1. Introduction
1.1. Etat
actuel de la procédure
1. La proposition de résolution
intitulée «Empêcher de toute urgence les violations des droits de
l’homme lors des manifestations pacifiques»
a été renvoyée à la commission des
questions juridiques et des droits de l’homme pour rapport par l’Assemblée
parlementaire le 3 octobre 2014.
2. Lors de sa réunion du 30 octobre 2014, la commission a nommé
M. Antti Kaikkonen (Finlande, ADLE) rapporteur sur cette question.
Lors de sa réunion du 20 mai 2015, la commission a examiné une note introductive
présentée par le président en l’absence du rapporteur. Il a été
demandé au Secrétariat de diffuser l’intervention du rapporteur
lue en son nom par le président, afin que les membres de la commission
puissent présenter leurs observations écrites. Aucune observation
n’a été formulée. A la suite du départ de M. Kaikkonen de l’Assemblée,
j’ai été nommée rapporteure le 22 juin 2015.
3. Le 23 juin 2015, une audition a été consacrée à ce sujet à
Strasbourg, à laquelle ont participé deux experts:
- M. Michael Boyle, directeur
général de la Fondation de la Police d’Irlande du Nord, Belfast,
Irlande du Nord, Royaume-Uni;
- M. John Dalhuisen, directeur du programme Europe et Asie
centrale d'Amnesty International.
1.2. Enjeux
4. J’aimerais tout d’abord rappeler
que deux récents rapports de la commission sont étroitement liés
aux enjeux du présent rapport: «Renforcement de la protection et
du rôle des défenseurs des droits de l’homme dans les Etats membres
du Conseil de l’Europe»
et «Comment prévenir la
restriction inappropriée des activités des ONG en Europe»
.
Le présent rapport s’appuiera sur les conclusions et les recommandations
de ces deux rapports, afin d’éviter tout dédoublement.
5. J’aimerais souligner que le droit à la liberté de réunion
pacifique est un élément crucial de toute société démocratique et
représente un moyen essentiel d’expression publique. Ce droit est
profondément ancré dans le droit international des droits de l’homme,
précisément à l’article 11 de la Convention européenne des droits de
l’homme (STE no 5, «la Convention»),
à l’article 20 de la Déclaration universelle des droits de l’homme
et à
l’article 21 du Pacte international relatif aux droits civils et
politiques
. Le Comité des Ministres
et l’Assemblée ont également souligné
de façon très claire qu’il importait de garantir la protection des
droits de l’homme pendant les manifestations pacifiques.
6. Pourtant, un certain nombre d’événements récemment survenus
en Europe montrent que plusieurs Etats membres continuent à imposer
des restrictions excessives à ce droit et que de nombreuses violations
de divers droits de l’homme sont commises à l’occasion de manifestations
pacifiques. Les auteurs de ces violations semblent bien souvent
jouir d’une immunité. Dans son récent rapport consacré à la «
Situation
de la démocratie, des droits de l’homme et de l’Etat de droit en
Europe: la sécurité démocratique, une responsabilité partagée», le Secrétaire Général du Conseil de l’Europe s’est
inquiété du recours excessif à la force pour disperser les manifestations
et arrêter les manifestants
.
7. La commission de tels abus par les agents des services répressifs
est particulièrement déplorable, puisqu’il est de leur devoir de
maintenir l’ordre public, ce qui suppose de respecter les droits
de l’homme et l’Etat de droit. Dans toute société démocratique,
les agents des forces de l’ordre ont l’obligation de limiter l’usage
de la force au niveau minimum qu’exigent les circonstances, de faciliter
le bon déroulement des manifestations pacifiques et de protéger
ceux qui y participent, tout en maintenant l’ordre. Les violences policières
représentent par conséquent «une menace grave pour l’Etat de droit»
.
2. Définition
d’une manifestation pacifique
8. Aux fins du présent rapport,
on entendra par «manifestation pacifique» tout un éventail de rassemblements,
planifiés ou spontanés, d’un nombre quelconque de personnes dans
un but commun. Cette définition semble correspondre aux
Lignes
directrices sur la liberté de réunion pacifique établies par le Bureau des institutions démocratiques
et des droits de l'homme de l’Organisation pour la sécurité et la
coopération en Europe («Lignes directrices de l’OSCE/BIDDH») et
la Commission européenne pour la démocratie par le droit (Commission
de Venise), qui énoncent que «le terme “réunion” désigne la présence
intentionnelle et temporaire de plusieurs personnes souhaitant exprimer
un point de vue commun dans un espace public». De même, la Cour
européenne des droits de l’homme («la Cour») a interprété au sens
large l’expression «réunions pacifiques». Afin de définir plus précisément
le cadre de ce rapport, nous examinerons dans un premier temps la
notion de manifestation «pacifique», puis la distinction entre manifestation
légale et illégale, avant de nous pencher sur les différentes étapes
au cours desquelles des violations des droits de l’homme sont commises
à l’occasion de manifestations pacifiques (avant, pendant et après
la manifestation).
2.1. Etablir
une distinction entre manifestation pacifique et manifestation violente
9. La première question concerne
la manière dont il convient d’entendre le terme «pacifique». Il
est souvent difficile d’établir une distinction claire entre manifestation
pacifique et manifestation violente, puisqu’une manifestation peut
débuter dans le calme et par la suite dégénérer au point de devenir
violente. Les manifestations dont les organisateurs ont des intentions
violentes sont exclues de la protection conférée par l’article 11
de la Convention
.
Ainsi, dans l’affaire
Cisse c. France,
la Cour a indiqué que:
«En fait, elles refusent uniquement la qualification
de «réunion pacifique» à une manifestation lorsque les organisateurs
et participants ont des intentions violentes. En l'espèce, il n'a
jamais été reproché aux occupants de l'église et à la requérante
un quelconque comportement violent. Quoi qu'il en soit, le caractère
pacifique d'une réunion ne doit en aucun cas s'apprécier par rapport
à sa légalité au regard du droit interne .»
10. La Cour a par ailleurs précisé que «la possibilité que des
extrémistes aux intentions violentes non-membres de l’association
organisatrice se joignent à la manifestation, ne peut, comme telle,
supprimer [le droit couvert par l’article 11]»
.
Ces dernières années ont été marquées par de gigantesques manifestations organisées
un peu partout en Europe, qui ont été perturbées par des épisodes
de violences souvent commis par un petit nombre de participants
agressifs ou par des agents provocateurs qui agissaient, pour le
compte des autorités, afin de discréditer les manifestants. Les
autorités ont ensuite tiré parti de ces épisodes pour qualifier
l’intégralité des événements de manifestations non pacifiques, voire
d’émeutes de grande envergure; fortes de cette qualification, elles
ont refusé d’en assurer la protection et les ont dispersées. De
même, «un individu ne cesse pas de jouir du droit de réunion pacifique
en raison de violences sporadiques ou d’autres actes répréhensibles
commis par des tiers au cours de la manifestation, dès lors que
l’intéressé conserve des intentions ou une conduite pacifiques»
.
11. Toute réunion devrait être présumée pacifique; les Etats membres
doivent trouver un juste équilibre entre la garantie du maintien
de l’ordre public et leurs obligations nées du droit à la liberté
de réunion. Comme l’a rappelé la Cour, «il va sans dire que toute
manifestation dans un lieu public est susceptible de causer un certain
désordre pour le déroulement de la vie quotidienne et de susciter
des réactions hostiles»
. Certains Etats
membres (par exemple l’Arménie et la Roumanie) ont incorporé cette
présomption dans leur Constitution ou dans la législation qui régit
les réunions pacifiques
.
2.2. Manifestations
légales et illégales
12. Comme l’a indiqué la Cour dans
l’affaire précitée
Cisse c. France,
la légalité d’une manifestation n’a aucune incidence sur l’appréciation
de son caractère pacifique ou non. La Cour a également affirmé, notamment
dans l’arrêt
Oya Ataman c. Turquie , que les policiers ne doivent
pas faire un usage disproportionné de la force, même au cours de
manifestations illégales. En d’autres termes, alors que l’appréciation
de la proportionnalité de réaction policière peut varier selon la
nature pacifique ou violente d’une manifestation, la force employée
pour contrôler les foules doit toujours être strictement nécessaire
et proportionnée aux circonstances de l’espèce, qu’il s’agisse d’un
rassemblement de protestation légal ou illégal.
