1. Je ne peux que féliciter M.
Kox pour son rapport qui contient une analyse complète des normes
et valeurs du Conseil de l’Europe en matière de lutte contre le
terrorisme et souligne à juste titre certaines des préoccupations
majeures liées à la protection des droits de l’homme soulevées par
la lutte contre le terrorisme international. Le rapport propose
également aux Etats membres des mesures préventives, y compris la promotion
d’un dialogue interculturel. À la suite des récentes attaques terroristes
perpétrées en Europe et ailleurs, particulièrement en 2015, des
mesures ont été adoptées dans plusieurs Etats membres, répertoriées dans
le présent avis, qui soulèvent des préoccupations supplémentaires
en matière de protection des droits de l’homme.
2. Etant donné que M. Kox a pris en compte un certain nombre
des amendements que j’avais proposés, je ne souhaite proposer qu’un
seul amendement au projet de résolution en vue de le compléter,
principalement sous l’angle de sa conformité aux droits de l’homme
et aux libertés fondamentales. J’aimerais insister davantage sur
la nécessité de respecter les normes juridiques pertinentes, en
particulier celles posées par la Convention européenne des droits
de l’homme (STE no 5, «la Convention»)
telle qu’elle est interprétée par la Cour européenne des droits
de l’homme («la Cour»).
1. Normes et valeurs
du Conseil de l’Europe
1.1. Conventions
3. Le Conseil de l’Europe a adopté
trois conventions principales visant spécifiquement la question
du terrorisme
en vue de compléter des instruments plus
généraux adoptés précédemment tels que la Convention européenne
d’extradition de 1957 (STE no 24) et
la Convention européenne relative au dédommagement des victimes
d’infractions violentes de 1983 (STE no 116).
3.1. La Convention européenne pour la répression du terrorisme
de 1977 (STE no 90), entrée en vigueur
le 4 août 1978, elle énumère les infractions graves n’étant plus
reconnues comme politiques et facilite l’extradition des auteurs
d’actes de terrorisme. Elle prévoit expressément qu’aucune de ses
dispositions ne saurait être interprétée comme imposant l’obligation
d’extrader une personne qui risque d’être poursuivie ou punie uniquement
pour des motifs tenant à sa race, sa religion, sa nationalité ou
ses opinions politiques. Son protocole portant amendement (STE no 190),
adopté en 2003, n’est toujours pas entré en vigueur. Il étend la portée
de la convention aux situations dans lesquelles une personne risquerait
d’être exposée à la peine de mort, à la torture ou à une peine privative
de liberté à perpétuité sans possibilité de remise de peine.
3.2. La Convention du Conseil de l’Europe relative au blanchiment,
au dépistage, à la saisie et à la confiscation des produits du crime
et au financement du terrorisme (STCE no 198)
est entrée en vigueur le 1er mai 2008;
elle complète des conventions antérieures en tenant compte de la
nécessité de priver les terroristes et autres groupes criminels
de leurs avoirs et de leurs fonds, ces mesures étant essentielles
pour la prévention et la répression des actes terroristes et, en
fin de compte, pour la désorganisation de leurs activités.
3.3 La Convention du Conseil de l’Europe pour la prévention
du terrorisme (STCE no 196) est entrée en
vigueur le 1er juin 2007; elle vise à
prévenir le terrorisme en érigeant en infraction pénale des actes
tels que la provocation publique, le recrutement et l’entraînement
susceptibles de déboucher sur la commission d’actes de terrorisme
et prévoit également une coopération internationale plus étroite.
Son Protocole additionnel (STCE no 217),
adopté le 19 mai 2015, vise à fournir aux Etats européens un cadre
de mise en œuvre des obligations qui leur incombent en vertu de
la Résolution 2178 (2014) du Conseil de sécurité des Nations Unies, notamment
en ce qui concerne l’incrimination des activités liées au phénomène
des «combattants terroristes étrangers».
4. La Convention européenne pour
la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains
ou dégradants de 1987 (STE no 126),
telle qu’elle est interprétée par le Comité européen pour la prévention
de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants
(CPT), a également joué un rôle essentiel dans l’établissement général
d’un cadre juridique de lutte contre le terrorisme. En outre, les
Lignes directrices du Comité des Ministres sur les droits de l’homme
et la lutte contre le terrorisme (2002) ainsi que sur la Protection
des victimes d’actes terroristes (2005) réaffirment la jurisprudence
de la Cour européenne des droits de l’homme et les principales normes
de la lutte antiterroriste en Europe.
