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Résolution 2253 (2019)

La charia, la Déclaration du Caire et la Convention européenne des droits de l’homme

Auteur(s) : Assemblée parlementaire

Origine - Discussion par l’Assemblée le 22 janvier 2019 (4e séance) (voir Doc. 14787 et addendum, rapport de la commission des questions juridiques et des droits de l’homme, rapporteur: M. Antonio Gutiérrez; Doc. 14803, avis de la commission des questions politiques et de la démocratie, rapporteure: Mme Maryvonne Blondin; Doc. 14804, avis de la commission de la culture, de la science, de l’éducation et des médias, rapporteur: M. Constantinos Efstathiou; et Doc. 14805, avis de la commission sur l’égalité et la non-discrimination, rapporteur: M. Manuel Tornare). Texte adopté par l’Assemblée le 22 janvier 2019 (4e séance).

1. L’Assemblée parlementaire rappelle notamment sa Résolution 1846 (2011) et sa Recommandation 1987 (2011) «Combattre toutes les formes de discrimination fondées sur la religion», ainsi que sa Résolution 2076 (2015) «Liberté de religion et vivre ensemble dans une société démocratique» et sa Recommandation 1962 (2011) sur la dimension religieuse du dialogue interculturel. L’Assemblée a examiné à ces occasions la coexistence des différentes religions dans une société démocratique. Elle rappelle que le pluralisme, la tolérance et l’esprit d’ouverture sont les pierres angulaires de la diversité culturelle et religieuse.
2. L’Assemblée réitère d’emblée l’obligation faite aux États membres de protéger le droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion consacré à l’article 9 de la Convention européenne des droits de l’homme (STE no 5, «la Convention»), qui représente l’un des fondements d’une société démocratique. Le droit de manifester sa religion est toutefois un droit relatif dont l’exercice peut faire l’objet de restrictions découlant de points spécifiques qui relèvent de l’intérêt général, et il ne peut, en vertu de l’article 17 de la Convention, viser à détruire d’autres droits ou libertés garantis par la Convention.
3. L’Assemblée rappelle également qu’elle a souligné à plusieurs reprises être favorable au principe de la séparation de l’État et de la religion, l’un des piliers d’une société démocratique, par exemple dans sa Recommandation 1804 (2007) «État, religion, laïcité et droits de l’homme». Il importe de continuer à respecter ce principe.
4. L’Assemblée estime que les diverses déclarations islamiques sur les droits humains, adoptées depuis les années 1980, dont les textes sont plus religieux que juridiques, ne sont pas parvenues à concilier l’islam et les droits humains universels, surtout parce que la charia est leur unique source de référence. C’est notamment le cas de la Déclaration du Caire sur les droits de l’homme en Islam de 1990 qui, bien qu’elle ne soit pas juridiquement contraignante, a une valeur symbolique et une importance politique en matière de politique des droits humains dans l’Islam. Il est donc extrêmement préoccupant que trois États membres du Conseil de l’Europe – l’Albanie, l’Azerbaïdjan et la Turquie (pour cette dernière, avec cette limite: «pour autant qu’elle soit compatible avec ses lois et ses engagements au regard des conventions internationales») – aient avalisé, expressément ou implicitement, la Déclaration du Caire de 1990, tout comme la Jordanie, le Kirghizstan, le Maroc et la Palestine, dont les parlements jouissent du statut de partenaire pour la démocratie auprès de l’Assemblée.
5. L’Assemblée s’inquiète par ailleurs grandement du fait que la charia – y compris des dispositions clairement contraires à la Convention – s’applique officiellement ou officieusement dans plusieurs États membres du Conseil de l’Europe, sur l’ensemble ou une partie de leur territoire.