13. Pour ce qui est des formalités administratives, l’obligation
de notification semble plus conforme au droit à la liberté de réunion
qu’une procédure d’autorisation, car les réunions spontanées doivent
également être tolérées dans une société démocratique dont le bon
fonctionnement est assuré. La Commission de Venise a souligné que
«[l]a mise en place d'un régime de préavis des réunions pacifiques
n’équivaut pas nécessairement à une violation du droit», mais que
«le système de notification préalable ne doit en aucun cas aller
à l’encontre de l’intention des organisateurs de tenir une réunion
pacifique, et donc de restreindre indirectement leurs droits»
. Le non-respect de la procédure de
notification préalable ou le non-respect de l’interdiction d’une
manifestation ne donne pas aux agents de la force publique carte
blanche pour recourir de manière excessive à la force en vue de
disperser des manifestations. Les agents des services répressifs invoquent,
partout en Europe, l’argument de l’illégalité des manifestations
pour les disperser violemment. Dans l’affaire
Bukta
c. Hongrie, la Cour a estimé que l’obligation de notification
préalable d’une réunion ne constitue pas nécessairement en soi une
violation de l’article 11. Néanmoins, lorsqu’il est impossible de
se conformer à cette obligation de notification, le fait de disperser
une réunion au seul motif que cette notification n’a pas été adressée
équivaut à une restriction disproportionnée du droit de réunion,
qui ne se justifie pas dans une société démocratique
.
14. Le Rapporteur spécial des Nations Unies sur le droit de réunion
pacifique et la liberté d’association (le Rapporteur spécial) et
l’Université de Gand ont effectué une intervention en qualité de
tierce partie devant la Cour européenne des droits de l'homme au
sujet de l’affaire
Mahammad Majidli c.
Azerbaïdjan (no 3) et de trois autres
requêtes
. Cette intervention amicus curiae
effectuée en novembre 2015 invitait la Cour à préciser la portée
des notions de «réunions non autorisées ou illégales», auxquelles,
selon ses auteurs, les gouvernements avaient de plus en plus recours
pour limiter la liberté de réunion.
2.3. Les
violations des droits de l’homme commises avant les manifestations
pacifiques
15. Les violations des droits de
l’homme peuvent se produire à différents stades d’une manifestation.
Avant même que celle-ci ne débute, il arrive que les pouvoirs publics
abusent de leur autorité pour interdire cette manifestation, ce
qui peut constituer une violation des articles 10 (droit à la liberté
d’expression) et 11 de la Convention
. Ainsi, en Serbie,
les autorités ont interdit en 2013 une marche pour les droits des
homosexuels pour des raisons de sûreté publique
. Dans ses Lignes directrices
sur la liberté de réunion pacifique, l’OSCE/BIDDH estime que:
«En
tant que droit fondamental, la liberté de réunion pacifique devrait,
autant que faire se peut, pouvoir s’exercer sans faire l’objet d’une
réglementation. Toute pratique n’étant pas expressément interdite
par la loi devrait donc être présumée autorisée et les personnes
désirant se réunir ne devraient pas être tenues d’obtenir une autorisation
préalable.»
16. Outre l’interdiction des manifestations, les autorités peuvent
également recourir à l’arrestation, la détention et l’engagement
éventuel de poursuites à l’encontre des manifestants ou des personnes
qui ont l’intention de prendre part à une manifestation, en vue
de restreindre la liberté de réunion. Ainsi, en Arménie, depuis
le milieu des années 1990, les autorités ont utilisé la détention
administrative pour réprimer, en les mettant sous les verrous, les
manifestants et les militants à l’occasion de tensions politiques,
par exemple au cours de l’élection présidentielle de 2003
. Dans l’affaire
Schwabe et M.G. c. Allemagne, la
Cour, tout en reconnaissant les difficultés considérables auxquelles
les autorités étaient confrontées pour assurer la sécurité des participants
et maintenir l’ordre public lors du sommet du G8, a conclu que le
placement en détention des requérants pendant six jours n’était
pas une mesure proportionnée. Selon la Cour, les autorités disposaient d’autres
mesures efficaces et moins intrusives pour parvenir à cette fin,
comme la saisie des banderoles que les requérants avaient en leur
possession
.
17. En Azerbaïdjan, les autorités semblent avoir utilisé ce moyen
d’intimidation pour empêcher la tenue de manifestations pacifiques:
elles arrêtent ou menacent les citoyens avant qu’ils n’aillent manifester.
En 2013, selon Human Rights Watch, «trois militants politiques ont
été arrêtés deux jours avant la manifestation sous le chef d’accusation
douteux de la préparation d’actes violents qui devaient être commis
au moment de la manifestation»
.
2.4. Les
violations des droits de l’homme commises après les manifestations
pacifiques
18. Les pouvoirs publics ont également
recours à l’engagement de poursuites pénales à l’encontre de manifestants
pacifiques et à leur arrestation pour restreindre le droit à la
liberté de réunion. Ce type de mesure de rétorsion vise bien souvent
à intimider les manifestants et à dissuader de participer à de futures manifestations.
19. L’un des principaux problèmes posés par les violations des
droits de l’homme à l’issue des manifestations pacifiques tient
au fait que les forces de l’ordre n’ont pas à rendre compte de leurs
actes de violence. Dans de nombreux pays, semble régner une culture
de l’impunité pour les actes commis par les forces de police au
cours des manifestations pacifiques. Dans l’affaire
Sandru et
autres c. Roumanie , qui concerne l’absence d’enquête
effective menée à la suite de la violente répression des manifestations anticommunistes
de décembre 1989 à Timişoara, la Cour a indiqué que l’obligation
faite à l’Etat «de protéger le droit à la vie qu’impose l’article
2 de la Convention requiert par implication qu’une forme d’enquête
officielle adéquate et effective soit menée lorsque le recours à
la force meurtrière à l’encontre d’une personne a mis la vie de
celle-ci en péril». Tout en reconnaissant la complexité de l’affaire
et ses implications politiques et sociales, la Cour a conclu que
les autorités nationales auraient dû régler cette affaire rapidement
et sans retard excessif, afin de prévenir toute apparence de tolérance
ou de collusion à l’égard d’actes illégaux.
20. Ces questions sont indéniablement extrêmement importantes,
compte tenu de leurs répercussions directes sur la jouissance, par
les citoyens, de leurs droits de l’homme consacrés par la Convention,
et elles méritent d’être étudiées de façon plus approfondie. Toutefois,
en raison du champ limité de ce rapport, et par souci de conformité
avec la proposition de résolution initiale, je privilégierai le
recours excessif à la force par les forces de l’ordre et certaines
autres violations des droits de l’homme commises à l’occasion de manifestations
pacifiques.
3. Exemples
récents d’allégations de violations des droits de l’homme commises
au cours de manifestations pacifiques dans une sélection d’Etats
membres du Conseil de l’Europe
21. Cette partie vise à restituer
le problème dans toute son étendue, en donnant quelques exemples
récents de situations dans lesquelles des manifestants ont été blessés,
voire tués lorsque la police a fait usage de la force.
3.1. Arménie
22. La culture de l’impunité qui
règne en Arménie crée des conditions favorables à l’usage habituel
de la violence par les forces de police au cours de manifestations
pacifiques. En mars 2008, à l’issue de l’élection présidentielle,
10 personnes ont été tuées et plus de 130 personnes ont été blessées
à l’occasion de vastes manifestations contre les résultats des élections.
Le Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe de l’époque,
M. Thomas Hammarberg, a fait remarquer à l’issue de sa visite:
«L’absence
de résultats de l’enquête menée dans ces affaires est extrêmement
préoccupante. Aucun des auteurs n’a été identifié à ce jour. En
outre, la responsabilité de commandement des hauts responsables
de la police et des services de sécurité qui étaient à l’œuvre au
moment des faits n’a pas été examinée sérieusement .»
23. En juin 2015, la police a eu recours à la force contre des
manifestants pacifiques opposés au projet de hausse de 17 % des
tarifs de l’électricité; les manifestations se sont poursuivies
pour protester contre cet usage de la force par les services de
police
. Les reportages réalisés
par les médias, qui ont été corroborés par les témoignages de diverses
personnes, montrent que 13 journalistes et caméramans qui couvraient
la dispersion de ces manifestations par les forces de police ont
été la cible de violences gratuites de la part de la police et d’autres
agents des forces de sécurité; 11 journalistes ont été détenus par
les services de police. Plusieurs journalistes ont déclaré qu’ils
avaient été agressés ou détenus alors même qu’ils avaient indiqué
faire partie des médias et avaient montré leur accréditation de
presse
. En septembre 2015,
la police a également dispersé par la force une deuxième manifestation
organisée contre les tarifs de l’électricité. Un membre d’un groupe
politique indépendant, Smbat Habokian, a été violemment battu par
un groupe de cinq hommes à l’issue d’une manifestation qui s’était
déroulée à Erevan
.
3.2. Azerbaïdjan
24. Quatre arrêts rendus par la
Cour européenne des droits de l’homme contre l’Azerbaïdjan, qui concernent
le recours excessif à la force des services de police contre les
requérants à l’occasion de manifestations organisées par l’opposition,
font l’objet d’une surveillance soutenue du Comité des Ministres
. La Cour a conclu dans trois de ces
affaires à une violation de l’article 3 en raison d’un recours excessif
à la force par les services de police (dans l’affaire
Muradova, le requérant a perdu un
œil; dans les affaires
Najafli et
Tahirova, la Cour a indiqué que
les traumatismes subis par les requérants imposaient un traitement
médical et que les mauvais traitements qui leur avaient été infligés,
ainsi que leurs conséquences, leur avaient causé une souffrance
psychologique qui avait porté atteinte à leur dignité humaine).