5. Selon la Commission européenne pour la démocratie par le droit
(Commission de Venise) «la sécurité publique et les droits fondamentaux
ne sont (…) pas des valeurs concurrentes: chacune est la condition préalable
de l’existence de l’autre»
.
De fait, abandonner les valeurs démocratiques dans la lutte contre
des personnes dont c’est justement l’objectif «serait s’abaisser
au niveau des terroristes et ne pourrait que saper les fondements
de nos sociétés démocratiques»
.
1.2. Convention européenne
des droits de l’homme
1.2.1. Dérogation
6. L’article 15 autorise les Etats
contractants à déroger à certains droits garantis par la Convention européenne
des droits de l’homme «en cas de guerre ou en cas d’autre danger
public menaçant la vie de la nation». Les Etats ont l’obligation
de «prendre les mesures nécessaires pour protéger les droits fondamentaux des
personnes relevant de leur juridiction à l’encontre des actes terroristes,
tout particulièrement leur droit à la vie»
. Il convient par conséquent d’instaurer
un juste équilibre entre la sécurité publique et les droits fondamentaux
.
L’évaluation du caractère adéquat de mesures prises en cas d’urgence
doit impérativement tenir compte du contexte et de la période, de
sorte qu’une critique pertinente dans une situation pourrait s’avérer
infondée dans une autre situation présentant pourtant au premier
regard des caractéristiques analogues. La législation d’exception
devrait aider à préserver la primauté du droit et non pas à la bafouer
.
7. Compte tenu de la souplesse requise des restrictions aux droits
dans les situations d’urgence, tous les éléments devraient être
définis aussi clairement que possible. Il est exclu d’invoquer l’état
d’urgence pour parer des menaces à la loi et à l’ordre qui seraient
purement locales ou relativement isolées, ou de s’en servir comme prétexte
pour imposer des restrictions vagues ou arbitraires
.
Pour être autorisée par l’article 15 de la Convention, une dérogation
doit remplir trois conditions matérielles: i) la présence d’une
urgence publique menaçant la vie de la nation, c’est-à-dire une
menace réelle ou imminente dont les effets incluent toute la nation
et font peser un risque sur la continuation de la vie organisée
de la collectivité (la crise ou le danger doit revêtir un caractère
tellement exceptionnel que les mesures ou les restrictions normales
autorisées par la Convention en vue du maintien de la sûreté, de
la santé et de l’ordre publics apparaissent totalement inadéquates)
;
ii) toute mesure adoptée doit être strictement requise par les exigences
de la situation et les mesures particulièrement extrêmes ne sont
acceptables qu’à condition de prévoir des garanties adéquates (par
exemple une protection procédurale comme l’
habeas
corpus ou un régime analogue); et iii) toute mesure prise
en réaction à la situation doit être conforme aux autres obligations
pesant sur l’Etat concerné en vertu du droit international
. Par ailleurs, la dérogation doit
non seulement répondre à ces exigences matérielles, mais également
offrir les garanties d’une procédure régulière
.
1.3.1. Principales préoccupations
en matière de protection des droits de l’homme soulevées par la
lutte contre le terrorisme
8. Dans leurs efforts visant à
lutter contre le terrorisme, les autorités répressives doivent se
garder de violer ou contourner les exigences légales normales
.