6. L’Assemblée rappelle que la Cour européenne des droits de l’homme a déjà déclaré dans son arrêt Refah Partisi (Parti de la prospérité) et autres c. Turquie que l’institution de la charia et d’un régime théocratique est incompatible avec les exigences d’une société démocratique. L’Assemblée reconnaît pleinement que les dispositions de la charia en matière, par exemple, de divorce et de succession sont clairement incompatibles avec la Convention, et en particulier avec son article 14, qui interdit toute discrimination fondée notamment sur le sexe ou la religion, ainsi qu’avec l’article 5 du Protocole no 7 à la Convention (STE no 117), qui consacre l’égalité des époux en droit. La charia est également contraire à d’autres dispositions de la Convention et de ses protocoles additionnels, dont l’article 2 (droit à la vie), l’article 3 (interdiction de la torture ou des traitements inhumains ou dégradants), l’article 6 (droit à un procès équitable), l’article 8 (droit au respect de la vie privée et familiale), l’article 9 (liberté de pensée, de conscience et de religion), l’article 10 (liberté d’expression), l’article 12 (droit au mariage), l’article 1 du Protocole additionnel (STE no 9) (protection de la propriété) et les Protocoles nos 6 (STE no 114) et 13 (STE no 187) sur l’abolition de la peine de mort.
7. À ce propos, l’Assemblée déplore que, en dépit de la recommandation formulée dans sa Résolution 1704 (2010) «Liberté de religion et autres droits de l’homme des minorités non musulmanes en Turquie et de la minorité musulmane en Thrace (Grèce orientale)», où elle demandait aux autorités grecques d’abolir l’application de la charia en Thrace, cela n’ait pas encore été fait. Les muftis continuent à exercer des fonctions judiciaires sans garanties procédurales satisfaisantes. L’Assemblée dénonce en particulier le fait que les femmes sont clairement désavantagées dans les procédures de divorce et de succession, deux domaines clés de compétence des muftis.
8. L’Assemblée est également préoccupée par les activités «judiciaires» des «conseils de la charia» au Royaume-Uni. Bien qu’ils ne soient pas considérés comme faisant partie intégrante du système judiciaire britannique, les conseils de la charia cherchent à offrir une autre forme de résolution des litiges au cours de laquelle les membres de la communauté musulmane acceptent, parfois volontairement, souvent sous l’effet d’une très forte pression sociale, leur compétence judiciaire religieuse, principalement dans les questions liées au mariage et aux procédures de divorce islamiques, mais également en matière de succession et de contrats commerciaux islamiques. L’Assemblée s’inquiète du fait que les décisions des conseils de la charia sont clairement discriminatoires à l’encontre des femmes musulmanes en matière de divorce et de succession. L’Assemblée est consciente que des tribunaux islamiques informels peuvent également exister dans d’autres États membres du Conseil de l’Europe.
9. L’Assemblée appelle les États membres du Conseil de l’Europe à protéger les droits humains, indépendamment des pratiques ou des traditions religieuses ou culturelles, sur la base du principe que, en matière de droits humains, il n’y a pas de place pour les exceptions religieuses ou culturelles.
10. L’Assemblée prend note, en l’approuvant, de l’arrêt de 2008 de la Chambre des Lords du Royaume-Uni qui porte sur ces principes.
11. L’Assemblée appelle les États membres du Conseil de l’Europe et les États dont les parlements jouissent du statut de partenaire pour la démocratie auprès de l’Assemblée:
11.1. à renforcer le pluralisme, la tolérance et un esprit d’ouverture par des mesures proactives prises par les gouvernements, la société civile et les communautés religieuses, dans le respect des valeurs communes telles que définies par la Convention européenne des droits de l’homme;
11.2. à concevoir et à mettre en œuvre des programmes éducatifs et professionnels visant à enraciner les droits de l’homme et les libertés fondamentales consacrés par la Convention, en particulier les principes d’égalité de genre et de non-discrimination fondés sur les croyances religieuses, dans la tradition culturelle et juridique de leur pays;
11.3. à promouvoir, au sein des organisations multilatérales dont ils sont membres ou observateurs, les valeurs universelles des droits humains, sans aucune discrimination fondée, entre autres, sur le sexe, le genre, l’orientation sexuelle, l’identité de genre et l’appartenance, ou non, à une religion;
11.4. à prendre part au processus de révision de la Déclaration du Caire engagé par l'Organisation de la coopération islamique (OCI), afin de veiller à ce que la future déclaration des droits de l’homme de l’OCI soit compatible avec les normes universelles des droits de l’homme et avec la Convention européenne des droits de l’homme, qui est contraignante pour l’ensemble des États membres du Conseil de l’Europe et une source d’inspiration pour ceux dont les parlements bénéficient du statut de partenaire pour la démocratie.
