1. La défense des droits de l’homme – au cœur des
activités du Conseil de l’Europe
1. Le Conseil de l’Europe et son Assemblée parlementaire
peuvent s’enorgueillir du travail accompli ces soixante dernières
années pour la défense des droits de l’homme en Europe. Par ailleurs,
des progrès notables ont été effectués au-delà des frontières européennes,
grâce à la mise en place d’un arsenal de traités, de cadres et de
mécanismes internationaux. Le contexte international en pleine évolution
révèle toutefois qu’il est nécessaire de faire le point aussi bien
sur notre conception des droits de l’homme que sur l’efficacité
de leur protection.
2. Le rapport de M. Haibach montre avec justesse l’importance
et l’influence croissantes des entreprises commerciales à cet égard.
Il décrit le concept de responsabilité sociale du monde des affaires
et présente un inventaire exhaustif des instruments juridiques internationaux
qui régissent actuellement les responsabilités des entreprises vis-à-vis
de la société, notamment en matière de droits de l’homme. Le fait
que la plupart de ces instruments ne soient pas juridiquement contraignants
pour les entreprises – petites ou grandes, nationales ou multinationales
– illustre l’absence de consensus global sur des cadres normatifs
plus stricts.
3. M. Haibach conclut dans son analyse que, en dépit «d’une prise
de conscience croissante de l’impact que les entreprises peuvent
avoir sur les droits de l’homme», «les cadres actuels ne donnent
pas d’indications suffisantes aux entreprises […]» et «ils n’offrent
pas non plus de voies de recours adéquates aux victimes de telles
violations». Il note également qu’il y a des différences dans le
champ de la protection des droits de l’homme entre les entreprises
et les particuliers devant la Convention européenne des droits de
l’homme, que la jurisprudence est en avance sur les cadres normatifs
actuels et que ni les tribunaux nationaux ni la Cour européenne
des droits de l’homme ne peuvent enquêter en bonne et due forme
sur les atteintes aux droits de l’homme commises par des compagnies
européennes dans des pays tiers, en particulier hors des frontières de
l’Europe. Voilà qui révèle dans le système judiciaire européen actuel
des lacunes qu’il convient de combler si l’Europe veut donner l’exemple.
A quel autre organisme revient-il d’agir si ce n’est au Conseil
de l’Europe, dont les droits de l’homme sont la principale mission?
2. La nécessité de cadres juridiques européens renforcés
pour les entreprises et les droits de l’homme
4. D’aucuns font valoir qu’un comportement éthique responsable
de la part des milieux économiques est bon pour l’image, la réputation
et la rentabilité des entreprises, ce qui les dispenserait de recourir
à des normes contraignantes. Ce postulat s’inspire de la théorie
traditionnelle de l’économie de marché, qui considère l’autorégulation
du marché comme préférable à l’interventionnisme étatique et suffisante
pour garantir une concurrence loyale entre des acteurs économiques
aussi informés que possible. La survenue récente de la crise économique
et financière a montré que la «main invisible» du marché et le contrôle
exercé par l’Etat peuvent échouer, infligeant ainsi de graves préjudices
à la société. L’expérience nous a appris que nous avions besoin
d’une meilleure réglementation et d’une meilleure surveillance du
comportement des entreprises aux niveaux national et supranational.
Aujourd’hui, il est opportun de reformuler nos systèmes d’équilibre
des pouvoirs en termes d’éthique (y compris quant aux droits de
l’homme) dans le secteur économique.
5. Dès 2004, l’Assemblée, alarmée par une série de scandales
financiers et par la dégradation de la confiance du public dans
le système économique, a prévenu que «ces scandales reflètent une
dégradation plus grave de la culture d’entreprise»; aussi «(…) il
faudra non seulement introduire un changement législatif, mais aussi
apporter une réponse plus large au niveau de la culture d’entreprise»
.
Parmi les changements culturels souhaités s’inscrivaient des propositions
relatives à l’instauration d’une culture de l’intégrité et d’une bonne
gouvernance d’entreprise visant à l’harmonisation des lois et des
pratiques en ce domaine. Du point de vue du Conseil de l’Europe,
cela suppose nécessairement des mesures d’encouragement à la transparence, à
la responsabilisation et au comportement éthique, également pour
ce qui est des droits de l’homme. Des mesures ont été prises, mais
trop peu et trop tard pour redresser l’équilibre menacé du système
économique.
6. En outre, à l’occasion du premier débat de l’Assemblée sur
la situation des droits de l’homme et de la démocratie en Europe,
en 2007, la commission des questions économiques et du développement
a
insisté sur le caractère complexe des droits de l’homme – qui recouvrent
également les droits économiques et sociaux –, lesquels permettent
aux citoyens de vivre dignement. C’est pourquoi l’Assemblée a plaidé
en faveur du renforcement de la Charte sociale européenne (révisée)
– le pendant de la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH)
dans le domaine des droits économiques et sociaux – en étudiant
la possibilité d’ouvrir ses procédures de recours aux particuliers,
comme c’est le cas pour la CEDH. Cette demande demeure d’actualité.
Elle devrait être réexaminée alors que le Conseil de l’Europe s’engage
dans une profonde réforme structurelle qui pourrait conduire à une
stratégie plus ambitieuse de mise en œuvre des traités en général
et de la Charte sociale en particulier. Votre rapporteur souhaite
rappeler une récente rencontre du Secrétaire Général du Conseil
de l’Europe avec le Comité européen des Droits sociaux, au cours
de laquelle M. Jagland a insisté sur l’indivisibilité des droits
de l’homme, sur la complémentarité de la Charte et de la CEDH, et
sur les enseignements qui peuvent en être tirés dans le cadre de
la Charte sociale européenne (révisée).
