1. Introduction
1. Le 9 décembre 2009, le rapporteur a été chargé par
la commission des migrations, des réfugiés et de la population de
préparer un rapport sur l’article 39 du Règlement de la Cour européenne
des droits de l’homme (ci-après «la Cour») (voir Doc. 11978). L’article
39 dispose:
«Article 39
(Mesures provisoires)
1. La chambre ou, le cas échéant, son président peuvent,
soit à la demande d’une partie ou de toute autre personne intéressée,
soit d’office, indiquer aux parties toute mesure provisoire qu’ils
estiment devoir être adoptée dans l’intérêt des parties ou du bon
déroulement de la procédure.
2. Le Comité des Ministres en est informé.
3. La chambre peut inviter les parties à lui fournir des
informations sur toute question relative à la mise en œuvre des
mesures provisoires indiquées par elle.»
Cet article habilite la Cour à indiquer des mesures qui doivent
être adoptées dans l’intérêt des parties ou du bon déroulement de
la procédure. L’objectif est d’éviter que le ou les requérants subissent
un préjudice irréparable en attendant que soit rendue une décision
sur la recevabilité et le fond de l’affaire.
2. Lors de la préparation de ce rapport, la sous-commission
des réfugiés a organisé une audition sur cette question à Strasbourg
le 28 avril 2010, à laquelle ont participé Mme Liselot Egmond, agent
adjoint du gouvernement (Pays-Bas), Mme Elisabet Fura, juge à la
Cour européenne des droits de l’homme (Suède), Mme Catherine Meredith,
avocate (Royaume-Uni), Centre AIRE, et M. Stan Naismith, greffier
adjoint de section à la Cour européenne des droits de l’homme. Le
rapporteur tient à remercier toutes ces personnes et plus particulièrement
Mme Catherine Meredith, qui a joué le rôle de consultante lors de
la rédaction du présent rapport.
3. Certains se demandent peut-être pourquoi l’Assemblée a décidé
d’élaborer un rapport sur une règle de procédure de la Cour. Le
rapporteur tient à souligner d’emblée que l’article 39 est bien
plus qu’une simple question de procédure: il permet par exemple
à la Cour d’empêcher que des personnes soient extradées vers un
lieu où elles courraient un risque imminent de subir un préjudice
irréparable, comme un traitement inhumain ou dégradant, un acte
de torture, voire un homicide. Le Commissaire aux droits de l’homme
du Conseil de l’Europe a récemment souligné, à juste titre, que
«l’article 39 est vital pour les requérants. En effet, la Cour représente
souvent leur dernier espoir d’échapper au retour forcé dans un pays
où ils risquent d’être exposés à un traitement contraire à la Convention
européenne des droits de l’homme»
.
4. Le présent rapport n’a pas été élaboré dans le seul but de
mettre en lumière l’importance de l’article 39 et d’expliquer son
fonctionnement. Il vise aussi et surtout à faire en sorte que les
requérants aient un accès effectif aux mesures provisoires et que
les Etats membres ne soient pas autorisés à faire preuve de mépris
à l’égard des mesures ordonnées par la Cour. Le président de la
commission des migrations, des réfugiés et de la population et celui
de la commission des questions juridiques et des droits de l’homme
se sont dits choqués et
inquiets face aux cas de non-respect, soulignant qu’une telle attitude
est une atteinte directe à l’autorité de la Cour
. Par ailleurs, dans un récent article
de son Carnet des droits de l’homme, le Commissaire aux droits de
l’homme a évoqué le cas de l’Italie, qui a ignoré à quatre reprises
au moins les mesures provisoires ordonnées par la Cour et expulsé
des requérants vers la Tunisie; le commissaire a également abordé
le cas de l’expulsion par la République slovaque d’un ressortissant
algérien
.
5. Ce rapport se divise en cinq parties. La première est consacrée
au mécanisme prévu par l’article 39 (son fonctionnement, sa finalité,
les circonstances dans lesquelles il peut s’appliquer). La deuxième
s’intéresse aux bénéficiaires potentiels – des demandeurs d’asile
et des migrants vulnérables –, aux problèmes qu’ils rencontrent
et aux raisons qui peuvent expliquer ces problèmes. La troisième
traite des actes et omissions de l’Etat en cas de non-respect et
de la question de savoir si l’Etat a entrepris toutes les démarches
nécessaires pour supprimer les obstacles objectifs qui l’empêchent
de se conformer aux mesures provisoires. La quatrième partie porte
sur les réponses institutionnelles en cas de non-respect et sur
le rôle de la Cour, du Comité des Ministres, de l’Assemblée parlementaire,
du Commissaire aux droits de l’homme et du Haut-Commissariat aux réfugiés
des Nations Unies (HCR). La cinquième et dernière partie présente
les conclusions du rapport.
2. Le mécanisme
de l’article 39 et son utilisation dans des affaires d’extradition
et d’expulsion
6. L’article 39 du Règlement de la Cour européenne des
droits de l’homme
habilite la chambre ou son président à
indiquer
toute mesure provisoire
qu’ils estiment devoir être adoptée dans l’intérêt des parties ou du
bon déroulement de la procédure
. L’article 39
constitue une règle de procédure de la Cour qui, en vertu de la
jurisprudence de la Cour, lie les Etats membres avec force obligatoire,
en plus de leurs obligations découlant de la Convention européenne
des droits de l’homme (ci-après «la Convention»).
7. La Cour peut indiquer des mesures provisoires au titre de
l’article 39 pour empêcher un préjudice imminent et irréparable
dans une situation grave et urgente. Ces mesures visent le plus
souvent à suspendre la procédure d’extradition ou d’expulsion d’une
personne confrontée à un risque réel de mauvais traitements à son
retour
.
Mais elles ont aussi été appliquées dans d’autres contextes, par
exemple pour protéger une personne s’étant vu refuser un traitement
médical d’urgence ou pour lutter contre des conditions de détention déplorables
.
8. L’article 39 ne concerne pas un domaine particulier de la
Convention mais, jusqu’à une date récente, il était appliqué dans
des domaines limités: l’article 2 de la Convention (Droit à la vie
et interdiction de la peine de mort) ou l’article 3 (Interdiction
de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants)
. Il est exceptionnel que des mesures
provisoires soient indiquées en vertu de l’article 39 dans des affaires
qui n’ont pas trait à l’article 3.
9. L’objectif d’une indication au titre de l’article 39 est de
préserver les droits des parties en attendant qu’un arrêt définitif
soit rendu sur la question en jeu. En l’absence de mesures prises
aux termes de l’article 39, ces droits seraient vidés de leur substance
. A cet égard, les mesures
provisoires maintiennent le statu quo – cas typique, le renvoi est
suspendu jusqu’à une certaine date ou jusqu’à nouvel ordre. En droit
international, les mesures provisoires poursuivent le même but.
En droit interne, elles correspondent à des injonctions.
