1. Introduction
1.1. Origine du rapport
1. Devenus indépendants avec la
dissolution de l’Union soviétique, les Etats de l’Asie centrale
sont restés peu connus de l’opinion publique internationale au sens
large – à l’exception de quelques ONG de défense des droits de l’homme
et groupes de pression – jusqu’à mai 2005.
2. La «révolution des tulipes» au Kirghizistan, en février-avril
2005, et surtout les événements tragiques à Andijan (Ouzbékistan)
de mai 2005, quand les autorités ont violemment réprimé une révolte
populaire, ont provoqué une vague de critiques en Europe et un sursaut
d’attention pour ces pays. Il est devenu clair que la stabilité
dans cette région n’était qu’une apparence trompeuse, et que la
situation réelle pouvait rapidement se dégrader.
3. Réagissant aux événements d’Andijan, l’Assemblée a tenu, en
juin 2005, un débat d’actualité sur la situation dans les républiques
d’Asie centrale. A la suite de ce débat, la commission des questions
politiques a été chargée de préparer un rapport à ce sujet.
4. Par ailleurs, les chefs d’Etat et de gouvernement des Etats
membres du Conseil de l’Europe, réunis au Sommet de Varsovie en
mai 2005, se sont engagés en faveur d’un nouveau dialogue interculturel
et interreligieux avec les régions voisines, y compris l’Asie centrale,
fondé sur les droits de l’homme universels.
1.2. L’objectif du présent rapport
est donc double
5. D’une part, comprendre la situation
dans les Etats d’Asie centrale, déterminer les causes d’instabilité dans
la région, préciser les menaces et les opportunités qu’elle présente
pour l’Europe et envisager les réactions possibles visant à limiter
les premières et mettre en valeur les secondes;
6. D’autre part, envisager la possibilité que le Conseil de l’Europe
joue un rôle de promoteur des réformes en Asie centrale, identifier
les domaines où il pourrait apporter des résultats concrets, et
formuler des propositions sur les modalités pratiques d’une éventuelle
coopération.
2. Pourquoi l’Europe devrait
s’intéresser à l’Asie centrale
2.1. Brève présentation des pays
concernés
7. L’expression «Asie centrale»
désigne en général les cinq anciennes républiques asiatiques de
l’ex-Union soviétique devenues indépendantes après la dissolution
de celle-ci en 1991: le Kazakhstan, le Kirghizistan, l’Ouzbékistan,
le Tadjikistan et le Turkménistan.
8. Cependant, le Kazakhstan restera en dehors de ce rapport puisque
ce pays a récemment fait l’objet d’un rapport séparé, préparé par
M. Iwiński.
9. Le Kirghizistan a une superficie de 198 500 km2 et
sa population est estimée à 5,2 millions d’habitants dont 66 % de
Kirghizes, 14 % d’Ouzbeks et 12 % de Russes. Quelque 75 % de la
population sont de religion musulmane (sunnite), et 20 % sont des
chrétiens orthodoxes.
10. D’après la Constitution, datant de 1993 et révisée en 2003,
le Kirghizistan est une république attachée aux valeurs démocratiques.
Le pouvoir législatif appartient au parlement unicaméral; l’exécutif
est dirigé par le Président, qui désigne le gouvernement.
11. Le Kirghizistan est le seul parmi les quatre pays d’Asie centrale
qui a des relations avec le Conseil de l’Europe. Le pays a adhéré
à la Commission de Venise et a coopéré avec celle-ci dans le cadre
de sa réforme constitutionnelle.
12. Jusqu’en 2005, le pays a été présidé par Askar Akaev, élu
à la tête du Kirghizistan en 1990, avant la proclamation de l’indépendance.
En avril 2005, le Président Akaev a été forcé à la démission à la
suite de la «révolution des tulipes», déclenchée par la fraude intervenue
lors des élections parlementaires de février-mars 2005. Depuis,
le pays présidé par Kourmanbek Bakiev a traversé une série de crises
et d’affrontements politiques et la situation reste très instable.
La nouvelle Constitution, élaborée au terme d’une longue crise politique,
sera soumise à référendum le 21 octobre 2007.
13. L’Ouzbékistan occupe une superficie de 446 400 km2 et
sa population est de 26,8 millions d’habitants (80 % d’Ouzbeks,
6 % de Russes, 4 % de Tadjiks, 4 % de Kazakhs, 4 % de Tatars, 1,9 %
de Karakalpaks). C’est donc le pays le plus peuplé parmi les quatre.
La population est à 90 % musulmane (sunnite) et à 9 % chrétienne
orthodoxe.