Dans ces quatre affaires, la Cour a également conclu à l’absence
d’enquête effective menée à la suite des plaintes déposées par les
requérants.
25. A l’issue d’une visite effectuée en Azerbaïdjan en mai 2013,
le Commissaire aux droits de l’homme a fait part de ses préoccupations
au sujet de la dispersion de manifestations pacifiques par un recours
excessif à la force, ainsi que du «durcissement des amendes et [du]
recours à la détention administrative contre ceux qui organisent
des rassemblements publics “non autorisés” ou qui y participent».
Il a également fait remarquer que les autorités locales n’avaient
«pas autorisé le moindre rassemblement au centre de Bakou ces dernières années»
et a par conséquent invité instamment les autorités à ne pas infliger
de sanctions disproportionnées
. Plus récemment, en
janvier 2016, les autorités ont fait un usage excessif de la force
à l’occasion de manifestations qui étaient pour l’essentiel pacifiques.
Ces manifestations avaient débuté en janvier 2016 pour protester
contre la hausse des prix provoquée par la forte dévaluation de
la monnaie nationale
.
3.3. Grèce
26. Près d’une douzaine d’arrêts
de la Cour, qui concernent le recours excessif à la force meurtrière
et les mauvais traitements dus aux fonctionnaires de police, ainsi
que l’absence d’enquête effective menée par les autorités grecques
à propos de ces violences, sont actuellement en attente d’exécution
devant le Comité des Ministres
.
Amnesty International a dénoncé à plusieurs reprises le recours
injustifié et disproportionné à la force par la police grecque,
en affirmant qu’elle se doublait d’une culture de l’impunité
.
27. En juin 2014, lors d’une manifestation pacifique d’agents
d’entretien au centre d’Athènes, les manifestants, pour la plupart
des femmes, auraient été frappés à coups de pied et à coups de bouclier
. Le 6 décembre
2014, des milliers de personnes ont manifesté dans plusieurs villes
de Grèce à la mémoire d’un adolescent tué par un policier en 2008
et en solidarité avec un détenu en grève de la faim, M. Nikos Romanos. Le
rassemblement a dégénéré, des affrontements ont eu lieu entre des
groupes de manifestants, et les forces de l’ordre ont fait usage
de gaz lacrymogène et de canons à eau. Plus de 200 manifestants
auraient été interpellés à Athènes
.
3.4. Fédération
de Russie
28. Le 6 mai 2012, des dizaines
de milliers de personnes ont manifesté à Moscou contre les résultats
des élections et le retour de Vladimir Poutine à la présidence pour
un troisième mandat. La présence d’un petit groupe de manifestants
violents a entraîné la dispersion violente des manifestants et l’arrestation
de centaines d’entre eux. Ces événements sont connus sous le nom
des événements de la place Bolotnaïa. La Cour a conclu, dans un
arrêt récent, que les autorités russes n’avaient pas respecté les
exigences minimales de leur obligation de communiquer avec les dirigeants
de ce rassemblement, laquelle représentait une composante essentielle
de leur obligation d’assurer le déroulement pacifique de la réunion;
elle a par ailleurs estimé que l’arrestation, la détention et la
condamnation administrative de M. Frumkin avaient été totalement disproportionnées
par rapport au but poursuivi
.
29. La Douma a par ailleurs adopté le 20 mai 2014 un amendement
à la loi relative aux réunions publiques, qui permet la détention
de toute personne participant à une réunion publique non autorisée
et réprime pénalement tout auteur de plus de deux infractions à
cette loi dans un délai de 180 jours
.
Un militant pacifique, Idlar Dadin, a ainsi été condamné en décembre
2015 à une peine de trois ans d’emprisonnement pour infraction à
cette loi
. En 2015, «plus
de 640 personnes ont été détenues et accusées de participation à des
réunions non autorisées (…) pour avoir protesté pacifiquement à
l’extérieur du tribunal où les verdicts étaient prononcés à l’encontre
des prévenus de l’affaire Bolotnaïa»
.
3.5. Espagne
30. Lors des manifestations organisées
en 2013 contre les mesures d’austérité, les agents des forces de l’ordre
ont recouru de manière excessive à la force, notamment en faisant
usage de balles en caoutchouc. A l’issue d’une visite effectuée
en Espagne en juin 2013, le Commissaire aux droits de l’homme, M. Nils Muižnieks,
s’est dit préoccupé par le fait que «l’absence d’identification
fréquente des agents des forces de l’ordre, surtout pendant les
manifestations, a entravé l’engagement de poursuites à l’encontre
des auteurs de violences et leur sanction». Il a également invité
instamment le Gouvernement espagnol «à mettre un terme à une pratique
ancienne, fondée sur une loi de 1870, qui consiste à amnistier les
membres des forces de l’ordre qui ont pris part à de graves violations
des droits de l’homme, y compris à des actes de torture»
.
31. En mars 2015, le Parlement espagnol a adopté une nouvelle
loi relative à la sécurité des citoyens, également qualifiée de
loi «bâillon» («ley mordaza») par ses détracteurs, qui est entrée
en vigueur le 1er juillet 2015. Cette
nouvelle loi incrimine certaines formes légitimes de protestation,
limite la tenue de manifestations à certains endroits (près du Congrès,
du Sénat et des assemblées régionales), interdit les «réunions spontanées»
dans un certain nombre de lieux et prévoit des amendes pour les
organisateurs de ces manifestations
.
Les journalistes et les citoyens encourent désormais une amende
maximale de € 30 000 s’ils filment les agents des forces de l’ordre
ou utilisent ces images. Les nouvelles dispositions empêchent par conséquent
les citoyens de faire état, images à l’appui, de violences policières.
Avant l’adoption de cette loi, les rapporteurs spéciaux des Nations
Unies s’en étaient inquiétés, car elle portait à l’évidence atteinte
au droit à la liberté de réunion
.
Le texte a été renvoyé pour avis devant la Cour constitutionnelle
espagnole en mai 2015
et
la Commission de Venise a été saisie d’une autre demande d’avis
.
3.6. Turquie
32. Quelque 46 arrêts de la Cour
portant sur la liberté de réunion sont actuellement en attente d’exécution devant
le Comité des Ministres
. En outre, 117 affaires concernant
l’absence d’enquête effective sur les actes des forces de sécurité
turques sont également pendantes, mais elles ne portent pas toutes
sur les actes commis par les forces de sécurité turques pendant
des manifestations pacifiques
.
33. Dans le groupe d’affaires
Oya Ataman,
la Cour a observé au titre de l’article 46 de la Convention que les
problèmes à l’origine des violations du droit des requérants à la
liberté de réunion pacifique et des mauvais traitements infligés
aux requérants en raison d’un recours excessif à la force pour disperser
les manifestations pacifiques étaient systémiques et que la Turquie
devait par conséquent adopter des mesures générales pour prévenir
la commission de violations similaires à l’avenir. Ces mesures devraient
notamment consister en l’adoption de dispositions plus précises
sur l’usage de gaz lacrymogène (ou gaz poivre) et des grenades lacrymogènes,
une formation adéquate des agents de la force publique, ainsi qu’en
leur contrôle et leur surveillance au cours de manifestations
.
34. Les événements récemment survenus en Turquie illustrent le
caractère systémique du problème et l’urgence qu’il y a à remédier
à cette situation. Les forces de l’ordre ont eu recours de manière
disproportionnée à la force à l’encontre de manifestants lors de
ce qu’il est convenu d’appeler les «incidents du parc Gezi»: à la fin
du mois de mai 2013, plusieurs centaines de personnes se sont réunis
à Istanbul pour s’opposer à la destruction du parc Gezi, l’un des
derniers espaces verts du centre de la ville, voué à disparaître
dans le cadre du projet de réaménagement du quartier de Taksim.
Pour disperser cette petite manifestation, la police a fait usage
de gaz lacrymogène, en allant jusqu’à frapper les manifestants et
brûler leurs tentes. Une telle réaction face à ce qui était au départ
un simple rassemblement pacifique de citoyens a donné lieu à d’importantes manifestations
de protestation dans tout le pays, auxquelles ont participé des
centaines de milliers de personnes.
35. Dans un rapport intitulé «Mouvement de protestation du parc
Gezi. Le droit de réunion pacifique violemment bafoué en Turquie»,
Amnesty International a fait état, documents à l’appui, des actes
de violence commis par la police à l’encontre des personnes rassemblées
sur la place Taksim, dont des journalistes qui couvraient l’événement,
des médecins qui venaient en aide aux blessés et des avocats qui
défendaient les droits des manifestants
. Ainsi, Ali İsmail
Korkmaz, un jeune homme de 19 ans, aurait été battu à mort par au moins
deux policiers en civil alors qu’il manifestait à Eskişehir contre
la destruction du parc Gezi. En janvier 2015, un tribunal local
a condamné l’un des deux policiers impliqués à une peine d’emprisonnement
de 10 ans et 10 mois pour avoir infligé des blessures ayant entraîné
la mort
.