C’est le cas, en particulier, en ce qui concerne
:
8.1 L’article 2 (droit à la vie) en cas d’opération antiterroriste
y compris ce qu’il est convenu d’appeler des opérations de ratissage
(telles qu’elles sont pratiquées dans le Caucase du Nord), les opérations
de libération d’otages ou les assassinats ciblés
exécutés à l’aide de drones ;
8.2 L’article 3 (interdiction de la torture et des traitements
inhumains ou dégradants) en ce qui concerne les sévices infligés
à des personnes suspectées de terrorisme, les conditions de détention inhumaines ,
les mauvais traitements infligés à des personnes détenues en garde
à vue au secret ,
ainsi que le risque de mauvais traitements en cas d’expulsion/extradition ou
bien de remise ou de détention au secret ;
8.3 L’article 5 (droit à la liberté et la sécurité) en ce
qui concerne les arrestations , les interrogatoires et la durée
de la détention , les détentions
administratives abusives , le droit de comparaître sans
délai devant un juge ou un autre magistrat ,
le droit d’être jugé dans un délai raisonnable (voir également l’article 6) et
le droit de contester la légalité d’une détention devant un tribunal ;
8.4 L’article 6 (droit à un procès équitable) risque d’être
violé chaque fois qu’un tribunal militaire ou une autre juridiction
d’exception est chargé d’examiner les affaires de terrorisme, que
ce qu’il est convenu d’appeler des listes noires sont créées sans
recourir à une procédure idoine ou que les procédures judiciaires
ordinaires sont modifiées dans les affaires de terrorisme ;
8.5 L’article 7 (pas de peine sans loi) exige un minimum
de sécurité juridique sous l’angle de la définition des activités
nouvellement érigées en infraction pénale en vue de prévenir et
de réprimer le terrorisme plus efficacement ;
8.6 L’article 8 (respect de la vie privée) s’applique particulièrement
aux affaires dans lesquelles les autorités usent de leur pouvoir
de surveillance ;
8.7 L’article 10 (liberté d’expression et d’information)
vise surtout les affaires dans lesquelles des ordonnances de production
d’informations ,
une surveillance de masse et d’autres restrictions à la liberté d’expression ,
telles que l’interdiction de la propagande terroriste, etc., s’appliquent;
8.8 L’article 11 (liberté de réunion et d’association) vise
les cas de dissolution d’un parti politique accusé de servir de
paravent à un groupe terroriste .
9. Les mesures liées au traitement
des demandes d’asile, au refoulement, à l’expulsion et à l’extradition peuvent
également s’avérer problématiques
.
2. Evaluations factuelles
2.1. Ukraine
10. L’Ukraine a dérogé à certaines
des obligations qu’elle a souscrites en vertu du Pacte international
des Nations Unies relatif aux droits civils et politiques et de
la Convention européenne des droits de l’homme
le 5 juin 2015 et
le 10 juin 2015 concernant, respectivement, la situation en Crimée
et dans l’est du pays. Les dérogations visent les opérations «antiterroristes»
menées par les forces ukrainiennes dans certaines zones de la partie
orientale du pays, ainsi que d’autres mesures prises par le gouvernement
en réaction à la situation
.
L’Ukraine a également renoncé à assumer ses responsabilités en matière
de respect des droits de l’homme et de mise en œuvre des traités
pertinents en Crimée et dans les zones de la partie orientale du
pays ayant pris parti pour la Fédération de Russie laquelle, selon
les autorités, exercerait un contrôle de fait dans les régions aux
mains des séparatistes
.
11. L’Ukraine a également introduit quatre requêtes interétatiques
contre la Russie concernant les événements survenus en Crimée et
dans l’est du pays
.
Outre ces requêtes, plus de 1 400 requêtes individuelles liées aux
événements de Crimée ou aux hostilités dans la partie orientale
de l’Ukraine sont pendantes devant la Cour de Strasbourg. Elles
ont été introduites contre la Russie et/ou l’Ukraine
.
2.2. France
12. À la suite des attaques terroristes
du 13 novembre 2015, le Président de la République a signifié que «la
France est en guerre» et déclaré par la suite l’état d’urgence
. Le
parlement a prolongé ledit état d’urgence pour trois mois, c’est-à-dire
jusqu’au 26 février 2016
. Le 24 novembre 2015,
la France a formellement notifié au Secrétaire général du Conseil
de l’Europe, en vertu de l’article 15 de la Convention, le caractère
dérogatoire de «certaines» mesures apparues nécessaires pour prévenir
la commission d’attaques terroristes supplémentaires
.
13. Il convient de signaler que le Parlement français a modifié
la législation initiale (qui remonte à 1955) sur l’état d’urgence
de manière à permettre le contrôle parlementaire des décisions administratives
prises dans de telles circonstances. Depuis le 20 novembre 2015,
les mesures prises dans le cadre de l’état d’urgence sont placés
sous le contrôle continu du Parlement dans le but de vérifier leur
plus-value par rapport à l’efficacité du droit commun face au terrorisme.
