1. Introduction: une crise aux impacts
différenciés
1. Au printemps 2020, la pandémie
de covid-19 a mis à l’arrêt de nombreuses régions du monde. Les autorités
ont donné l’ordre ou recommandé aux habitants de rester chez eux,
les entreprises ont été obligées de cesser leurs activités, les
travaux des parlements et leur contrôle de l'exécutif ont été réduits
au minimum.
2. L’impact en termes de vies humaines a été dévastateur. Plus
de 10 millions de cas de covid-19 et plus de 500 000 décès avaient
été enregistrés à travers le monde au 1er juillet
2020
,
et il y avait encore plus de 3,8 millions de cas actifs
.
3. La crise a fortement nui à l’économie mondiale, des millions
de personnes ayant perdu leur emploi. Elle a exposé au grand jour
et exacerbé les inégalités existantes et a révélé les faiblesses
et le manque de préparation de nos institutions. La question fondamentale
que nous devons maintenant nous poser est celle de savoir si nous
allons relever le défi et utiliser la crise pour faire avancer un
programme progressif et transformateur afin de renouveler nos efforts
et de nous concentrer sur la réalisation d'un développement équitable
et durable.
4. Cette tempête nous touche tous, mais certains ont été plus
près de l’œil du cyclone que d’autres et nous n’avons pas tous eu
les mêmes moyens de nous en protéger. L'existence de taux de mortalité
beaucoup plus élevés et de risques de maladie grave beaucoup plus
importants chez les hommes, les personnes âgées et chez les personnes
présentant certains facteurs de comorbidité – fréquents chez les
personnes handicapées – est bien établie. Par ailleurs, au fur et
à mesure que la covid-19 s'est propagée, et malgré le faible taux
de collecte de données ethniques dans la majeure partie de l'Europe,
il est apparu que les personnes racialisées ont été touchées de
manière disproportionnée par l'épidémie. Des taux de mortalité significativement
plus élevés ont été signalés et la proportion de malades ayant dû
être hospitalisés est bien plus élevée parmi les personnes appartenant
à des minorités ethniques
. Les questions sanitaires ont déjà fait
l’objet d’un examen par l’Assemblée parlementaire dans sa
Résolution 2329 (2020) «Enseignements pour l’avenir d’une réponse efficace
et fondée sur les droits à la pandémie de covid-19»; toutefois,
je souhaite souligner ici qu’il sera crucial que les causes sous-jacentes
de ces différences en matière de santé – qui peuvent être multiples
– fassent l’objet de recherches médicales et sociales
.
5. Les femmes
, les personnes handicapées, les personnes
racialisées (y compris les Roms et les Gens du voyage
, les personnes
d’ascendance africaine, les personnes appartenant à des minorités
nationales ou ethniques, les migrants, les réfugiés et les demandeurs
d’asile), les personnes LGBTI
,
les jeunes et les personnes âgées ont été particulièrement touchées
car les gouvernements ont tenté de lutter contre la pandémie par
le biais de mesures «à taille unique», sans prendre en compte les
besoins spécifiques de ces personnes, que ce soit en matière de
sécurité en période de confinement, d’accès à l’information, de
capacité à respecter les gestes barrières ou d’accès à l’éducation,
à l’emploi, au logement ou à la santé, y compris la santé sexuelle
et reproductive
.
6. Par ailleurs, et malgré les nombreuses manifestations de solidarité
réconfortantes dont nous avons été témoins pendant cette crise,
les discours de haine et la stigmatisation ont également augmenté.
Les Roms et les Gens du voyage, les migrants, les personnes appartenant
à des minorités ethniques, les personnes handicapées et les personnes
LGBTI ont été accusés d’être à l’origine de la covid-19 ou d'avoir
accéléré la propagation de la pandémie
.
7. Au moment de la rédaction de ce rapport, nous sommes encore
en train d’apprendre à vivre avec le coronavirus. Nous ne pouvons
savoir avec certitude s’il y aura une deuxième voire une troisième
vague, ni quelles seraient leurs conséquences. Même s’il n’est pas
facile d’évaluer la situation tout en luttant contre la pandémie,
les laps de temps entre les vagues de la pandémie tout comme la
probabilité qu’il y ait d’autres pandémies à l’avenir doivent nous
inciter à dresser un bilan et à apprendre, afin d’être mieux préparés
face à une éventuelle deuxième vague ou à une nouvelle crise.
8. Cependant, il apparaît déjà évident que même si la pandémie
ne s’est déclenchée que très récemment, tout le monde n'a pas bénéficié
des mêmes conditions pour affronter cette crise. Les hypothèses
selon lesquelles il suffit d’appliquer les mêmes mesures de lutte
contre la pandémie à tout le monde pour obtenir un même niveau d’efficacité
sont tout aussi douteuses. Cela ressort clairement non seulement
sur le plan de la santé, mais aussi dans tous les domaines de notre
vie touchés par la crise.
9. Mon rapport est un appel à l'action. Nous devons agir maintenant,
et nous devons agir durablement, pour transformer nos sociétés afin
de surmonter les inégalités qui y sont si profondément enracinées.
Nous devons veiller à ce que les possibilités qu’ont les personnes
non seulement de survivre à une crise, mais aussi de préserver leurs
moyens de subsistance et leur bien-être pendant et après la crise,
ne soient pas prédéterminées par leur sexe, leur origine nationale
ou ethnique, leur couleur, leur orientation sexuelle, leur identité
de genre, leurs caractéristiques sexuelles, leur handicap, leur
âge, leurs origines sociales ou d'autres caractéristiques qui constituent
leur identité.
2. Incidences
inégales des mesures gouvernementales adoptées pour faire face à
la pandémie
10. Face à une pandémie qui s’est
développée de façon exponentielle, les gouvernements ont été obligés de
s'attaquer d'urgence aux problèmes de santé publique qu'elle soulevait,
de ralentir la propagation du virus et de sauver des vies.
11. Dans la mesure où elles concernent des individus, ces mesures
ont souvent été fondées sur une approche «à taille unique». Mais
si les organes créés afin d’élaborer ces mesures sont trop homogènes,
et si l’on part (consciemment ou inconsciemment) du principe que
la cible d'une mesure ressemble à ceux qui l'ont conçue, il y a
peu de chance que les besoins (notamment) des femmes, des minorités
ethniques, des personnes dont la langue maternelle est une langue
minoritaire ou étrangère, des enfants, des personnes âgées et des
personnes handicapées, soit plus de la moitié de la population d'un
pays donné, soient effectivement pris en compte.
12. L’analyse que je présente ci-après montre clairement que de
nombreux citoyens européens ont été défavorisé par le caractère
indifférencié des interventions de lutte contre la pandémie. En
effet, des mesures ont été prises dans le but légitime de protéger
la santé publique mais sans se soucier, ou très peu, de la manière
dont elles pourraient affecter différents groupes ou devraient être
modulées face à différentes situations. Par conséquent, elles ont
souvent aggravé les inégalités, privé certaines personnes de services vitaux
et exposé d'autres à de nouveaux dangers.