14. La Constitution de 1992 a instauré un régime présidentiel
fort, le parlement bicaméral n’ayant qu’un rôle subordonné. Le Président
Islam Karimov, en place depuis 1990, dirige le pays d’une manière
autoritaire. Toutes les institutions d’Etat sont placées sous le
contrôle présidentiel et l’opposition politique n’est pas tolérée.
15. En 1999 et 2004, l’Ouzbékistan a connu des vagues d’attentats
terroristes attribués aux islamistes radicaux. En mai 2005, une
révolte populaire dans la ville d’Andijan – que les autorités ont
qualifiée de rébellion islamiste – a été brutalement réprimée par
les forces de l’ordre. L’Union européenne a exigé que ces événements
fassent l’objet d’une enquête internationale. Face au refus des
autorités ouzbekes, l’Union européenne a prononcé des sanctions
à l’égard du pays, a interdit de visa les principaux chefs du régime
et a considérablement réduit ses programmes de coopération. Cependant,
à la suite d’une certaine ouverture des autorités ouzbekes, l’Union
européenne a laissé entendre que ces sanctions pourraient être revues.
16. Le Tadjikistan a un territoire de 143 000 km2 et
la population est de plus de 7,3 millions d’habitants. Les Tadjiks,
peuple proche des Iraniens, représentent 80 % de la population,
les Ouzbeks 15 %, les autres minorités (Russes, Kirghizes) étant
insignifiantes. L’islam est la religion dominante, partagée entre
les rites sunnite (85 %) et chiite (5 %).
17. Le système politique en place est une république présidentielle
avec un parlement bicaméral. Le Président actuel, Emomali Rakhmon
, occupe
son poste depuis 1992.
18. L’histoire postsoviétique du Tadjikistan a été marquée par
la guerre civile (1992-1997) qui a opposé l’élite au pouvoir et
des ressortissants de différents clans régionaux dont certains soutenus
par des islamistes pro-iraniens. Après le retour à la paix, les
élections ont eu lieu en 1999, et des représentants de l’opposition siègent
au parlement.
19. Le Turkménistan couvre un territoire de 488 000 km2 et
sa population est de 4,8 millions d’habitants (85 % de Turkmènes,
5 % d’Ouzbeks, 4 % de Russes). La population est à 90 % musulmane
(sunnite) et à 9 % chrétienne orthodoxe.
20. Officiellement république présidentielle dotée d’institutions
représentatives, le Turkménistan a vécu de 1992 à 2006 sous le régime
autoritaire du Président Saparmurat Niyazov, ancien chef du parti
communiste de la république entre 1985 et 1992. Ne tolérant aucune
opposition, Niyazov a instauré dans son pays le culte de sa personnalité
et s’est rendu tristement célèbre par ses abus de pouvoir, les persécutions
politiques et la dégradation des conditions de vie de la population.
Après sa mort en décembre 2006, et l’élection d’un nouveau Président,
Gurbanguly Berdimuhammedov, quelques signes prometteurs de changement
sont apparus.
2.2. Importance de la région
21. Comme son nom l’indique, l’Asie
centrale occupe une position stratégique au carrefour du vaste continent
asiatique. Cette situation offre aux pays de la région un accès
aux grands axes traditionnels d’échanges internationaux (par exemple,
la route de la soie). Si, au cours de son histoire, l’Asie centrale
a toujours été un lieu de passage et de contact avec différentes
civilisations, elle a aussi fait l’objet des rivalités et des luttes
d’influence entre puissances étrangères. Diverses cultures s’y sont
également épanouies au cours des siècles, dont le rayonnement et
les valeurs ont dépassé les limites géographiques de la région.
Ces cultures, essentiellement turco-musulmanes, demeurent, d’une
certaine manière, une source d’inspiration et d’action concrète
pour les populations actuelles d’Asie centrale.
22. L’importance stratégique de la région est d’autant plus grande
que celle-ci se trouve dans la proximité immédiate des Etats ou
des zones d’instabilité et de tensions internationales ou internes:
l’Iran, l’Afghanistan, le Pakistan, les régions de nord-ouest de
la Chine. Dans un voisinage un peu plus éloigné se trouvent l’Irak
et le Proche-Orient. Cette proximité n’est pas uniquement géographique,
elle a aussi des aspects historiques, culturels, ethniques et religieux.
Les tensions ou conflits dans ces régions influencent la situation
en Asie centrale, et réciproquement.
23. La stabilité politique en Asie centrale contribuerait à réduire
les tensions dans ces régions limitrophes, alors qu’une Asie centrale
en conflit constituerait une menace supplémentaire pour celles-ci.
