1. Introduction
1. Le 30 juin 2008, des membres de l’Assemblée parlementaire
ont présenté une proposition de recommandation «Droits de l’homme
et entreprises» (
Doc.
11673). La commission des questions juridiques et des
droits de l’homme m’a nommé rapporteur à sa réunion des 10 et 11 novembre
2008.
2. Le 31 mai 2010, afin de déterminer la portée de la future
action du Conseil de l’Europe dans ce domaine, la commission a tenu
un échange de vues avec les experts suivants:
- Pr Emmanuel Decaux, vice-président de la Commission nationale
consultative des droits de l’homme (Paris);
- Pr David Kinley, chaire de droits de l’homme, université
de Sydney (Australie);
- Dr Jernej Letnar Černič, Institut universitaire européen
(Italie);
- Dr René Schmidpeter, responsable de projet, Programme
de responsabilité sociale des entreprises, Fondation Bertelsmann
(Allemagne).
3. La question des droits de l’homme et des entreprises est étroitement
liée à celle de la mondialisation, qui, certes, contribue à accroître
le niveau de vie partout dans le monde mais fait naître de nouveaux
défis en matière de protection internationale effective des droits
de l’homme.
4. Depuis les années 1960 et 1970, avec la mondialisation, les
entreprises ont acquis une influence et un pouvoir croissants. En
effet, nombreuses sont aujourd’hui les grandes entreprises multinationales
dont les revenus dépassent le produit intérieur brut (PIB) de certains
Etats. Une étude menée en 2000 a montré que sur les 100 plus grandes
entités économiques mondiales, 29 étaient des entreprises multinationales.
A cette date, la valeur ajoutée de Royal Dutch Shell était supérieure
au PIB de l’Ukraine et la taille du géant du tabac Phillip Morris
était équivalente au PIB de la Slovaquie, de la Croatie ou du Luxembourg
.
5. Il est certain que les entreprises, qu’elles soient nationales,
européennes ou multinationales, apportent d’immenses bénéfices économiques
à la société en créant des emplois, en générant de la croissance économique
et des revenus fiscaux, et en transférant des compétences et des
technologies. Ce faisant, les entreprises peuvent aider à réduire
la pauvreté et contribuer à la réalisation d’un grand nombre de
droits fondamentaux
.
6. En dépit de ces effets positifs potentiels, les entreprises,
et en particulier les entreprises multinationales, ont fait l’objet,
ces dernières années, d’une surveillance étroite et de vives critiques
en raison de leur impact sur les droits de l’homme dans les pays
en développement. Par exemple, l’utilisation alléguée de main-d’œuvre enfantine
dans des entreprises de confection de vêtements, la complicité présumée
de l’industrie pétrolière dans des violations des droits de l’homme
commises par certains Etats et les inquiétudes suscitées par certaines
grandes entreprises de télécommunications concernant le droit au
respect de la vie privée ne sont qu’un échantillon des diverses
menaces que la mondialisation fait peser sur l’efficacité des cadres
actuels de protection internationale des droits de l’homme. Cependant,
les inquiétudes suscitées par les entreprises quant au respect des
droits de l’homme ne se limitent pas aux pays en développement et
concernent également les ressortissants des Etats membres du Conseil
de l’Europe.
7. Traditionnellement, c’est à l’Etat qu’il incombe de protéger
les droits de l’homme
.
Cependant, les responsabilités des particuliers et des personnes
morales, notamment des entreprises, sont de plus en plus reconnues
sur le plan juridique. En effet, le modèle d’un droit international
purement fondé sur l’Etat a été lentement abandonné dans ce domaine
et il ressort de la jurisprudence de la Cour européenne des droits
de l’homme, de la Cour de justice de l’Union européenne, du Tribunal
pénal international pour l’ex-Yougoslavie et du Tribunal pénal international
pour le Rwanda que les particuliers et les personnes morales, telles
que les entreprises, pouvaient jouer un rôle aussi important que
les Etats à certains égards
.
8. Ces dernières décennies, un certain nombre d’initiatives,
de cadres et de «boîtes à outils» ont été mis en place aux niveaux
international et régional afin de définir les responsabilités des
entreprises vis-à-vis de la société et, en particulier, des droits
de l’homme. Le présent rapport évalue l’efficacité et la capacité
de ces instruments à protéger les droits de l’homme. Il examine
ensuite la jurisprudence récente relative aux entreprises et aux
droits de l’homme. Enfin, il s’interroge sur la question de savoir
si le Conseil de l’Europe pourrait jouer un rôle dans le développement
d’une coopération entre ses Etats membres dans le domaine des pratiques
des entreprises et des droits de l’homme.
2. L’impact des activités des entreprises
sur les droits de l’homme
2.1. En dehors de l’espace européen
9. Les entreprises peuvent avoir un impact sur tous
les droits fondamentaux internationalement reconnus, partout dans
le monde
.