2.1. Accès
à l'information
13. Aux premiers stades de la pandémie,
les gouvernements se sont généralement attachés à prévenir la propagation
du virus en prônant des changements mineurs mais cruciaux du comportement
individuel. Des campagnes de sensibilisation, lancées rapidement,
ont mis l'accent sur des mesures d'hygiène personnelle notamment
se laver régulièrement les mains, tousser dans son coude ou dans
un mouchoir à usage unique, ne pas se toucher le visage et (dans
certains pays) porter un masque. Elles ont également recommandé d’éviter
tout contact physique lors des salutations et de respecter une distance
minimale entre soi-même et autrui. Ces mesures continuent d'être
encouragées au moment de la rédaction du présent rapport.
14. La Commissaire aux droits de l'homme du Conseil de l'Europe
a souligné dès le départ que dans le contexte de la propagation
rapide d'un virus peu connu mais mortel, des informations pouvant
être vitales doivent être mises à disposition rapidement et dans
des formats accessibles à tous
.
15. Or, souvent les besoins spécifiques des personnes handicapées
ne sont pas dûment pris en compte
. Dans
mon pays, les Pays-Bas, aucune interprétation en langue des signes
n'a été assurée lors des conférences de presse données par les autorités
au début de la pandémie. Si de nombreux gouvernements ont finalement
fourni des informations dans des versions faciles à lire ou en langue
des signes
,
les personnes handicapées qui n'avaient pas accès aux informations
nécessaires ont été exposées à des risques plus élevés de maladie,
ainsi qu'à la stigmatisation de leur handicap, de leur comportement
ou de leur non-respect des règles ou directives de distanciation
sociale qu'elles n'avaient pas comprises.
16. Des problèmes similaires se sont posés pour les personnes
appartenant à des minorités nationales. Lorsque les informations
sur la situation et les mesures adoptées dans le pays où ils vivent
n’étaient pas disponibles dans leur langue maternelle, les locuteurs
de langues régionales ou minoritaires ont été moins en mesure de
se protéger eux-mêmes et leur famille, moins susceptibles de bénéficier
des mesures de soutien mises en place pour lutter contre la crise
et plus à même de faire l'objet de sanctions financières ou administratives
s'ils ne se conformaient pas aux nouvelles exigences. Pourtant,
comme l'a souligné le Haut Commissaire de l'Organisation pour la
sécurité et la coopération en Europe (OSCE) pour les minorités nationales,
les États ont clairement intérêt à faire en sorte que tous les membres
de la société comprennent ce qu'ils doivent faire pour contribuer
à limiter la propagation de la pandémie et aient un accès égal aux services
publics, indépendamment de leur origine. Il ne s'agit pas seulement
d'une question de santé publique, mais aussi de cohésion sociale
.
17. Les mesures prises pour lutter contre le virus changent constamment
afin de mieux tenir compte des nouvelles informations sur le virus
lui-même et de s'adapter à la situation telle qu'elle évolue sur
le terrain. Pour éviter que des effets négatifs disproportionnés
se produisent sur tous les groupes de personnes susmentionnés, ainsi
que sur les migrants, les demandeurs d'asile et les réfugiés, qui
peuvent avoir des difficultés à accéder à des informations cruciales
pour leur sécurité et celle d'autres personnes, les gouvernements
doivent veiller à ce que les informations sur le virus, sur les
mesures prises pour y faire face et sur les obligations des individus
dans ce contexte soient transparentes, actualisées, accessibles
à tout moment et disponibles dans une langue et un format qui correspondent
aux besoins de ceux qui cherchent à en disposer.
2.2. Mesures
de distanciation physique et sociale
18. Bon nombre des mesures préventives
décrites ci-dessus reposent sur l'accès à l'eau courante et la possibilité
de maintenir une distance minimale spécifiée par rapport aux autres.
Or ces possibilités n'existent tout simplement pas pour de nombreux
membres de nos sociétés.
19. Pour de nombreux Roms et des Gens du voyage qui vivent encore
dans des conditions inadaptées – sans accès à l’eau courante, à
des installations sanitaires ni à d’autres équipements collectifs,
et souvent dans une grande promiscuité – les mesures de prévention
comme le confinement à l’intérieur, la distanciation sociale et
le lavage fréquent des mains peuvent devenir impossibles, tandis
que l’accès aux gels désinfectants, aux masques et aux informations
de base sur les mesures préventives est souvent illusoire. Dans
de telles conditions, il est fréquent qu'une personne qui tombe
malade ne puisse pas s’isoler. Conjuguée à des problèmes de santé
récurrents, eux-mêmes largement imputables à des mauvaises conditions
de vie ainsi qu’à des niveaux élevés de pauvreté, cette situation
expose tout particulièrement les Roms et les Gens du Voyage vivant
dans ces conditions au risque de contracter la covid-19 et de tomber
gravement malades. En effet, selon une enquête, 80% des Roms vivent
en dessous du seuil de risque de pauvreté de leur pays, 30% n'ont
pas l'eau courante et un enfant rom sur trois vit dans un ménage
où quelqu'un s'est couché le ventre vide au moins une fois au cours
du mois précédant l'enquête
.
20. En raison du manque criant d’aires d’accueil au Royaume-Uni,
de nombreux Gens du voyage ont dû vivre au bord de la route pendant
la pandémie, dans des conditions de promiscuité extrêmes, privés d’installations
sanitaires, et confrontés à un risque constant d'expulsion. En Bulgarie
et en République slovaque, des autorités locales ont placé des quartiers
roms en quarantaine, installé des points de contrôle et construit
des murs temporaires autour ces quartiers. Certaines autorités ont
fait valoir que le «manque de discipline» des résidents rendait
les mesures préventives plus difficiles à appliquer. D'autres ont
déclaré qu'en raison du manque d'eau courante et d'installations
sanitaires, ces quartiers devraient être mis en quarantaine afin
de freiner la propagation du virus. Elles n’ont pas pour autant
pris de mesures pour atténuer les problèmes. Des responsables ont
fait valoir qu'un grand nombre de personnes retournant dans leur
pays en provenance d'autres pays européens gravement touchés, comme
l'Espagne, l'Italie ou le Royaume-Uni, représentaient un risque
pour le reste de la population. Ils auraient imposé des quarantaines
de 14 jours beaucoup plus fermement dans les quartiers roms qu'ailleurs
.
21. De telles mesures ne font rien pour aider ceux qui ont le
plus besoin d'aide. Pire encore, elles aggravent la situation, en
racialisant l'idée que quelqu’un est responsable de la propagation
de la maladie et en rejetant la faute des défaillances structurelles
des États sur des individus ou des groupes qualifiés d’«impurs»
.
22. De même, pendant cette pandémie, de nombreux migrants, demandeurs
d'asile et réfugiés ainsi que des sans-abris vivant dans des conditions
inappropriées, conditions qui ne leur permettaient pas de respecter les
mesures préventives et qui les rendaient vulnérables à l'infection,
ont été stigmatisés dans le discours politique au lieu de bénéficier
d’un soutien. Certaines autorités ont toutefois eu une approche
plus positive: elles ont saisi l'occasion offerte par la baisse
de la fréquentation touristique et la réduction des voyages d'affaires
pendant la pandémie pour réquisitionner des hôtels et les utiliser
pour offrir un espace de vie plus sûr et plus sain aux personnes
vivant dans la rue. L’expérience a été bénéfique: n’ayant plus à
se demander où elles dormiraient le lendemain, certaines des personnes
ainsi logées ont pu, pour la première fois depuis des années, commencer
à faire des projets d'avenir
.
