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Résolution 2254 (2019)

La liberté des médias en tant que condition pour des élections démocratiques

Auteur(s) : Assemblée parlementaire

Origine - Discussion par l’Assemblée le 23 janvier 2019 (5e et 6e séances) (voir Doc. 14669, rapport de la commission de la culture, de la science, de l’éducation et des médias, rapporteure: Mme Gülsün Bilgehan; et Doc. 14809, avis de la commission des questions politiques et de la démocratie, rapporteure: Mme Olena Sotnyk). Texte adopté par l’Assemblée le 23 janvier 2019 (6e séance).

1. L’Assemblée parlementaire rappelle que des élections libres constituent un pilier de toute société démocratique. Le choix des électeurs n’est pas réellement libre s’il n’est pas un choix bien informé; dès lors, le droit à la liberté d’information et la liberté des médias constituent des conditions essentielles du droit à des élections libres, conformément à l’article 3 du Protocole additionnel à la Convention européenne des droits de l’homme (STE no 9). Les médias doivent être libres d’informer le public, sans pressions politiques, économiques ou d’autre nature, et dans le respect de l’éthique professionnelle.
2. Les médias professionnels sont soumis à diverses obligations visant à assurer une couverture équilibrée et impartiale des élections et une participation équitable au processus électoral de tous les candidats et partis politiques.
3. À côté des médias professionnels, de nouveaux acteurs médiatiques sont entrés en scène: les médias sociaux. Leur impact sur le public est de plus en plus important, y compris pendant les campagnes électorales: ils permettent aux partis politiques et aux candidats de faire passer leurs messages «directement» à l’électorat, et à leurs sympathisants de disséminer ces messages.
4. Dans bon nombre de pays, les médias sociaux ne sont pas soumis à la régulation des médias en général ou aux règles spécifiques concernant la période électorale. Par ailleurs, la particularité de la communication sur internet rend difficile l’application aux médias sociaux des principes que les médias professionnels doivent respecter. La plupart des tentatives de régulation n’ont pas abouti à des résultats convaincants de conformité; d'autres tentatives musclées ont relevé de la censure. Par ailleurs, les sites qui font l’objet d’une décision de fermeture peuvent répondre par la création de «sites miroirs» en dehors des frontières nationales, ce qui réduit l’efficacité des sanctions adoptées par les autorités nationales. L’autorégulation des médias sociaux s’avère, elle aussi, défaillante car ces médias ne tiennent souvent pas compte des conventions largement acceptées par les médias professionnels.
5. Compte tenu des lacunes juridiques existantes, les diverses formes de communication malveillante en ligne mettent en danger le déroulement correct et équitable du processus électoral et, in fine, la démocratie elle-même. Aujourd’hui, il y a suffisamment d’éléments qui prouvent que des régimes autocratiques et des acteurs ou groupes d’intérêt anonymes utilisent les médias sociaux pour manipuler l’opinion publique avec des fausses nouvelles, des campagnes coordonnées de désinformation et des «trolls» ou des «bots» pour attaquer non seulement des candidats du camp adverse, mais aussi des défenseurs des droits de l'homme, des militants, des groupes de la société civile et des journalistes. Par ailleurs, même si des recherches récentes semblent montrer que les utilisateurs de médias sociaux sont exposés à des sources d'information plus diverses que ceux qui n'utilisent pas de sources en ligne, les «bulles de filtrage» et les «chambres d'écho» peuvent entraver les bénéfices potentiels d'une telle exposition positive, cloisonner les flux d’information et saper les facultés d’esprit critique des utilisateurs d’internet, en renforçant ainsi les préjugés.
6. Pour répondre efficacement à ces problèmes, les États membres doivent veiller à garantir le droit à l’information via des médias indépendants; ils doivent également mettre en œuvre des stratégies efficaces afin de protéger le processus électoral et la démocratie de la menace que la manipulation de l’information et la propagande indue à travers les médias sociaux représentent.
7. L'Assemblée rappelle, dans ce contexte, les obligations qui découlent de l'article 10 de la Convention européenne des droits de l'homme (STE no 5) et les normes contenues dans de nombreux textes du Conseil de l'Europe, y compris les recommandations suivantes du Comité des Ministres: la Recommandation CM/Rec(2007)15 sur des mesures concernant la couverture des campagnes électorales par les médias, la Recommandation CM/Rec(2007)3 sur la mission des médias de service public dans la société de l’information, la Recommandation Rec(2004)16 sur le droit de réponse dans le nouvel environnement des médias, la Recommandation CM/Rec(2007)2 sur le pluralisme des médias et la diversité du contenu des médias, et, plus récemment, la Recommandation CM/Rec(2018)1 sur le pluralisme des médias et la transparence de leur propriété, de même que la Recommandation Rec(2000)23 sur l’indépendance et les fonctions des autorités de régulation du secteur de la radiodiffusion, la Recommandation n° R(97)20 sur le «discours de haine», ainsi que la Recommandation de politique générale n° 15 sur la lutte contre le discours de haine, de la Commission européenne contre le racisme et l'intolérance (ECRI), et le Code de bonne conduite en matière électorale de la Commission européenne pour la démocratie par le droit (Commission de Venise). Elle rappelle également les Lignes directrices relatives à l’analyse des médias au cours de missions d’observation d’élections de 2009, le rapport de 2013 et les Lignes directrices conjointes visant à prévenir et à répondre à l’utilisation abusive de ressources administratives pendant les processus électoraux de 2016, ainsi que les Lignes directrices sur la réglementation des partis politiques, de 2010; ces trois textes ont été publiés conjointement par la Commission de Venise et le Bureau des institutions démocratiques et des droits de l'homme de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE/BIDDH).
