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Résolution 2077 (2015)
L'abus de la détention provisoire dans les Etats parties à la Convention européenne des droits de l'homme
1. L’Assemblée parlementaire souligne
l’importance de la présomption d’innocence dans la procédure pénale.
La détention provisoire (détention préventive) devrait être uniquement
utilisée de manière exceptionnelle, en dernier ressort, lorsque
les autres mesures de contrainte ne suffisent pas à garantir l’intégrité
de la procédure.
2. L’Assemblée constate les effets négatifs multiples de la détention
provisoire, aussi bien pour le détenu que pour la société tout entière,
dont la plupart se produisent également lorsque le détenu est par
la suite acquitté:
2.1. les effets
négatifs de la détention provisoire pour les détenus:
2.1.1. le
risque de perte d’emploi ou de faillite, et, pour leur famille,
les difficultés économiques subies en plus des conséquences humaines
d’une séparation prolongée;
2.1.2. le fait, dans bien des cas, d’être exposés à la violence
des autres détenus et des agents, à l’influence néfaste de criminels
endurcis, aux maladies contagieuses et à des conditions de détention
difficiles, qui sont souvent pires pour les détenus que pour les
condamnés qui purgent leur peine d’emprisonnement;
2.1.3. le risque d’atteinte au droit à un procès équitable garanti
par l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme
(STE no 5), en raison des conséquences
psychosociales de la détention provisoire, qui s’accompagne souvent
d’un profond isolement et nuit à la capacité des détenus de se défendre
efficacement;
2.2. les effets négatifs de la détention provisoire pour la
société tout entière:
2.2.1. le coût budgétaire élevé de
la détention par rapport aux autres mesures de contrainte, comme
la caution, l’assignation à résidence, l’imposition d’heures de
couvre-feu ou de mesures d’éloignement, avec ou sans surveillance
électronique. Les ressources consacrées à la détention provisoire
pourraient être mieux employées à la prévention de la délinquance,
à l’augmentation du taux d’élucidation des crimes et à la resocialisation
des délinquants;
2.2.2. la perte de la contribution économique des détenus, la
désocialisation de la famille des détenus et les effets préjudiciables
de la détention sur la propagation des maladies infectieuses;
2.2.3. le fait que la détention provisoire sans contrôle efficace
génère des occasions de corruption et, plus généralement, nuit à
la confiance de l’opinion publique dans le bon fonctionnement du
système judiciaire pénal.
3. La Convention européenne des droits de l’homme, selon l’interprétation
retenue par la Cour européenne des droits de l’homme, a posé des
limites claires au recours à la détention provisoire et défini des
règles relatives au traitement des détenus.
4. L’Assemblée observe que la législation de la plupart des Etats
membres est généralement conforme aux normes de la Convention européenne
des droits de l’homme, mais que son application par les autorités
de poursuite et les tribunaux ne l’est bien souvent pas.
5. Comme la diversité des pratiques en la matière, même dans
les Etats membres de l’Union européenne, menace l’efficacité de
la coopération judiciaire internationale, l’Union européenne a commandé
une étude comparée approfondie pour recenser les problèmes et les
solutions possibles.
6. Le nombre élevé de prévenus (en nombre absolu et en proportion
de la population carcérale totale) – près de 425 000 personnes (25 %
de l’ensemble des personnes détenues) en Europe (2013) – indique
que les motifs admissibles de détention provisoire, notamment le
fait d’empêcher un suspect de prendre la fuite ou d’influencer les
témoins et de porter atteinte aux éléments de preuve, sont généralement
interprétés de manière trop large ou invoqués pour la forme, afin
de justifier une détention provisoire qui poursuit d’autres buts
abusifs.
7. Les motifs abusifs de détention provisoire suivants ont été
constatés dans un certain nombre d’Etats parties à la Convention
européenne des droits de l’homme, en ce qu’ils visent:
7.1. à exercer des pressions sur
les détenus pour les contraindre à avouer une infraction ou à coopérer
d’une autre manière avec le ministère public, y compris en témoignant
contre un tiers (par exemple le cas de Sergueï Magnitski, en Fédération
de Russie, et certains cas de dirigeants de l’opposition en Géorgie,
comme l’ancien Premier ministre Merabishvili);
7.2. à discréditer ou à neutraliser par d’autres moyens des
concurrents politiques (par exemple les cas de certains dirigeants
du Mouvement national uni (MNU) en Géorgie);
7.3. à poursuivre d’autres objectifs politiques, y compris
en matière de politique étrangère (par exemple le cas de Mme Nadiia
Savchenko, pilote ukrainienne et membre de la délégation ukrainienne auprès
de l’Assemblée parlementaire, en Fédération de Russie);
7.4. à exercer des pressions sur les détenus pour les contraindre
à vendre leur entreprise (par exemple l’affaire Goussinski en Fédération
de Russie) ou pour leur extorquer des pots-de-vin;
7.5. à intimider la société civile et à réduire au silence
les voix divergentes (par exemple le cas d’un garçon de 16 ans placé
en détention provisoire en Turquie prétendument pour outrage au
Président commis sur les réseaux sociaux, ou les cas d’avocats et
défenseurs des droits de l’homme de premier plan en Azerbaïdjan,
ainsi que la détention provisoire prolongée des manifestants pacifiques
de la place Bolotnaïa et d’autres cas encore en Fédération de Russie).