23. De nombreuses personnes handicapées continuent d'être privées
de leur liberté en Europe. Que ce soit dans des établissements d'hébergement
collectif, des hôpitaux psychiatriques ou d'autres institutions,
les mesures de distanciation physique peuvent être impossibles à
mettre en œuvre. En outre, de nombreuses personnes handicapées vivant
dans des établissements spécialisés souffrent déjà d'une mauvaise
santé physique. Ces personnes sont extrêmement vulnérables à la
propagation d'une pandémie et les États ont un devoir particulier
de les protéger. Or la seule solution proposée a souvent été l'isolement,
qui n'est manifestement pas viable à long terme et qui a des effets
disproportionnés sur les personnes concernées
.
24. De même, l’isolement a souvent été la seule solution proposée
pour de nombreuses personnes âgées vivant dans des foyers médicalisés
et qui ont ainsi été privées du soutien de leur familles à un moment
où elles en avaient cruellement besoin. Les conséquences psychosociales
de ces mesures sont considérables. Les histoires déchirantes de
personnes âgées mourant seules, sans leur famille pour les accompagner,
sont légion, et le traumatisme pour les membres de la famille reste
profond. Plus terrible encore, des confinements stricts ont souvent
été introduits bien trop tard dans ces foyers pour éviter la propagation
du virus, ce qui a parfois entraîné des taux de mortalité catastrophiques
de personnes âgées.
2.3. Confinement
25. Dans de nombreux États, les
mesures qui avaient été initialement prises pour contenir la propagation du
virus se sont révélées insuffisantes. Dès lors, un confinement complet
a été imposé aux habitants, qui ont dû rester à leur domicile toute
la journée, sauf pendant de brèves périodes et à des fins spécifiques:
faire les courses, aider une personne vulnérable ou faire de l'exercice.
26. Pour de nombreuses femmes et filles, le domicile est devenu
un lieu dangereux. On estime que le confinement a contribué à une
augmentation spectaculaire des incidents de violence domestique
. J’examinerai ci-après (voir chapitre 4.3)
l’impact de la crise sur les violences à l’égard des femmes.
27. Les personnes âgées ont également très mal vécu les mesures
de confinement car elles ont été coupées de leur famille (voir ci-dessus)
et de leurs activités habituelles. Par ailleurs, le discours du gouvernement
sur leur isolement a souvent été cruel. En Serbie, il a été interdit
aux personnes âgées de plus de 65 ans d'accueillir des visiteurs
et de quitter leur domicile, sauf le dimanche, pour faire des achats
de produits alimentaires «essentiels» entre 4 heures et 7 heures
du matin. Ce régime a duré plusieurs semaines. Le Président serbe
a dit aux retraités de ne pas écouter les conseils de ceux qui leur
recommandaient de sortir une heure par jour: «Si vous le faites,
il n'y aura pas de cimetière capable de nous accueillir tous.» Si
bon nombre de mesures ont été introduites en vue précisément de
protéger une catégorie de la population qui présente des risques
surélevés face aux complications dues à la covid-19, des mesures
de confinement systématique n’ont pas été prises à l’égard d’autres
groupes ayant des facteurs de comorbidité, qui ont pu assumer la
responsabilité de protéger eux-mêmes leur santé. Face à cette approche
âgiste les personnes âgées de plus de 65 ans ont souvent eu le sentiment
d’être déconsidérées, sans importance et un fardeau pour la société
.
28. Les mesures de confinement ont contraint de nombreuses personnes
LGBTI à vivre dans des milieux familiaux hostiles avec des proches
niant ou rejetant leur identité, sans pouvoir accéder, ou presque,
aux réseaux de soutien du monde extérieur. Certains jeunes LGBTI
ont été chassés de chez eux et laissés livrés à eux-mêmes dans la
rue, à un moment où les refuges étaient difficiles d'accès, voire
complètement fermés, et où ils pouvaient être condamnés à des amendes
pour avoir enfreint les règles du confinement. Or ces jeunes présentent
déjà des taux très élevés de suicide et de problèmes de santé mentale.
Les mesures de confinement qui augmentent leur vulnérabilité et
ne leur donnent pas accès à un soutien adéquat risquent de leur
causer un préjudice direct
.
29. D'une manière générale, les conditions de vie ont eu une incidence
profonde sur la façon dont chaque personne a ressenti le confinement.
Les personnes qui ont été confinées pendant de longues périodes
dans un espace de vie exigu et/ou surpeuplé, sans accès à un espace
extérieur, ont été confrontées à des difficultés beaucoup plus grandes.
L'absence d'un espace dédié et calme pour le télétravail ou le suivi
de la scolarité a également accentué également les difficultés et
les tensions dans une situation où les employeurs, les employés,
les enseignants, les étudiants et les parents avaient déjà dû constamment
improviser pour tenter de ne pas sombrer. Pendant ce temps, les
décisions de fermeture des parcs et jardins publics dans de nombreuses
villes, bien que fondées sur des motifs de santé publique, ont particulièrement
touché ceux qui souffraient déjà des conditions matérielles du confinement.
Il s’agissait souvent de personnes occupant des emplois mal payés
et précaires, dans lesquels les communautés de migrants et les minorités
ethniques sont surreprésentées.
2.4. Mesures
de contrôle du confinement
30. L'application des mesures de
confinement par la police a souvent visé des personnes appartenant
à des minorités ethniques ou vivant dans des zones économiquement
défavorisées. En France, plus du double des contrôles de police
ont été effectués dans le département de Seine-Saint-Denis – le
plus pauvre et l'un des plus multiethniques de France métropolitaine
– et plus des deux tiers des amendes infligées à Marseille pour non-respect
du confinement ont été émises dans les quartiers les plus démunis
de la ville. Le montant des amendes fixées par la loi – 135 euros
– représente une part importante du budget de certaines familles,
et il est pratiquement impossible de les contester. La concentration
des contrôles de police dans les zones les plus pauvres des villes
signifie, en outre, que ceux qui vivent dans les pires conditions
et qui seront les plus touchés par les peines infligées pour récidive
– 3 750 euros et jusqu'à 6 mois d'emprisonnement – sont également
les plus susceptibles d'y être confrontés. De nombreux cas de brutalités
policières ont également été signalés. En Espagne, également, on
a constaté une augmentation des plaintes pour comportement raciste
de la police pendant l'état d'urgence, ainsi qu'une plus grande
impunité de la police à cet égard
.
31. La concentration des contrôles de police dans les quartiers
pauvres des villes fait partie d'une pratique institutionnelle de
profilage ethnique, qui vise plus souvent les infractions mineures
commises par des personnes de statut socio-économique inférieur
que les délits «en col blanc», notamment la fraude et l'évasion fiscales.
