiques montrent que moins de 20 % des enfants retirés de force à leurs parents dont le placement prend fin avant l’âge de cinq ans retournent chez leurs parents. L’ancien Premier ministre Tony Blair est allé jusqu’à fixer des «objectifs d’adoption» aux pouvoirs locaux entre 2001 et 2008 
			(23) 
			D'après les statistiques
mises à ma disposition, il semblerait que les autorités locales
aient aussi été récompensées financièrement (à hauteur de 500 000
à 1 million de livres) si elles atteignaient des objectifs tels
que «nombre supplémentaire d'enfants pris en charge ayant été adoptés»..
73. Si ces objectifs ont été officiellement supprimés, Michael Gove, Secrétaire à l’éducation au moment de notre visite d’information, lui-même adopté, a aussi beaucoup insisté sur la nécessité d’augmenter le nombre d’adoptions afin que les 7 000 enfants inscrits sur liste d’attente en Angleterre soient adoptés et a autorisé 30 grandes agences d’adoption privées et une pléthore de petites à participer au processus. Identifier très tôt d’autres personnes susceptibles de prendre en charge un enfant au sein du cercle familial par le biais d’un dispositif de «concertation familiale» pourrait être un meilleur moyen de mettre fin à la dépendance excessive à l’adoption par des tiers et pourrait être véritablement la solution de dernier recours, «lorsqu’il n’y a plus rien d’autre à faire» – ce qui est le seuil fixé par la législation anglaise/galloise et devrait être appliqué par les tribunaux anglais/gallois.
74. Mon attention a été attirée sur une poignée de cas extrêmement tragiques liés à des erreurs judiciaires. Dans plusieurs de ces cas, un problème de santé sous-jacent de l’enfant, comme la maladie des os de verre ou le rachitisme, est passé inaperçu et l’enfant a été confié à l’adoption (sans l’accord des parents). La tragédie est que même lorsque les parents ont finalement obtenu gain de cause en justice, et ont pu prouver leur innocence, ils n’ont pu récupérer leur enfant, parce qu’une faille dans le système juridique anglais/gallois prévoit que les ordonnances d’adoption ne peuvent être annulées quelles que soient les circonstances – suite à une interprétation erronée de la notion d’«intérêt supérieur de l’enfant», qui a en fait le droit de retourner dans sa famille biologique.

5.5. Collecte de données insuffisante

75. Le Comité des droits de l’enfant des Nations Unies publie régulièrement des rapports sur la mise en œuvre de la Convention des Nations Unies relative aux droits de l’enfant par les Etats Parties. A cette occasion, il déplore régulièrement «l’insuffisance de la collecte de données sur les conditions de vie des enfants se trouvant dans des situations vulnérables, sur la maltraitance, la négligence et les violences dont font l’objet les enfants, ainsi que sur les services qui leur sont offerts 
			(24) 
			Cette citation est
issue du rapport du Comité des droits de l'enfant sur la Finlande
du 17 juin 2011, mais il ne s'agit pas d'un problème spécifique
à la Finlande, et on le retrouve souvent dans des rapports sur d'autres
pays. ».
76. Je n’insisterai jamais assez sur l’importance d’une bonne collecte de données. Permettez-moi de prendre l’exemple du Royaume-Uni concernant la collecte de données sur l’origine ethnique des enfants placés: comme indiqué au paragraphe 29, les enfants de certaines origines ethniques sont largement surreprésentés dans le système de placement britannique, tandis que d’autres sont largement sous-représentées.
77. Comme l’a fait observer le responsable des politiques de l’ONG Société nationale pour la prévention de la cruauté à l’égard des enfants (NSPCC) que j’ai rencontré, la surreprésentation, tout comme la sous-représentation, peuvent être problématiques: des services qui devraient être à la disposition de tous sont souvent moins bien développés pour les communautés de minorités. En conséquence, les familles ne sont signalées aux autorités que lorsqu’il est trop tard et qu’elles sont en pleine crise (ce qui conduit à la surreprésentation). Elles peuvent aussi ne pas être signalées du tout, parce que la communauté est trop fermée et que personne ne sait quoi faire face à des menaces spécifiques à certaines cultures, comme la violence fondée sur l’«honneur», pour lesquelles les autorités locales sont réticentes à intervenir (ce qui mène à la sous-représentation). Mais puisque ce type de données sont collectées, le Royaume-Uni a la possibilité d’identifier le problème et de commencer à y remédier – ce qui n’est pas le cas lorsqu’un pays est «aveugle» parce qu’il ne recueille pas les données nécessaires.
78. Il semble que tous les pays aient leurs propres «points aveugles» en raison d’une collecte de données insuffisante: même le Royaume-Uni ne recueille pas systématiquement de données sur d’autres «points aveugles» courants, comme la situation socio-économique des enfants placés ou leur statut d’immigré. La plupart des pays ayant répondu au questionnaire (21 sur 30) ne disposent pas non plus de statistiques sur le taux de retours réussis dans la famille biologique. Sur ce point, les bonnes pratiques de l’Autriche, qui recueille également des données sur la durée du placement des enfants avant le retour au sein de leur famille, pourraient être utiles aux autres pays.
79. J’exhorte donc les gouvernements à recueillir des données sur la population placée dans les Etats membres, ventilées non seulement par âge, sexe et type de placement, mais aussi en fonction de l’origine ethnique/religieuse, du statut d’immigré, de la situation socio-économique et de la durée du placement avant le retour dans la famille.