Dans un monde de plus en plus globalisé, et surtout compte tenu
de l’influence du Moyen-Orient sur la situation internationale en
général, la stabilité en Asie centrale, à forte majorité musulmane,
revêt une importance particulière.
24. La guerre menée par les Etats-Unis et leurs alliés contre
le régime des talibans en Afghanistan a clairement montré l’importance
de l’Asie centrale dans la lutte contre le terrorisme international
– importance qui ne pourra que croître, compte tenu de la situation
toujours fragile en Afghanistan.
25. En tant que carrefour des échanges internationaux, l’Asie
centrale sert de zone de transit pour divers trafics illicites,
en particulier celui de stupéfiants en provenance d’Afghanistan,
ainsi que celui d’êtres humains et d’armes. D’autre part, il y a
également une production locale des stupéfiants. Les pays de la
région sont aussi une source de migration et de trafic d’êtres humains.
L’Europe est l’une des destinations principales de ces trafics.
Elle est donc intéressée à ce que les Etats de la région deviennent
des partenaires fiables et efficaces dans la lutte contre les trafics.
26. Il faut en outre mentionner les abondantes ressources naturelles
et énergétiques dont disposent les Etats d’Asie centrale. La mise
en valeur de ces ressources, qui sont d’une grande importance pour
l’économie mondiale, nécessite des investissements de taille, et
par conséquent la stabilité politique et la bonne gouvernance.
2.3. Coopération avec les institutions
internationales européennes
27. Ces quatre pays d’Asie centrale
font tous partie de l’OSCE. En leur qualité d’Etats participants,
ils sont politiquement liés par les engagements pris, y compris,
notamment, celui de garantir pleinement le respect des droits de
l’homme et des libertés fondamentales, de se conformer à l’Etat
de droit et de promouvoir les principes démocratiques en mettant
en place, en renforçant et en protégeant les institutions démocratiques. Les
autorités des pays d’Asie centrale privilégient cependant les activités
exercées par l’OSCE en matière de sécurité. L’OSCE dispose d’un
réseau de bureaux sur le terrain, répartis sur l’ensemble de la
région. Ses programmes de coopération avec les Etats d’Asie centrale
portent sur divers domaines, allant des questions de sécurité jusqu’à
la protection de l’environnement, en passant par la dimension humaine.
28. L’Union européenne s’est lancée, depuis le début des années
1990, dans plusieurs programmes d’assistance technique aux Etats
d’Asie centrale, grâce à des accords de partenariat et de coopération individuels
et par le biais du programme TACIS. Les résultats obtenus jusqu’ici
sont toutefois assez limités. En juin 2007, l’Union a adopté une
nouvelle stratégie régionale d’assistance à l’Asie centrale pour
la période 2007-2013, qui vise à assurer la stabilité et la sécurité
des pays de la région, à contribuer à l’éradication de la pauvreté,
ainsi qu’à promouvoir une coopération régionale plus étroite, à
la fois au sein de la région et entre l’Asie centrale et l’Union
européenne. La promotion de la démocratisation, des droits de l’homme
et de la bonne gouvernance constitue l’une des priorités de cette
stratégie.
29. Le Kirghizistan, le Tadjikistan et l’Ouzbékistan sont membres
de la Communauté d’Etats indépendants (CEI), instituée en 1991 après
la dissolution de l’Union soviétique. Le Turkménistan, membre à
part entière de cette organisation dès sa création, a changé de
statut, en devenant membre associé en 2005. La CEI a pour but de
coordonner les politiques de ses Etats membres dans les domaines
du commerce, des finances, de l’élaboration de la législation et
de la sécurité. Son action porte principalement sur la constitution
d’une zone de libre-échange entre ses Etats membres. La CEI promeut
également la coopération en matière de démocratisation et de prévention
transfrontalière de la criminalité. Elle présente une dimension
parlementaire sous la forme de son Assemblée interparlementaire,
qui a passé un accord de coopération avec notre Assemblée.
3. Situation actuelle
3.1. Problèmes communs
30. Quinze ans après leur indépendance,
les quatre pays d’Asie centrale font face à un certain nombre de problèmes,
existants ou potentiels, qui mettent en cause leur stabilité. Même
si la situation varie considérablement d’un pays à l’autre, il est
néanmoins possible d’identifier quelques éléments communs. Ils ont
ainsi hérité, après soixante-dix ans de régime répressif, d’une
conception autoritaire du pouvoir. De plus, l’effondrement rapide
de l’Union soviétique les a confrontés à une série de vagues d’instabilité,
à des heurts violents et à des conflits ethnico-religieux et sociaux.