La pandémie n'a pas créé ce modèle de maintien de l'ordre, mais
elle nous oblige à y prêter de nouveau attention, à examiner le
préjudice disproportionné qu'il peut causer à ceux qui sont les
moins à même de contester ces pratiques, et à nous demander pourquoi
ces pratiques persistent
.
32. Certains pays (dont le mien) ont utilisé des drones équipés
de capteurs thermiques pour rappeler aux gens de garder leurs distances
ou pour prendre la température du corps humain à distance. En Bulgarie, plusieurs
villes auraient cependant utilisé cette technologie uniquement pour
cibler les Roms. Dans le même temps, aucun plan d'action clair ne
semblait avoir été préparé pour traiter les personnes dont les tests
étaient positifs, pour répondre aux besoins des personnes touchées
pendant la quarantaine ou pour protéger d'autres personnes contre
la propagation du virus dans les zones infectées
.
33. Les stéréotypes visant les familles ont également exposé des
personnes qui ne correspondent pas aux paradigmes de genre à des
mesures de confinement plus sévères. Dans mon pays, qui est l'un
des lieux les plus accueillants d'Europe pour les personnes LGBTI
, les couples homosexuels ont déclaré
avoir été la cible de contrôles dans les rues pendant le confinement.
En fait, c’est le discours politique ambiant, qui avait expliqué
aux habitants qu’il ne fallait être en contact qu'avec les membres
de son foyer, qui a renforcé les stéréotypes selon lesquels les
familles sont composées de parents hétérosexuels avec des enfants.
Les parents célibataires, qui n'ont pas eu d'autre choix que d'emmener
leurs enfants faire des courses avec eux, ont parfois rencontré
des difficultés avec certains magasins qui refusaient de laisser
entrer les enfants. Les restrictions imposées aux activités sportives
ont également reflété les stéréotypes masculins. Les femmes qui marchaient
avec leurs enfants étaient informées, par exemple, que cet exercice
n'était pas légitime. La question de savoir qui élabore les politiques
et avec quelle conception de la réalité est cruciale à cet égard.
2.5. Mesures
ayant une incidence sur l'activité économique
34. L'incidence de la crise de
la covid-19 sur les revenus et la situation socio-économique des
habitants a été marquée par des écarts importants qui s’expliquent,
entre autres, par le type de travail effectué et les décisions prises
par les gouvernements d'interdire ou d'encourager certaines formes
d'activités. Certes, la crise a fait prendre conscience du rôle
crucial joué dans nos sociétés par les travailleurs «de première
ligne», notamment les infirmiers/infirmières, les aide-soignant(e)s,
le personnel de nettoyage, les caissiers/caissières, les livreurs,
les éboueurs, etc. dont le travail tend généralement à être largement
sous-évalué, mais elle a également exposé certaines personnes à
des risques bien plus élevés pour leur santé, leurs moyens de subsistance,
ou les deux.
35. La dimension de genre liée à ces questions est importante
et nécessite une attention particulière. Je l’examine de manière
plus approfondie dans une partie distincte de ce rapport (voir le
chapitre 4 ci-dessous.)
36. Les personnes racialisées sont souvent surreprésentées dans
les emplois précaires et mal rémunérés. De nombreuses personnes
exerçant ces professions ont été contraintes de continuer à travailler,
car ces emplois sont également des emplois de «première ligne» qui
ne peuvent pas être exercés à distance. De nombreux rapports ont
signalé que des employé(e)s malades du coronavirus ont continué
à aller travailler, mettant leur propre vie et celle des autres
en danger, parce qu'ils/elles ne bénéficiaient pas d’un congé de maladie
légal et ne pouvaient pas laisser leur famille sans nourriture.
Les travailleurs migrants ont été particulièrement vulnérables à
cet égard
. C’est un choix que l’on ne devrait
pas avoir à faire dans les sociétés modernes. Il s’agit pourtant
d’une réalité qui touche de nombreuses personnes, même en temps
ordinaire.
37. Les mesures gouvernementales ont forcé d'autres travailleurs
à cesser leurs activités, notamment les salariés qui travaillent
dans les bars et les restaurants ainsi que les employés des secteurs
du commerce de détail et du tourisme, mais aussi le personnel de
nettoyage et les soignants. Là encore, de nombreuses personnes dans
cette situation ont des contrats précaires et mal payés et leurs
moyens de subsistance ont été directement mis en péril par ces mesures.
Les jeunes ont été sévèrement touchés: la proportion des personnes âgées
de 18 à 24 ans ayant perdu leur emploi est deux fois plus élevée
que celle des personnes âgées de 25 à 54 ans
.
38. Certains pays ont rapidement mis en place des dispositions
en matière de chômage partiel afin de soutenir les employeurs et
de protéger ces travailleurs. D'autres n'ont pas agi aussi rapidement.
Nous n'en sommes qu'au début, mais il apparaît déjà clairement que
la situation économique en Europe (et dans le monde) s'est considérablement
dégradée en raison de la pandémie, et que ces personnes avec les
emplois les plus précaires et les moins bien rémunérés, qui sont
déjà parmi les moins bien loties de nos sociétés, en subiront les
graves conséquences. De plus, les mesures de chômage partiel ne
s’appliquent généralement pas aux travailleurs indépendants, dont
les sources de revenus se sont également taries. Cela concerne de nombreuses
femmes qui travaillent depuis leur domicile
39. Les mesures de confinement, qui obligent les gens à quitter
la rue, ont également mis fin de fait
à l'économie
informelle. De nombreux Roms, migrants et personnes LGBTI, qui sont
obligés de dépendre de l'économie informelle en raison de la discrimination
sur le marché de l’emploi, ainsi que beaucoup de travailleurs du
sexe ont perdu tous leurs moyens de subsistance. Beaucoup de ces
personnes, qui sont déjà confrontées à l'exclusion sociale, ne bénéficient
pas non plus d’une protection sociale (par exemple, parce qu'elles
n'ont pas de papiers d'identité), ce qui les plonge dans une pauvreté
aggravée. L'UNAR, l'organisme chargé de la mise en œuvre de la stratégie
nationale italienne pour l'intégration des Roms, a lancé une initiative positive
pour faire face à ces situations. Il a en effet réaffecté 100 000 euros
pour couvrir les besoins fondamentaux des Roms vivant à Rome, Naples
et Milan et qui n'étaient pas couverts par une protection sociale
.
2.6. Fermeture
des écoles
40. S’il est probable que tous
les enfants qui ont dû s’absenter de l'école pendant de longues
périodes aient pris du retard, certains ont dû faire face à des
obstacles à l’éducation bien plus sérieux durant la pandémie. Les
enfants qui ont été les plus durement touchés sont vraisemblablement
ceux qui ont décroché le plus tôt, que ce soit pour des raisons
matérielles ou parce que leurs parents ne parlent pas encore la
langue du pays où ils vivent. Ce sont également ceux qui auront
plus de mal à rattraper leur retard.
41. La fermeture des écoles a gravement perturbé la scolarité
de nombreuses personnes handicapées, notamment parce que les méthodes
d’enseignement à distance ne sont souvent ni accessibles ni adaptées
à leurs besoins. Les étudiants et élèves handicapés se sont souvent
retrouvés sans soutien où dépendants de l’appui d’organisations
à but non lucratif. Ceux qui n’ont pas la chance de vivre dans un
quartier où de tels services sont bien développés ont été encore
plus désavantagés
.