8. La surreprésentation des ressortissants étrangers parmi les
détenus fait craindre que les motifs légaux de détention soient
appliqués de manière discriminatoire.
9. Certains pays, comme la Pologne, ont fait des progrès considérables
dans la diminution du recours à la détention provisoire, en mettant
en œuvre de profondes réformes pour exécuter les arrêts pertinents
de la Cour européenne des droits de l’homme.
10. D’autres pays, comme la Fédération de Russie, la Turquie et
la Géorgie, ont adopté des réformes législatives accompagnées de
mesures concrètes, qui ont entraîné une nette diminution du nombre
de personnes en détention provisoire et une amélioration considérable
du traitement de la majorité des détenus, bien que des cas de recours
abusif à la détention provisoire, comme ceux mentionnés ci-dessus,
continuent de se produire.
11. Les causes profondes du recours abusif à la détention provisoire
sont notamment les suivantes:
11.1. une
culture politique et judiciaire qui valorise ceux qui font preuve
de fermeté face à la délinquance aux dépens de la présomption d’innocence;
11.2. un déséquilibre structurel entre les pouvoirs et les moyens
dont disposent le ministère public et la défense (accès aux informations
pertinentes, temps, financement);
11.3. le fait que les décisions relatives à la détention provisoire
soient fréquemment prises par des juges débutants, généralement
surchargés de travail et réticents à affirmer leur autorité face
au ministère public. Cette situation aboutit, dans un certain nombre
de cas, à ce que les juges entérinent en principe les demandes du
ministère public sans tenir compte des circonstances de l’affaire
en question;
11.4. la possibilité de rechercher la juridiction la plus favorable,
donnée au ministère public, qui peut être tenté d’élaborer diverses
stratégies pour s’assurer que les demandes de détention provisoire
dans certaines affaires sont traitées par un juge qui, pour diverses
raisons, devrait se montrer «accommodant» (par exemple en Géorgie,
en Fédération de Russie et en Turquie);
11.5. la possibilité pour le ministère public de contourner
la durée légale maximale de la détention provisoire en modifiant
ou en échelonnant les mises en accusation (par exemple dans les
cas de M. Ugulava et de M. Akhalaia, avant la décision de la Cour
constitutionnelle de Géorgie en septembre 2015).
12. L’Assemblée appelle par conséquent tous les Etats parties
à la Convention européenne des droits de l’homme:
12.1. à mettre en œuvre des mesures
qui visent à diminuer le recours à la détention provisoire, notamment:
12.1.1. en sensibilisant les juges et les procureurs aux limites
légales imposées à la détention provisoire par le droit interne
et la Convention européenne des droits de l’homme, et aux conséquences
négatives de la détention provisoire sur les détenus, leur famille
et la société tout entière;
12.1.2. en veillant à ce que les décisions relatives à la détention
provisoire soient prises par des juges plus anciens ou par des juridictions
collégiales, et à ce que les juges ne subissent pas de conséquences
préjudiciables pour avoir refusé une détention provisoire conformément
à la législation;
12.1.3. en garantissant une meilleure égalité des armes entre
le ministère public et la défense, y compris en autorisant les avocats
de la défense à jouir d’un accès illimité aux détenus, en leur permettant
de consulter le dossier de l’enquête avant la décision qui ordonne
ou prolonge la détention provisoire et en consacrant des fonds suffisants
à l’aide juridictionnelle, y compris pour les procédures relatives
à la détention provisoire;
12.1.4. en prenant les mesures appropriées pour corriger toute
application discriminatoire des dispositions qui régissent la détention
provisoire aux ressortissants étrangers, notamment en précisant
que le fait d’être ressortissant étranger ne présente pas en soi
un risque accru de fuite;
12.2. à prendre les mesures qui s’imposent pour empêcher les
procureurs de rechercher la juridiction la plus favorable;
12.3. à s’abstenir de recourir à la détention provisoire pour
des buts autres que la bonne administration de la justice et à libérer
toutes les personnes actuellement détenues à des fins abusives ou
en vertu de toute procédure abusive (voir les paragraphes 11.4 et
11.5).
13. L’Assemblée félicite l’Union européenne des initiatives prises
ces dernières années en vue de diminuer le recours à la détention
provisoire dans ses Etats membres et invite les organes compétents
de l’Union européenne à continuer à fonder leur action sur les normes
de la Convention européenne des droits de l’homme, selon l’interprétation
retenue par la Cour européenne des droits de l’homme.