36. Le rapport d’Amnesty International indique que, selon le ministère
de l’Intérieur, 4 900 manifestants avaient été placés en détention
le 23 juin 2013. Par ailleurs, l’Association médicale turque a signalé
que le 10 juillet 2013 plus de 8 000 personnes avaient été blessées
lors des manifestations et qu’à la fin du mois d’août, cinq personnes
avaient trouvé la mort au cours de ces manifestations
.
37. Le Commissaire aux droits de l’homme a condamné les violations
suivantes des droits de l’homme, qui semblent avoir été particulièrement
récurrentes lors des événements du parc Gezi: recours excessif au
gaz lacrymogène, usage impropre de grenades lacrymogènes comme projectiles,
usage de gaz lacrymogène dans des espaces confinés, usage combiné
de gaz lacrymogène et d’eau contre les manifestants, recours excessif à
la force pendant et après les arrestations, utilisation de canons
à eau, mise en place de voies d’évacuation insuffisantes, dissimulation
par les agents de police de leur grade et de leur numéro d’identification
et violences policières à l’encontre des journalistes
. Le Comité européen pour la prévention
de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants
(CPT) a publié en 2015 un rapport sur sa visite de 2013 en Turquie et
a accordé une attention particulière à la situation des personnes
privées de liberté à la suite des manifestations en faveur du parc
Gezi. Il a recommandé en particulier:
«d’adresser un message de fermeté
à l’ensemble des agents des services répressifs chargés sur tout le
territoire turc des opérations de contrôle des foules, en leur rappelant
que toute forme de mauvais traitements (y compris de violence verbale)
infligés aux personnes privées de liberté est inadmissible et sera
sanctionnée en conséquence.»
38. La liste des manifestations pacifiques dispersées de manière
brutale en Turquie semble s’allonger. Mentionnons seulement deux
cas récents de recours à la violence pour disperser les manifestants:
- 28 novembre 2015: la police
a fait usage de canons à eau et de gaz lacrymogène pour disperser
environ 2 000 personnes qui manifestaient sur la place Taksim à
Istanbul le samedi qui a suivi l’assassinat par balles d’un avocat
kurde de premier plan dans le sud-est de la Turquie ;
- Décembre 2015/janvier 2016: les manifestations pacifiques
contre le couvre-feu établi dans le sud-est du pays sont en général
dispersées de manière violente. «Les manifestations et manifestations silencieuses
qui ont lieu chaque jour en dehors des zones soumises au couvre-feu
sont habituellement dispersées par la police à l’aide de gaz lacrymogène
et de canons à eau, tandis que les manifestants sont placés en détention .»
39. Enfin, il importe de noter que le Parlement turc a adopté
en mars 2015 un projet de loi sécuritaire qui renforce encore les
pouvoirs de la police
. Le Commissaire
aux droits de l’homme a souligné que, même si une réforme de la
police s’imposait depuis longtemps, ce projet de loi semble «renforcer
le pouvoir de la police de faire usage d’armes à feu, de recourir
à la force lors des manifestations (…)» sans renforcer en parallèle l’indispensable
contrôle indépendant de ses actes
.
3.7. Ukraine
40. Deux affaires qui ont trait
à la liberté de réunion sont en attente d’exécution devant le Comité
des Ministres. Dans l’une d’elles (
Vyerentsov
c. Ukraine), la Cour a conclu à la violation des articles
11 et 7 (principe «nulle peine sans loi»), en raison de la condamnation
prononcée à l’encontre du requérant pour avoir organisé une manifestation
pacifique en octobre 2010, et elle a constaté l’existence d’une
lacune du droit ukrainien dans la procédure applicable à la tenue
des manifestations
. Le Commissaire
aux droits de l’homme a également fait part de ses préoccupations
à propos de l’absence d’un cadre légal régissant les réunions pacifiques
.
Au cours d’une visite plus récente effectuée en 2015, il a également
recommandé que «la loi relative à la police soit encore revue de
manière à comporter toutes les garanties indispensables sur l’usage
des armes à feu, dans le respect des normes internationales»
. D’après les
informations communiquées par les autorités ukrainiennes au Comité
des Ministres, un projet de loi «relative aux garanties du droit
à la liberté de réunion pacifique» a été déposé devant le parlement
le 7 décembre 2015
.
41. L’annonce faite à l’époque par le Gouvernement ukrainien de
l’interruption des préparatifs qui devaient aboutir à un accord
d’association avec l’Union européenne avait déclenché des manifestations
de grande ampleur à Kiev à partir du 21 novembre 2013. Les événements
de la place Maïdan à Kiev entre novembre 2013 et février 2014 ont
fait près de cent morts et des centaines de blessés. Ce mouvement
de protestation baptisé «Euromaïdan» reste tristement célèbre en
raison des moyens violents employés pour disperser la foule et dont
ont témoigné les journalistes, les victimes et d’autres manifestants.
Selon un rapport d’Amnesty International, une centaine de personnes
manifestaient pacifiquement le 30 novembre, lorsqu’une importante troupe
de policiers antiémeutes – également appelée la Berkout (unité spéciale
du ministère ukrainien de l’Intérieur) – les a sommées de se disperser.
Les policiers ont commencé à passer à tabac les manifestants qui
avaient décidé de rester, ainsi que des personnes cherchant à fuir
les lieux
.
42. Après sa visite ad hoc effectuée en septembre 2014 dans les
colonies pénitentiaires nos 25 et 100 situées
dans la région de Kharkiv, le CPT a, dans ses observations préliminaires,
mis en lumière des cas de passage à tabac et d’autres formes de
mauvais traitements physiques de manifestants de Maïdan par des membres
des forces de l’ordre. Le CPT a recensé un problème persistant,
à savoir le port, par les membres de la
Berkout et
des forces du ministère de l’Intérieur durant leur intervention,
de cagoules, casques ou masques rendant impossible l’identification
des auteurs de ces actes en raison de l’absence de tout numéro de
matricule sur leurs casques ou uniformes
.
3.8. Quelques
autres exemples
43. En Bosnie-Herzégovine, d’après
un certain nombre d’allégations, la police a fait un usage excessif
de la force contre des manifestants, des passants et des journalistes
à Tuzla et Sarajevo en février 2014. Les manifestants protestaient
contre les licenciements, les salaires impayés et les indemnités
de licenciement excessivement élevées touchées par les hauts responsables
de sociétés à la suite de la privatisation de plusieurs grandes
entreprises de la ville
.
44. En République tchèque, en décembre 2014, des manifestants
qui protestaient contre l’expulsion d’un squat auraient été dispersés
à coups de matraque, à l’aide de gaz poivre et à coups de pied,
avec un recours à la force inutile et excessif
.
45. En France, «plusieurs manifestations contre le mariage entre
personnes de même sexe, organisées à Paris entre le 24 mars et le
27 mai 2013 (“Manif pour tous”), impliquant plus de 2 millions de
personnes, ont déclenché l’intervention des forces de l’ordre; celles-ci
ont, notamment, eu recours aux gaz lacrymogènes (gaz poivre) à l’encontre
de manifestants pacifiques. Quatre personnes ont été blessées et
plusieurs centaines ont été arrêtées»
. A la suite des
attentats terroristes perpétrés en janvier 2015, la France a connu
les plus grands rassemblements publics de son histoire, organisés
pour condamner la violence et défendre la liberté d’expression.
Ces manifestations pacifiques ont révélé la valeur ajoutée que peut
avoir une manifestation, lorsqu’elle est un vecteur de solidarité
et d’unité. Après les attentats terroristes de Paris du 13 novembre
2015, les autorités françaises ont eu une réaction très différente
et ont proclamé l’Etat d’urgence, qui interdit tout rassemblement
pendant trois mois
. Cet
état d’urgence a déjà été invoqué pour disperser une manifestation pacifique
organisée dans le cadre de la conférence de Paris sur le changement
climatique (COP21); les forces de l’ordre ont fait usage de gaz
lacrymogène et de gaz poivre et ont arrêté 174 personnes
.
La constitutionnalisation de l’état d’urgence, actuellement examinée
par le Parlement français, pourrait éventuellement compromettre
la liberté de réunion par simple décision administrative.
46. Une affaire portant sur la liberté de réunion en République
de Moldova est actuellement en attente d’exécution devant le Comité
des Ministres. Dans l’affaire
Promo Lex
et autres c. Moldova, la Cour a conclu à la violation
du droit de réunion pacifique des requérants (deux ONG et un ressortissant
moldave), car la police n’avait pas assuré la protection des manifestants
contre une violente agression survenue lors d’une manifestation
en janvier 2009 (article 11) et parce que ceux-ci n’avaient disposé
d’aucun recours effectif à cet égard (article 13)
.