10. Les mesures indiquées au titre de l’article 39 sont juridiquement
contraignantes, comme le sont généralement les mesures provisoires
en droit international. Leur non-respect emporte violation de l’article 34 de
la Convention (Droit de recours individuel)
et
éventuellement de l’article 3. Cependant, il n’y a pas violation
de l’article 34 lorsque le gouvernement démontre qu’un «obstacle
objectif» l’a empêché de se conformer aux mesures provisoires
.
11. Dans le cadre d’un renvoi, le non-respect des mesures indiquées
au titre de l’article 39 peut également violer le principe de non-refoulement
garanti par la Convention de 1951
relative au statut des réfugiés et son Protocole de 1967
,
ainsi que les obligations découlant du droit communautaire pour
les 27 Etats qui sont également membres de l’Union européenne.
12. Ce n’est qu’en 2006-2007 que la Cour a commencé à publier
des statistiques sur le nombre de demandes déposées ou de mesures
ordonnées sur la base de l’article 39. Son Rapport annuel 2007,
le premier à consacrer une rubrique à l’article 39
, indique que la
Cour a reçu 1 000 demandes à ce titre. Les statistiques présentées
dans le Rapport annuel 2006 ne permettent pas de savoir si le nombre
de demandes était nettement inférieur cette année-là. En ce qui
concerne 2008, la Cour indique avoir traité un nombre «sans précédent»
de demandes en vertu de l’article 39 – plus de 3 000 au total
.
En 2009, elle a reçu 2 400 demandes de mesures provisoires, soit
en moyenne presque 50 par semaine.
13. Une proportion importante des demandes déposées en 2009 concerne
des domaines qui n’entrent pas dans le champ d’application de l’article 39
et n’a donc pas donné lieu à une décision formelle de la chambre ou
de son président (environ 340). Mais plus de 2 000 demandes (2 060
pour être précis) ont donné lieu à une décision formelle, ce qui
représentait une légère augmentation par rapport à 2008 (1 908).
Le nombre d’affaires dans lesquelles l’article 39 a été appliqué
a quelque peu diminué, passant de 747 à 654, soit un peu moins d’un
tiers des demandes entrant dans le champ d’application de la disposition.
La grande majorité des demandes ne parviennent en fait jamais jusqu’aux
gouvernements concernés. Il existe même des Etats membres pour lesquels
la Cour n’a jamais reçu de demandes de mesures au titre de l’article 39
et auxquels elle n’a jamais indiqué de mesures en vertu de cette
disposition.
14. Le rapporteur note d’emblée qu’en l’absence d’informations
et d’explications, il convient d’approfondir les études et analyses,
notamment pour connaître les raisons pour lesquelles les indications
formulées par la Cour sont très nombreuses pour certains Etats et
inexistantes pour d’autres. De même, les demandes de personnes en
Grèce (et en Espagne) sont rares, pourtant la Cour a formulé des
indications contre des Etats qui ont renvoyé des personnes en Grèce
(y compris en vertu du règlement Dublin II
).
Le rapporteur encourage par conséquent à publier un maximum d’informations
dans ce domaine du droit et de la pratique qui se développe rapidement,
afin de cerner les tendances et de prendre les mesures qui s’imposent
pour protéger les besoins des réfugiés, demandeurs d’asile et migrants
vulnérables, et de veiller à ce que ces personnes bénéficient pleinement
d’une protection juridique adéquate contre le refoulement et les
violations des droits que leur confère la Convention.
3. L’article 39 et
l’individu
3.1. Pratique récente
15. Comme le montrent les statistiques ci-dessus, la
Cour reçoit aujourd’hui un nombre sans précédent de demandes de
mesures provisoires au titre de l’article 39, mais toutes ne sont
pas satisfaites. Elles émanent généralement de personnes
qui affirment risquer de subir
une violation imminente et irréparable de leurs droits garantis
par la Convention. Bien que le présent rapport se concentre sur
l’application de l’article 39 aux fins de suspendre l’extradition
ou l’expulsion de réfugiés et de demandeurs d’asile, cette disposition
a un champ d’application beaucoup plus large
.
16. Les demandes fondées sur l’article 39 ont parfois été déposées
par vagues lorsque de nombreuses personnes alléguaient devant la
Cour qu’elles seraient en danger si elles retournaient dans leur
pays d’origine, notamment quand celui-ci était ravagé par un conflit
armé, comme la Somalie ou le Sri Lanka. La Cour, confrontée à des
centaines de demandes au titre de l’article 39 déposées par des
Tamouls craignant d’être tués ou torturés au Sri Lanka, a écrit
au Royaume-Uni en déclarant que l’article 39 serait appliqué dans
l’attente de l’adoption d’un arrêt de principe. L’arrêt de principe
N.A. c. Royaume-Uni et les mesures prises par la Cour pour
traiter les 342 affaires dans lesquelles l’article 39 avait été
appliqué peuvent donner une idée de ce qui pourrait se passer à
l’avenir dans d’autres contextes
.
Des avocats néerlandais ont obtenu gain de cause et la formulation
d’indications au titre de l’article 39 pour un groupe de clients
somalis, aboutissant au final à l’arrêt de principe
Salah Sheekh c. Pays-Bas . Depuis lors, un grand nombre de
mesures provisoires ont fait l’objet d’indications aux Etats pour
empêcher les retours vers la Somalie. A la lumière de la détérioration
de la situation en Somalie, l’arrêt de principe concernant le risque
en cas de retour est attendu
.
17. Dans une moindre mesure, on constate aussi que de nombreuses
demandes ont été déposées sur la base de l’article 39 par des demandeurs
d’asile iraniens dont la demande d’asile a été ignorée en Turquie
(ce pays conserve la limitation géographique de la protection prévue
par la Turquie au titre de la Convention sur les réfugiés de 1951
et ne reconnaît donc que les réfugiés européens). Dans
Abdolkhani et Karimnia c. Turquie, la
Cour a conclu à une violation de l’article 3 du fait que les autorités
sont restées «totalement passives» face aux demandes d’asile des
requérants. A diverses reprises par la suite, la Cour n’a trouvé aucune
raison de s’écarter du raisonnement tenu dans l’affaire Abdolkhani
.
18. Dans un autre contexte, un grand nombre de personnes ont demandé
des mesures au titre de l’article 39 afin d’empêcher leur transfert
entre Etats membres de l’Union européenne en application du règlement Dublin II.
D’après les statistiques, 141 demandes de cette sorte ont été déposées
par des particuliers dans seulement cinq des 47 Etats membres sur
une période de sept mois en 2008. Sur ces 141 demandes, 94 ont été
satisfaites. Par ailleurs, 83 des 94 indications formulées au titre
de l’article 39 ont été adressées au Gouvernement britannique entre
mai et septembre 2008. Au cours des cinq premiers mois de l’année
2009, il y a eu 103 demandes fondées sur l’article 39; 58 d’entre
elles ont été satisfaites, dont 46 pour le seul mois de mai 2009.
Là encore, seuls cinq Etats du Conseil de l’Europe sont concernés
(Royaume-Uni, Finlande, Belgique, Italie et Autriche). La majeure
partie de toutes ces demandes, déposées ou satisfaites, concernent le
Royaume-Uni
.