5.6. Divers

80. L’organisation des services sociaux, souvent très décentralisés, par exemple au niveau des communes, est un autre aspect problématique dans de nombreux pays. Lorsqu’il n’existe pas de normes nationales unifiées établissant des critères pour le placement, la planification de la prise en charge et le réexamen régulier des décisions de placement des enfants retirés à leur famille, cela peut mener à des décisions subjectives de la part des travailleurs sociaux. Si à cela s’ajoute un système de contrôle relativement faible au niveau national, le placement peut s’apparenter à une sorte de loterie en fonction du lieu de résidence, qui est encore aggravée par les contraintes budgétaires imposées par la crise économique actuelle.
81. Enfin, il convient de noter que la Cour européenne des droits de l’homme se montre particulièrement critique lorsque des fratries sont séparées. Dans l’arrêt Olsson c. Suède (1988), la Cour a conclu à la violation de l’article 8 de la Convention, au motif que des frères et sœurs avaient été séparés et placés dans des foyers d’accueil distants l’un de l’autre et du domicile de leurs parents:
«81. Quant aux autres aspects de la mise en œuvre de la décision de prise en charge, la Cour relève d’abord qu’il semble ne pas avoir été question d’adopter les enfants. Dès lors, il fallait considérer ladite décision comme une mesure temporaire, à suspendre dès que les circonstances s’y prêteraient, et tout acte d’exécution aurait dû concorder avec un but ultime: unir à nouveau la famille Olsson.
Or les dispositions arrêtées par les autorités suédoises allaient à l’encontre d’un tel objectif. Les liens entre les membres d’une famille et les chances de regroupement réussi se trouveront par la force des choses affaiblis si l’on dresse des obstacles empêchant des rencontres faciles et régulières des intéressés. A lui seul, le placement d’Helena et Thomas si loin de leurs parents et de Stefan (paragraphe 18 ci-dessus) n’a donc pu manquer de nuire à la possibilité de contacts entre eux. Les restrictions imposées aux visites des parents ont aggravé la situation; si l’attitude de ceux-ci envers les familles d’accueil (paragraphe 26 ci-dessus) a pu dans une certaine mesure les justifier, on ne saurait exclure que le non-établissement de relations harmonieuses résultât en partie de l’éloignement. A la vérité, Helena et Thomas continuaient à se voir fréquemment, mais les raisons – indiquées par le Gouvernement – de ne pas les placer ensemble (paragraphe 79 ci-dessus) n’emportent pas la conviction (…)»

6. Conclusions et recommandations

82. Les questions auxquelles j’ai entrepris de répondre au début du présent rapport sont les suivantes:
  • Y a-t-il une augmentation des décisions injustifiées de retrait dans les Etats membres du Conseil de l’Europe?
  • Existe-t-il des constantes dans ces décisions? Plus précisément, les parents immigrés, les parents appartenant à des minorités nationales ou religieuses ou les parents issus d’un milieu socio-économique défavorisé sont-ils disproportionnellement victimes de telles décisions injustifiées de retrait?
  • Comment les législations nationales et leurs textes d’application pourraient-ils être améliorés pour que les services sociaux prennent de meilleures décisions?
  • Y a-t-il, dans certains Etats membres, des bonnes pratiques qui pourraient être utiles aux autres Etats membres?