Ces dernières années, plusieurs organisations non gouvernementales
(ONG) et divers médias ont attiré l’attention sur les nombreuses
violations des droits de l’homme qu’auraient commises, ou dans lesquelles
auraient été complices, des filiales d’entreprises multinationales
européennes (conditions de travail inéquitables, maltraitance par
les forces de sécurité, déplacement de communautés locales et destruction
de l’environnement). A titre d’exemple, on peut citer les faits
ci-dessous.
10. Le European Centre for Constitutional and Human Rights
, une ONG basée en Allemagne, a
récemment déposé un avis juridique, sous forme de mémoire
amicus curiae, auprès d’une juridiction
pénale d’Argentine. L’affaire concerne Mercedes-Benz Argentina S.A,
une filiale de la société allemande Mercedes Benz. Le European Centre
for Constitutional and Human Rights allègue que l’entreprise a participé
à l’enlèvement et à la disparition forcée de membres syndiqués de
son personnel pendant la dictature militaire de 1976 à 1983
.
11. Un groupe de réclamants de Côte d’Ivoire a récemment engagé
une action en justice au Royaume-Uni à l’encontre de la société
de négoce pétrolier Trafigura. En 2006, l’entreprise, basée au Royaume-Uni,
a affrété un bateau, le
Proba Koala, qui
aurait transporté des déchets toxiques vers la capitale ivoirienne,
Abidjan. Les déchets auraient ensuite été déversés à différents
endroits de la ville. A la suite de cela, 100 000 personnes ont
nécessité un traitement médical et 15 décès ont été signalés
. L’entreprise s’est donc rendue coupable d’une
grave violation du droit à la vie
. Finalement, Trafigura a choisi de
régler le litige à l’amiable (sans reconnaître sa responsabilité)
et a accepté de verser 1 000 livres sterling à chacun des 30 000
réclamants
.
12. Royal/Dutch Shell est une entreprise multinationale possédant
un siège aux Pays-Bas et des filiales au Royaume-Uni. En juin 2009,
elle a accepté de régler à l’amiable, en échange de 15,5 millions
de dollars des Etats-Unis, une affaire portée en justice aux Etats-Unis
, dans laquelle
elle était accusée de complicité de meurtre et de torture et d’autres
violations des droits de l’homme commises dans les années 1990 au Nigeria
.
En effet, afin de permettre la construction d’un pipeline, les forces
de sécurité nigérianes auraient battu et tué par balles des membres
de la population locale qui protestaient contre la destruction de
leurs biens
.
13. La gigantesque catastrophe écologique provoquée par British
Petroleum dans le golfe du Mexique montre que même les gouvernements
d’Etats puissants comme les Etats-Unis d’Amérique sont relativement désarmés
face à l’ampleur des dégâts causés par la négligence des entreprises
multinationales.
L’impact des activités des entreprises sur les droits
de l’homme
14. Le tableau ci-après est tiré du rapport de John Ruggie
au Conseil des droits de l’homme, intitulé «Protéger, respecter
et réparer:un cadre européen
pour les entreprises et les droits de l’homme». Il vise à illustrer
l’idée de M. Ruggie selon laquelle les entreprises peuvent avoir
une incidence sur l’ensemble des droits de l’homme internationalement
reconnus. Il est fondé sur l’étude de 320 cas de violations présumées
des droits de l’homme par des entreprises dans tous les secteurs
et les régions du monde. Ces violations ont été signalées sur le
site web du Centre de ressources sur les entreprises et les droits
de l’homme entre février 2005 et décembre 2007.
Droits liés au travail
Liberté d’association
|
Droit à un salaire égal pour un travail égal
|
Droit à la négociation collective
|
Droit à l’égalité de traitement au travail
|
Droit de ne pas être l’objet de discriminations
|
Droit à une rémunération équitable et satisfaisante
|
Abolition de l’esclavage et du travail forcé
|
Droit à un environnement de travail sûr
|
Abolition du travail des enfants
|
Droit au repos et aux loisirs
|
Droit au travail
|
Droit à une vie de famille
|
Droits non liés au travail
Droit à la vie, à la liberté et à la sécurité
|
Droit à la liberté de réunion pacifique
|
Droit à un niveau de vie adéquat (notamment en
ce qui concerne l’alimentation, l’habillement et le logement)
|
Protection contre la torture et les traitements
cruels, inhumains ou dégradants
|
Droit de se marier et de fonder une famille
|
Droit à la santé physique et mentale, accès aux
services médicaux
|
Reconnaissance et protection égales au regard
de la loi
|
Liberté de pensée, de conscience et de religion
|
Droit à l’éducation
|
Droit à un procès équitable
|
Droit de défendre ses opinions, liberté d’information
et d’expression
|
Droit de participer à la vie culturelle et aux
bienfaits résultant du progrès scientifique et protection des intérêts d’auteur
|
Droit des peuples à disposer d’eux-mêmes
|
Droit de participer à la vie politique
|
Droit à la sécurité sociale
|
Droit de circuler librement
|
Droit au respect de la vie privée
|
Droit au respect de ses biens
|
15. Bien que les cas précités soient peut-être les plus
choquants, l’incidence négative que les entreprises peuvent avoir
sur les droits de l’homme ne se limite pas aux grandes entreprises
multinationales opérant dans des pays lointains, pour la plupart
en développement. Les entreprises peuvent porter atteinte aux droits
de l’homme à de nombreux autres niveaux, qui concernent directement
les Etats membres du Conseil de l’Europe. La partie suivante présente
des exemples de violations présumées de droits protégés par la Convention
européenne des droits de l’homme ((STE no 5, «la Convention»), par
des entreprises en Europe.