19. Des demandes au titre de l’article 39 ont été déposées dans
le cadre de transferts fondés sur le règlement Dublin II, au motif
que les conditions d’accueil dans l’Etat de destination, membre
de l’Union européenne, étaient contraires à la Convention (notamment
aux articles 2, 3, 5, 8 et 13) et/ou que l’absence d’accès à une
procédure d’asile effective créait un risque de réadmission. La
Cour a considéré par le passé dans
K.R.S.
c. Royaume-Uni que les conditions d’accueil sont l’affaire
de l’Etat de destination et n’engagent pas la responsabilité de
l’Etat d’envoi en vertu de la Convention (elle a souligné qu’en
tout état de cause la Commission européenne peut engager une procédure
d’infraction au niveau de l’Union européenne)
. Cependant,
cette question, associée à celle du refoulement depuis la Grèce
vers un autre pays (par exemple la Somalie ou l’Afghanistan) est
liée à l’appréciation du risque réel au regard de l’article 3 –
la Cour a précédemment conclu qu’il était inexistant. Toutefois,
ces questions devraient être tranchées dans l’affaire
M.S.S. c. Belgique et Grèce .
3.2. Champ d’application
20. La majorité des affaires d’expulsion ou d’extradition
où l’article 39 est appliqué relèvent du champ d’application des
articles 2 ou 3 de la Convention (mort, traitements inhumains ou
dégradants, torture). L’intéressé doit prouver qu’il est confronté
à un préjudice imminent et irréparable, y compris qu’il risque personnellement
de subir le préjudice redouté ou qu’il fait partie d’un groupe systématiquement
exposé à une pratique de mauvais traitements. Dans ce contexte,
la Cour évaluera le risque au besoin sur la base des rapports du
Comité européen pour la prévention de la torture, du Commissaire
aux droits de l’homme ou d’autres instances qui font autorité
,
ou sur la base des principes directeurs du HCR (qui doivent être
pris, de l’avis de la Cour, «dûment en considération»)
.
21. Cependant, rien n’empêche de formuler une indication au titre
de l’article 39 pour prévenir un préjudice relevant des articles 5,
6 et 8 à 11 de la Convention, même si le recours à l’article 39
dans ces cas serait exceptionnel et nécessiterait une violation
«flagrante» du droit concerné
.
Plus récemment, des mesures ont été indiquées pour suspendre le
renvoi de personnes craignant d’être victimes de travail forcé,
d’exploitation sexuelle ou de traite des êtres humains, qui relèvent
de l’article 4 de la Convention
.
22. Le rapporteur demeure préoccupé par le taux élevé de rejet
des demandes en matière d’asile et de traite d’une manière générale.
Il appelle par ailleurs les Etats membres et la Cour à tenir compte
de la dimension genre dans le cadre de l’application de l’article 39.
Dans ce contexte, le rapporteur fait part de ses inquiétudes devant
l’écart qui existe en matière de protection pour les victimes de
la traite
.
23. Par ailleurs, dans les cas de violence ou de persécution fondée
sur le genre ou liée à l’identité, y compris en matière de viol,
de mutilations génitales féminines et de violences familiales, le
fait de ne pas signaler suffisamment (ou de ne pas signaler du tout)
les actes de persécution a une incidence sur le critère de preuve applicable
et crée des difficultés pour les femmes et les personnes lesbiennes,
gays, bisexuelles et transgenres (LGBT). Ces difficultés sont souvent
aggravées par le fait que les constats internes négatifs perdurent
jusqu’au moment où la Cour doit apprécier le risque
prima facie lié à un renvoi dans
le cadre d’une demande au titre de l’article 39. Le taux de rejet
est nettement supérieur à la moyenne dans les affaires concernant
des personnes LGBT
, bien qu’il y ait eu une sélection de
demandes satisfaites
.
24. En matière d’asile et d’immigration, le droit au respect de
la vie privée et familiale garanti par l’article 8 est souvent invoqué
contre un renvoi, mais il est rare que l’article 39 soit appliqué
dans ce domaine, essentiellement du fait que dans les affaires familiales
la situation est rarement aussi irréparable que dans les affaires
dans lesquelles les individus risquent d’être maltraités ou tués.
Dans un contexte qui n’est pas lié aux questions d’immigration,
une mesure a été indiquée au titre de l’article 39 pour empêcher
la destruction d’embryons congelés dans une affaire où la requérante
invoquait le droit au respect de sa vie privée sous l’angle de l’article
8
.
25. Dans un contexte d’immigration, à la connaissance du rapporteur,
une seule mesure au titre de l’article 39 a été ordonnée en relation
avec l’article 8, dans une affaire qui n’a pas encore été communiquée. La
Cour a demandé au Gouvernement du Royaume-Uni de suspendre le renvoi
d’un requérant qui fait l’objet d’une procédure de soin et qui cherche
à obtenir le droit d’avoir des contacts avec son enfant. Le requérant affirme
que lui-même et ses enfants subiraient un préjudice irréparable
s’il était renvoyé en Jamaïque avant la fin de la procédure de soin
et que ses problèmes psychologiques importants restreindraient sa
capacité de recouvrer le droit d’avoir des contacts depuis l’étranger.
Dans un autre cas exceptionnel, la Cour a indiqué des mesures provisoires
afin d’empêcher le transfert en vertu du règlement Dublin II de
personnes vouées à la misère en raison de l’action illégale des
autorités grecques – et contraire aux articles 3 ou 8 de la Convention.
26. Les affaires d’expulsion et d’extradition dans lesquelles
des mesures au titre de l’article 39 sont ordonnées dans un contexte
ne relevant pas de l’article 3, mais par exemple de l’article 8,
sont exceptionnelles et ne doivent pas inciter les requérants à
déposer une demande au titre de l’article 39 en l’absence d’une menace
de préjudice imminent et irréparable. Il est néanmoins encourageant
de constater que la Cour prend ces cas très au sérieux et qu’elle
a reconnu la nécessité de préserver la situation des intéressés
en attendant le dépôt d’une requête complète.
27. Dans les affaires qui n’ont pas trait à un renvoi, la Cour
peut ordonner une remise en liberté ou des mesures spécifiques pour
que la personne ait accès à un avocat ou aux membres de sa famille,
reçoive un traitement médical ou soit transférée ou maintenue à
l’hôpital
. Plusieurs demandeurs
d’asile ont fait une demande en vertu de l’article 39 pour suspendre
leur renvoi, et une autre pour recouvrer la liberté et échapper à
des conditions de détention terribles
.
28. Sur le plan procédural, dans bien des cas, l’application de
l’article 39 s’accompagne de celle de l’article 40 (Communication
en urgence d’une requête au gouvernement défendeur) ou de l’article
41 (Ordre de traitement des requêtes). Ces articles peuvent être
appliqués simultanément ou à divers stades de la procédure.