8. Dès lors, l’Assemblée appelle les États membres à revoir, si nécessaire, leur cadre de régulation en matière de couverture médiatique des campagnes électorales, afin de les mettre en conformité avec les normes du Conseil de l’Europe, en veillant en particulier:
8.1. à promouvoir un environnement médiatique libre, indépendant et pluraliste, comme condition essentielle pour contrecarrer la désinformation et la propagande indue;
8.2. à éviter la concentration des médias, en faisant également attention aussi au problème de la propriété croisée;
8.3. à imposer, si cela n’a pas été fait, aux médias publics et privés du secteur de la radiodiffusion de couvrir de manière équitable et impartiale les campagnes électorales, en assurant aux partis d’opposition une couverture médiatique équilibrée dans les programmes d’actualité et d’information, et à assortir cette obligation de sanctions adéquates, en prévoyant les mécanismes de contrôle et de redressement nécessaires à en assurer l’application effective;
8.4. à limiter au strict minimum le recours aux mesures restrictives de la liberté d’expression, qui doivent non seulement être prévues par la loi et avoir un but légitime, mais aussi être nécessaires dans une société démocratique; cela implique qu’elles ne doivent pas être arbitraires ni avoir une motivation politique;
8.5. à garantir à tout parti ou candidat victime d’une fausse information diffusée par les médias, y compris sur internet, le droit à une rectification rapide de cette information et le droit de demander réparation devant un tribunal;
8.6. à distinguer clairement les activités de campagne des activités d’information des médias publics et privés, afin d’assurer l’égalité des candidats politiques ainsi que le choix libre et conscient des électeurs;
8.7. à adopter des règles strictes en matière de couverture des activités gouvernementales par les médias, pour éviter que la couverture médiatique des cérémonies auxquelles le gouvernement assiste, ou qu’il organise, se traduise par un traitement préférentiel et par des avantages indus accordés aux partis au pouvoir et à leurs candidats en période électorale;
8.8. à garantir, là où les partis politiques et les candidats ont le droit d'acheter de l'espace publicitaire à des fins électorales, l’égalité de traitement en ce qui concerne les conditions et les tarifs; et, dans ce contexte, à exiger que la publicité politique payante soit aisément reconnaissable en tant que telle;
8.9. à assurer une totale transparence vis-à-vis du public lorsque des médias sont la propriété de partis ou politiciens;
8.10. à garantir l’indépendance éditoriale des médias de service public, en mettant fin à toute tentative de les influencer ou de les transformer en médias gouvernementaux: l'utilisation des médias de service publics pour promouvoir un parti politique ou un candidat précis doit être considérée comme un détournement illégal de fonds publics;
8.11. à renforcer les capacités opérationnelles des autorités de régulation des médias qui doivent être indépendantes vis-à-vis des pouvoirs politiques et économiques; et, à cet égard:
8.11.1. veiller à ce que la composition de ces instances soit politiquement neutre et fondée sur l’expertise et la compétence en matière de médias;
8.11.2. chercher à renforcer leur rôle afin qu'ils puissent contribuer plus efficacement à relever les défis posés par l'utilisation des médias sociaux en tant que vecteurs de communication politique et à lutter contre le désordre informationnel.