42. Suite à la fermeture des écoles, les logements exigus ou inadéquats
se sont transformés en environnements scolaires tout aussi exigus
et inadéquats. Les Roms et d’autres enfants qui n'ont pas accès
à l'électricité et qui ont déjà du mal à faire leurs devoirs, en
particulier pendant les mois sombres de l'hiver, ne pouvaient pas
se connecter à des programmes d'enseignement à distance
, et d'autres mécanismes
de soutien, comme les centres communautaires extrascolaires qu'ils
fréquentent habituellement et qui ont également dû fermer. Les enfants
de migrants et, dans certains cas, les enfants appartenant à des
minorités nationales qui sont scolarisés dans une langue que leurs
parents ne maîtrisent pas pleinement, ainsi que les enfants dont
les parents ont un faible niveau d'éducation ou d'alphabétisation,
ont été confrontés à d’autres obstacles dans le système scolaire.
La dépendance soudaine à l'égard de la scolarisation à domicile
a aggravé leurs difficultés.
43. L'accès à l'éducation est également devenu dépendant de l'accès
des élèves à internet et à des équipements informatiques appropriés.
Ceux qui sont issus de milieux socio-économiques défavorisés et
dont les familles ne possèdent pas d'ordinateur ou de tablette et
n'ont pas les moyens de s'en procurer disposent, au mieux, d'un
téléphone mobile pour recevoir du matériel éducatif. Dans de nombreuses
familles, les documents disponibles devaient être partagés entre
plusieurs enfants ou entre un enfant (ou des enfants) et au moins
un adulte travaillant à distance. De nombreuses écoles ont mis en
place des systèmes permettant aux parents de collecter des exemplaires
imprimés de travaux scolaires et des autorités locales ou nationales ont
également lancé des initiatives pour distribuer du matériel informatique
aux familles dans le besoin.
44. Une connectivité internet insuffisante ou inexistante dans
les régions plus éloignées, souvent des zones rurales habitées par
des personnes appartenant à des minorités nationales, a également
accru le risque de décrochage scolaire de ces élèves.
2.7. Redéfinition
des priorités pour les soins de santé et les services de soutien
45. De nombreux services de soins
de santé et autres services de soutien ont été considérablement perturbés
en raison de la réaffectation de fonds publics pour faire face à
la crise sanitaire
. La réallocation des ressources
a nui à l'accès des femmes à des services de santé sexuelle et reproductive,
notamment l'accès à des soins d'avortement sans risque. Des lois
très restrictives sur l'avortement ainsi que des contraintes administratives
onéreuses pour accéder aux services d'avortement créent des obstacles
à ces soins de santé essentiels, qui ont été encore plus difficiles
à surmonter dans le contexte de la pandémie.
46. Tandis que certains gouvernements ont cherché à réduire les
obstacles à des soins sûrs liés à l’avortement, d’autres ont malheureusement
tenté d’en rendre l’accès plus difficile. Ceci met en danger la
santé des femmes et des filles. L'accès à d'autres soins de santé
sexuelle et reproductive, notamment la contraception, le dépistage
du VIH et des infections sexuellement transmissibles (y compris
le dépistage anonyme, souvent crucial pour les jeunes vivant avec
leurs parents), les thérapies hormonales et les traitements de confirmation
du genre, ainsi que le dépistage du cancer des organes de la procréation,
a également été entravé. Cette restriction d’accès aux soins a eu
une incidence particulière sur les femmes, les filles et les personnes
LGBTI. Pour les personnes qui ont perdu leur revenu en raison d'autres
mesures prises pour faire face à la pandémie, l'accès aux traitements
médicaux qui ne sont pas entièrement couverts par l'assurance maladie
publique est également devenu beaucoup plus difficile, voire impossible.
47. Sur un plan plus positif, les pays qui ont donné la priorité
aux soins à la personne ont trouvé des solutions pour que ces services
soient dispensés durant la pandémie
.
48. Les services de soutien qui jouent un rôle déterminant dans
l’aide apportée à de nombreuses personnes handicapées et personnes
âgées ont été, quant à eux, souvent gravement perturbés. Des pénuries
de personnel dues à des maladies ou à des mesures de confinement,
ainsi qu'un manque général d'équipement de protection individuelle,
ont été signalés
. Cette situation a accru
les risques encourus par les usagers et les prestataires de services
de soutien et a créé un terrain favorable aux violations de la dignité
humaine fondamentale des personnes handicapées et des personnes
âgées. Il serait bon de se demander pourquoi de telles situations
n’ont pas été anticipées, pourquoi elles ont été tolérées, et comment
transformer nos systèmes de l'intérieur pour qu'elles ne se reproduisent
pas. Sur ce dernier point, je souhaite attirer l'attention sur un modèle
global de soins fondé sur l’autonomie des équipes d’infirmières.
Ce modèle innovant a été élaboré par l'organisation Buurtzorg, qui
a été créée il y a 13 ans aux Pays-Bas et qui est désormais présente
dans de nombreux autres pays du monde.
2.8. Fermetures
et restrictions d’accès aux transports en commun et à d’autres services
publics
49. Les personnes handicapées dépendent
fortement des transports publics, qui sont souvent leur seul moyen
de transport. Cependant, pour des raisons d'hygiène et pour assurer
l'éloignement physique, de nombreux pays ont imposé des restrictions
aux transports publics afin de réduire la propagation du coronavirus.
Jusqu'au 1er juin 2020, les chemins de fer néerlandais ont ainsi
suspendu leur assistance aux personnes handicapées qui ne peuvent
pas entrer ou sortir d'un train de manière indépendante
. Ces mesures ont gravement restreint
les possibilités qu'ont les personnes handicapées de participer
pleinement à la société. D'autres personnes fortement tributaires
des transports en commun, par exemple de nombreux jeunes, des salariés
à faible revenu et des Roms, ont également été touchées par de telles
fermetures, ce qui de surcroît leur a parfois rendu impossible l'accès
aux soins de santé nécessaires.
50. La fermeture des toilettes publiques, toujours pour des raisons
d'hygiène, et le manque d'alternatives ont également suscité de
l'anxiété et des problèmes, en particulier pour les personnes qui
dépendent de ces installations parce qu’elles sont enceintes ou
en raison de problèmes de continence
.
3. Racisme,
xénophobie et autres formes d'intolérance, de discrimination et
de stigmatisation
51. La crise a inspiré de nombreuses
manifestations de solidarité réconfortantes, les voisins et les communautés
ayant travaillé ensemble pour soutenir les plus vulnérables d’entre
eux.
52. Cependant, au lieu de chercher des moyens supplémentaires
de protéger les membres de la société les plus vulnérables face
au virus, certains hommes politiques ont redoublé d’efforts pour
exacerber le racisme. Une augmentation des violences verbales et
physiques visant les personnes d'origine chinoise et asiatique a été
signalée dans un certain nombre d'États membres du Conseil de l'Europe
après que les premiers cas de covid-19 ont été enregistrés en Europe.