3.2. Démocratie, droits de l’homme
et Etat de droit
31. Malgré l’attachement déclaré
des pays d’Asie centrale aux principes de démocratie, y compris
dans le cadre des engagements de l’OSCE, leur état de développement
démocratique est très embryonnaire, voire imitatif. Les traditions
démocratiques font défaut aussi bien aux élites qu’à la population.
Les élites au pouvoir se méfient de la démocratie, qu’ils considèrent
comme une menace pour leur avenir politique. Les institutions démocratiques
sont faibles ou n’existent que pour la forme. Le pouvoir demeure
extrêmement centralisé au sein de l’exécutif, tandis que les parlements
ne jouent pas leur rôle de contrepoids. Les mécanismes de responsabilité
démocratique sont pratiquement inexistants. A différents degrés,
les régimes politiques sont marqués par l’autoritarisme.
32. Les autorités se déclarent certes attachées aux droits de
l’homme, mais ne les intègrent nullement dans la pratique politique,
quand elles ne les ignorent pas ouvertement. En conséquence, la
performance de l’Asie centrale en matière des droits de l’homme
est désastreuse, et les ONG actives dans ce domaine rapportent systématiquement
de graves violations. La société civile est généralement très faible
et les rares militants des droits de l’homme qui subsistent sont
soumis à des pressions croissantes, voire ouvertement persécutés
par les autorités. A la suite des attentats terroristes du 11 septembre
2001, les dirigeants d’Asie centrale ont très largement utilisé
le prétexte de la lutte contre l’extrémisme islamique pour accentuer
leur pression sur toute forme d’opposition, renforcer le contrôle
de la société civile et des médias, ainsi que pour restreindre encore les
droits civils et politiques.
33. Enfin, le principe de primauté du droit n’existe qu’au niveau
des déclarations. Le système judiciaire, trop faible, est totalement
subordonné au pouvoir politique et souvent utilisé de manière abusive,
à des fins politiques ou de répression des opposants. Bien que certains
pays de la région aient engagé des réformes judiciaires et législatives
pour renforcer l’indépendance de l’appareil judiciaire et sa capacité
à rendre la justice, celles-ci n’ont pas encore produit de résultats.
La corruption et l’abus de pouvoir sont largement répandus, surtout
au sein des organes de maintien de l’ordre, tandis que torture et
mauvais traitements sont couramment infligés aux détenus. Un point
positif cependant: le Tadjikistan et le Turkménistan ont aboli la
peine de mort, l’Ouzbékistan a annoncé son intention de le faire
en 2008 et le Kirghizistan a instauré un moratoire en la matière.
3.3. Problèmes structurels
34. Bien qu’il y ait d’importantes
différences entre les pays de la région en ce qui concerne les richesses naturelles
et le niveau de développement industriel, on constate que les systèmes
économiques sont pareillement inefficaces. Les richesses produites
sont distribuées en faveur des cercles proches du pouvoir, ce qui
a pour conséquence, d’une part, la misère générale, et, d’autre
part, l’accroissement du fossé entre le niveau de vie moyen et l’opulence
des élites au pouvoir. Le mécontentement des populations est un
facteur d’instabilité potentielle facilement mobilisable, comme
l’ont démontré les événements à Andijan et la «révolution des tulipes».
35. Les systèmes d’enseignement et de santé publique se sont fortement
dégradés depuis la fin de l’époque soviétique. Les jeunes générations
n’ont pas accès à un enseignement moderne et équilibré, ce qui les
rend vulnérables face aux thèses des mouvements extrémistes. Les
capacités des systèmes de santé publique restent insuffisantes pour
enrayer la propagation des maladies.
36. Les services de l’ordre, largement corrompus et inefficaces,
ne maîtrisent ni la croissance de la criminalité, ni le commerce,
la consommation et le trafic de drogue. Dans certains cas, on peut
parler de l’existence d’un pouvoir parallèle aux mains de clans
criminels.
37. Les conditions économiques et sociales peu enviables, la difficulté
de trouver un emploi stable, et plus généralement l’absence de perspectives
d’une vie digne poussent une part importante de la population, en particulier
les jeunes, à partir à l’étranger à la recherche d’opportunités
plus prometteuses. Les salaires transférés de l’étranger constituent
par ailleurs une source importante de revenus pour la population.
38. En résumé, il s’agit de mauvaise gouvernance. Les Etats en
question n’assurent pas à leurs citoyens les services auxquels ceux-ci
sont en droit de s’attendre. Les clans au pouvoir utilisent l’appareil
de l’Etat à leurs fins sans vraiment se préoccuper de leurs «sujets».
