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Résolution 2260 (2019)
Aggravation de la situation des membres de l’opposition politique en Turquie: que faire pour protéger leurs droits fondamentaux dans un État membre du Conseil de l’Europe?
1. L’Assemblée parlementaire réaffirme
qu’une opposition politique parlementaire et extraparlementaire est
un rouage indispensable au bon fonctionnement de la démocratie et
que la liberté d’expression des députés fait partie intégrante de
cette dernière. Elle rappelle également que l'immunité parlementaire
– conformément à la Résolution
1601 (2008) de l’Assemblée relative aux lignes directrices
procédurales sur les droits et devoirs de l’opposition dans un parlement
démocratique, et dans le respect des normes de la Commission européenne
pour la démocratie par le droit (Commission de Venise) – constitue
une protection fondamentale de l'institution parlementaire et une
garantie tout aussi fondamentale de l'indépendance des élus, nécessaire
à l'exercice effectif de leurs fonctions démocratiques, sans crainte
d'ingérences de l'exécutif ou du judiciaire.
2. L’Assemblée rappelle les vives inquiétudes suscitées par l’évolution
récente de la situation démocratique en Turquie et la détérioration
de la situation de l'État de droit, de la démocratie et des droits
de l'homme, telle que reflétée dans la Résolution 2121 (2016) et la Résolution 2156 (2017) de
l'Assemblée sur le fonctionnement des institutions démocratiques
en Turquie, qui a abouti à la réouverture de la procédure de suivi.
3. L’Assemblée a notamment exprimé ses préoccupations concernant
la levée de l’immunité de 154 parlementaires en mai 2016, qui a
affecté de manière disproportionnée le Parti démocratique des peuples (HDP),
l’impact sur les libertés d’expression, de réunion et d’association,
sur les médias et sur la démocratie locale des décrets-lois votés
dans le cadre de l’état d’urgence entre juillet 2016 et juillet 2018,
les réformes constitutionnelles de 2017, l’organisation hâtive des
élections présidentielle et législatives anticipées en juin 2018
et la réforme de la loi électorale qui les a immédiatement précédées,
ainsi que les défis permanents à la liberté d’expression, au rang
desquels figurent la loi antiterroriste et son interprétation large,
et les articles 299 et 301 du Code pénal.
4. L’Assemblée rappelle que l'essence même du travail parlementaire
consiste à aborder toutes les questions d'intérêt public, y compris
celles qui sont sensibles ou controversées, mais qui doivent être abordées.
Dans ce contexte, l’Assemblée exprime sa préoccupation concernant
le placement en détention et l’incarcération de parlementaires et
d’anciens parlementaires de l’opposition en Turquie, parmi lesquels Selahattin
Demirtaş, ancien député et ancien coprésident du HDP, la députée
Leyla Güven, par ailleurs ancienne membre du Congrès des pouvoirs
locaux et régionaux du Conseil de l’Europe, et Ertuğrul Kürkçü, ancien
député et membre de l’Assemblée. En particulier, l'Assemblée est
très préoccupée par le fait que la parlementaire en détention Leyla
Güven a entamé une grève de la faim à durée indéterminée depuis
le 8 novembre 2018, et regrette vivement que les politiciens soient
contraints de recourir à ces moyens ultimes pour attirer l'attention
sur leur sort en l'absence de véritables dialogue et débats politiques.
5. Les préoccupations de l'Assemblée concernant la détention
de M. Demirtaş ont été confirmées par la Chambre de la Cour européenne
des droits de l'homme qui, dans son arrêt de novembre 2018 (non
définitif), a conclu qu'il avait été établi au-delà de tout doute
raisonnable que l'extension de la détention de M. Demirtaş, en particulier
au cours de deux campagnes cruciales, à savoir le référendum et
l'élection présidentielle, a poursuivi le «but prédominant d'étouffer
le pluralisme et de limiter la liberté de débat politique, qui était
au cœur même du concept d'une société démocratique».
6. L’Assemblée considère de ce fait que l’ensemble de ces récents
événements a progressivement diminué, obstrué ou compromis l’exercice
par les membres des partis d’opposition de leurs droits et de leurs rôles
démocratiques, tant au niveau parlementaire que sur le plan extraparlementaire.
Les mesures prises par les autorités pour rendre inopérants les
partis d’opposition, en particulier lors des campagnes électorales,
ont davantage encore sapé leur capacité de participer au débat démocratique.
7. De plus, l'Assemblée rappelle ses inquiétudes au sujet de
la restriction des droits des membres de l'opposition politique
au niveau local, en particulier ceux liés à la question kurde, notamment
le remplacement de plus de 90 maires élus du HDP ou de son parti
affilié par des administrateurs nommés par le gouvernement, en violation
de la Charte européenne de l'autonomie locale (STE no 122).
Cela a gravement sapé le fonctionnement de la démocratie locale,
en particulier dans le sud-est de la Turquie. L'Assemblée appelle
les autorités turques à coopérer avec le Congrès pour résoudre ces
problèmes et mettre en œuvre la Résolution 416 (2017) et la Recommandation
397 (2017) du Congrès, relatives à la mission d’enquête sur la situation
des élus locaux en Turquie.
8. Il convient de noter que l'aggravation de la situation des
membres de l'opposition politique se déroule dans un contexte caractérisé
par des mesures restrictives continues introduites par les autorités
en vue de réduire au silence notamment les journalistes, les juges,
les procureurs, les avocats, les universitaires et d’autres voix
dissidentes.