4. Normes
juridiques internationales et européennes applicables en matière
de protection des droits de l’homme au cours de manifestations pacifiques
47. Le droit international qui
régit l’usage de la force par les autorités répressives se compose
d’instruments juridiques régionaux contraignants relatifs aux droits
de l’homme, comme – au sein de l’espace du Conseil de l’Europe –
la Convention européenne des droits de l’homme et la Convention
européenne pour la prévention de la torture et des peines ou traitements
inhumains ou dégradants (STE no 126),
ainsi que d’instruments internationaux tels que le Pacte international
relatif aux droits civils et politiques ou la Convention des Nations Unies
contre la torture
.
48. Parmi les instruments juridiques non contraignants pertinents
figure le Code de conduite pour les responsables de l’application
des lois
, qui fournit aux services répressifs
auxquels sont conférés des pouvoirs de police des lignes directrices
sur la manière de respecter et protéger la dignité humaine et les
droits de l’homme. Un autre texte non contraignant important a été
adopté en 1990: les
Principes
de base sur le recours à la force et l’utilisation des armes à feu
par les responsables de l’application des lois de 1990 des Nations
Unies (Principes de base des Nations Unies). La création d’un
mandat de Rapporteur spécial des Nations Unies sur le droit de réunion
pacifique et la liberté d’association contribue à poursuivre l’élaboration
et la diffusion des principes, bonnes pratiques et enseignements
tirés de l’expérience pertinents
.
49. Dans le cadre du Conseil de l’Europe, le Comité des Ministres
et l’Assemblée parlementaire ont, à de nombreuses reprises, souligné
l’importance cruciale de donner des directives aux forces de police
et de garantir la protection des droits de l’homme lors de manifestations.
Le 19 septembre 2001, le Comité des Ministres a adopté le Code européen
d’éthique de la police
,
qui s’applique aux forces ou services de police publics traditionnels,
ou à d’autres organes autorisés et/ou contrôlés par les pouvoirs
publics. Ce Code recommande, notamment, que «[l]a législation régissant
la police doit être accessible aux citoyens et suffisamment claire
et précise; le cas échéant, elle doit être complétée par des règlements
clairs également accessibles aux citoyens»
. En matière d’accès à l’information,
les autorités répressives des Etats membres doivent également se
conformer à la Convention du Conseil de l’Europe sur l’accès aux
documents publics (STCE no 205) (2009)
. Incitée en ce sens par les arrêts
pertinents de la Cour européenne des droits de l’homme, l’Assemblée
a adopté la
Résolution
1947 (2013), «Manifestations et menaces pour la liberté de réunion,
la liberté des médias et la liberté d’expression». Elle y appelle
instamment les Etats membres à garantir la liberté de réunion et
de manifestation, conformément à la jurisprudence de la Cour, à
mener des enquêtes en bonne et due forme sur le recours excessif
ou disproportionné à la force des membres des forces de l’ordre,
à renforcer les programmes de formation aux droits de l’homme destinés
aux membres des forces de l’ordre et à établir des instructions
claires sur l’usage de gaz lacrymogène et interdire son emploi dans
des espaces confinés.
50. L’OSCE/BIDDH, conjointement avec la Commission de Venise,
a élaboré les Lignes directrices sur la liberté de réunion pacifique
précitées, qui offrent une boîte à outils pratique au législateur
et aux praticiens responsables de l’application du droit, en s’inspirant
des exemples de bonnes pratiques tirés des législations nationales
et de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme
pour illustrer les diverses possibilités législatives qui permettent
de régir les questions relatives à la liberté de réunion
.
Ces lignes directrices ont été citées par la Cour, tout récemment
dans l’affaire
Vyerentsov c. Ukraine .
5. Violations
de droits de l’homme spécifiques au cours de manifestations pacifiques
51. Conformément à l’article 11
de la Convention, la liberté d’association et de réunion peut faire
l’objet de restrictions dans certaines circonstances, lorsque ces
restrictions sont prévues par la loi et poursuivent un but légitime
dans une société démocratique, notamment la sécurité nationale,
la sûreté publique, la défense de l'ordre et la prévention du crime,
la protection de la santé ou de la morale, ou la protection des
droits et libertés d'autrui. Ces notions sont souvent utilisées,
y compris de manière abusive, pour interdire les manifestations, faire
usage de la violence pour disperser les manifestants et pour les
arrêter.
52. Les violations des droits de l’homme commises lors de manifestations
pacifiques ne concernent cependant pas exclusivement le droit à
la liberté de réunion. Elles peuvent également avoir trait aux droits suivants.
5.1. Le
droit à la vie et le droit à ne pas être victime de torture ni de
traitements inhumains ou dégradants
53. Les violences policières à
l’encontre des manifestants peuvent emporter violation de l’article
2 de la Convention, qui protège le droit de toute personne à ne
pas être privée arbitrairement du droit à la vie et par conséquent
limite strictement le recours à la force meurtrière ou potentiellement
meurtrière aux situations dans lesquelles celle-ci s’avère absolument
nécessaire.
54. Même lorsque les forces de l’ordre font usage de la force
pour maintenir l’ordre au cours d’une manifestation sans que cette
force ne soit meurtrière, cette dernière peut emporter violation
d’un autre droit imprescriptible consacré à l’article 3 de la Convention:
l’interdiction de la torture et des peines ou traitements inhumains
ou dégradants. La violation de cette disposition peut être constituée
lorsque les forces de l’ordre ont recours à des armes «moins létales»,
comme le gaz lacrymogène, les canons à eau ou les balles en caoutchouc.
Ainsi, dans la récente affaire
Cestaro
c. Italie, la Cour a estimé que le traitement infligé
par la police à un manifestant pacifique s’apparentait à un acte
de torture
.
55. Le Code européen d’éthique de la police comporte des lignes
directrices applicables aux interventions policières, qui soulèvent
également des questions relatives au droit à la vie et interdit
d’infliger, d’encourager ou de tolérer les actes de torture
.
5.2. Non-discrimination
56. Il importe également que les
restrictions imposées à l’exercice de la liberté de réunion ne soient
pas discriminatoires. Le fait que les organisateurs d’une manifestation
soient peu appréciés ne suffit pas à justifier l’interdiction de
leur réunion. Ainsi, le fait de refuser à une église évangélique
l’autorisation de célébrer un culte dans un parc pour éviter de
mécontenter les fidèles de la religion majoritaire dans ce quartier
constitue, outre une violation de la liberté de religion, une violation
de l’article 14 de la Convention. En pareille circonstance, les
autorités devaient faire preuve de «pluralisme, tolérance et ouverture
d'esprit»
.
57. Ces mêmes principes valent pour les groupes ethniques ou politiques
minoritaires ou pour d’autres minorités comme les personnes lesbiennes,
gays, bisexuelles, transsexuelles et intersexes (LGBTI) qui souhaitent
effectuer des marches ou des manifestations. Des violations du droit
à la liberté de réunion en raison de l’orientation sexuelle sont
fréquemment signalées. Ainsi, depuis 2011, le Comité des Ministres
a surveillé l’exécution de l’arrêt
Alekseyev
c. Fédération de Russie, qui concerne la violation de
la liberté de réunion du requérant, l’absence de recours effectif
à cet égard et sa discrimination motivée par son orientation sexuelle
en raison de l’interdiction répétée pendant trois ans (de 2006 à
2008), par les autorités municipales de Moscou, de la tenue de marches
et rassemblements en faveur des droits des homosexuels
.
Les violations de la liberté de réunion en raison de l’orientation
sexuelle se produisent régulièrement avant les manifestations pacifiques
lorsque les marches, rassemblements ou manifestations sont interdites
. Dans certaines autres affaires,
les violations ont eu lieu pendant les manifestations, par exemple
parce que l’Etat n’avait pas assuré la protection adéquate des manifestants
pacifiques qui participaient à une marche homosexuelle en Géorgie (voir
plus loin le paragraphe 64). En mai 2015, en Turquie, la police
a arbitrairement eu recours à la force à l’encontre des participants
pacifiques de la Marche des fiertés (
Gay
Pride), en faisant usage de canons à eau, de gaz lacrymogène
et de projectiles au gaz poivre
.
58. La Commission de Venise souligne régulièrement que «la liberté
de réunion pacifique est un droit pour tous». Elle a fait remarquer
que la discrimination entre ressortissants nationaux et étrangers
devrait être abandonnée par le canton de Sarajevo en Bosnie-Herzégovine
et que, en Serbie, les migrants en situation irrégulière, les apatrides,
les demandeurs d’asile et les personnes handicapées «doivent avoir
le droit d’exercer leur liberté de réunion»
.
5.3. Le
droit au respect de la vie privée
59. Les opérations de police menées
lors de manifestations pacifiques peuvent également entraîner des restrictions
au droit des manifestants au respect de leur vie privée, consacré
à l’article 8 de la Convention, notamment pour ce qui est de la
transmission d’images par la police aux médias ou la collecte et
la conservation de données à caractère personnel, d’empreintes digitales
ou d’échantillons d’ADN par les forces de l’ordre lors d’interpellations
et de fouilles. En outre, selon le Code européen d’éthique de la
police, «la collecte, le stockage et l’utilisation de données personnelles
par la police doivent être (…) limités à ce qui est nécessaire à
la réalisation d’objectifs licites, légitimes et spécifiques»
.