3.3. Accès
29. Les statistiques publiées au sujet des demandes au
titre de l’article 39 représentent la partie émergée de l’iceberg
au regard du nombre de demandes potentielles. Des personnes ayant
besoin d’une protection internationale se voient refuser l’accès
à la procédure d’asile dans beaucoup d’Etats membres. Il est illusoire de
vouloir invoquer l’article 39, même lorsqu’une demande d’asile a
été ignorée ou rejetée. Les personnes interceptées en mer et renvoyées
sans qu’elles puissent accéder à la procédure d’asile n’ont quasiment aucune
chance
.
30. Tout d’abord, l’augmentation du nombre de demandes au titre
de l’article 39 reflète à n’en pas douter les problèmes que rencontrent
de nombreuses personnes nécessitant une protection internationale
pour faire respecter leurs droits et garantir leur sécurité au niveau
national
.
31. Le durcissement des conditions d’asile en Europe incite incontestablement
certaines personnes qui se sont vu refuser une protection internationale
ou humanitaire au niveau national à rechercher la protection subsidiaire
de la Cour.
32. Le rapporteur craint que de nombreuses personnes ne puissent
demander des mesures fondées sur l’article 39 parce qu’elles sont
en détention et privées d’accès au monde extérieur, y compris à
la Cour et au HCR, aux ONG et aux représentants légaux. Elles n’ont
pas toujours la possibilité de téléphoner. La situation des personnes
qui conservent leur liberté est parfois à peine meilleure en termes
d’accès ou de possibilité d’accès aux mesures provisoires – ce qui
s’explique notamment par la méconnaissance générale de cet article parmi
les personnes concernées, y compris les avocats.
33. Il est indispensable de fournir une assistance judiciaire
gratuite pour garantir l’accès au mécanisme de l’article 39 et d’accorder
certaines garanties, notamment en matière d’interprétation, pour
veiller à ce que les informations de base soient comprises. Le rapporteur
craint que, même dans les pays où une assistance judiciaire est
en place, l’aide financière ne se tarisse à la fin de la procédure
interne et qu’il n’existe un plafond de verre en matière de représentation.
D’innombrables personnes ne sont pas représentées par un avocat
tout au long de la procédure ou durant la phase la plus cruciale,
lorsque leurs droits d’appel sont épuisés et qu’elles sont menacées
d’expulsion.
34. En outre, si de nombreuses demandes sont déposées dans certains
Etats (par exemple au Royaume-Uni, en Suède et aux Pays-Bas), il
y en a peu dans d’autres pays comme la Grèce ou l’Espagne. On s’attendrait à
ce qu’il y ait autant de demandes déposées par des personnes au
titre de l’article 39 dans ces pays qui sont des Etats de destination
populaires (et qui reçoivent un grand nombre de demandes d’asile),
mais cela ne semble pas être le cas.
35. La pratique relative à l’article 39 étant récente, le rapporteur
n’entend pas donner des explications exhaustives mais recommande
plutôt de poursuivre les efforts de sensibilisation, de publier
davantage d’informations et de statistiques, et de former les avocats,
les juges et les agents de l’immigration au niveau national.
3.4. Nature et calendrier
des mesures d’exécution
36. Le rapporteur est préoccupé par les exemples de renvois
qui montrent que la rétention est souvent considérée comme un préalable
au refoulement ou que la rapidité avec laquelle sont prises les
mesures d’exécution empêche les intéressés de contacter un avocat
et a fortiori de demander l’intervention de la Cour
.
37. Pour le rapporteur, la racine du problème est l’absence de
garanties procédurales dans le système d’asile interne, l’existence
de délais automatiques
(en
particulier dans les procédures d’asile rapides ou accélérées) et
l’absence de voies de recours sans effet suspensif automatique,
autant d’éléments contraires à l’article 3 ou à l’article 3 combiné
à l’article 13 (Droit à un recours effectif)
.
38. La partie qui suit présente d’autres exemples de problèmes
rencontrés par des personnes en raison du manquement des Etats à
respecter leurs obligations.
4. Les Etats parties
et les mesures au titre de l’article 39
4.1. Pratique récente
39. Les tendances qui se dessinent montrent globalement
qu’un grand nombre de demandes concernent un nombre de pays relativement
faible (notamment la Suède ou le Royaume-Uni). Depuis 2005
, lorsque
la Cour a examiné des situations de non-respect de l’article 39
dans des affaires d’extradition/expulsion, elle a parfois conclu
à une violation de l’article 34 (mais pas de l’article 3, par exemple
du fait d’un manque d’informations) et récemment à une violation
des articles 3 et 34 (Ben Khemais c. Italie
,
voir plus bas). Le nombre de cas de non-respect a augmenté durant
cette période.
40. La plupart des affaires tranchées depuis 2005 concernent l’expulsion
ou l’extradition de terroristes présumés ou condamnés. Dans le cadre
d’un examen de demandes au titre de l’article 39, comme pour n’importe
quel arrêt, la Cour a réaffirmé le principe selon lequel, au vu
du caractère absolu de l’article 3, nul ne devrait être renvoyé
dans un pays pour y être victime de torture, quelle que soit sa
conduite
. La plupart des requérants
ont demandé l’asile dans l’Etat d’envoi, mais leur demande a été
soit ignorée soit rejetée; naturellement, les autres requérants
ont allégué que leurs droits de l’homme seraient violés s’ils étaient renvoyés
dans leur pays.
41. Certains pays, dont l’Italie et la Russie, n’ont pas respecté
les mesures provisoires à maintes reprises. Le Royaume-Uni n’a pas
non plus un bilan irréprochable, ni la Slovaquie
. D’autres
affaires pendantes devant la Cour ont été évoquées par les organes
du Conseil de l’Europe, notamment l’Assemblée parlementaire, le Comité
des Ministres et le Commissaire aux droits de l’homme.
42. A la suite de l’arrêt Ben Khemais, l’Italie a expulsé d’autres
Tunisiens en violation de l’article 39 (voir
Hamidovic
c. Italie, Trabelsi c. Italie et
Toumi
c. Italie)
.
Dans d’autres situations, la rapidité de l’arrêté d’expulsion a
empêché le requérant d’invoquer l’article 39, ce que le Commissaire
aux droits de l’homme et l’Assemblée parlementaire ont également
déploré.
43. Dans d’autres cas, des mesures ont été accordées au titre
de l’article 39 mais la Cour, lorsqu’elle a communiqué l’affaire
au gouvernement concerné, a dû demander si le requérant avait ou
non été expulsé dans les faits et où il se trouvait
. Cela est également très préoccupant – non
seulement les Etats ne doivent pas bafouer leurs obligations découlant
de la Convention européenne des droits de l’homme et de la Convention de
1951 relative aux réfugiés, mais en outre il est tout simplement
inacceptable que des personnes puissent disparaître dans la nature.
Dans l’affaire
Mamatkoulov et Askarov
c. Turquie, la Grande Chambre a estimé que l’article 34
empêche les Etats d’exercer des pressions sur les requérants mais
aussi de se comporter de façon à empêcher la Cour d’examiner la
requête. L’obligation de respecter la lettre et l’esprit est examinée
dans la partie ci-dessous.