L’absence de traditions et, en fait, de moyens efficaces de contrôle
démocratique du pouvoir, ainsi que le manque d’obligation de rendre
compte ont pour résultat une profonde méfiance de la population
envers les institutions étatiques.
39. Les conditions sont ainsi réunies pour que naissent des tensions
potentielles entre l’Etat et ses citoyens et pour que progressent
des groupes militants extrémistes sur le modèle des talibans. Ce
n’est donc pas par hasard que l’on observe, depuis plusieurs années,
le renforcement des positions en Asie centrale du groupe clandestin
radical Hizb ut-Tahrir, dont l’objectif proclamé est de créer un
grand khalifat regroupant tous les Etats et les peuples musulmans.
Face aux pouvoirs publics corrompus et inefficaces, la vision d’une
société juste basée sur les lois islamiques séduit de plus en plus
de gens.
40. En conclusion, pour éviter que l’Asie centrale ne rejoigne
le cercle des Etats défaillants (failed states) et ne devienne un
terreau pour le terrorisme international, il serait urgent d’encourager
des réformes en profondeur qui entraîneraient une démocratisation
de la société, dans l’ensemble des Etats centrasiatiques.
4. Stratégie de réforme: promouvoir
le changement, tout en évitant la déstabilisation
41. L’Europe bénéficie aux yeux
des autorités et des populations d’Asie centrale de l’image d’une
société stable et prospère. De ce fait, l’expérience européenne
suscite l’intérêt et peut influencer ces pays, malgré l’attrait
croissant de la Chine et de son modèle de modernisation économique
autoritaire.
42. A long terme, il serait dans l’intérêt européen de voir les
Etats d’Asie centrale partager – dans les faits et pas seulement
dans les déclarations – les principes de démocratie, de respect
des droits de l’homme et de primauté du droit. Cependant, il est
irréaliste d’espérer qu’un objectif si ambitieux puisse être atteint rapidement.
43. Il faut également être conscient que le modèle démocratique
européen, si tant est qu’il existe, ne peut être directement transplanté
sur le sol centrasiatique sans prendre en compte les conditions
locales. Pour prendre racine dans les sociétés des pays d’Asie centrale,
la démocratie devrait s’adapter aux réalités de ces sociétés, à
leurs cultures et traditions – quitte à transformer ces sociétés.
N’oublions pas, toutefois, que ces pays et leurs populations ne
constituent pas des tribus primitives, ni des nations tout juste
apparues sur un planisphère, mais qu’ils sont les héritiers directs
de civilisations et de cultures d’une très grande richesse.
44. Vu l’état vulnérable dans lequel se trouvent les pays d’Asie
centrale, des réformes politiques trop rapides et le remaniement
profond des élites créeraient le risque de déstabiliser un équilibre
fragile et pourraient plonger ces pays dans le chaos. Les conséquences
seraient donc contraires au but recherché. L’exemple du Kirghizistan,
qui n’est toujours pas sorti de la crise politique deux ans après
la «révolution de tulipes», est très révélateur. Heureusement, dans
ce cas précis, la crise n’a pas dégénéré en affrontements violents.
Or, un scénario beaucoup plus violent est tout à fait probable dans
certains autres pays de la région.
45. Afin de prévenir ce risque, il paraît indiqué de favoriser
une transformation graduelle en évitant la déstabilisation. L’objectif
général devrait donc consister à encourager les réformes visant
à mettre en place la bonne gouvernance et à promouvoir les éléments
d’une société démocratique.
46. Malheureusement, une grande partie des élites politiques de
la région, en particulier celles proches du pouvoir, sont très méfiantes
à l’égard des discours sur la nécessité de réformes, surtout quand
ces recommandations viennent de l’étranger. Il est essentiel de
réhabiliter les notions de «réforme» et de «démocratie» aux yeux
des élites gouvernantes, notions associées à des techniques de renversement
du pouvoir.
47. A cette fin, il faudrait nouer le dialogue avec les autorités
et chercher à instaurer des relations de confiance avec elles. Je
suis sûr qu’il est possible et nécessaire d’être critique et de
rester fidèle aux valeurs démocratiques tout en se montrant constructif
et en évitant de donner l’impression de tenir des discours moralisateurs.
L’image de «donneur de leçon» est à éviter si l’on veut gagner la
confiance. Il convient davantage de considérer notre mode d’interaction
et de dialogue comme un échange de vues, qui permet à chaque partie
de défendre sa propre expérience et de tirer des enseignements de
celle de l’autre.