14. Au cours de la période allant du 14 au 26 novembre 2015, plus
de 1 600 opérations de perquisition et de saisie ont été menées
sans mandats (perquisitions administratives). Pendant la période
allant du 14 novembre 2015 au 7 janvier 2016, le nombre de ces opérations
a augmenté, passant à plus de 3 000
,
et plus de 380 personnes ont été assignées à résidence, même si
environ 60 d’entre elles seulement ont été mises ensuite en examen
.
15. Le recours à ces pouvoirs d’urgence a été critiqué au nom
des libertés civiles
. Par exemple,
dans le cadre des manifestations tenues à Paris pour dénoncer le
changement climatique à la veille de la COP21, la police a prononcé
des interdictions de manifester, des interdictions de séjour et
27 assignations à résidence
(interdiction de manifester ou
de se tenir à certains endroits, plus détentions à domicile). En
outre, la question s’est posée de savoir si les pouvoirs sont utilisés
uniquement aux fins de lutte contre le terrorisme ou sont perçus
par la police comme une occasion d’agir dans certaines affaires
n’ayant aucun lien avec le terrorisme sans s’embarrasser des procédures
habituelles
. De plus, le Commissaire aux droits
de l’homme du Conseil de l’Europe, Nils Muižnieks, a critiqué les
mesures en déclarant qu’elles étaient de nature à saper le système de
contrôle démocratique. L’intéressé a également fait part de ses
préoccupations concernant le profilage ethnique des suspects faisait
l’objet de perquisitions et la «stigmatisation de certaines communautés»
en précisant: «Nous réagissons très rapidement en nous affranchissant
des garanties de protection des droits de l’homme, dans la mesure
où nous considérons qu’elles ne sont pas utiles dans la lutte contre
le terrorisme.
»
16. Au lendemain des attaques terroristes perpétrées à Paris en
janvier 2015, le Parlement français a adopté la Loi n° 2015-912
du 24 juillet 2015 relative au renseignement. Celle-ci permet au
Premier ministre d’autoriser des mesures de surveillance intrusives,
sans contrôle judiciaire, dans le but général de protéger les intérêts
essentiels de la politique étrangère, ainsi que les intérêts économiques
industriels et scientifiques de la France et de prévenir les violences
collectives et la délinquance organisée. Le Premier ministre doit uniquement
consulter la Commission nationale de contrôle des techniques de
renseignements et, de toute façon, n’est pas tenu par l’avis de
cette dernière
.
17. Dans sa décision n° 2015-713 DC du 23 juillet 2015
, le Conseil constitutionnel a rejeté
les dispositions les plus excessives de la loi, lesquelles auraient
autorisé la surveillance de la quasi-totalité des communications
internationales, dans la mesure où elles étaient formulées de manière
trop vague
. À la suite de la décision du Conseil,
un nouveau projet de loi relatif à la surveillance des communications
électroniques internationales a été approuvé, lequel confère aux
autorités les mêmes pouvoirs que les dispositions abrogées de la
loi initiale.
2.3. Turquie
18. En juillet 2015, le processus
de paix entamé entre le Parti des travailleurs kurdes (PKK) et le Gouvernement
turc a achoppé en raison d’un attentat à la bombe à Suruç ayant
fait de nombreux morts – pour la plupart de jeunes manifestants
kurdes – et de l’assassinat subséquent de deux policiers. En outre,
Daesh a commis des attaques suicide sur le territoire turc, dont
la dernière pas plus tard que le 12 janvier 2016
. Le Gouvernement turc a par conséquent
lancé plusieurs opérations antiterroristes, dont le blocage de certains sites
web, l’interdiction et la dispersion de manifestations, ainsi que
l’imposition de couvre-feux de longue durée dans bon nombre de districts
du sud-est du pays comme ceux de Cizre, Silopi et Sur
.
19. Bien que les rapports soient contradictoires sur ce point,
les couvre-feux seraient accompagnés du brouillage des signaux de
téléphonie mobile, du blocage des routes, de mesures empêchant quiconque d’entrer
dans certaines zones ou d’en sortir, ainsi que de coupures d’eau
et d’électricité. Des observateurs extérieurs se sont vus interdire
l’accès aux zones concernées et de nombreuses personnes n’ont pas
pu se rendre dans des hôpitaux pour y suivre un traitement. Selon
Amnesty International, les manifestations et les veillées organisées
quotidiennement à l’extérieur des zones affectées par le couvre-feu
sont systématiquement dispersées par la police à l’aide de gaz lacrymogène
et de canons à eau, tandis que les manifestants sont placés en détention.
