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Résolution 2077 (2015)

L'abus de la détention provisoire dans les Etats parties à la Convention européenne des droits de l'homme

Auteur(s) : Assemblée parlementaire

Origine - Discussion par l’Assemblée le 1er octobre 2015 (34e séance) (voir Doc. 13863, rapport de la commission des questions juridiques et des droits de l’homme, rapporteur: M. Pedro Agramunt). Texte adopté par l’Assemblée le 1er octobre 2015 (34e séance).Voir également la Recommandation 2081 (2015).

1. L’Assemblée parlementaire souligne l’importance de la présomption d’innocence dans la procédure pénale. La détention provisoire (détention préventive) devrait être uniquement utilisée de manière exceptionnelle, en dernier ressort, lorsque les autres mesures de contrainte ne suffisent pas à garantir l’intégrité de la procédure.
2. L’Assemblée constate les effets négatifs multiples de la détention provisoire, aussi bien pour le détenu que pour la société tout entière, dont la plupart se produisent également lorsque le détenu est par la suite acquitté:
2.1. les effets négatifs de la détention provisoire pour les détenus:
2.1.1. le risque de perte d’emploi ou de faillite, et, pour leur famille, les difficultés économiques subies en plus des conséquences humaines d’une séparation prolongée;
2.1.2. le fait, dans bien des cas, d’être exposés à la violence des autres détenus et des agents, à l’influence néfaste de criminels endurcis, aux maladies contagieuses et à des conditions de détention difficiles, qui sont souvent pires pour les détenus que pour les condamnés qui purgent leur peine d’emprisonnement;
2.1.3. le risque d’atteinte au droit à un procès équitable garanti par l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme (STE no 5), en raison des conséquences psychosociales de la détention provisoire, qui s’accompagne souvent d’un profond isolement et nuit à la capacité des détenus de se défendre efficacement;
2.2. les effets négatifs de la détention provisoire pour la société tout entière:
2.2.1. le coût budgétaire élevé de la détention par rapport aux autres mesures de contrainte, comme la caution, l’assignation à résidence, l’imposition d’heures de couvre-feu ou de mesures d’éloignement, avec ou sans surveillance électronique. Les ressources consacrées à la détention provisoire pourraient être mieux employées à la prévention de la délinquance, à l’augmentation du taux d’élucidation des crimes et à la resocialisation des délinquants;
2.2.2. la perte de la contribution économique des détenus, la désocialisation de la famille des détenus et les effets préjudiciables de la détention sur la propagation des maladies infectieuses;
2.2.3. le fait que la détention provisoire sans contrôle efficace génère des occasions de corruption et, plus généralement, nuit à la confiance de l’opinion publique dans le bon fonctionnement du système judiciaire pénal.
3. La Convention européenne des droits de l’homme, selon l’interprétation retenue par la Cour européenne des droits de l’homme, a posé des limites claires au recours à la détention provisoire et défini des règles relatives au traitement des détenus.
4. L’Assemblée observe que la législation de la plupart des Etats membres est généralement conforme aux normes de la Convention européenne des droits de l’homme, mais que son application par les autorités de poursuite et les tribunaux ne l’est bien souvent pas.
5. Comme la diversité des pratiques en la matière, même dans les Etats membres de l’Union européenne, menace l’efficacité de la coopération judiciaire internationale, l’Union européenne a commandé une étude comparée approfondie pour recenser les problèmes et les solutions possibles.
6. Le nombre élevé de prévenus (en nombre absolu et en proportion de la population carcérale totale) – près de 425 000 personnes (25 % de l’ensemble des personnes détenues) en Europe (2013) – indique que les motifs admissibles de détention provisoire, notamment le fait d’empêcher un suspect de prendre la fuite ou d’influencer les témoins et de porter atteinte aux éléments de preuve, sont généralement interprétés de manière trop large ou invoqués pour la forme, afin de justifier une détention provisoire qui poursuit d’autres buts abusifs.
7. Les motifs abusifs de détention provisoire suivants ont été constatés dans un certain nombre d’Etats parties à la Convention européenne des droits de l’homme, en ce qu’ils visent:
7.1. à exercer des pressions sur les détenus pour les contraindre à avouer une infraction ou à coopérer d’une autre manière avec le ministère public, y compris en témoignant contre un tiers (par exemple le cas de Sergueï Magnitski, en Fédération de Russie, et certains cas de dirigeants de l’opposition en Géorgie, comme l’ancien Premier ministre Merabishvili);
7.2. à discréditer ou à neutraliser par d’autres moyens des concurrents politiques (par exemple les cas de certains dirigeants du Mouvement national uni (MNU) en Géorgie);
7.3. à poursuivre d’autres objectifs politiques, y compris en matière de politique étrangère (par exemple le cas de Mme Nadiia Savchenko, pilote ukrainienne et membre de la délégation ukrainienne auprès de l’Assemblée parlementaire, en Fédération de Russie);