48. Il faut faire comprendre que les critiques émises par rapport
aux différents abus et manquements ont pour finalité de prévenir
la déstabilisation dans la région, qui serait désastreuse non seulement
pour les régimes en place mais aussi pour les Européens. La bonne
gouvernance et la démocratisation seraient dans l’intérêt des pouvoirs
car elles permettraient d’offrir aux sociétés plus de souplesse
et d’ouverture.
49. L’objectif du dialogue serait d’encourager des réformes qui
favorisent l’obligation de rendre compte, la transparence et l’accès
à l’information, et qui jetteraient les bases d’une bonne gouvernance.
L’adoption de ces réformes renforcerait la confiance de la population
envers les autorités et permettrait de bâtir un système politique
stable et durable.
50. Cependant, il faudrait éviter d’opposer les réformes à l’héritage
des civilisations d’Asie centrale. Les traditions locales et la
structure clanique de la société jouent toujours un rôle important
dans la vie des populations et dans le fonctionnement des mécanismes
du pouvoir. La stratégie de réformes devrait en tenir compte, s’appuyer
sur les traditions là où c’est possible, et veiller à ne pas les
heurter inutilement pour ne pas perdre le soutien de la société,
voire provoquer sa résistance.
51. Les idées réformatrices et démocratiques sont largement dévaluées
dans bon nombre des ex-républiques soviétiques, dont les pays d’Asie
centrale, car leurs populations sont fatiguées par les années de transition
qui n’ont pas amélioré leur vie. Le pessimisme et l’apathie sociale
ont remplacé l’attente optimiste des années 1990. Il serait donc
difficile d’obtenir le soutien populaire à un projet réformateur
qui mettrait en avant des slogans abstraits tout en ignorant les
intérêts quotidiens et vitaux du peuple.
52. Je suis persuadé que le concept de «crise gérable» qu’on utiliserait
pour faire basculer tel ou tel pays vers la démocratie est incompatible
avec une politique responsable. Non seulement une telle stratégie n’apporterait
pas de résultats durables, mais elle pourrait gravement compromettre
l’idée même de la démocratie. Il faut donc éviter toute action qui
puisse déstabiliser l’équilibre fragile existant, voire mettre la
paix civile en danger.
53. Le risque du renforcement de l’influence fondamentaliste dans
ces Etats actuellement sécularisés n’est pas à sous-estimer. Certes,
le «facteur fondamentaliste» constitue souvent une excuse facile
que les autorités évoquent pour justifier les restrictions de libertés
et les violations des droits de l’homme. Il n’en est pas moins réel.
Le nier équivaudrait à faire preuve d’angélisme politique. Au contraire,
il faudrait assurer les autorités des pays d’Asie centrale de notre
soutien face à cette menace, tout en rappelant la nécessité de respecter
les droits de l’homme universels.
54. Finalement, il faudrait considérer l’objectif de modernisation
et de transformation démocratique des Etats d’Asie centrale comme
un objectif partagé de ces pays et de la communauté internationale.
Le présenter comme une compétition entre les différentes puissances
extérieures pour avoir une influence dominante conduirait à répéter
les erreurs du passé.
55. Du point de vue historique, culturel, linguistique, économique,
entre autres, les Etats d’Asie centrale ont des liens privilégiés
avec la Russie et la Turquie. Ces deux pays restent des partenaires
de premier plan, aussi bien pour les autorités que pour les sociétés
de l’Asie centrale. Ils pourraient jouer un rôle particulier dans
la promotion des réformes.
5. La contribution éventuelle
du Conseil de l’Europe
5.1. Deux observations préliminaires
doivent être formulées à ce stade
56. Tout d’abord, mes premiers
contacts avec les représentants des pays d’Asie centrale ont révélé,
d’une part, que toutes les catégories sociales montraient un véritable
intérêt pour l’établissement de relations et la multiplication des
canaux de dialogue avec l’Europe et, d’autre part, que ces pays
espéraient s’acheminer progressivement vers un modèle européen de
démocratie. La volonté d’engager un nouveau dialogue fondé sur une
conception universelle des droits de l’homme avec les régions voisines,
dont l’Asie centrale, qui s’était manifestée lors du Sommet de Varsovie,
correspond par conséquent à un réel besoin. Le Conseil de l’Europe peut
et devrait prendre part au processus de transformation démocratique
de l’Asie centrale.