L’ONG a donc appelé le Gouvernement turc à mettre fin aux couvre-feux
d’une durée illimitée dans les zones kurdes de l’est et du sud-est
du pays
. Dans un cas, un journaliste de l’agence
DIHA placé en détention aurait été torturé par des unités spéciales
de l’armée
. Au 4 janvier 2016, «des
couvre-feux» avaient été déclarés à 56 reprises dans 20 districts
abritant 7 villes. Dans certains districts où le couvre-feu a été
officiellement levé, un siège de fait est maintenu
. Selon le ministre
de l’Intérieur, plus de 3 000 «terroristes» ont été tués depuis
juillet
. Le 15 janvier 2016,
19 universitaires ayant signé une pétition appelant à la fin des
violences dans le sud-est du pays ont été arrêtés et accusés de
propagande terroriste ainsi que de «dénigrement de la nation turque»
.
Comme indiqué par Amnesty International, les autorités ont empêché
des observateurs indépendants envoyés par des associations d’avocats
et des organisations de défense des droits de l’homme de pénétrer
dans les zones faisant l’objet d’un couvre-feu, de sorte qu’il est
difficile de se faire une idée exacte de la situation sur le terrain
.
20. Le 31 décembre 2015, à la suite de plusieurs requêtes en indication
de mesures provisoires, la CrEDH a demandé au Gouvernement turc
de lui communiquer des informations factuelles sur la situation
du couvre-feu et ses conséquences pour les personnes concernées.
Le 12 janvier 2016, la CrEDH a décidé de ne pas appliquer l’article 39
du Règlement de la Cour (mesures provisoires) en raison du caractère
insuffisant des éléments à leur disposition, mais d’appliquer l’article 40
(communication en urgence d’une requête) et de traiter en priorité
lesdites requêtes en vertu de l’article 41 (ordre de traitement
des requêtes)
.
2.4. Caucase du Nord
21. Le rapport de 2010 intitulé
«Recours juridiques en cas de violation des droits de l’homme dans
la région du Caucase du Nord» rédigé par M Dick Marty pour la Commission
des questions juridiques et des droits de l’homme
souligne le caractère
inquiétant de la situation au regard des droits de l’homme dans
cette partie du monde et plus particulièrement en République tchétchène,
en Ingouchie et au Daguestan.
22. Le 5 mai 2015, la commission des questions juridiques et des
droits de l’homme a tenu une audition à Erevan, Arménie, avec la
participation de deux experts, consacrée au rapport en cours d’élaboration
intitulé «Les droits de l’homme dans le Caucase du Nord: Quelles
suites donner à la
Résolution 1738 (2010)?»
. Pendant
cette audition, M Koroteev, directeur juridique du Centre des droits
de l’homme «Memorial» a signalé que des opérations antiterroristes
sont toujours menées de manière illégale et ont entraîné la mort
de nombreux civils. Il a dénoncé tour à tour la défaillance générale
de la justice pénale dans la région, l’absence d’initiatives en
matière d’ouverture d’enquêtes par les autorités et le climat général
d’impunité. Par conséquent, un suspect peut être placé en détention
sans motif légal, sans avoir été entendu et sur simple décision
du président Kadyrov, même après son acquittement par un tribunal.
23. La situation dans le Caucase du Nord reste tendue, surtout
en raison du renforcement de la présence et du recrutement de l’organisation
Daesh
. Des régimes légaux de
lutte antiterroriste ont été introduits dans certains districts
du Daguestan ainsi qu’à Nalchik (capitale de la République de Kabardino-Balkarie),
pas plus tard que le 11 janvier 2016
.
3. Constitutionnalisation
de l’état d’urgence et lois autorisant la privation de nationalité
24. En France, après les attaques
terroristes du 13 novembre 2015, le Premier ministre a présenté,
le 23 décembre, deux amendements dans un projet de loi constitutionnelle
visant à renforcer la protection de la Nation. Ces projets visent
pour l’un à préciser dans la Constitution les conditions pouvant
justifier la déclaration puis l’élargissement de l’état d’urgence
et, pour l’autre, à permettre de déchoir de la nationalité française
tout binational ayant été condamné pour un crime constituant une
atteinte grave à la vie de la Nation
.