4.2. Respect de la lettre
et de l’esprit
44. Les mesures provisoires sont contraignantes pour
l’Etat auquel elles sont indiquées
.
Dans l’affaire
Mamatkoulov et Askarov
c. Turquie , la
Cour a estimé que leur non-respect entraînait une violation substantielle
de la Convention sur le terrain de l’article 34 (Droit de recours
individuel). La formulation de la mesure provisoire constitue le
point de départ pour vérifier si l’Etat défendeur s’est conformé
à son obligation. La Cour examine par conséquent si ce dernier a
respecté «la lettre et l’esprit» de la mesure indiquée.
45. La Cour précise que les mesures indiquées à un gouvernement
défendeur au titre de l’article 39 doivent rester en vigueur jusqu’à
une date précise, jusqu’à nouvel ordre ou, concrètement, jusqu’à
ce que la Cour ait examiné l’affaire dans sa totalité
. Durant ce
laps de temps, elle peut demander à l’Etat de fournir à la Chambre
des informations sur toute question relative à la mise en œuvre
des mesures provisoires indiquées par elle (en application de l’article 39.3).
Il peut par exemple s’agir d’informations supplémentaires sur la situation
personnelle de l’intéressé, sur son lieu ou ses conditions de rétention
ou de détention, ou sur la question de savoir si les autorités ont
autorisé des visites de ses représentants ou de sa famille et sur
le pays vers lequel l’expulsion est proposée.
46. Les informations supplémentaires fournies à la Cour à sa demande
ont mené dans certains cas à la levée des mesures prises aux termes
de l’article 39. Cependant, les tentatives de remise en cause ou
la formulation d’observations concernant les mesures indiquées au
titre de l’article 39 n’ont pas été appréciées
. De même, toute demande
de levée des mesures, qu’elle émane du requérant ou de l’Etat défendeur,
est traitée très sérieusement et c’est la Cour qui tranche en dernier
ressort
.
47. Les tentatives faites par les Etats pour contraindre les intéressés
à retirer leur demande
,
en particulier lorsque ces personnes sont en rétention ou dans une
autre situation d’extrême vulnérabilité, ont été reconnues comme
une entrave à l’exercice effectif du droit de saisir la Cour et
du droit à ce que sa cause soit entendue
. Le
rapporteur craint que cela ne porte atteinte au principe selon lequel
les indications données au titre de l’article 39 sont contraignantes
à la fois selon la lettre et l’esprit.
48. Des gouvernements, et parfois des particuliers, ont déploré
que la Cour ne motive pas ses décisions d’appliquer l’article 39
mais la Cour demeure réticente à le faire. Cela aurait pour effet
de retarder ces affaires urgentes, et en outre l’appréciation de
l’article 39 ne se limiterait plus à la question de savoir s’il
existe ou non un risque prima facie mais
donnerait aussi lieu à un examen du fond de l’affaire. Néanmoins,
dans certains cas, la Cour formule plus ou moins précisément la
mesure ordonnée, pour veiller à ce que son objectif soit atteint
dans la pratique – et à ce que les besoins spécifiques du requérant
(par exemple un mineur, une femme enceinte ou une personne détenue)
soient satisfaits.
49. Le rapporteur est préoccupé par les violations contraires
à la lettre et à l’esprit de la Convention. Les cas les plus flagrants
sont ceux où l’Etat a purement et simplement ignoré les mesures
ordonnées par la Cour. Alors que la Cour a clairement ordonné de
suspendre l’expulsion ou l’extradition, l’Etat concerné est passé outre
et a mené l’opération au mépris de l’article 39. Ces cas graves
ont été jugés contraires à l’article 34 de la Convention et parfois
également à l’article 3. Mais dans d’autres cas, la situation est
moins évidente, ce qui n’exclut toutefois pas une violation de la
Convention. C’est par exemple le cas lorsqu’un «obstacle objectif»
a pu empêcher l’exécution de la mesure – la Cour doit alors chercher
à savoir s’il y a eu ou non violation de la Convention. Cette situation
peut par exemple se produire lorsque l’Etat fait valoir qu’il a
été informé trop tardivement de la mesure. Ces deux cas de figure
sont examinés ci-après. Un troisième cas de figure préoccupe le
rapporteur: il s’agit des situations dans lesquelles les Etats cherchent
à contourner totalement la mesure en expulsant rapidement la personne
ou en recourant à d’autres stratagèmes douteux fondés sur la mauvaise
foi.
50. L’affaire
Sivanathan c. Royaume-Uni est
un exemple de ce troisième cas de figure
.
Le rapporteur est préoccupé par
cet arrêt, dans lequel la Cour a rétrospectivement blanchi le Royaume-Uni
pour avoir expulsé un individu de son territoire alors qu’une mesure
au titre de l’article 39 était en vigueur. Le 3 février 2009, la Cour
a décidé de radier cette affaire du rôle sur la base de l’article 37(1),
au motif que le requérant ne souhaitait plus maintenir sa requête
et que le respect des droits de l’homme n’exigeait pas de poursuivre
l’examen. Lorsque des directives en vue de son renvoi ont été émises,
M. Sivanathan a écrit à la Cour pour l’informer qu’il craignait
de subir des mauvais traitements contraires à l’article 3 s’il était
renvoyé au Sri Lanka et qu’il serait en proie à une grande détresse
s’il était séparé de sa famille au Royaume-Uni. Il a également demandé une
mesure provisoire, qui a été accordée le 5 septembre. Les directives
en vue du renvoi ont été annulées sur la route de l’aéroport. Cependant,
selon les autorités britanniques, lorsque M. Sivanathan en a été
averti, il a changé d’avis et a demandé à être expulsé. Il n’existe
aucune trace de cet épisode en raison d’un «oubli administratif»,
motif que la Cour a accepté. La Cour ayant par la suite clarifié
les choses dans l’affaire
Paladi c. Moldova examinée
par la Grande Chambre et compte tenu de la nature remarquable de
l’affaire Sivanathan, même radiée du rôle, des démarches sont en
cours pour demander à la Cour de réinscrire cette dernière au rôle
en application de l’article 37(2) pour un examen complet.
51. L’affaire Sivanathanillustre
l’inquiétude que le rapporteur nourrit au sujet du caractère fermé
des mécanismes d’expulsion et de rétention, qui placent les personnes
dans une situation de vulnérabilité accrue. Le rapporteur préconise
par conséquent des procédures ouvertes et transparentes ainsi que
la tenue de registres et appelle une nouvelle fois à publier davantage
de statistiques.
4.3. Non-respect
52. Le non-respect d’une indication au titre de l’article 39
peut emporter violation de l’article 34 de la Convention car l’intéressé
ne peut plus maintenir sa requête devant la Cour. L’affaire Mamatkoulov
et Askarov c. Turquie
, qui porte sur
l’extradition de deux ressortissants ouzbeks
vers
l’Ouzbékistan
en vertu d’un
traité bilatéral, est la première dans laquelle la Cour a affirmé
le caractère juridiquement contraignant des mesures provisoires
dans le système de la Convention. La Cour a indiqué à la Turquie
de ne pas extrader les requérants vers l’Ouzbékistan avant qu’elle
ait examiné leur cas. Cependant, le lendemain, le Gouvernement turc
a ordonné leur extradition en vertu d’une procédure accélérée.