Au Royaume-Uni, des enfants chinois ont été maltraités et intimidés dans
les écoles. En France, une vague d'abus en ligne et hors ligne a
ciblé les personnes d'origine chinoise et asiatique. Ces expressions
de haine se sont appuyées sur un racisme anti-asiatique profondément
enraciné dans la société, qui est antérieur à la crise. Ce dernier
semble avoir servi de catalyseur aux manifestations de préjugés
existants et répandus. En Italie, l'épidémie de coronavirus a provoqué
une série d'incidents, notamment des attaques contre des personnes
d'origine asiatique, en particulier des écoliers et des étudiants de
cette communauté, ainsi que le boycott d'entreprises chinoises
.
53. D'autres groupes ont également été présentés comme des vecteurs
possibles de contamination et ont été la cible d'actes racistes.
Le confinement de certains quartiers roms en Bulgarie et en République
slovaque a véhiculé, directement ou indirectement, le message qu'ils
étaient impurs et qu'ils étaient à craindre. Au Royaume-Uni, un
documentaire diffusé à la télévision nationale, qui suggérait qu’il
existait un lien entre la présence des communautés de Gens du voyage
et l'augmentation du taux de criminalité, a déclenché une vague
de courriers haineux, contenant des propos menaçants
. Des dignitaires religieux
dans de nombreux pays, y compris l’Allemagne, la Bulgarie, la Géorgie,
l’Italie, la Macédoine du Nord, la République de Moldova, le Monténégro,
la Pologne, la Fédération de Russie et l’Ukraine, ont accusé les
personnes LGBTI d’être responsables de la pandémie. En Turquie,
un haut dignitaire religieux, soutenu par des représentants du gouvernement,
a insinué que l’homosexualité serait responsable de maladies (et
par conséquent, de la COVID-19).
54. Le meurtre de George Floyd par un policier aux États-Unis
le 25 mai 2020 a déclenché des manifestations de rue massives dans
plusieurs villes européennes, en solidarité avec le mouvement
Black Lives Matter (les vies des
Noirs comptent). Malgré la circulation continue du virus et de nombreuses interdictions
de manifestations publiques, l'indignation profonde provoquée par
cet homicide a incité des dizaines de milliers de personnes de toutes
les couleurs, dont de nombreux jeunes, à sortir dans la rue pour protester
contre les inégalités et le racisme, y compris au sein de forces
de police européennes
. Ces manifestations sont un signe
fort que les jeunes rejettent la persistance du racisme structurel
dans un monde post-COVID-19.
4. La
dimension de genre de la pandémie
55. Lorsque la crise de la pandémie
de COVID-19 a commencé à se développer et que les gouvernements ont
lancé leurs premières mesures pour contenir la propagation du virus,
les organisations de défense des droits des femmes, les parlementaires,
les spécialistes, les universitaires, les experts et les organisations internationales
ont averti, dès le début, que les politiques élaborées et les efforts
déployés pour la santé publique ne prenaient pas en compte les conséquences
de la crise sur les questions de genre.
56. De nombreuses données et études ont montré que les femmes
étaient plus vulnérables au risque de contagion en raison d'inégalités
profondément enracinées, des rôles traditionnels des hommes et des
femmes, des normes sociales et de la ségrégation entre les sexes
sur le marché de l’emploi. Or les gouvernements ont poursuivi la
mise en place de mesures qui ont eu une incidence négative sur les
femmes, dans toute leur diversité
.
57. Une proportion élevée des travailleurs qui fournissent des
services essentiels à nos sociétés comme la livraison de marchandises
et la collecte des déchets sont des hommes. Toutefois, la grande
majorité – environ 70 % – des personnes qui travaillent dans le
secteur de la santé sont des femmes
. Or, en raison d’une approche
sans prise en compte de la dimension de genre en matière d’équipements
de protection individuelle au Royaume-Uni, 77% du personnel du National
Health Service (NHS) a dû se débrouiller avec des équipements de
protection individuelle mal ajustés – et par conséquent dangereux
et inconfortables
.
58. Les femmes continuent d’assumer plus de responsabilités lorsqu’il
s’agit de s’occuper des enfants et des personnes âgées et effectuent
en moyenne 2,6 fois plus de soins non rémunérés et de travaux domestiques
que les hommes. Les mesures prises pour fermer les écoles et les
garderies sont venues s’ajouter aux énormes défis quotidiens auxquels
les femmes sont confrontées et ont eu des effets négatifs sur leur
bien-être, leur santé mentale et leur situation financière et économique
. Bien que légitimes et nécessaires,
les mesures de confinement ont également entraîné une forte augmentation
des cas de violence familiale étant donné que les femmes se sont
retrouvées confinées avec leurs agresseurs (voir le chapitre 4.3 ci-après).
59. Les femmes étaient déjà surreprésentées dans les emplois moins
qualifiés et moins bien rémunérés, par exemple dans les secteurs
hôtelier, de la restauration et du tourisme, ainsi que dans l'économie
informelle. Les mesures de confinement ont amplifié la discrimination
structurelle à l'égard des femmes, accroissant en conséquence le
risque de pauvreté féminine
.
60. Après des années de progrès en matière d'égalité de genre,
dans de nombreux pays les femmes ont dû assumer, en raison des mesures
prises pendant la crise, une part encore accrue de la garde et de
l’éducation des enfants ainsi que des tâches ménagères et soins
domestiques non rémunérés. Il est crucial d’utiliser une approche
fondée sur le genre pour apporter des réponses à ces questions.
Ignorer ou négliger la dimension de genre de la crise reviendrait
à nier les principes généraux d’égalité, d'égalité de genre, de
diversité et d’inclusivité.
4.1. Les
clichés et les stéréotypes sexistes
61. Les clichés et les stéréotypes
sexistes ne sont pas l'objet principal de mon rapport, mais ne pas
les aborder laisserait entendre que nous passons sous silence certaines
des causes les plus profondément enracinées de la discrimination.
Celles-ci ont été davantage mises en évidence et aggravées par la
pandémie et peuvent nuire aux débats sur la manière de surmonter
la crise et de mettre en place des solutions viables.
62. Les clichés sexistes sur les femmes ont été abondants dans
tous les débats liés à la pandémie. Les femmes ont été dépeintes
comme des anges gardiens qui veillent sur les malades alités, nourrissent
et prennent soin des enfants et des personnes âgées et apportent
des plateaux repas; les nombreuses strates de leur identité ont
ainsi été ignorées. Ces clichés sont un affront à la contribution
incontestable, indispensable des femmes aux dimensions sociales,
scientifiques, culturelles, politiques et démocratiques de nos sociétés. Même
lorsqu'elle est reconnue, leur contribution est souvent réduite
aux stéréotypes et clichés essentialistes. Ainsi, il a pu être dit
que les femmes seraient de meilleures dirigeantes parce qu'elles
sont des femmes, au lieu de se concentrer sur le type de direction
qui serait nécessaire pour affronter la crise et faire avancer les
efforts de redressement, qui reposerait sur l'inclusion, l'empathie,
l'esprit d'équipe ou l'expérience vécue. Rick Zedník a souligné
à juste titre qu’un monde ébranlé a besoin d’une direction équilibrée.