3.1. Constitutionnalisation
de l’état d’urgence
25. Le projet français de loi constitutionnelle
vise à «graver dans le marbre» les conditions de déclenchement de
l’état d’urgence
et non
à tenter d’élargir les pouvoirs conférés aux autorités, de sorte
qu’il reprend la formulation des lois actuelles
.
26. Toutefois, ce faisant, il supprime en fait une bonne partie
du contrôle judiciaire. Premièrement, le fait de constitutionnaliser
l’état d’urgence soustrait ce dernier au contrôle du Conseil constitutionnel
. De même, ce régime a pour effet
de faire sortir le contrôle de l’exercice des libertés individuelles
de la sphère de compétence du juge ordinaire (juge judiciaire) au
profit du juge administratif, lequel ne présente pas les mêmes garanties d’indépendance
à l’égard de l’exécutif
.
27. En Hongrie, le gouvernement propose un amendement à la Constitution
qui aurait pour effet d’introduire un nouveau type d’état d’urgence
pouvant être déclaré en cas de «situation générée par une menace terroriste»,
ce critère apparaissant plutôt subjectif et, par conséquent, essentiellement
tributaire de la volonté du gouvernement. Une telle situation pourrait
notamment permettre à l’exécutif de gouverner par décrets, d’ordonner
des couvre-feux, d’interdire les grands rassemblements, de décider
de l’expulsion de certaines personnes, ainsi que de contrôler l’utilisation
de l’Internet et des services postaux
.
3.2. Loi sur la déchéance
de nationalité
28. Dans son avis sur le projet
de loi constitutionnelle de protection de la Nation
,
le Conseil d’Etat français a accepté l’idée que, même si elle répond
à un objectif légitime, la mesure envisagée elle-même n’aura que peu
d’impact dans la réalité, puisque son effet dissuasif sera minime
et qu’elle ne s’appliquera qu’à un très petit nombre d’individus
. Il a également évoqué la possibilité
de l’introduction de recours devant la Cour européenne des droits
de l’homme en vertu des articles 3 et 8 de la Convention européenne
des droits de l’homme
, plus éventuellement de
l’article 14 lu conjointement avec l’article 8
.
29. Le Premier ministre français, Manuel Valls, a lui-même explicitement
déclaré qu’une telle mesure – bien que n’étant pas intrinsèquement
une arme pour lutter contre le terrorisme – a pour effet d’envoyer
un message symbolique clair aux personnes qui ne méritent plus de
faire partie de la communauté nationale
.
Toutefois, d’aucuns ont fait remarquer qu’une telle mesure pourrait
avoir un autre effet symbolique en créant «différentes catégories
de citoyens français»
.
De fait, «elle donne l’impression que les binationaux ne sont pas
réellement français et que le terrorisme est un problème qui n’affecte
pas les ‘vrais’ enfants de la République française, mais uniquement
ceux qui viennent d’ailleurs.»
.
30. Il convient de rappeler dans ce contexte la
Résolution 2031 (2015) de l’Assemblée dans laquelle «[l’] Assemblée souligne
que les réponses apportées en matière de sécurité doivent s’accompagner
de mesures préventives visant à éradiquer les causes mêmes de la
radicalisation et de l’essor du fanatisme religieux, spécialement
chez les jeunes»
. L’Assemblée demande
en particulier aux Etats membres «de prendre des mesures pour combattre
la marginalisation, l’exclusion sociale, la discrimination et la
ségrégation, en particulier chez les jeunes de quartiers défavorisés»
.
31. De plus, la tâche de définir ce qui constitue «une atteinte
grave à la vie de la Nation» revenant au législateur, celui-ci pourrait
être tenté d’abuser de son pouvoir et d’élargir encore plus cette
notion.
32. Au Royaume-Uni, le gouvernement avait réussi à faire adopter
en 2002 le
Nationality, Immigration and Asylum
Act [Loi sur la nationalité, l’immigration et l’asile]
en promettant de recourir avec parcimonie aux pouvoirs que celle-ci
lui confère. Plusieurs gouvernements successifs ont cependant prouvé
qu’ils ne se sentaient pas liés par cette promesse, de sorte que
le nombre de déchéances de la nationalité a augmenté progressivement
(passant de 7 pendant la période 2002-10 à 48 pendant la période
2010-14
).