9. L’Assemblée est cependant confiante que certaines conditions
préalables d’une importance fondamentale pour la démocratie demeurent
solidement ancrées, y compris une diversité d’opinions dans différents
segments de la société, une volonté des citoyens turcs de se mobiliser
pour leur démocratie et leur aspiration à une réelle diversité de
choix entre les candidats, les partis et les programmes politiques.
Elle espère que la Turquie réussira à préserver et à renforcer plus
encore ces fondements, dans la tradition d’une démocratie pluraliste
qui s’est imposée pendant la majeure partie des quelque cent ans
d’existence de la République turque.
10. L’Assemblée salue l’engagement constructif dont continuent
de faire preuve les autorités turques à l’égard du Conseil de l’Europe,
par le truchement notamment du groupe de travail informel réunissant
le Conseil de l’Europe et le ministère turc de la Justice. Elle
se dit néanmoins déçue et inquiète des propos tenus par le Président
Erdoǧan, selon lesquels la Turquie n’est pas liée par l’arrêt de
la Chambre de la Cour européenne des droits de l’homme dans l’affaire
Demirtaş, en dépit de l’obligation qui lui incombe d’exécuter les
arrêts de la Cour, conformément à l’article 46 de la Convention
européenne des droits de l‘homme (STE no 5)
(«la Convention»).
11. En conséquence, l'Assemblée appelle les autorités turques:
11.1. à respecter pleinement les droits
des membres des partis d’opposition dans une démocratie, y compris
les libertés d’expression, d’association et de réunion, et, en particulier:
11.1.1. à protéger et à respecter l’immunité parlementaire, conformément
à la Résolution 1601 (2008) de
l’Assemblée relative aux lignes directrices procédurales sur les
droits et devoirs de l’opposition dans un parlement démocratique,
et dans le respect des normes de la Commission de Venise;
11.1.2. à libérer Leyla Güven en raison de son immunité parlementaire
jusqu'à la fin de son mandat, à la lumière de la récente décision
rendue par la Cour suprême de cassation en ce qui concerne la détention
du député Enis Berberoǧlu;
11.1.3. à libérer les députés et anciens députés dont l'immunité
a été supprimée en 2016 en violation des normes du Conseil de l'Europe
jusqu'à l'achèvement de l'examen de leur cas juridique;
11.1.4. à modifier la loi sur la lutte contre le terrorisme, de
manière à garantir une mise en œuvre et une interprétation de ses
dispositions conformes à la Convention, au sens que leur donne la Cour
européenne des droits de l’homme;
11.1.5. à abroger l’article 299 et à apporter de nouvelles modifications
à l’article 301 du Code pénal, conformément aux recommandations
de la Commission de Venise;
11.1.6. à mettre pleinement en œuvre l’arrêt de la Cour européenne
des droits de l’homme dans l’affaire SelahattinDemirtaş c. Turquie (no 2);
11.1.7. à assurer le suivi des recommandations du Comité européen
pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains
ou dégradants (CPT/Inf(2018)11) en ce qui concerne M. Abdullah Öcalan
et d’autres détenus de la prison de haute sécurité de type F d’Imralı;
11.2. à revoir la loi électorale conformément aux recommandations
de la Commission de Venise, pour veiller à ce que les élections
puissent être non seulement libres, mais aussi équitables et conduites
dans un environnement propice à la liberté d'expression et à la
liberté des médias;
11.3. dans ce contexte, à abaisser le seuil électoral de 10 %,
qui entrave la capacité de l'opposition à être représentée au parlement
et sape le caractère pluraliste de ce dernier;
11.4. à coopérer avec l’Assemblée pour permettre à ses représentants
habilités de rendre visite aux parlementaires en exercice et aux
anciens parlementaires placés en détention ou incarcérés;
11.5. en étroite collaboration avec le Conseil de l’Europe et
dans le respect scrupuleux de ses normes:
11.5.1. à finaliser
et à mettre en œuvre la stratégie de réforme de la justice, de manière
à garantir la pleine et entière indépendance de l’appareil judiciaire,
grâce notamment à une refonte du Conseil des juges et des procureurs;
11.5.2. à finaliser et à mettre en œuvre un nouveau Plan d’action
pour les droits de l’homme, de manière à assurer une protection
efficace des droits et libertés énoncés dans la Convention, telle
que la Cour l’envisage, et à donner rapidement et pleinement effet
aux arrêts de la Cour.
11.6. à revoir les réformes constitutionnelles de 2017 afin
de restaurer un juste équilibre et une séparation effective des
pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire, sur la base de l’analyse
présentée dans l’avis établi par la Commission de Venise.
12. L'Assemblée appelle les autorités turques à répondre de manière
prioritaire aux préoccupations susmentionnées et décide de suivre
les progrès accomplis dans le cadre de la procédure de suivi en
cours. Elle se tient prête à coopérer avec la délégation et les
autorités turques pour la mise en œuvre de toutes ses recommandations,
dans le cadre de sa procédure de suivi.
13. En cas de non-respect par les autorités turques des conditions
pertinentes fixées dans la présente résolution, l’Assemblée s’engage
à adresser une recommandation au Comité des Ministres pour l’application de
la procédure prévue à l’article 46.4 de la Convention européenne
des droits de l'homme, à l’égard de la Turquie.