«[Les bonnes] dirigeantes ont été perçues comme confiantes en elles-mêmes
et pas du tout arrogantes. Elles se sont affirmées sans vouloir dominer.
Elles ont assumé les responsabilités de leur fonction sans mettre
l'accent sur leur autorité. Elles ont transmis leur énergie grâce,
et non malgré, leur empathie
.»
63. À l'autre extrémité du spectre règnent les stéréotypes sur
les dirigeants masculins, qui seraient forts, autoritaires, fermes,
influents, qui font tout bien même lorsqu’ils sont irréfléchis ou
qu’ils enfreignent les règles et les mesures mises en place par
les administrations et les autorités mêmes qu'ils dirigent. Certains
des dirigeants masculins les plus puissants du monde ont refusé
de respecter les mesures de distanciation sociale, de confinement
ou d'autres mesures de protection telles que le port d'un masque.
Cette «répudiation sexiste des mesures de protection» constitue
un exemple typique de masculinité nuisible qui peut avoir un effet dévastateur
sur la sécurité de la population lorsqu'elle est affichée par des
personnes au pouvoir
.
64. La misogynie violente a également contribué à l’intensification
du harcèlement en ligne des militantes, des politiciennes et des
influenceuses. Il s'agit d'un harcèlement ciblé qui vise à réduire
au silence les voix des femmes qui demandent qu’une approche fondée
sur le genre et inclusive soit intégrée dans les mesures concernant
la COVID-19 et les mesures de redressement après la crise.
65. Par ailleurs, les stéréotypes sexistes, les rôles et les clichés
sexistes menacent les progrès en matière d’égalité des sexes et
l’émancipation continue des femmes. L’on constate une tendance préoccupante
des femmes à revenir à ce que l'on appelle les «rôles traditionnels»
au détriment de leur évolution professionnelle. Les femmes «restent
les directrices des opérations au foyer, même lorsqu'elles ont un
emploi à temps plein»
. Malgré des progrès vers une répartition
plus équilibrée des responsabilités au sein des ménages, en ce qui concerne
l’éducation des enfants et l’assistance aux personnes âgées, les
activités d’assistance à la personne «sont encore majoritairement
considérées comme du ‘travail de femmes’»
. Les femmes universitaires qui essaient
simultanément de s’investir dans leur carrière, de s’occuper de
leurs enfants et de gérer les tâches ménagères, le tout en temps
de crise, ont rencontré de sérieuses difficultés
.
4.2. La
crise et au-delà: qui décide?
66. Les femmes sont en première
ligne dans la lutte visant à contenir la propagation des pandémies. Toutefois,
elles sont soit sous-représentées, soit non représentées, soit invisibles
dans les processus de prise de décision. En ce qui concerne l’élaboration
des mesures de redressement et la mise en place de plans d'urgence
pour faire face à d’éventuelles crises futures, ce sont les voix
des hommes qui dominent. La faible représentation des femmes dans
les organes de décision «révèle à quel point les stéréotypes machos profonds
traversent la société»; les réponses à la crise ont été décrites
comme «centrées sur les hommes» voire «dominées par les hommes»
.
67. Dans un examen portant sur 30 pays, il a été constaté que
la majorité des comités nationaux créés pour répondre à la COVID-19
n'avaient pas une représentation égale des femmes et des hommes.
Parmi les pays examinés qui avaient créé de tels comités, les femmes
constituaient moins d’un tiers des membres dans 74% des cas et un
seul comité était composé d’un nombre égal de femmes et d’hommes.
En moyenne, les femmes représentaient 24% des membres des comités
. Les images des équipes de crise présentées
dans les médias reflètent cette réalité. Il ne s’agit pas de mettre
en doute les compétences de ces équipes entièrement ou majoritairement
masculines mais de souligner qu'elles portent un grave préjudice
aux efforts visant à faire progresser l'égalité de genre et à promouvoir
la diversité et l'intégration.
68. Nous devons nous interroger sur la question de savoir où se
trouvent les femmes, les personnes de couleur, les jeunes, les personnes
handicapées? Nous devons continuer à la poser jusqu'à ce que les
organes décisionnels tiennent compte de la diversité et reflètent
la composition et les différentes voix et préoccupations existant
aujourd'hui au sein des sociétés des 47 États membres du Conseil
de l'Europe.
4.3. Violence
à l'égard des femmes
69. D’après certaines estimations,
une femme sur trois a été victime de violences physiques et/ou sexuelles commises
par un partenaire intime ou d’une agression sexuelle commise par
une personne autre que son partenaire intime au cours de sa vie.
En moyenne, 137 femmes dans le monde sont tuées chaque jour par
un partenaire ou un membre de la famille et les femmes représentent
64% du total des homicides entre partenaires intimes/famille
.
70. Si elles sont cruciales pour les efforts visant à contenir
la propagation de la pandémie de coronavirus et à éviter l'effondrement
des systèmes de soins de santé, les mesures de confinement, d'isolement
et autres mesures de distanciation sociale appliquées dans plusieurs
pays européens et au niveau mondial ont sans aucun doute contribué
à créer un environnement favorable qui a aggravé et accru le risque
de violence fondée sur le genre. On estime que le confinement a
provoqué une véritable explosion de ces violences, certains pays indiquant
que celles-ci ont augmenté d’un tiers
.
71. Alors que la plupart des pays européens adoptaient et mettaient
en œuvre des mesures de confinement de plus en plus draconiennes,
les effets négatifs de ces mesures ont commencé à se faire sentir.
Les rapports et les statistiques publiés par les autorités, la police,
les organisations de défense des droits des femmes, les prestataires
de services, les parlements ou les organisations internationales
ont fait état d'une augmentation alarmante des cas de violence à
l'égard des femmes
. Sans possibilité
de quitter leur foyer et sans accès, ou presque, à des services
de soutien tels que les refuges ou les lignes téléphoniques d'urgence,
les femmes et les enfants victimes de violences et de mauvais traitements
se sont retrouvés confinés avec leurs agresseurs, au risque de subir
d’autres violences, pouvant aller jusqu’à la mort.
72. Le Fonds des Nations Unies pour la population (FNUAP) avertit
que les progrès réalisés pour mettre fin aux violences fondées sur
le genre risquent d’être réduits d'un tiers d'ici 2030 et que la
COVID-19 nuira aux efforts visant à mettre fin aux mutilations génitales
féminines et aux mariages d'enfants
.
73. Des groupes de femmes, notamment les femmes handicapées, les
migrantes, les réfugiées ou les demandeuses d'asile, sont confrontées
à des obstacles supplémentaires et à des risques de violence en période
de crise. Des études et des travaux de recherche révèlent que les
femmes handicapées sont plus exposées aux mauvais traitements et
à la violence, notamment la violence psychologique, physique, sexuelle, financière
et sociale. Les vulnérabilités augmentent en temps de crise. En
outre, le fait de réaffecter des ressources pour faire face à la
crise d'urgence a une incidence négative sur l'accès aux droits
sexuels, reproductifs et de santé des femmes handicapées.