Par ailleurs, les pouvoirs eux-mêmes ont été graduellement élargis,
de sorte qu’une ordonnance de déchéance peut être rendue dès lors
que le ministre de l’Intérieur [
Home
Secretary] est convaincu «que cette mesure sert l’intérêt général»
et n’aura pas pour effet de rendre la personne concernée apatride
. À supposer que
la personne ait obtenu la nationalité par naturalisation, il suffit
que le ministre ait des motifs raisonnables de présumer que la personne
concernée est en mesure d’acquérir la nationalité d’un autre pays
ou territoire et qu’elle se soit conduite de d’une manière préjudiciable
aux intérêts vitaux de la Nation
. Certains commentateurs se sont demandé
si ces pouvoirs et la manière dont ils sont utilisés pourraient
conduire le Royaume-Uni à manquer à ses obligations internationales,
notamment en ce qui concerne l’interdiction de rendre des personnes apatrides
et
le recours à des drones pour procéder à des frappes ciblées
.
33. Ceci dit, les mesures prises par la France concernant la déchéance
de nationalité diffèrent de celles adoptées au Royaume-Uni dans
la mesure où elles relèvent encore du droit pénal. Bien que superflues
au mieux et contre-productives au pire, elles se fondent au moins
sur une condamnation pénale avec toutes les garanties de procédure
régulière correspondantes.
34. Selon le paragraphe 6 de la
Résolution 1840 (2011) de l’Assemblée: «L’Assemblée parlementaire considère
que le terrorisme doit être traité en priorité par le système de
justice pénale, dont les garanties de procès équitable, intégrées
et bien établies, permettent de protéger la présomption d’innocence
et le droit à la liberté de tous.». De fait, toujours selon ce texte,
«[l]es mesures administratives coercitives prises à des fins préventives
devraient avoir une durée limitée, n’être appliquées qu’en dernier
ressort et être soumises à des conditions strictes, y compris des
exigences minimales quant aux preuves, au contrôle judiciaire et
à un contrôle politique approprié.». De ce point de vue, on peut
observer une évolution inquiétante vers une approche privilégiant
le droit administratif, des ordonnances de contrôle ou d’exclusion
temporaire qui ne peuvent être contestées que difficilement, des
tribunaux secrets et des notes des services de renseignements
.
35. Des mesures comparables visant à déchoir des citoyens de leur
nationalité en raison de la commission d’infractions terroristes
existent en Belgique, en Suisse (où, même si elle est prévue par
la loi depuis 1951, cette sanction n’a jamais été appliquée) et
en Espagne (bien que la loi pertinente n’autorise pas les autorités à
déchoir de sa nationalité une personne voyageant en vue de participer
à des activités liées au terrorisme)
. En Azerbaïdjan, des mesures de
déchéance de la nationalité sont appliquées pour réprimer systématiquement la
liberté d’expression et la liberté de la presse, avec pour effet
parfois de rendre des journalistes apatrides
. Cette situation
illustre à merveille la manière dont de tels pouvoirs peuvent conduire
à des abus au fil du temps.
36. Le recours croissant à ces mesures peut s’expliquer entre
autres par l’augmentation du nombre de combattants se rendant en
Syrie ou en Irak pour participer au conflit ou pour se livrer à
des actes de terrorisme. Le rapport rédigé par M. Dirk Van der Maelen
pour la Commission des questions politiques et de la démocratie et
intitulé «Les combattants étrangers en Syrie et en Irak»
contient des informations
sur l’ampleur du phénomène, ses causes profondes et les mesures
que l’on pourrait envisager pour le combattre à différents niveaux.
Amendement (au projet de résolution)
Note explicative :
L’amendement vise à déclencher la procédure d’adoption, par
la Commission de Venise, d’un avis sur la compatibilité – aux normes
européennes pertinentes en matière de protection des droits de l’homme –
du projet français de loi constitutionnelle relative à l’état d’urgence
et à la déchéance de nationalité. Un avis de la Commission de Venise
pourrait utilement rappeler les normes européennes en vigueur dans
ce domaine à l’égard de la France et d’autres pays ayant recours
ou envisageant d’avoir recours à des règles d’exception dans le
cadre de la lutte antiterroriste comme la Hongrie, la Turquie et
l’Ukraine. De plus, dans la perspective du prochain débat au Parlement
français portant sur la révision constitutionnelle susmentionnée,
un tel avis aiderait le législateur à se faire une idée précise
des normes européennes applicables sur la base d’un document faisant
autorité.