57. En second lieu, comme cette région est située hors d’Europe
et, de ce fait, en dehors de l’espace géographique du Conseil de
l’Europe, et comme, d’autre part, notre Organisation dispose de
moyens limités et doit se concentrer sur ses activités essentielles,
il est difficile de trouver des arguments en faveur d’une politique
distincte adoptée par le Conseil de l’Europe à l’égard des pays
d’Asie centrale. Le Conseil pourrait toutefois prendre part, grâce
à sa compétence et à son expérience dans le domaine de la transition démocratique,
à diverses activités menées par nos principaux partenaires institutionnels,
à savoir l’Union européenne et l’OSCE, qui ont engagé des programmes
d’assistance au profit de cette région. Les modalités de cette collaboration
devraient être définies d’un commun accord par le Conseil de l’Europe
et les organisations partenaires. Je suis cependant convaincu qu’un
tel effort mérite d’être fourni et que la participation du Conseil
de l’Europe, avec l’Union européenne et l’OSCE, à des programmes
conjoints consacrés à l’Asie centrale en augmenterait l’efficacité.
5.2. Instaurer un dialogue politique
58. Il semblerait que, dans la
situation actuelle, les réformes politiques dans les pays d’Asie
centrale n’ont quelque chance de succès que si elles sont soutenues
par les autorités. Il est donc primordial de convaincre ces autorités
que la bonne gouvernance et la démocratisation serviront à consolider,
et non pas affaiblir, la stabilité de leurs pays.
59. Afin de gagner la confiance des élites politiques, un dialogue
régulier devrait être instauré. Le niveau parlementaire présente
l’avantage de réunir des responsables aptes à discuter un large
éventail de problèmes politiques sans se sentir liés par un mandat
de négociation préétabli. Ce niveau apparaît donc particulièrement adapté
pour établir le contact et créer la confiance. De plus, amener les
parlements à établir des contacts internationaux leur conférerait
une plus grande autorité institutionnelle.
60. Certes, l’on peut se poser des questions au sujet du caractère
démocratique, de la représentativité ou encore du pouvoir réel de
ces parlements. Cependant, cela ne devrait pas conduire à renoncer
à ce canal de communication politique. En outre, les représentants
parlementaires des pays d’Asie centrale ont l’expérience de leur
participation à l’Assemblée parlementaire de l’OSCE.
61. Le dialogue politique pourrait porter, d’une part, sur les
menaces communes à l’Europe et à l’Asie centrale, telles que le
trafic de drogue, l’immigration clandestine, le terrorisme et l’extrémisme,
et, d’autre part, sur les opportunités (par exemple, les avantages
mutuels d’une coopération économique et du dialogue interculturel,
ou encore du partage des expériences de bonne gouvernance).
62. Il présenterait également l’occasion de soulever les questions
ayant un caractère de principe, comme la défense des valeurs démocratiques
et le respect des normes universelles et européennes en matière
de droits de l’homme, et de partager les expériences et les bonnes
pratiques dans ces matières. A l’évidence, les élites politiques
de ces pays considèrent très largement les questions relatives aux
droits de l’homme comme un instrument utilisé dans les négociations
pour faire pression sur leur pays. Aussi convient-il de veiller attentivement
à leur expliquer que ces valeurs représentent un facteur essentiel
de stabilité dans les sociétés modernes; les négliger reviendrait
à mettre en danger la stabilité de leurs propres régimes.
5.3. Partager les expériences
européennes
63. Au cours de son élargissement,
le Conseil de l’Europe a accumulé une expérience précieuse en matière d’assistance
à la transition démocratique et aux réformes institutionnelles.
Même s’il est certain que les pays d’Asie centrale présentent des
particularités, on se souviendra que ces pays ont fait partie de
l’ex-URSS. Les problèmes auxquels ils font face aujourd’hui sont,
du moins en partie, liés à cet héritage.
64. Dans ce contexte, l’expérience des autres ex-républiques soviétiques
devrait présenter un intérêt particulier dans le cadre des réformes
à mettre en œuvre en Asie centrale. Le Conseil de l’Europe, qui
a accompagné la transformation dans les pays de l’Europe de l’Est
et continue son assistance aux ex-républiques de l’URSS, pourrait
offrir de partager son expérience avec l’Asie centrale.
65. On pourrait donc envisager que le Conseil de l’Europe propose
aux Etats d’Asie centrale des conseils et une aide en matière de
bonne gouvernance et de renforcement des structures administratives.
Cette assistance pourrait être axée sur les institutions clés pour
le fonctionnement d’un gouvernement démocratique que sont les parlements,
les tribunaux, les services de l’ordre et les pouvoirs locaux.
66. Les domaines moins «politisés» de l’activité du Conseil de
l’Europe, comme la culture, le sport, la jeunesse ou la protection
de l’environnement et le développement durable, pourraient également
offrir des opportunités de coopération avec l’Asie centrale.