Les défenseurs du droit au respect de la vie privée considèrent
que «[l’]utilisation de techniques de surveillance systématiques
et généralisées à l’encontre de protestataires et d’organisateurs
d’actions de contestation, dans les espaces physiques et les technologies
numériques, devrait être interdite»
.
5.4. Le
droit à la liberté d’expression
60. Les violations de l’article
10 de la Convention peuvent également survenir lorsque la police
prend tout spécialement pour cible les journalistes au cours d’une
manifestation et les empêche d’en assurer la couverture médiatique.
Ainsi, le 29 mars 2014, à l’issue d’une manifestation qui avait
eu lieu à Madrid, sept photographes de presse auraient été agressés,
frappés et blessés par des fonctionnaires de police alors qu’ils cherchaient
à couvrir une arrestation. La représentante de l’OSCE pour la liberté
des médias, Mme Dunja Mijatović, a fait
part de sa vive préoccupation au sujet des violences et de l’intimidation
dont les services de police ont fait preuve à l’égard des journalistes
qui assuraient la couverture de ces manifestations
.
61. Plus récemment, en janvier 2016, un journaliste de l’agence
de presse JINHA, Beritan Canözer, a été arrêté alors qu’il assurait
la couverture d’une manifestation organisée pour protester contre
le couvre-feu imposé dans le voisinage de la circonscription de
Sur, dans la province de Diyarbakır (Turquie)
, et un reporter du quotidien turc
Evrensel a été arrêté au moment
où il assurait la couverture d’une manifestation de femmes à Izmir
. L’utilisation des réseaux sociaux
pour faire état de manifestations pacifiques a également été prise
pour cible.
5.5. Les obligations faites aux Etats en
matière de réunion pacifique
62. Pour ce qui est du droit de
réunion pacifique, les Etats sont soumis à une obligation négative
et à une obligation positive. La Cour a fait observer, dans l’affaire
Oya Ataman c. Turquie, que les Etats
parties doivent «non seulement protéger le droit de réunion pacifique
mais également s’abstenir d’apporter des restrictions indirectes
abusives à ce droit». Elle affirme d’autre part qu’«il est important
que les pouvoirs publics fassent preuve d’une certaine tolérance
pour les rassemblements pacifiques»
.
63. La nécessité d’assurer le maintien de l’ordre lors de manifestations
ne comporte pas seulement, pour la police, l’obligation négative
de s’abstenir de recourir à l’usage de la force. Les autorités ont
également l’obligation positive de protéger les manifestants contre
la violence dont peuvent faire montre les contre-manifestants ou
les agents provocateurs, comme l’a établi la Cour dans l’affaire
Plattform «Ärzte für das Leben» c. Autriche.
La Cour définit cette obligation positive comme l’obligation «d’adopter
des mesures raisonnables et appropriées afin d’assurer le déroulement
pacifique des manifestations licites», tout en faisant remarquer
que les services répressifs «jouissent d’un large pouvoir d’appréciation
dans le choix de la méthode à utiliser»
. La Cour
a par la suite constamment réaffirmé cette obligation positive
.
A l’occasion d’une autre affaire, dans laquelle la police avait
formé un cordon pour maintenir les contre-manifestants à l’écart,
sans empêcher que ceux-ci ne se livrent à des agressions physiques
et ne causent des dommages aux biens, elle a conclu que les services
répressifs n’avaient pas pris de mesures suffisantes pour permettre
à une manifestation licite de se dérouler de manière pacifique
.
64. Il arrive fréquemment que les Etats ne respectent pas cette
obligation positive lorsque les manifestations pacifiques concernent
les droits des membres d’une minorité. La Cour a récemment rendu
un arrêt dans lequel elle a indiqué que les autorités géorgiennes
n’avaient pas protégé contre les violentes agressions de contre-manifestants
une marche organisée en 2012 en faveur des droits des personnes
LGBT à Tbilissi. La Cour a en particulier estimé que les autorités
connaissaient ou auraient dû connaître les risques associés à cette manifestation.
Elles avaient dès lors l’obligation, qu’elles n’ont pas respecté,
d’assurer une protection suffisante de manière à ce que cette manifestation
puisse se dérouler pacifiquement
.
65. A cet égard, le Rapporteur spécial des Nations Unies a mis
en avant une bonne pratique: «la création en Estonie d’une unité
de police d’intervention rapide (police antiémeute) chargée de protéger
les manifestants pacifiques contre les attaques de provocateurs
et de contre-manifestants et formée aux méthodes de séparation des
principaux provocateurs des manifestants pacifiques»
.
Cette mesure pourrait d’ailleurs représenter un élément essentiel
du maintien de l’ordre au cours d’une manifestation dans le respect
des droits de l’homme.
6. Le maintien de l’ordre au cours des
manifestations dans le respect des droits de l’homme
66. Le maintien de l’ordre au cours
des manifestations devrait systématiquement être guidé par le respect des
principes des droits de l’homme et se conformer aux normes internationales
en matière de droits de l’homme (voir plus haut la partie 5)
.
6.1. La quasi interdiction de l’usage des
armes à feu
67. Le principe 9 des Principes
de base des Nations Unies interdit sans ambiguïté «[l’]usage d'armes
à feu contre des personnes» par les forces de l’ordre, sauf «si
cela est absolument inévitable pour protéger des vies humaines».
Les Principes de base des Nations Unies établissent une distinction
entre les rassemblements pacifiques et illégaux et les rassemblements
violents. L’interdiction de l’usage des armes à feu est partiellement
levée pour la dispersion des rassemblements violents: «les responsables
de l'application des lois ne peuvent utiliser des armes à feu pour
disperser les rassemblements violents que s'il n'est pas possible d'avoir
recours à des moyens moins dangereux, et seulement dans les limites
du minimum nécessaire». Le Code de conduite pour les responsables
de l'application des lois précise également que l’usage des armes
à feu doit uniquement intervenir en dernier ressort et de manière
à limiter le plus possible les dommages matériels et corporels
.
6.2. Un recours à la force proportionné
et indispensable
68. Le principe 13 des Principes
de base des Nations Unies porte sur la dispersion des rassemblements illégaux
mais pacifiques; en pareil cas, «les responsables de l'application
des lois doivent s'efforcer de [les] disperser (…) sans recourir
à la force et, lorsque cela n'est pas possible, limiter l'emploi
de la force au minimum nécessaire». Conformément à l’article 3 du
Code de conduite pour les responsables de l'application des lois, «les
responsables de l'application des lois peuvent recourir à la force
seulement lorsque cela est strictement nécessaire et dans la mesure
exigée par l'accomplissement de leurs fonctions». Il importe que
les forces de l’ordre disposent d’armes et d’instruments qui permettent
de réagir de manière graduelle aux situations qui exigent le recours
à la force.
69. Il convient de mettre en place un système de contrôle de l’usage
de la force, qui doit comporter l’obligation, pour les forces de
l’ordre, de signaler tout recours à la force. La documentation relative
au recours à la force doit être mise à la disposition du public.
6.3. L’usage d’armes «moins létales»
70. Si les Etats semblent s’efforcer
d’éviter le recours à la force meurtrière
, ce
qui est louable, de nombreux cas de blessures graves, voire de décès,
dus à l’utilisation d’armes neutralisantes considérées comme non
létales ont été signalés, en particulier l’usage de matraques, canons
à eau, gaz poivre, armes de poing, pistolets Taser, balles en caoutchouc,
pistolets paralysants et grenades neutralisantes. Toute arme peut devenir
létale en fonction de son utilisation.
71. Certains Etats membres semblent élargir leur panoplie de matériels
de ce type et leur champ d’utilisation à l’égard des manifestants.
Bien qu’un éventail d’options tactiques moins létales doive être
mis à disposition des autorités répressives pour leur permettre
de faire un usage distinct de la force et des armes à feu, y compris
des armes neutralisantes non létales,
«la mise au point et l'utilisation
d'armes non meurtrières neutralisantes devraient faire l'objet d'une
évaluation attentive afin de réduire au minimum les risques à l'égard des
tiers et l'utilisation de telles armes devrait être soumise à un
contrôle strict» (principe 3).
72. Un récent rapport de l’ONG Access Info Europe souligne le
manque de transparence qui entoure l’utilisation de divers types
de matériel lors des opérations de maintien de l’ordre qui accompagnent
les manifestations. Les conclusions inquiétantes des recherches
menées pour ce rapport indiquent qu’«aucun des 42 pays examinés
n’a fourni d’informations complètes» à propos notamment «de la législation
qui régit le matériel utilisé lors des manifestations, de la formation
sur son utilisation [et] des quantités et de la nature du matériel
fourni»
.
