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Résolution 2312 (2019)
L’impact sociétal de l’économie de plateformes
1. L’économie des plateformes s’est
imposée comme une toute nouvelle facette de l’économie mondialisée,
et touche de plus en plus d’Européens, qu’ils soient entrepreneurs,
travailleurs ou consommateurs. Les plateformes numériques permettent
l’émergence d’un marché plus ouvert, où les biens, les services
et les informations sont échangés entre particuliers (réseaux «pair
à pair») et acteurs commerciaux (professionnels et entreprises)
à des fins lucratives, selon le principe du partage des coûts, ou même
gratuitement. Cependant, le phénomène des plateformes s’est développé
en grande partie en marge des règles qui régissent l’économie ordinaire,
ce qui crée diverses distorsions aux niveaux local et national.
Il devrait connaître une croissance exponentielle dans les années
à venir et avoir des répercussions importantes sur la société tout
entière.
2. Les acteurs de l’économie des plateformes ont été accusés
de briser les règles du jeu équitables et de violer la législation
applicable à la protection des consommateurs, les droits sociaux
des travailleurs et la fiscalité aux niveaux national et européen.
Les États sont donc contraints d’évaluer les nouveaux défis et besoins
en matière de réglementation pour répondre comme il convient à cette
nouvelle réalité économique. L’Assemblée parlementaire considère
que, dans ce contexte, les législateurs européens devraient adopter
une approche équilibrée pour que l’intérêt général prévale sur des
considérations commerciales plus limitées, sans pour autant paralyser
l’innovation, l’entrepreneuriat, les nouveaux modes de consommation
et modèles de travail, ainsi que les opportunités de développement
qui les accompagnent.
3. L’Assemblée note que, dans l’arène européenne, les points
de vue divergent quant à l’évaluation du potentiel qu’offrent les
plateformes numériques pour créer ou préserver des emplois de qualité,
optimiser l’exploitation des ressources existantes et améliorer
le bien-être global de la société. Elle rejoint l’avis de l’Organisation
de coopération et de développement économiques (OCDE) selon lequel
le débat sur les politiques réglementaires devrait porter essentiellement
sur des questions sectorielles (comme dans le cas des plateformes
de transport et d’hébergement) et des questions transversales relatives
aux droits du travail et à la protection sociale, à la fiscalité,
à la protection des consommateurs (notamment à la protection des
données) et à la concurrence.
4. L’Assemblée déplore le manque de données concernant les aspects
spécifiques et les tendances du développement de l’économie des
plateformes pour orienter l’élaboration de politiques fondées sur
des connaissances validées et salue les initiatives mises en place
par l’OCDE et la Commission européenne pour trouver des moyens d’obtenir
des données plus exactes et ainsi de brosser un tableau plus complet
de l’économie des plateformes, qui connaît une évolution rapide.
La «plateformisation» du travail est une occasion de formaliser
le travail informel de prestataires de services semi-professionnels
et d’intégrer les échanges informels dans l’économie ordinaire et
les systèmes sociaux. Cela étant, si les activités des plateformes
ne sont pas correctement réglementées et dûment prises en compte,
on risque, au contraire, d'assister à une expansion de l’économie
informelle.
5. De plus, l’Assemblée est préoccupée par le risque que la «plateformisation»
du travail contribue à la propagation de formes de travail non conventionnel
de plus en plus précaires, et note que, dans de nombreux pays, le
droit du travail ne s’applique pas, ou seulement en partie, à ceux
qui sont considérés comme des travailleurs indépendants. En conséquence,
ces derniers, pour beaucoup, n’ont pas droit au salaire minimum, aux
congés annuels ni aux indemnités de maladie. Dans ce contexte, l’Assemblée
est convaincue que le Comité européen des Droits sociaux (CEDS)
pourrait fournir des orientations très utiles sur l’application
de la Charte sociale européenne (STE no 35
et STE no 163) en ce qui concerne les
travailleurs des plateformes. Elle demande donc instamment au CEDS
d’examiner les nouvelles questions en matière de politiques et de pratiques
que pose l’économie des plateformes, en particulier dans le domaine
des droits du travail, des systèmes de sécurité sociale et de la
protection associée.
6. À ce jour, le statut professionnel des travailleurs des plateformes
n’est pas clairement défini en Europe, pas plus que les droits et
devoirs afférents à ce statut. Les cadres réglementaires existants
sont donc appliqués à ces travailleurs, distinguant essentiellement
d’un côté les salariés et, de l’autre, les travailleurs indépendants (ou
«free-lance»), sachant que, le plus souvent, les plateformes classent
leurs travailleurs dans la catégorie des indépendants. Certains
pays ont défini des sous-catégories pour ces deux statuts, et la
nécessité de définir un troisième statut, spécifique aux travailleurs
des plateformes, fait l’objet d’un débat permanent. Dans ce contexte,
l’Assemblée note que l’incertitude juridique associée au statut
des travailleurs des plateformes a déjà donné lieu à de nombreuses
actions en justice, et que les jugements des tribunaux divergent
d’un pays à l’autre pour des personnes employées pourtant par une
même plateforme ou dans le même secteur.