74. Les prestataires de services ont fait part de leurs préoccupations
concernant l'accès des femmes migrantes et des femmes appartenant
à des minorités ethniques aux services de soutien. Le manque d'accès à
l'information, les barrières linguistiques, les places limitées
dans les refuges ainsi que la peur d’être détenues, expulsées ou
séparées de leurs enfants les rendent plus vulnérables à la violence
.
75. Les appels pour que les refuges pour les femmes victimes ou
menacées de violence restent accessibles se sont multipliés. Les
autorités nationales sont tenues de prendre des mesures adéquates
pour prévenir la violence, protéger les victimes et poursuivre les
auteurs, conformément aux principes des normes internationales,
notamment la Convention du Conseil de l'Europe sur la prévention
et la lutte contre la violence à l'égard des femmes et la violence
domestique («Convention d'Istanbul»,
STCE no 210). Il n'a jamais été aussi nécessaire
de s'assurer que des services de soutien sont disponibles et que
les femmes et les filles sont informées des endroits offrant de
l'aide
.
76. Le Comité des Parties à la Convention d'Istanbul a souligné
que les mesures de confinement et d'isolement contribuaient au risque
d'exposition des femmes et des filles aux nombreuses formes de violence fondée
sur le genre, notamment la violence sexuelle, domestique et celle
qui serait «liée à l'honneur». Il a également attiré l'attention
sur le fait que ces risques sont particulièrement élevés pour les
femmes et les filles appartenant à des groupes défavorisés tels
que, par exemple, les femmes handicapées, les femmes prostituées,
les femmes âgées, les femmes migrantes et les femmes demandeuses
d'asile. Il a rappelé en outre que les principes et les exigences
de la Convention d'Istanbul s'appliquent systématiquement et souligné que
les États parties à la Convention ont l'obligation «d'exercer la
diligence voulue pour prévenir les actes de violence qui y sont
visés, enquêter sur ces actes, les punir et accorder une réparation
pour ces actes, conformément à leurs obligations au titre de la
Convention européenne des droits de l'homme»
.
77. Les autorités publiques ont été encouragées à ne pas perdre
de vue le besoin de garantir l'égalité et de protéger les droits
humains fondamentaux, notamment le droit des femmes à la sécurité.
Elles ont souligné qu’il était nécessaire que toutes les mesures
et toutes les initiatives en matière de politiques et de programmes visant
à atténuer les effets négatifs soient fondées sur une compréhension
claire des mécanismes qui sous-tendent la dynamique de la violence
fondée sur le genre. Afin de soutenir les efforts déployés par les
États membres pour garantir ces droits, les divisions du Conseil
de l'Europe traitant de l'égalité entre les femmes et les hommes
et de la violence à l'égard des femmes ont rassemblé et mis à disposition
des informations
sur les initiatives,
pratiques, déclarations et lignes directrices mises en place par
les États membres, notamment celles qui sont conformes aux obligations
et exigences de la Convention d'Istanbul, ainsi que des informations utiles
émanant d'autres organisations internationales et d'ONG.
78. Des solutions innovantes, des mesures d'atténuation et des
bonnes pratiques ont commencé à apparaître. Au total, 41 États membres
et 30 organisations de la société civile et prestataires de services
ont envoyé des informations au Conseil de l'Europe que celui-ci
a mises à disposition sur une page web consacrée
.
Il s'agit entre autres de dispositions alternatives en matière d’hébergement,
d'ordonnances d'expulsion et de protection accélérées, de lignes
téléphoniques d'urgence supplémentaires, de l'utilisation de plateformes
de médias sociaux pour sensibiliser aux risques et diffuser des
informations sur les services, etc. Il n'est pas utile, en effet,
de réinventer la roue, d’autant que nous pouvons tirer profit de
tout ce qui est déjà en place et fonctionne dans les États membres.
5. Conclusions
79. La pandémie de COVID-19 est
plus qu’une crise sanitaire. Elle a affecté le fonctionnement de
nos démocraties et tout l’éventail des droits de l’homme. Du point
de vue de l’égalité et de la non-discrimination, elle a mis en évidence
les inégalités profondes et structurelles qui affectent nos sociétés
et les a exacerbées.
80. Au départ, nos gouvernements ont souvent tenté de contenir
et de combattre la pandémie par des mesures «universelles». Ils
ont rarement accordé une attention suffisante aux besoins et aux
situations spécifiques des femmes, des jeunes, des personnes âgées,
des personnes handicapées, des membres de minorités nationales ou
ethniques, des personnes LGBTI ou d’autres minorités; ils n’ont
pas davantage dûment examiné les différents impacts de leurs mesures
générales sur chacun des groupes concernés.
81. En raison de cette exclusion, ceux qui étaient déjà confrontés
à des difficultés dans nos sociétés avant la pandémie ont été fortement
désavantagés. Des femmes ont été confinées avec leurs agresseurs,
sans aucune possibilité de se réfugier quelque part; des personnes
handicapées ont été privées de possibilités de faire valoir leurs
droits; ceux qui occupaient des emplois mal payés et précaires –
dont beaucoup de membres de minorités ethniques, des personnes LGBTI
et des jeunes – ont soit perdu leurs moyens d’existence, soit été contraints
de continuer à travailler dans des conditions dangereuses pour leur
vie ou leur santé; les enfants qui étaient déjà défavorisés à l’école
ont été les premiers à perdre le contact quand l’enseignement a
été dispensé en ligne et il est probable qu’ils auront le plus de
difficultés à rattraper leur retard; de nombreuses minorités ont
été stigmatisées et ciblées par des déclarations haineuses les accusant
d’être responsables de la crise.
82. D’une manière générale, les personnes les plus marginalisées
en raison de discriminations structurelles préexistantes dans nos
sociétés seront également les plus durement impactées par les conséquences
de la crise, qui s’étendent à tous les domaines de la vie quotidienne.
83. Rien ne nous garantit que la pandémie soit terminée. À l’heure
de rédiger ces lignes certains pays restent confrontés à un nombre
élevé de nouveaux cas, et des foyers de contamination surgissent
à nouveau dans des pays où la situation semblait sous contrôle.
Le risque d’une deuxième vague de cette pandémie en Europe reste
très concret.
84. La crise a déjà eu un impact dévastateur et ses conséquences
profondes se feront sentir pendant encore très longtemps. Toutefois,
elle représente également une opportunité à saisir pour transformer
nos sociétés en mieux.
85. Il nous incombe de reconnaître la diversité et les différentes
réalités qui coexistent au sein de nos sociétés et de veiller à
ce que toutes les décisions que nous prenons soient inclusives.
Nous devons nous veiller à ce que ces décisions se fondent sur des
données précises et ventilées selon des critères appropriés. Nous
devons systématiquement nous demander qui nous avons pu omettre
de nos réflexions. Et nous devons faire de la place autour de la
table afin que toutes ces voix soient représentées dans les processus décisionnels.
86. Ces mesures doivent faire partie intégrante de la réponse
à toute crise, mais elles doivent également être intégrées aux processus
décisionnels ordinaires. Il n’y a pas de temps à perdre: nous devons
commencer ce travail dès maintenant.