73. Le CPT s’est lui aussi prononcé sur l’utilisation des armes
à impulsions électriques dans ses normes:
«Le CPT considère que l’utilisation
d’armes à impulsions électriques devrait être soumise aux principes de
nécessité, de subsidiarité, de proportionnalité, d’avertissement
préalable (lorsque cela s’avère possible) et de précaution. Ces
principes impliquent, entre autres, que les fonctionnaires qui se
voient délivrer de telles armes doivent recevoir une formation adéquate
à leur utilisation. S’agissant plus spécifiquement des AIE capables
de lancer des projectiles, les critères régissant leur utilisation devraient
s’inspirer directement de ceux applicables aux armes à feu» .
6.4. L’utilisation de gaz lacrymogène
74. Je constate avec préoccupation
les multiples effets négatifs de certaines armes qui ne sont pas considérés
comme des armes létales, mais qui peuvent provoquer de graves lésions,
voire entraîner la mort, lorsqu’elles sont utilisées d’une certaine
manière. L’utilisation du gaz lacrymogène pour disperser les foules
a suscité des préoccupations particulières, notamment parce qu’il
ne fait aucune distinction entre les manifestants et les passants,
ni entre les personnes en bonne santé et les personnes qui présentent
certains problèmes de santé, comme l’a fait observer le Rapporteur
spécial dans son rapport de 2012
.
Utilisées à mauvais escient, les grenades lacrymogènes peuvent devenir
des armes létales ou blesser gravement les manifestants. Ainsi,
lors des événements du parc Gezi, plusieurs agents de police ont
directement tiré des grenades lacrymogènes sur les manifestants
en visant leur visage.
75. Le gaz lacrymogène a été utilisé pour la première fois pendant
la première guerre mondiale, devient de plus en plus l’arme de prédilection
des forces de sécurité partout en Europe. Bien que le droit international interdise
le gaz lacrymogène et le gaz poivre comme «méthode de guerre», il
n’impose aucune restriction pour son utilisation nationale comme
«agent de lutte antiémeute». Le commerce de gaz lacrymogène doit,
au même titre que les autres produits dangereux et toxiques, faire
l’objet d’une réglementation claire et systématique et toute commercialisation
doit être publiquement indiquée. L’utilisation de gaz lacrymogène
est largement répandue dans les Etats membres, bien que les risques
qu’elle présente pour la santé soient parfaitement connus
. Le gaz lacrymogène n’est pas en
principe une arme létale; mais utilisé de manière impropre, de manière
rapprochée ou directement sur les manifestants, il peut provoquer
de graves lésions, voire entraîner la mort.
76. L’emploi du gaz lacrymogène a souvent été critiqué par la
Cour. Ainsi, dans la récente affaire
Ataykaya c.
Turquie, elle a constaté que «le
droit turc ne contenait aucune disposition spécifique réglementant
l’utilisation des grenades lacrymogènes lors de manifestations,
et qu’aucune directive n’existait (…) concernant leur mode d’emploi»,
en concluant que la Turquie devait procéder sans plus tarder au
«renforcement des garanties d’une bonne utilisation des grenades
lacrymogènes afin de minimiser les risques de mort et de blessures
liés à leur utilisation»
. Dans un arrêt
antérieur rendu contre la Turquie, la Cour a affirmé que les grenades lacrymogènes
tirées à l’aide de lanceurs pouvaient blesser, voire tuer, et qu’il
convenait par conséquent de les distinguer des autres formes d’utilisation
de gaz lacrymogène. Selon la Cour, le risque que présente ce matériel
justifie l’application de sa jurisprudence sur le recours à la force
potentiellement meurtrière, combinée à l’article 2 de la Convention
sur le droit à la vie; il importe par conséquent que la législation
nationale le réglemente de manière rigoureuse, dans le cadre d’un
système de garanties adéquates et effectives contre son utilisation
arbitraire, son utilisation abusive et les accidents qui peuvent
être évités. La Cour a déclaré en particulier que, compte tenu de
la blessure du requérant et du fait que le Gouvernement turc n’avait
pas suffisamment enquêté sur cet incident pour pouvoir démontrer
le contraire, elle présumait que la grenade lacrymogène avait été
tirée directement et horizontalement sur le requérant, et non sous
forme d’un tir en cloche comme cela aurait dû être le cas
.
77. La plupart des affaires examinées par la Cour à propos de
l’utilisation de gaz lacrymogène concernent la Turquie, car les
forces de l’ordre turques y ont eu recours à une échelle sans précédent
pour maintenir l’ordre au cours des manifestations, ce qui a entraîné
des blessures et des décès. L’Initiative «Le gaz lacrymogène doit
être interdit» (Biber Gazı Yasaklansın İnsiyatifi)
a publié un rapport qui fait état
de huit décès et 450 lésions dus au gaz lacrymogène en 2014. Ce
rapport a toutefois été contesté par la police
. L’association
médicale turque a constaté qu’environ 130 000 grenades lacrymogènes
avaient été utilisées pendant les manifestations du parc Gezi et
que 8 000 lésions avaient été causées par le gaz lacrymogène et d’autres
armes moins létales
.
Un rapport récent montrait qu’il y avait plus d’informations sur
l’utilisation du gaz lacrymogène en Turquie que dans d’autres membres
du Conseil de l’Europe, principalement en raison des initiatives
locales et des organisations plus larges qui collectent cette information.
Selon ce rapport, il y a un manque d’informations et de chiffres
sur l’utilisation du gaz lacrymogène pour les autres pays
.
78. Le CPT a également fait part de ses préoccupations quant à
l’usage de gaz lacrymogène, en déclarant que:
«Le gaz poivre est une substance
potentiellement dangereuse qui ne doit pas être utilisée en milieu confiné.
Le CPT émet également de sérieuses réserves quant à son utilisation
dans des espaces ouverts; s’il se révèle exceptionnellement nécessaire
de recourir à cette mesure en extérieur, des garanties clairement
définies devraient être en place. Par exemple, les détenus exposés
au gaz poivre devraient pouvoir consulter immédiatement un médecin
et se voir offrir un antidote. Le gaz poivre ne doit jamais être
utilisé à l’encontre d’un détenu qui a déjà été maîtrisé» .
6.5. L’encerclement des manifestants
79. Les Lignes directrices de l’OSCE/BIDDH
précisent que «les stratégies de contrôle des foules basées sur
l’encerclement et l’isolement (une tactique connue au Royaume-Uni
sous le nom de kettling) ne devraient être utilisées qu’à titre
exceptionnel»
.
La Cour a adopté une position similaire et a conclu que l’encerclement d’un
groupe de personnes par la police en vue de maintenir l’ordre public
pouvait tout autant emporter violation de l’article 5 de la Convention
et de l’article 2 du Protocole no 4 à
la Convention (STE no 46) (qui consacre
le droit à la liberté de circulation). Elle a estimé, dans l’affaire
Austin et autres c. Royaume-Uni , qu’en dépit
du caractère coercitif de l’encerclement des manifestants dans un
cordon policier, de sa durée et de l’inconfort physique qui en résulte
pour les requérants, ils n’avaient subi aucune privation de liberté
au sens de l’article 5.1 de la Convention. Pour parvenir à cette
conclusion, la Cour a tenu compte du «genre» de mesure et de sa «mise
en place» en l’espèce. Elle a néanmoins clairement souligné que
«les autorités nationales doivent se garder d’avoir recours à des
mesures de contrôle des foules afin, directement ou indirectement,
d’étouffer ou de décourager des mouvements de protestation»
.
6.6. La formation et le conseil
80. Il ne suffit pas que des dispositions
et des politiques destinées à garantir le respect des droits de l’homme
dans les opérations de maintien de l’ordre soient en place pour
qu’elles se traduisent systématiquement sur le terrain par une application
concrète. Les violations des droits de l’homme commises par les
forces de l’ordre lors de manifestations pacifiques sont souvent
dues à un manque de compétences et de formation adéquate. Le Code
européen d’éthique de la police préconise une formation régulière
et adéquate, y compris aux principes des droits de l’homme, du personnel
de police. Il indique très clairement qu’une «formation pratique
concernant l’emploi de la force et ses limites au regard des principes
établis en matière de droits de l’homme, notamment de la Convention
européenne des droits de l’homme et de la jurisprudence correspondante,
doit être intégrée à la formation des policiers à tous les niveaux»
.
81. Les services de police doivent savoir comment et quand utiliser
le matériel qui leur est fourni. Cela suppose non seulement d’en
connaître le fonctionnement, mais également les capacités, le but
et les limites. Dans sa
Résolution
1947 (2013), l’Assemblée a invité les Etats membres «à renforcer
les programmes de formation aux droits de l’homme à destination
des membres des forces de l’ordre»
.