5.4. Renforcer la société civile
67. Parallèlement aux contacts
avec les institutions officielles, le Conseil de l’Europe et en
particulier l’Assemblée devraient réserver une attention spéciale
aux contacts avec la société civile dans les Etats concernés.
68. Le maintien d’un dialogue régulier avec des éléments actifs
de la société au sens large aurait un effet positif sur leurs activités
dans leurs pays respectifs et contribuerait à leur consolidation
en tant que société civile. Ce dialogue pourrait également conforter
leurs positions par rapport aux institutions de l’Etat.
69. Enfin, l’importance que le Conseil de l’Europe attache à la
société civile ferait comprendre aux autorités des pays concernés
qu’elles ont tout intérêt à la considérer comme un partenaire nécessaire
dans le processus politique conduisant à une meilleure gouvernance
et plus de démocratie.
Commission chargée du rapport: commission des questions politiques.
Renvoi en commission: Renvoi no 3113
du 24 juin 2005.
Projet de résolution et projet de recommandation adoptés à
l’unanimité par la commission le 13 novembre 2007
Membres de la commission: M. Abdülkadir Ateş (Président), M. Konstantin
Kosachev (Vice-Président) (remplaçant: M. Victor Kolesnikov), M. Zsolt Németh (Vice-Président),
M. Giorgi Bokeria (Vice-Président), M. Miloš Aligrudić,
M. Claudio Azzolini, M. Denis Badré, M. Radu Mircea Berceanu, M. Andris Bērzinš, M. Aleksandër
Biberaj, Mme Guđfinna Bjarnadóttir, Mme Raisa
Bohatyryova, M. Predrag Bošković, M. Luc Van den
Brande, M. Lorenzo Cesa, M. Mauro Chiaruzzi, Mme Elvira
Cortajarena, Mme Anna Čurdová, M. Noel Davern, M. Dumitru
Diacov, M. Michel Dreyfus-Schmidt, Mme Josette
Durrieu, M. Joan Albert Farré Santuré, M. Piero Fassino (remplaçant:
M. Pietro Marcenaro), M. Per-Kristian Foss, Mme Doris
Frommelt, M. Jean-Charles Gardetto, M. Charles Goerens, M. Andreas Gross, M. Davit Harutiunyan, M. Jean-Pol
Henry, M. Serhiy Holovaty, M. Joachim Hörster, Mme Sinikka Hurskainen, M. Tadeusz Iwiński, M. Bakir Izetbegović, Mme Corien
W.A. Jonker, Mme Darja Lavtižar-Bebler,
M. Göran Lindblad, M. Younal
Loutfi, M. Mikhail Margelov,
M. Tomasz Markowski, M. Dick Marty, M. Frano Matušić, M. Murat Mercan, M. Mircea Mereutǎ, M. Dragoljub Mićunović
(remplaçant: M. Željko Ivanji),
M. Jean-Claude Mignon (remplaçant: M. Laurent Béteille), Mme Nadezhda
Mikhailova, M. Aydin Mirzazada, M. João Bosco Mota Amaral, Mme Natalia Narochnitskaya,
Mme Miroslava Němcová,
M. Hryhoriy Nemyrya, M. Fritz Neugebauer, Mme Kristina
Ojuland (remplaçant: M. Andres Herkel),
M. Theodoros Pangalos (remplaçant: M. Konstantinos Vrettos), Mme Elsa Papadimitriou, M. Christos Pourgourides, M. John Prescott, M. Gabino Puche (M. Pedro Agramunt), M. Lluís Maria de Puig, M. Jeffrey Pullicino Orlando,
M. Andrea Rigoni, Lord Russell Russell-Johnston, M. Oliver Sambevski, M. Ingo Schmitt, Mme Hanne Severinsen, M. Samad Seyidov,
M. Leonid Slutsky, M. Rainder Steenblock, M. Zoltán Szabó, Baroness
Taylor of Bolton (remplaçant: M. John Austin),
M. Mehmet Tekelioğlu, M. Mihai
Tudose, M. José Vera Jardim, Mme Birutė
Vėsaité, M. Björn Von Sydow, M. Harm Evert Waalkens, M. David Wilshire, M. Wolfgang Wodarg, Mme Gisela
Wurm, M. Boris Zala, M. Krzysztof Zaremba.
Ex officio: MM. Mátyás Eörsi, Tiny Kox.
N.B. Les noms des membres présents à la réunion sont indiqués
en gras.
Voir 6e séance, 23 janvier 2008
(adoption du projet de résolution amendé et du projet de recommandation);
et Résolution 1599 et Recommandation
1826.