53. Au vu de la nature contraignante des mesures provisoires en
droit international, la Cour a estimé que dans le système de la
Convention les mesures provisoires, telles qu’elles avaient été
constamment appliquées en pratique, se révélaient d’une importance
cruciale pour éviter des situations irréversibles qui empêcheraient la
Cour de procéder dans de bonnes conditions à un examen de la requête
et, le cas échéant, d’assurer au requérant la jouissance pratique
et effective du droit protégé par la Convention qu’il invoque.
54. Dès lors, dans ces conditions, l’inobservation par un Etat
défendeur de mesures provisoires met en péril l’efficacité du droit
de recours individuel, tel que garanti par l’article 34, ainsi que
l’engagement formel de l’Etat, en vertu de l’article 1, de sauvegarder
les droits et libertés énoncés dans la Convention
.
55. La Cour a réitéré sa position dans les affaires ultérieures,
de sorte que ce principe ne fait aucun doute. La formule de «la
lettre et l’esprit» est appliquée généreusement, notamment dans
Aoulmi c. France
et Chamaïev
et autres
,
où les difficultés rencontrées par les requérants à la suite de
leur extradition ou de leur renvoi ont atteint un degré tel que
l’exercice effectif de leur droit au regard de l’article 34 de la
Convention a été «sérieusement contrecarré». Le droit de recours
individuel est au cœur du système de la Convention et toute situation
de non-respect porte atteinte à son intégrité.
56. L’affaire a montré clairement que le simple fait de ne pas
respecter les mesures provisoires emporte violation de l’article
34 de la Convention. De plus, la violation n’est pas liée à la question
de savoir si le préjudice redouté s’est effectivement produit. Mais
si tel est le cas, la violation de l’article 34 peut s’accompagner
d’une violation d’un autre article, par exemple l’article 3
.
57. Le rapporteur considère que l’affaire
Ben
Khemais c. Italie et les requêtes ultérieures contre
l’Italie constituent une référence en matière de pratique inacceptable
des Etats. Dans cette affaire, le Gouvernement italien a expulsé
une personne vers la Tunisie en raison de son implication dans des
activités terroristes, en s’appuyant sur des assurances diplomatiques.
La Cour avait indiqué au Gouvernement italien de ne pas expulser
le requérant vers la Tunisie, mais l’Italie a procédé au renvoi
au mépris de l’article 39. La Cour a jugé ce comportement contraire
aux articles 34 et 3. Le requérant ayant été placé en détention
à son retour en Tunisie, il était impossible de vérifier s’il était
ou non maltraité, mais les rapports internationaux ont maintes fois fait
état de mauvais traitements en détention et d’autres violations
des droits de l’homme en Tunisie
.
58. Pour le rapporteur, il est important que l’affaire Ben Khemais
ait confirmé le principe énoncé
dans
Saadi c. Italie et
Soldatenko c. Ukraine et souvent réitéré par la suite, qui veut
que des assurances diplomatiques ne peuvent être invoquées pour
atténuer ou écarter le risque de torture en cas de renvoi dans un
pays dont les autorités pratiquent la torture d’après des sources
internationales fiables
.
59. Les affaires Mamatkoulov et Ben Khemais
montrent
ainsi également que les tentatives continues d’expulser ou d’extrader
des personnes soupçonnées ou reconnues coupables d’infractions terroristes,
avec ou sans assurances diplomatiques, contreviennent aussi directement
à l’interdiction absolue de la torture. Ce principe figure non seulement
dans la jurisprudence de la Cour mais aussi au stade de l’examen
du risque
prima facie au regard
de l’article 39
.
4.4. Obstacles objectifs
60. Le rapporteur prend note tout d’abord des affaires
examinées par la Cour dans lesquelles des obstacles objectifs ont
empêché le respect des mesures provisoires ou dans lesquelles aucune
notification n’a été donnée avant l’expulsion
. En
revanche, il déplore que des Etats aient cherché à éviter une condamnation
par la Cour dans des cas de violation présumée de l’article 39 en
affirmant qu’ils n’avaient pas eu connaissance de la mesure indiquée,
en invoquant un manque de temps pour s’y conformer, des difficultés
lors du transfert vers l’aéroport, le manque de personnel, ou en
affirmant que l’agent compétent sur le terrain n’avait jamais reçu
l’information
. Il appartient aux Etats de mettre en
place des procédures pour répondre à ces éventualités. Les tentatives
faites par des Etats pour se disculper devant la Cour en prétextant
qu’un «obstacle objectif» les a empêchés de respecter les mesures
provisoires sont encore plus préoccupantes. Ces stratagèmes témoignent
d’un même manque de respect pour le système de la Convention et
reposent sur la mauvaise foi.
61. Lorsqu’une requête examinée sous l’angle de l’article 34 porte
sur l’inobservation présumée d’une mesure provisoire par un Etat
contractant, il incombe au gouvernement défendeur de prouver à la
Cour qu’il a respecté la mesure provisoire ou, dans une situation
exceptionnelle, qu’un obstacle objectif l’a empêché de s’y conformer
et qu’il a entrepris toutes les démarches raisonnables pour supprimer
l’obstacle et tenir la Cour informée de la situation. Les intentions
ou raisons sous-jacentes à l’action ou l’omission de l’Etat n’ont
que peu de pertinence lorsqu’il s’agit d’apprécier si l’article 34
a été ou non respecté; l’important est de déterminer si la situation
engendrée par l’action ou l’omission des autorités est conforme
à cette disposition
.
62. Une affaire ne portant pas sur une expulsion,
Grori c. Albanie, a démontré que
lorsqu’il semble n’y avoir aucune explication acceptable pour justifier
le non-respect de la mesure provisoire par les autorités internes
et le retard à se conformer à la mesure provisoire, non justifié
par un élément objectif, il y a violation de l’article 34
. Ce principe a été appliqué dans le cadre
d’une expulsion. La Cour a aussi rejeté les arguments selon lesquels
l’absence, dans l’ordre juridique national, d’un mécanisme d’application
des mesures provisoires indiquées en vertu de l’article 39 exempterait
l’Etat de ses obligations au titre de l’article 34
.
63. L’affaire
Al-Saadoon c. Royaume-Uni , dans laquelle des Irakiens détenus
par le Royaume-Uni en Irak ont été transférés au Haut Tribunal pénal
irakien pour y répondre de crimes de guerre, accusation passible
de la peine de mort, constitue un exemple concret de la manière
dont le critère de l’obstacle objectif peut être appliqué (dans
cette affaire, la situation est analogue à un renvoi). Le Royaume-Uni
a tenté de justifier la violation de l’article 39 en faisant référence
à son absence de souveraineté à la fin du mandat de l’ONU. La Cour
a conclu à une violation de l’article 34 dans la mesure où l’Etat
n’a pas prouvé qu’il avait entrepris toutes les démarches raisonnables
pour supprimer l’obstacle.