6.7. L’assistance aux victimes
82. L’assistance et l’aide médicale
aux victimes du recours à la force pendant les manifestations doivent
être garanties le plus tôt possible pour minimiser ses effets préjudiciables
sur la vie et la santé. La Cour a indiqué dans l’arrêt de Grande
Chambre
Giuliano et Gaggio c. Italie qu’il
«est important que des mesures de sécurité préventives, telles que
l'envoi de secours d'urgence sur les lieux des réunions ou manifestations,
soient prises afin de garantir le bon déroulement des événements
de ce type»
. Il importe
que le personnel médical ne soit pas menacé lorsqu’il fournit une
aide d’urgence aux manifestants. L’Association médicale turque a
été poursuivie par le ministère turc de la Santé pour avoir dispensé
«des soins d’urgence aux manifestants blessés lors des mouvements
de protestation en faveur du parc Gezi». Une juridiction d’Ankara
a annulé ces poursuites en février 2015
.
6.8. Les mesures de sécurité préventives
83. Le dialogue entre les agents
des forces de l’ordre et les manifestants est tout aussi important
pour informer ces derniers des mesures de sécurité et de sûreté
publique qui seront prises
. Les mesures de précaution, comme le recours
à un service d’ordre ou à du matériel d’amplification du son afin
de donner des directives aux manifestants ou de les avertir d’un
éventuel recours à la force, peuvent représenter un moyen efficace
de veiller à ce que les manifestations demeurent pacifiques. A l’inverse,
les mesures «menaçantes» comme le déploiement d’unités de police
lourdement armées, de chiens policiers, de canons à eau, etc. ont tendance
à engendrer une escalade de la violence. Les Lignes directrices
de l’OSCE/BIDDH encouragent également les autorités répressives
à «adopter une démarche proactive dans leurs rapports avec les organisateurs
de réunions»
.
84. Les mesures préventives doivent être proportionnées et nécessaires.
Dans l’arrêt
Nurettin Aldemir et autres
c. Turquie, alors que les autorités avaient l’obligation
de prendre des mesures adaptées aux manifestations légales afin
de garantir leur déroulement pacifique et la sécurité de tous les
citoyens, la Cour a estimé que l’intervention rapide et énergique
des forces de l’ordre pour disperser une foule au départ pacifique avait
renforcé les tensions et provoqué des heurts. La Cour a par conséquent
jugé que l’intervention énergique des fonctionnaires de police était
disproportionnée et n’était pas nécessaire pour la prévention des
troubles; elle emportait dès lors violation de l’article 11
.
6.9. L’obligation de répondre de ses actes:
la lutte contre l’impunité
85. L’impunité représente l’un
des facteurs permissifs essentiels qui favorisent un mauvais maintien
de l’ordre
. Dans plusieurs affaires évoquées
ci-dessus, la Cour a conclu à une violation procédurale de l’article 2
ou 3 de la Convention, en raison de l’absence d’enquête effective
au niveau national, qui a favorisé l’impunité de certains policiers
(par exemple à cause de l’impossibilité de déterminer leur identité)
. Lorsque
les autorités nationales compétentes déploient des policiers masqués,
ces agents doivent arborer un signe distinctif (par exemple un numéro
de matricule) qui, tout en préservant leur anonymat, permet de les
identifier ultérieurement en cas, par exemple, de contestation des
faits
. Cette dernière
directive a été précisée plus en détail dans l’affaire
Ataykaya c. Turquie dans laquelle
la Cour a conclu que les autorités internes avaient délibérément
créé une situation d’impunité qui, notamment, rendait impossible
l’identification des agents soupçonnés d’avoir tiré des grenades
lacrymogènes
. La Cour a statué dans plusieurs
affaires contre la Turquie au sujet de l’absence d’enquête effective
sur les allégations de mauvais traitements du requérant ou de l’absence
de recours effectif à cet égard (violation des articles 3, 11 et
13 de la Convention)
.
86. Le principe 7 des Principes de base des Nations Unies énonce
que le recours arbitraire ou abusif à la force et aux armes à feu
par les agents des services répressifs doit être pénalement réprimé
par la législation nationale. C’est l’un des points soulignés par
la Cour dans l’affaire
Cestaro c. Italie .
87. Il importe de mettre en place un mécanisme de plainte contre
la police et d’engager des poursuites pénales et disciplinaires
à l’encontre des fonctionnaires de police responsables d’actes répréhensibles
ou de violations des droits de l’homme. La Cour a défini cinq principes
d’une enquête effective sur les plaintes déposées
contre la police: indépendance
, pertinence
,
diligence
, contrôle du public
et association de la
victime à la procédure
.
7. Conclusion
88. J’aimerais souligner une fois
encore que les manifestations pacifiques, qu’elles soient autorisées
ou non, jouent un rôle essentiel dans une société démocratique.
Il importe de ne pas les sacrifier sur l’autel des mesures de sécurité
et de lutte contre le terrorisme. Les Etats membres devraient s’abstenir
de recourir aux interdictions de manifestations et arrestations
préventives des éventuels manifestants dans le but de limiter ce droit
à la liberté de réunion. Le fait qu’un mouvement de protestation
pacifique ne soit pas autorisé ne devrait pas servir de prétexte
aux forces de l’ordre pour recourir de manière excessive à la force
en vue de disperser cette manifestation. Il convient que les forces
de l’ordre recourent à la force uniquement lorsque celle-ci est absolument
nécessaire et dans la proportion minimale qu’exigent les circonstances.
89. Comme le démontrent les éléments qui précèdent, il apparaît
clairement qu’il existe d’importantes possibilités d’amélioration
en vue de créer un environnement favorable aux manifestations pacifiques
dans tous les Etats membres et de favoriser au cours des manifestations
un maintien de l’ordre qui soit respectueux des droits de l’homme.
Aucun nouvel instrument international n’est nécessaire pour prévenir
les violations des droits de l’homme commises lors de manifestations
pacifiques, puisque le droit à la liberté de réunion pacifique est
profondément ancré dans le droit international en vigueur. En outre,
il existe de nombreux outils, lignes directrices et manuels pour
favoriser l’émergence d’un maintien de l’ordre des manifestations
pacifiques dans le respect effectif des droits de l’homme. Tous
les Etats membres doivent veiller à ce que leur législation soit conforme
avec ces normes internationales. Comme nous l’avons vu, la législation
récemment adoptée en France, en Fédération de Russie, en Espagne
et en Turquie est particulièrement inquiétante. L’absence de législation
relative à la procédure applicable à la tenue de manifestations
pose également problème, comme c’est le cas en Ukraine. Il importe
surtout que la pratique des forces de l’ordre des Etats membres
soit réellement conforme aux normes internationales et régionales
pertinentes en matière de droits de l’homme. Comme le montrent les
événements récemment survenus, par exemple, en Arménie, en Azerbaïdjan,
en France, en Grèce, en Turquie, en Fédération de Russie, en Espagne
ou en Ukraine, il arrive fréquemment que ces normes ne soient pas
mises en œuvre par les autorités répressives dans divers Etats membres.
90. La Convention, selon l’interprétation retenue par la Cour,
a clairement délimité le droit à la liberté de réunion pacifique,
mais elle a également défini clairement les obligations positives
et négatives des Etats Parties. J’aimerais à cet égard souligner
une nouvelle fois l’importance des recommandations déjà énoncées dans
la
Résolution 1947 (2013) de l’Assemblée. Dans cette résolution, l’Assemblée invite
en effet instamment les Etats membres à garantir la liberté de réunion
conformément à la jurisprudence de la Cour, à mener des enquêtes
diligentes sur le recours excessif ou disproportionné à la force
des membres des services répressifs, à renforcer les programmes
de formation aux droits de l’homme à l’intention des membres des
forces de l’ordre, ainsi qu’à élaborer des directives claires relatives
à l’usage de gaz lacrymogène et à interdire son usage dans les espaces
confinés.
91. La transparence des actes des autorités répressives pendant
les manifestations représente un aspect important de la question,
qui doit également être examiné par les Etats membres. Les citoyens
ont le droit de connaître la législation qui régit l’utilisation
du matériel employé lors des manifestations, la formation dispensée sur
cette utilisation et le mode de fonctionnement des forces de police,
ainsi que les moyens auxquels ces dernières peuvent recourir au
cours des manifestations pacifiques.
92. Compte tenu de la récente dégradation du droit à la liberté
de réunion dans certains Etats membres, il importe que l’Assemblée
continue à assurer un suivi de la situation dans les Etats membres
et se tienne informée des nouvelles évolutions. Nul ne devrait courir
de risque ni subir de violences dans l’exercice pacifique de son
droit à la liberté de réunion, qui est étroitement associé à l’exercice
du droit à la liberté d’association et du droit à la liberté d’expression.
Il importe par conséquent que les journalistes et les défenseurs
des droits de l’homme qui assurent la couverture des manifestations
soient convenablement protégés eux aussi et qu’ils ne risquent pas
d’être sanctionnés pour avoir exercé leur mission.
93. Les principales conclusions et les recommandations qui
en découlent et sont adressées aux Etats membres figurent de manière
synthétique dans le projet de résolution contenu dans le présent
rapport.