9. Concernant plus spécifiquement les risques que représentent pour le bon déroulement du processus électoral la désinformation et la propagande indue via l’internet et les médias sociaux, l’Assemblée appelle les États membres:
9.1. à s’abstenir de diffuser ou d’encourager la diffusion sur internet des déclarations, communications ou nouvelles dont ils savent ou devraient raisonnablement savoir qu’elles représentent de la désinformation ou de la propagande indue;
9.2. à développer des cadres de régulation spécifiques concernant les contenus internet en période électorale, et à y inclure des dispositions concernant la transparence en matière de contenus sponsorisés publiés sur les médias sociaux, afin que le public puisse connaître la source qui finance une publicité électorale ou toute autre information ou opinion;
9.3. à établir une responsabilité juridique claire pour les sociétés de médias sociaux qui publient des contenus illégaux préjudiciables aux candidats ou qui violent les règles essentielles de la communication médiatique en période électorale;
9.4. à veiller à ce que les sanctions prévues en relation avec des contenus illicites ne soient pas détournées pour forcer l’autocensure des opinions et des positions critiques des opposants, et à limiter l’application de mesures extrêmes telles que le blocage de sites web entiers, d’adresses IP, de ports et de protocoles internet aux cas les plus graves, en respectant pleinement les conditions strictes fixées par l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme;
9.5. à prévoir des formations spécifiques pour les organes d’administration électorale et les instances de régulation des médias, afin que leurs membres puissent mieux comprendre le nouvel environnement médiatique, en vue de renforcer la mise en œuvre de la réglementation sur la communication politique via les médias sociaux;
9.6. à encourager toutes les parties prenantes – y compris les intermédiaires d’internet, les médias, la société civile et le monde universitaire – à développer des initiatives participatives visant à mieux faire comprendre au grand public le danger de la désinformation et de la propagande indue véhiculées sur internet, et à rechercher ensemble des solutions adéquates à ces phénomènes.
10. L’Assemblée invite les professionnels et les organismes du secteur des médias:
10.1. à développer des cadres d'autorégulation contenant des normes professionnelles et éthiques concernant leur couverture des campagnes électorales, incluant notamment le respect de la dignité humaine et du principe de non-discrimination;
10.2. à assurer une couverture exhaustive et synthétique de la campagne électorale, des candidats et de leurs plateformes, pour permettre aux électeurs de faire un choix en meilleure connaissance de cause le jour du scrutin;
10.3. à établir une distinction claire entre les activités de ceux qui sont au pouvoir et les activités menées par des représentants de partis politiques se présentant à une élection, en veillant à ne pas accorder de traitement de faveur à ceux qui sont au pouvoir;
10.4. à adopter des règles internes strictes et des sanctions dissuasives à l’égard des journalistes et des directeurs de rédaction pour les empêcher d’accepter de l’argent et d’autres avantages en retour d’une couverture médiatique positive d’un candidat;
10.5. à éviter de diffuser des messages fondés sur des informations non vérifiées ou sur des rumeurs, et censés provoquer le scandale ou visant des fins de propagande indue; au cas où de tels messages seraient jugés importants ou urgents, leur diffusion devrait s’accompagner d’un avertissement spécifiant l’absence de vérification;
10.6. à dénoncer toute tentative de manipulation de l’information pendant la campagne électorale, dans les médias professionnels ou sur les plateformes des médias sociaux, et, dans ce contexte, à établir une coopération forte et étroite au sein de la profession pour combattre la désinformation et la propagande indue.
11. L’Assemblée invite les intermédiaires d’internet:
11.1. à développer des initiatives proposant à l’utilisateur des services de vérification factuelle des informations et offrant aux usagers les outils pour signaler des informations trompeuses, et à revoir leurs modèles publicitaires pour s’assurer qu’ils ne nuisent pas à la diversité des opinions et des idées;
11.2. à coopérer avec la société civile et avec des organisations de toute tendance politique spécialisées dans la vérification des contenus pour s’assurer que toute information est confirmée par une source tierce qui fait autorité;
11.3. à soutenir la recherche et le développement de solutions technologiques adéquates que l’utilisateur pourra appliquer pour détecter la désinformation et la propagande indue.
12. L’Assemblée invite la Fédération européenne des journalistes (FEJ) à promouvoir auprès de ses membres une prise de conscience des questions abordées dans la présente résolution et à faciliter l’échange d’expériences et de bonnes pratiques concernant la couverture des campagnes électorales. À ce propos, l’Assemblée invite la FEJ à promouvoir parmi ses membres une collaboration efficace concernant la vérification des faits et la démystification, surtout en période électorale.
13. L’Assemblée invite l’Union européenne de radio-télévision (UER) à continuer de promouvoir ses lignes directrices et principes éditoriaux et à encourager les médias européens de service public à les appliquer pleinement, en gardant à l’esprit leur rôle particulier lors des campagnes électorales, en tant que source indépendante d’informations impartiales, exactes et pertinentes, et d’opinions politiques diverses. Dans ce contexte, l’UER devrait soutenir une coopération active entre ses membres pour contrecarrer le phénomène de la désinformation et de la propagande indue en général et lors des campagnes électorales en particulier.
14. Enfin, l’Assemblée estime que le Forum mondial de la démocratie du Conseil de l’Europe pourrait offrir une tribune appropriée pour examiner différents aspects relatifs à la liberté des médias et aux défis liés à l’information et à la démocratie à l’ère numérique, avec la participation des médias, des acteurs des médias sociaux, des associations de journalistes, des organisations de la société civile, des internautes et des décideurs politiques.