12. L’Assemblée appelle l’Albanie, l’Azerbaïdjan et la Turquie à envisager de prendre leurs distances avec la Déclaration du Caire de 1990:
12.1. en envisageant leur retrait de la Déclaration du Caire;
12.2. en utilisant tous les moyens dont ils disposent pour faire des déclarations visant à garantir que la Déclaration du Caire de 1990 n’a aucun effet sur leur ordre juridique interne, susceptible d’être incompatible avec leurs obligations de Parties à la Convention européenne des droits de l’homme; ou
12.3. en envisageant d’adopter un acte formel qui établisse clairement la primauté de la source de normes obligatoires et contraignantes qu’est la Convention.
13. L’Assemblée, tout en prenant acte de la modification de la législation effectuée en Grèce, qui a rendu l’application de la charia optionnelle pour la minorité musulmane dans les questions de droit civil et de succession, appelle les autorités grecques:
13.1. à exécuter rapidement et pleinement l’arrêt de Grande Chambre rendu par la Cour européenne des droits de l’homme dans l’affaire Molla Sali c. Grèce et, en particulier, à vérifier si la modification susmentionnée de la législation suffira à satisfaire aux exigences de la Convention;
13.2. à autoriser la minorité musulmane à choisir librement ses muftis par élection, exclusivement en qualité de chefs religieux (c’est-à-dire sans compétence judiciaire), en abolissant ainsi l’application de la charia, comme le préconisait déjà la Résolution 1704 (2010).
14. L’Assemblée, tout en se félicitant de l’avancée majeure en direction d’une solution que représentent les recommandations formulées dans le rapport indépendant du ministère de l’Intérieur sur l’application de la charia en Angleterre et au pays de Galles, appelle les autorités du Royaume-Uni:
14.1. à veiller à ce que les conseils de la charia fonctionnent dans le respect de la législation, surtout en ce qui concerne l’interdiction de la discrimination à l’encontre des femmes, et à ce qu’ils respectent l’ensemble des droits procéduraux;
14.2. à revoir la législation relative au mariage pour imposer aux couples musulmans l’obligation légale d’enregistrer leur mariage à l’état civil avant ou au moment où ils contractent le mariage musulman, comme le prévoit déjà la législation pour les mariages chrétiens et juifs;
14.3. à prendre des mesures coercitives pour contraindre les célébrants de tout mariage, y compris islamique, à s’assurer que ce mariage est également enregistré à l’état civil avant ou au moment de la célébration du mariage religieux;
14.4. à éliminer les obstacles à l'accès des femmes musulmanes à la justice et à intensifier les mesures visant à assurer la protection et l'assistance à celles qui sont en situation de vulnérabilité;
14.5. à mettre en place des campagnes de sensibilisation pour promouvoir auprès des femmes musulmanes la connaissance de leurs droits, en particulier dans les domaines du mariage, du divorce, de la garde des enfants et de la succession, et à travailler avec les communautés musulmanes, les organisations de femmes et d'autres organisations non gouvernementales pour promouvoir l'égalité de genre et l'autonomisation des femmes;
14.6. à réaliser de nouvelles études sur la pratique «judiciaire» des conseils de la charia afin de déterminer dans quelle mesure le recours à ces conseils est volontaire, en particulier pour les femmes, qui sont nombreuses à subir une intense pression communautaire à ce sujet.
15. L’Assemblée appelle les pays (États membres et États observateurs) membres de l’OCI, la Grèce et le Royaume-Uni à faire rapport à l’Assemblée d’ici au mois de juin 2020 sur les mesures qu’ils auront prises pour donner suite à la présente résolution.