7. En ce qui concerne le travail sur plateforme, l’Assemblée
recommande aux autorités de réglementations nationales des États
membres, y compris aux parlements:
7.1. de passer en revue la législation nationale applicable
aux activités des plateformes numériques et à leurs travailleurs,
d’évaluer sa pertinence au vu du nouveau contexte et de recenser
les domaines qui nécessitent une réglementation supplémentaire dans
le but de préserver ou de renforcer la prééminence de l’intérêt
général, la concurrence loyale et le niveau de base des droits et
de la protection sociale des travailleurs des plateformes, tels
qu’énoncés dans la Charte sociale européenne;
7.2. pour l’examen préliminaire des lois nationales, d’établir
une distinction entre d’une part «le travail à la demande via des
applications internet», qui consiste à offrir des services matériels
au niveau local, et, d’autre part, «le travail de foule en ligne» (crowdwork online), qui consiste
à externaliser certaines tâches (comptabilité, conception, traduction,
etc.) vers un vivier mondial de travailleurs virtuels;
7.3. de déterminer comment employer au mieux les normes juridiques
européennes et nationales en vigueur dans le contexte mondial pour
régler les problèmes transnationaux engendrés par l’activité des plateformes
multinationales (notamment en matière de fiscalité et de collecte
des taxes et impôts, de protection des consommateurs et d’applicabilité
de la législation étrangère dans le cas du travail de foule);
7.4. au vu des données factuelles attestant que, en règle générale,
le fait de travailler pour une seule plateforme n’est généralement
pas suffisant pour constituer la principale source de revenus du travailleur
concerné (à l’instar des contrats «zéro heure») et compte tenu du
fait que, pour certaines personnes, le travail sur plateforme reste
la seule source de revenus, d’interdire les clauses d’exclusivité des
plateformes en ligne, afin d’autoriser les personnes à travailler
pour d’autres entreprises et à compléter leurs revenus;
7.5. de faire face aux nouveaux risques psychosociaux liés
au concept de «travail à la demande» adopté par les plateformes
et à leurs systèmes de notation (tels que les conséquences du suivi
et de l’évaluation continus et en temps réel de la performance des
travailleurs, l’isolement relatif, la double insécurité de l’emploi
et du revenu, l’attribution des tâches à très court délai avec des
échéances de réalisation serrées, l’état de veille permanent au
détriment du temps de repos et de l’équilibre vie professionnelle-vie
privée, les éventuelles discriminations et pressions pour réaliser
une prestation même lorsque l’on est malade) en adaptant des réglementations
et des politiques nationales en matière de santé et de sécurité
sur le lieu de travail;
7.6. de veiller à ce que des mécanismes satisfaisants d’enregistrement,
de certification et de contrôle des services de plateforme soient
en place afin de protéger les droits, les données à caractère personnel,
la santé et la sécurité des consommateurs, et de garantir l’ordre
public et la sécurité de la population;
7.7. de préciser les obligations des plateformes, de leurs
travailleurs et de leurs usagers en matière de fiscalité, et de
fournir des moyens électroniques pour faciliter la déclaration des
revenus et le respect des règles fiscales, de sorte que les impôts
et taxes soient payés là où l’activité économique s’exerce;
7.8. de renforcer les protections et les contrôles contre les
risques d’exploitation en ligne et de sous-traitance illégale du
travail via les plateformes, afin d’éviter le recours au travail
d’enfants de pays du tiers-monde et de migrants non déclarés sur
leur territoire;
7.9. de s’employer à renforcer la transparence du fonctionnement
des plateformes et à prendre des mesures supplémentaires en matière
de réglementation – internes (autorégulation) ou externes (imposées
par la loi) – si nécessaire, afin de compenser les préjugés, les
obstacles et la discrimination auxquels pourraient être confrontés
certains usagers ou prestataires de services dans le monde numérique,
comme c’est le cas dans l’économie traditionnelle (par exemple l’écart
salarial entre les femmes et les hommes, ou des règles rigides concernant
les heures de travail);
7.10. d’étudier l’incidence des nouveaux modèles de travail
sur l’égalité entre les femmes et les hommes, et de permettre aux
travailleurs des plateformes, grâce à des financements de l’État,
de développer leurs compétences ou d’en acquérir de nouvelles en
vue de favoriser leur employabilité et l’égalité des chances.
8. L’Assemblée soutient également les initiatives législatives
prises par la Commission européenne, le Parlement européen et le
Conseil de l’Union européenne visant à assurer des conditions de
travail transparentes et prévisibles dans l’Union européenne. Elle
invite les États membres du Conseil de l’Europe à s’en servir comme
guide pour apporter une réponse réglementaire et coordonnée satisfaisante
aux défis que pose l’économie des plateformes au niveau national.