7.4. à exercer des pressions sur les détenus pour les contraindre à vendre leur entreprise (par exemple l’affaire Goussinski en Fédération de Russie) ou pour leur extorquer des pots-de-vin;
7.5. à intimider la société civile et à réduire au silence les voix divergentes (par exemple le cas d’un garçon de 16 ans placé en détention provisoire en Turquie prétendument pour outrage au Président commis sur les réseaux sociaux, ou les cas d’avocats et défenseurs des droits de l’homme de premier plan en Azerbaïdjan, ainsi que la détention provisoire prolongée des manifestants pacifiques de la place Bolotnaïa et d’autres cas encore en Fédération de Russie).
8. La surreprésentation des ressortissants étrangers parmi les détenus fait craindre que les motifs légaux de détention soient appliqués de manière discriminatoire.
9. Certains pays, comme la Pologne, ont fait des progrès considérables dans la diminution du recours à la détention provisoire, en mettant en œuvre de profondes réformes pour exécuter les arrêts pertinents de la Cour européenne des droits de l’homme.
10. D’autres pays, comme la Fédération de Russie, la Turquie et la Géorgie, ont adopté des réformes législatives accompagnées de mesures concrètes, qui ont entraîné une nette diminution du nombre de personnes en détention provisoire et une amélioration considérable du traitement de la majorité des détenus, bien que des cas de recours abusif à la détention provisoire, comme ceux mentionnés ci-dessus, continuent de se produire.
11. Les causes profondes du recours abusif à la détention provisoire sont notamment les suivantes:
11.1. une culture politique et judiciaire qui valorise ceux qui font preuve de fermeté face à la délinquance aux dépens de la présomption d’innocence;
11.2. un déséquilibre structurel entre les pouvoirs et les moyens dont disposent le ministère public et la défense (accès aux informations pertinentes, temps, financement);
11.3. le fait que les décisions relatives à la détention provisoire soient fréquemment prises par des juges débutants, généralement surchargés de travail et réticents à affirmer leur autorité face au ministère public. Cette situation aboutit, dans un certain nombre de cas, à ce que les juges entérinent en principe les demandes du ministère public sans tenir compte des circonstances de l’affaire en question;
11.4. la possibilité de rechercher la juridiction la plus favorable, donnée au ministère public, qui peut être tenté d’élaborer diverses stratégies pour s’assurer que les demandes de détention provisoire dans certaines affaires sont traitées par un juge qui, pour diverses raisons, devrait se montrer «accommodant» (par exemple en Géorgie, en Fédération de Russie et en Turquie);
11.5. la possibilité pour le ministère public de contourner la durée légale maximale de la détention provisoire en modifiant ou en échelonnant les mises en accusation (par exemple dans les cas de M. Ugulava et de M. Akhalaia, avant la décision de la Cour constitutionnelle de Géorgie en septembre 2015).
12. L’Assemblée appelle par conséquent tous les Etats parties à la Convention européenne des droits de l’homme:
12.1. à mettre en œuvre des mesures qui visent à diminuer le recours à la détention provisoire, notamment:
12.1.1. en sensibilisant les juges et les procureurs aux limites légales imposées à la détention provisoire par le droit interne et la Convention européenne des droits de l’homme, et aux conséquences négatives de la détention provisoire sur les détenus, leur famille et la société tout entière;
12.1.2. en veillant à ce que les décisions relatives à la détention provisoire soient prises par des juges plus anciens ou par des juridictions collégiales, et à ce que les juges ne subissent pas de conséquences préjudiciables pour avoir refusé une détention provisoire conformément à la législation;
12.1.3. en garantissant une meilleure égalité des armes entre le ministère public et la défense, y compris en autorisant les avocats de la défense à jouir d’un accès illimité aux détenus, en leur permettant de consulter le dossier de l’enquête avant la décision qui ordonne ou prolonge la détention provisoire et en consacrant des fonds suffisants à l’aide juridictionnelle, y compris pour les procédures relatives à la détention provisoire;
12.1.4. en prenant les mesures appropriées pour corriger toute application discriminatoire des dispositions qui régissent la détention provisoire aux ressortissants étrangers, notamment en précisant que le fait d’être ressortissant étranger ne présente pas en soi un risque accru de fuite;
12.2. à prendre les mesures qui s’imposent pour empêcher les procureurs de rechercher la juridiction la plus favorable;
12.3. à s’abstenir de recourir à la détention provisoire pour des buts autres que la bonne administration de la justice et à libérer toutes les personnes actuellement détenues à des fins abusives ou en vertu de toute procédure abusive (voir les paragraphes 11.4 et 11.5).
13. L’Assemblée félicite l’Union européenne des initiatives prises ces dernières années en vue de diminuer le recours à la détention provisoire dans ses Etats membres et invite les organes compétents de l’Union européenne à continuer à fonder leur action sur les normes de la Convention européenne des droits de l’homme, selon l’interprétation retenue par la Cour européenne des droits de l’homme.