64. Dans l’affaire Al-Saadoon, la Cour a également constaté une
violation del’article 3 car
les hommes craignaient d’être exécutés par les tribunaux irakiens.
Elle a en outre conclu à une violation de l’article 13 car le transfert
des requérants hors de la juridiction du Royaume-Uni a exposé ces
derniers à un risque sérieux de subir un préjudice grave et irréparable
aux mains des autorités irakiennes et réduit à néant de manière injustifiable
l’efficacité de tout recours devant les tribunaux britanniques.
5. Soutien institutionnel
au mécanisme de l’article 39
5.1. Pratique récente
et rôle de la Cour
65. Le nombre accru de demandes en vertu de l’article 39
reçues par la Cour alourdit la charge de travail de la Cour et des
agents des gouvernements qui doivent traiter ces demandes. Il se
traduit également par des nouveautés ou des évolutions dans le droit
et la pratique concernant l’article 39, non seulement sur le plan
de l’application de l’article 39, comme le montre la jurisprudence,
mais aussi en ce qui concerne le fonctionnement interne de la Cour.
Il est néanmoins encore trop tôt pour discerner distinctement toutes
ces tendances.
66. Les statistiques citées précédemment dans ce rapport au sujet
des transferts en vertu du règlement Dublin II montrent que les
affaires concernant l’article 39 ne sont pas réparties de manière
égale entre les différentes sections de la Cour. Certaines sections
reçoivent un nombre élevé de demandes, d’autres en reçoivent peu,
voire aucune. Les demandeurs d’asile et les migrants en situation
irrégulière dans les Etats membres du Conseil de l’Europe devraient
tous avoir la même possibilité de demander des mesures provisoires
au titre de l’article 39, mais ce n’est pas le cas, pour des raisons
qui dépassent le cadre du présent rapport. En outre, la Cour doit
être cohérente dans sa pratique relative à l’article 39 afin d’assurer
la continuité et l’efficacité du fonctionnement du système de la
Convention.
67. Une idée fausse, lourde de conséquences, voudrait qu’une violation
de l’article 34 soit moins infamante qu’une violation de l’article 3,
ce qui se traduit par une moindre incitation à respecter les mesures
provisoires. Or, la Cour a adopté dans les affaires récentes une
approche plus ferme et la violation de l’article 34 s’est doublée
d’une violation de l’article 3. Le rapporteur insiste sur le fait
que le non-respect par l’Etat d’une mesure indiquée en vertu de
l’article 39 ne devrait pas nécessairement empêcher la Cour d’examiner
le fond de la requête sur le terrain de l’article 3 ou d’autres
dispositions de la Convention. Sinon, un Etat défendeur aurait davantage
intérêt à renvoyer un requérant de son territoire lorsque l’article 39
est appliqué et à être ainsi condamné pour violation de l’article
34 de la Convention qu’à se conformer à l’article 39 et à se voir
reprocher une violation de l’article 3
.
68. Le rapporteur reconnaît le travail important et difficile
qu’effectue la Cour en examinant autant de demandes urgentes de
mesures au titre de l’article 39. Il est également conscient des
préoccupations selon lesquelles cela pourrait amener la Cour à délaisser
les requêtes au fond, réduire la productivité globale et, sur un
plan humain, constituer une source de stress pour les juges, les
avocats, les agents des gouvernements et les agents de la Cour concernés.
69. Naturellement, des obstacles concrets se dressent contre le
bon fonctionnement du mécanisme prévu par l’article 39. Il incombe
à toutes les parties de respecter les règles et les délais, de coopérer
pleinement et de fournir à la Cour un maximum d’informations afin
qu’elle ait le temps et les moyens d’examiner convenablement les
demandes de mesures au titre de l’article 39. A cette fin, la Cour
a élaboré une Instruction pratique à l’intention des personnes qui
formulent une demande. Le HCR a lui aussi élaboré une boîte à outils pour
aider son personnel à répondre aux demandes des avocats et des réfugiés
et faire comprendre le fonctionnement de ce mécanisme important.
70. Le principal problème de la Cour dans les affaires liées au
règlement Dublin II réside dans le fait que les autorités internes
qui transfèrent une personne comptent sur ce règlement pour attribuer
à un autre Etat la responsabilité d’examiner la demande d’asile.
Lorsqu’il est question de renvoyer une personne dans l’Etat considéré
comme responsable de l’examen de la demande d’asile, la Cour ne
dispose guère d’éléments provenant du pays qui procède au renvoi
pour apprécier le risque lié au retour. Cependant, lors de l’appréciation
du risque prima facie dans
le cadre d’une demande au titre de l’article 39, elle examinera
les rapports indépendants concluant à l’absence de procédure d’asile
équitable et effective dans l’Etat de destination et accordera davantage
de poids que de coutume à la situation générale dans le pays d’origine lorsque
la personne concernée peut être confrontée à une réadmission.
71. Les demandes sont actuellement traitées par plusieurs sections
de la Cour et il est généralement impossible de consacrer beaucoup
de temps à une véritable consultation et à la vérification des faits,
ce qui accroît le risque d’incohérence entre les sections. Cependant,
la Cour a tenté de remédier à cette situation en améliorant les
ressources internes disponibles. Un nouveau groupe de travail comprenant
les présidents de section et les greffiers adjoints de section a
été créé dans le but précis d’assurer une plus grande coordination et
d’adopter une approche commune lorsque la situation le permet. Les
greffiers adjoints de section entretiennent par ailleurs des contacts
réguliers entre eux afin de faire circuler l’information et d’échanger
des idées et des suggestions.
72. Le rapporteur encourage la Cour à poursuivre ses efforts pour
renforcer la cohérence, notamment en améliorant la circulation de
l’information entre les sections. Lorsque d’importantes divergences
d’opinion persistent, le cas est déféré aux sections et finalement
à la Grande Chambre – c’est exactement ce qui s’est passé au sujet
des expulsions en vertu du règlement de Dublin, dans l’affaire M.S.S. c.Belgique
et Grèce.
73. Le rapporteur encourage la Cour à coopérer étroitement avec
le Comité des Ministres dans les situations de non-respect. Ces
cas sont rares et il appartient naturellement au Comité des Ministres
d’agir à un niveau collectif lorsque la Cour a constaté une violation
de l’article 34. Cependant, il serait décevant que la Cour s’en lave
les mains ou se résigne à ne prendre aucune mesure.
74. L’important ici est la possibilité de réparer le préjudice
causé dans les situations de non-respect. Le rapporteur accorde
sa préférence à l’approche adoptée dans l’arrêt Al-Saadoon,
où la Cour a demandé aux autorités
britanniques de prendre des mesures pratiques (par exemple d’obtenir
des garanties auprès des autorités irakiennes) pour mettre un terme
aux souffrances des requérants causées par un traitement contraire à
l’article 3
.