6.1. Conclusions

83. Pour la première question, compte tenu du manque de données collectées et d’analyses dans les Etats membres, il est impossible de répondre catégoriquement à la question de savoir s’il y a une augmentation des décisions de retrait injustifiées dans les Etats membres du Conseil de l’Europe. Cependant, les informations et les preuves que j’ai pu recueillir laissent entrevoir deux tendances majeures et conclusions possibles pour le présent rapport:
83.1. D’une part, dans certains pays (ou certaines de leurs régions), les services sociaux placent certains enfants de manière inconsidérée, et ne font pas suffisamment d’efforts pour aider les familles avant et/ou après la décision de retrait et de placement. Ces décisions injustifiées sont généralement – bien que parfois involontairement – discriminatoires et peuvent constituer de graves violations des droits de l’enfant et de ses parents, et sont d’autant plus tragiques lorsqu’elles sont irréversibles (par exemple, en cas d’adoption sans le consentement des parents).
83.2. D’autre part, dans certains pays (ou certaines de leurs régions), les services sociaux ne placent pas les enfants suffisamment rapidement et les rendent trop imprudemment à des parents violents ou négligents. De telles décisions peuvent également constituer des violations graves – voire plus graves encore – des droits de l’enfant et mettre sa vie et sa santé en danger.
84. Concernant la deuxième question, la plupart des pays manquent de chiffres et d’une analyse statistique du retrait d’enfants des familles appartenant aux minorités ethniques ou religieuses, des familles de migrants ou des familles issues de milieux défavorisés sur le plan socio-économique. De ce fait, il est plus difficile de conduire une analyse qualitative des causes et d’adopter des politiques publiques efficaces dans les domaines de la prévention et de l’assistance aux familles.
85. Concernant la troisième question, la législation des Etats membres du Conseil de l’Europe dans leur ensemble correspond aux normes internationales, mais sa mise en œuvre est insuffisante. Dans les pays que j’ai visités, la législation nationale (et en général, ses textes d’application) ne constituait pas le principal problème – le problème résidait surtout dans la manière dont les lois et leurs textes d’application étaient interprétés et mis en œuvre par les acteurs de terrain chargés de prendre (ou non) les décisions initiales de retrait, de placement et de retour. Si elles étaient certainement bien intentionnées dans la plupart des cas, ces décisions étaient parfois marquées par une incompréhension du principe de l’«intérêt supérieur de l’enfant», par le cercle vicieux des stéréotypes et des préjugés qui se renforcent d’eux-mêmes et mènent à la discrimination, ou simplement par la surcharge de travail ou le manque d’expérience du personnel décisionnaire. Comme je l’ai précisé ci-dessus, de rares cas de pratiques abusives ont aussi été portés à mon attention.
86. Concernant la quatrième question, il existe, dans certains Etats membres, de bonnes pratiques qui pourraient être utiles aux autres Etats membres, comme je l’ai indiqué dans le rapport.

6.2. Recommandations

87. Je suis fermement convaincue que la première chose à faire par chaque Etat membre serait d’améliorer sa collecte de données. Les données sur la population placée dans les Etats membres, devraient être ventilées non plus seulement par âge, sexe et type de placement, mais aussi en fonction de l’origine ethnique et religieuse des familles concernées, du statut d’immigré de la situation socio-économique et de la durée du placement avant le retour dans la famille.
88. Ma deuxième recommandation est de soutenir les familles davantage: si on apportait très tôt un soutien approprié et durable aux familles (y compris un soutien financier et matériel aux familles défavorisées, et un soutien psychologique aux parents qui ont un des problèmes personnels). A cet égard, je recommanderais aux Etats membres d’élaborer des programmes nationaux d’aide sociale pour des groupes particulièrement vulnérables (très jeunes parents, mères isolées, victimes de violences domestiques et parents atteints d’un handicap ou de troubles mentaux) afin de s’assurer que de plus nombreux enfants puissent rester dans leur famille en premier lieu ou, après une période de placement, retourner avec succès dans leur famille.
89. Ma troisième recommandation concerne le fait que la qualité des décisions prises dépend des personnes qui les prennent. Des fonds plus importants doivent être consacrés aux mesures suivantes:
  • une qualification professionnelle adéquate et une formation spécifique des travailleurs sociaux;
  • des effectifs suffisants pour les services sociaux afin que les travailleurs sociaux n’aient pas un trop grand nombre de dossiers à traiter;
  • une rémunération adéquate des travailleurs sociaux;
  • l’établissement de normes et de critères appropriés pour le retrait d’enfants de leur famille, afin d’éviter toute erreur liée à la subjectivité.
90. Ma quatrième recommandation est d’éviter soigneusement les pratiques abusives, qui devraient constituer un signal d’alarme indiquant que quelque chose ne va pas dans le système, comme le recours fréquent à la rupture complète des liens familiaux, au retrait d’enfants à leurs parents dès la naissance, à la justification des décisions de placement par l’écoulement du temps et à l’adoption sans le consentement des parents.
91. Si nous parvenons à faire en sorte que ces recommandations soient mises en pratique, nous aurons fait un pas important vers l’établissement de services sociaux, de lois et de règlements, et de pratiques qui donnent véritablement la priorité à l’intérêt supérieur de l’enfant dans les décisions de retrait, de placement et de retour – pour le bénéfice de tous les enfants.
92. Les progrès accomplis sur ce terrain devraient être suivis par le secteur intergouvernemental du Conseil de l’Europe: le Comité des Ministres, dans le cadre de la prochaine stratégie sur les droits de l’enfant (2016-2019), devrait mettre en place des activités de suivi pour s’assurer que les Etats membres appliquent les normes internationales et européennes en matière de retrait d’enfants à leur famille, notamment les «Lignes directrices relatives à la protection de remplacement pour les enfants», adoptées par l’Assemblée générale des Nations Unies A/RES/64/142 (2010), la Recommandation CM/Rec(2011)12 du Comité des Ministres sur les droits de l’enfant et les services sociaux adaptés aux enfants et aux familles et l’Observation générale n° 14 (2013) du Comité des droits de l’enfant des Nations Unies sur le droit de l’enfant à ce que son intérêt supérieur soit une considération primordiale.