7. Dans ce contexte, votre rapporteur souhaite évoquer l’Agenda
pour le travail décent de l’OIT
qui
défend une stratégie équilibrée et intégrée visant à donner à tout
un chacun un emploi productif et une vie décente par des moyens
qui peuvent varier d’un pays à l’autre, en fonction des priorités
et des capacités nationales. Par le pouvoir qu’elles ont de créer
ou de détruire des emplois, les multinationales exercent une influence considérable
en matière d’emploi, de salaires et de conditions de travail. Elles
doivent tout mettre en œuvre pour faire appliquer des normes de
travail de base sur tous leurs lieux d’implantation et résister
à la tentation de peser sur les salaires ou les conditions de travail
(dumping social) dans les pays tiers.
Les Etats membres du Conseil de l’Europe doivent se positionner
clairement sur ce point, notamment dans leurs transactions d’Etat
à Etat avec des pays non européens (par exemple, dans le cadre de
programmes d’aide au développement et à l’exportation), grâce à
des réglementations applicables aux entreprises multinationales enregistrées
dans ces Etats mais exerçant des activités à l’étranger.
8. Il nous faut, en outre, rappeler que la présente Assemblée
a invité les gouvernements des Etats membres du Conseil de l’Europe
à se pencher sur la rédaction d’un protocole additionnel à la CEDH
qui reconnaîtrait le droit à un environnement sain et durable
. Appliqué, ce protocole
préciserait les responsabilités envers la société qui incombent
aux entreprises sur le plan de l’environnement et des droits de
l’homme.
9. Votre rapporteur est convaincu que, pour apporter un plus
au processus de renforcement des structures des droits de l’homme
en Europe, l’action du Conseil de l’Europe doit être ambitieuse.
L’Assemblée parlementaire, qui formule des idées et des propositions
pour l’Organisation, doit présenter tout un train de mesures législatives
pouvant être adoptées par le Conseil de l’Europe et ses Etats membres.
Cela vaut également pour la faisabilité de la rédaction d’un instrument
juridique contraignant tel qu’une convention ou un protocole additionnel
à une convention/un traité déjà en vigueur.
10. A ceux qui hésitent sur les moyens de contraindre les entreprises
à prendre sérieusement en compte les fondements des droits de l’homme,
nous pourrions suggérer de s’intéresser au mécanisme mis en place par
la Convention sur la lutte contre la corruption d’agents publics
étrangers dans les transactions commerciales internationales («Convention
anticorruption»). Cette convention de l’OCDE, assortie de deux recommandations
y afférentes et d’un rigoureux examen collégial, exige de tous les
pays membres de l’OCDE qu’ils appliquent un ensemble complet de
mesures destinées à prévenir, dépister, poursuivre et sanctionner
la corruption d’agents publics étrangers par des particuliers et
des entreprises.
11. Le Conseil de l’Europe peut soit travailler de concert avec
l’OCDE à un nouvel instrument juridique contraignant relatif au
commerce et aux droits de l’homme, soit utiliser le savoir-faire
et l’expérience de l’OCDE pour concevoir son propre dispositif juridique.
La capacité des deux organisations à collaborer fructueusement a
été prouvée par la négociation et la conclusion d’une convention
conjointe, la Convention concernant l’assistance administrative
mutuelle en matière fiscale (STE no 127), ainsi que du protocole
d’amendement subséquent (STCE no 208) qui ouvre la convention à
l’adhésion d’Etats non membres de ces organisations
.
12. En outre, comme l’ont montré le processus d’actualisation
de cette convention conjointe et le scandale SWIFT
,
il importe également de moderniser un autre instrument du Conseil
de l’Europe: la Convention pour la protection des personnes à l’égard
du traitement automatisé des données à caractère personnel (STE no 108).
Il faut en effet garantir une meilleure protection du droit à la
vie privée dans une période où la circulation transfrontalière des
données par le biais d’internet augmente, où les entreprises traitent
de plus en plus de données personnelles et où les technologies de
surveillance se généralisent; et il convient en outre d’aller vers
une plus grande transparence pour lutter contre l’évasion fiscale,
les atteintes aux droits d’auteur et autres infractions.
3. Conclusion: le Conseil de l’Europe doit montrer
l’exemple
13. Pour conclure, les nouvelles réalités économiques
et les nouveaux problèmes qu’elles posent sur le plan législatif,
découlant de la mondialisation, obligent les décideurs européens
à réexaminer les formes de la protection des droits de l’homme en
Europe et au-delà, dans le cadre des activités du secteur des entreprises. Les
droits de l’homme et leur interaction avec les activités commerciales,
avec les flux commerciaux et d’investissements des entreprises transnationales,
sont de mieux en mieux compris et reconnus. Le Conseil de l’Europe
doit combler les lacunes dans la couverture des droits de l’homme
par une action rapide et ambitieuse, en envisageant notamment d’élaborer
une combinaison d’instruments juridiques souples et contraignants.
Dans un monde où l’organisation des activités commerciales est de
plus en plus transnationale, le Conseil de l’Europe doit donner
l’exemple et s’acquitter pleinement de son rôle en proposant des
solutions pour renforcer les structures judiciaires actuelles là
où elles sont insuffisantes pour protéger les droits de l’homme
et guider les entreprises en la matière.