5.2. Pratique récente
et rôle du Comité des Ministres
75. L’article 39.2 dispose que le Comité des Ministres,
qui joue un rôle dans la surveillance de l’exécution des mesures
provisoires, est informé des mesures indiquées par la Cour.
76. Par ailleurs, en vertu de l’article 46 de la Convention européenne
des droits de l’homme, les Etats se sont engagés à se conformer
aux arrêts de la Cour dans les litiges auxquels ils sont parties.
Le Comité des Ministres surveille le respect de cette obligation.
77. Ces deux dernières années, le Comité des Ministres a été appelé
à surveiller les mesures provisoires, même s’il l’a fait à la suite
du non-respect de ces dernières en cherchant à réparer le préjudice
causé. Malgré l’arrêt rendu dans l’affaire
Ben
Khemais c. Italie et les mesures prises par le Comité
des Ministres pour en superviser l’exécution (par exemple un plan
d’action visant à prévenir de nouvelles violations), il y a eu plusieurs
autres cas de non-respect (comme nous l’avons vu plus haut)
.
78. Le Comité des Ministres a réagi en adoptant une résolution
provisoire
.
Il a déploré que les autorités italiennes n’aient pas respecté,
le 1er mai 2010, une autre mesure provisoire indiquée par la Cour
et expulsé un autre requérant vers la Tunisie. Il a noté avec préoccupation
que cela s’était déjà produit dans au moins deux autres affaires
en 2008 et 2009. Il a invité instamment les autorités italiennes
à adopter toutes les mesures nécessaires à même de prévenir des
violations semblables.
79. Le rapporteur encourage tant la Cour que le Comité des Ministres
à développer cette relation afin que l’article 39 demeure un mécanisme
solide et efficace pour protéger les réfugiés, demandeurs d’asile
et migrants en situation irrégulière exposés à un renvoi.
5.3. Rôle de l’Assemblée
parlementaire
80. Le rapporteur a été encouragé par l’intérêt porté
par les membres de l’Assemblée parlementaire à la question importante
des mesures au titre de l’article 39 en situation d’extradition
et d’expulsion. Il espère que les parlementaires apporteront des
changements à l’échelle nationale – en reconnaissant la double tâche
qui consiste à améliorer les procédures d’asile et à coopérer avec
la Cour au sujet des indications données.
81. Bien que les cas de non-respect ne concernent qu’un très petit
nombre d’Etats, le rapporteur invite l’Assemblée parlementaire à
assurer un suivi en la matière et à tenter de trouver des solutions
appropriées. L’Assemblée remplit une fonction importante sur la
scène politique et dans le domaine de la sensibilisation. Ses rapports
et ses déclarations publiques doivent être entendus par les représentants
des Etats et suivis d’effet si nécessaire.
5.4. Rôle du Commissaire
aux droits de l’homme
82. Le rapporteur se félicite du nouveau rôle joué par
le Commissaire aux droits de l’homme en tant que tiers intervenant
devant la Cour et invite ce dernier à utiliser cette nouvelle prérogative
importante. Il salue la tierce intervention du commissaire dans
l’affaire M.S.S. c. Belgique et Grèce et
d’autres, car ses positions ont un poids particulier dans l’interprétation
de la Convention. Cela aura clairement une incidence sur la pratique relative
à l’article 39 pour ce qui est des transferts en vertu du règlement
Dublin II et de l’interface entre la Convention européenne des droits
de l’homme et le droit communautaire.
83. Par ailleurs, le rapporteur se félicite des rapports par pays
et du récent article du Carnet des droits de l’homme
dans lesquels le commissaire a mis
en lumière des cas de non-respect et adressé des recommandations
aux autorités à cet égard.
5.5. Rôle du Haut-Commissariat
des Nations Unies pour les réfugiés
84. Le rapporteur encourage la poursuite de la coopération
entre le HCR et les organes de Strasbourg en vue de renforcer le
mécanisme de l’article 39. Il invite les organes de Strasbourg à
«prendre dûment en considération» les positions du HCR lorsqu’ils
examinent des questions de refoulement de demandeurs d’asile et
de réfugiés, ces questions touchant véritablement au cœur du mandat
des deux organisations en matière de protection des droits de l’homme.
Le rapporteur se réjouit par ailleurs des efforts du HCR visant
à sensibiliser aux mesures provisoires et à leur application. Il
l’encourage à poursuivre ses travaux dans ce domaine.
85. Des formations pertinentes ont été dispensées dans le cadre
des programmes joints du Conseil de l’Europe. Le rapporteur encourage
la poursuite de ces actions et la mise en place de nouveaux projets
visant à former les fonctionnaires, la magistrature, les autorités
nationales en charge des demandes d’asile, les agents des ministères,
les avocats locaux et les ONG. Le rapporteur encourage par ailleurs
le renforcement de la coopération entre le Conseil de l’Europe et
le HCR dans ce contexte
.
6. Conclusion et
perspectives
86. En guise de conclusion, le rapporteur souhaite souligner
que le non-respect des mesures indiquées au titre de l’article 39
est inacceptable. Il est également inacceptable qu’un Etat bafoue
la Convention de manière répétée, de quelque manière que ce soit,
et que des Etats (dont le Royaume-Uni) tentent de contourner le mécanisme
prévu par l’article 39 ou de se disculper en cas d’échec en invoquant
un «obstacle objectif».
87. Le rapporteur est également préoccupé par:
- l’absence d’accès au mécanisme
de l’article 39 lorsque la personne est détenue, qu’elle n’a aucun soutien,
qu’elle est sans ressources, qu’elle ne peut bénéficier des services
d’un avocat sur un plan pratique (par exemple parce qu’elle ne peut
pas téléphoner) ou financier (par exemple parce qu’elle n’a pas
droit à l’assistance judiciaire), ou qu’il existe une barrière de
la langue et des lacunes dans la procédure d’asile;
- le manque de respect des Etats (qui va en s’aggravant),
l’absence de coopération, l’absence de bonne foi et la tendance
encore rare mais néanmoins croissante à essayer de justifier les
situations de non-respect;
- le manque de cohérence de la Cour dans son approche de
l’article 39;
- la perspective d’un recours encore plus important aux
mesures provisoires à l’avenir.
Le rapporteur souligne
également la nécessité d’une collaboration plus étroite entre la
Cour et le Comité des Ministres sur cette question, même si leur
relation se renforce progressivement grâce à de récentes initiatives dans
ce domaine.
88. Le rapporteur estime que le Comité des Ministres et les Etats
membres devraient:
- veiller
à ce que tous les individus aient véritablement accès aux mesures
provisoires et la possibilité de les solliciter;
- prendre des mesures pour alléger la charge qui pèse sur
la Cour et sur les agents des gouvernements, surtout si le nombre
de cas continue à augmenter;
- réagir fermement en cas de non-respect de manière à atténuer
les souffrances des individus provoquées par la violation de leurs
droits;
- agir collectivement pour empêcher toute nouvelle situation
de non-respect.