2.2. Le droit au respect de la vie privée et familiale
à l’ère de l’information
16. L’article 8 de la Convention consacre le droit au
respect de la vie privée et familiale. Comment ce droit peut-il
être protégé à l’ère de l’information? C’est là une des questions
les plus difficiles. Par exemple, si l’internet offre la possibilité
de sensibiliser l’opinion publique aux droits de l’homme dans des
régions où la liberté d’expression était jusqu’ici limitée, il remet
aussi radicalement en question le droit au respect de la vie privée
dans les Etats membres du Conseil de l’Europe. La question de savoir
quelle quantité de données à caractère personnel les fournisseurs
de services internet et les entreprises gérant les moteurs de recherche (Google,
Microsoft, Yahoo) sont en droit de stocker concernant leurs clients
fait l’objet d’un débat permanent
. Quelles données peut-on
transmettre à des tiers, notamment aux gouvernements, concernant
les utilisateurs? Pendant combien de temps peut-on permettre aux
entreprises de stocker des données? Dans quelle mesure faut-il protéger
les personnes concernées?
17. D’autres formes de technologies de communication modernes
posent des problèmes similaires. Au Royaume-Uni, des journalistes
ont été soupçonnés d’avoir placé sur écoute le téléphone de célébrités, notamment
l’épouse d’un footballeur
,
et de membres du personnel employé par la famille royale
.
De telles activités sont en effet illégales et un détective privé
ayant fourni des informations à un quotidien a été mis en prison
en 2007
. Cependant, ces
affaires soulèvent des interrogations quant aux technologies de communication
et aux méthodes utilisées pour obtenir des informations, qui tendent
à s’immiscer dans la vie privée des particuliers. Elles amènent
également à se demander dans quelle mesure les entreprises propriétaires
de ces journaux sont complices de violations des droits de l’homme
lorsqu’elles achètent de telles informations et dans quelle mesure
elles sont responsables du respect de la vie privée des personnes
.
18. De même, le lancement par Google de son service de géolocalisation
(Street View) en 2009 a déclenché un tollé général en Europe. Ce
service permet aux internautes de visualiser les rues de différentes
villes à 360°. Bien que Google ait pris certaines mesures, en occultant
par exemple les visages des passants, Street View a soulevé de vives
inquiétudes concernant le respect de la vie privée. Le Gouvernement
grec a interdit à Google de le lancer en Grèce
et le Gouvernement suisse a saisi la justice
afin de déterminer si le service portait effectivement atteinte
au droit au respect de la vie privée
.
19. Tous les Etats membres du Conseil de l’Europe sont évidemment
tenus, en vertu de l’article 8 de la Convention, de protéger les
droits des personnes relevant de leur juridiction, mais il reste
à déterminer comment les Etats peuvent garantir que les entreprises
respectent ce droit lorsque, très souvent, des personnes divulguent
volontairement de nombreuses informations sur elles-mêmes sur l’internet.
2.3. Les tentatives visant à bâillonner la liberté
d’expression
20. L’article 10 de la Convention consacre le droit à
la liberté d’expression. Cependant, il est arrivé que des entreprises
tentent de brider ce droit. Pour citer un exemple bien connu, dans
les années 1980, McDonald’s a engagé une action en diffamation contre
deux membres de Greenpeace Londres pour avoir distribué des tracts intitulés
What’s wrong with McDonald’s? («Qu’est-ce
qui ne va pas avec McDonald’s?»)
. Aucune aide judiciaire n’a
été accordée aux défendeurs qui ont dû assurer eux-mêmes leur défense.
La cour d’appel du Royaume-Uni a jugé les défendeurs coupables et
les a condamnés à verser £ 76 000 de dommages-intérêts à McDonald’s.
Ils ont alors porté l’affaire contre le Royaume-Uni devant la Cour
européenne des droits de l’homme
,
qui a conclu à une violation de l’article 6 – droit à un procès
équitable. Cela, en soi, a entraîné une violation de l’article 10
due à l’iniquité de la procédure du fait que deux personnes, aux
revenus relativement modestes, ont dû se défendre contre une grande
entreprise multinationale et ont été par la suite reconnues coupables
de diffamation à l’encontre de cette entreprise puis obligées de
lui verser des dommages-intérêts disproportionnés.
21. Plus récemment, à la suite du règlement à l’amiable conclu
entre Trafigura et les victimes du déversement de déchets toxiques
en Côte d’Ivoire
,
The Guardian, un
quotidien britannique, a été menacé de poursuites par les avocats
de Trafigura s’il publiait une question parlementaire sur le sujet
.
Ces menaces ont provoqué une controverse et soulevé des inquiétudes
quant à la possibilité qu’ont les entreprises d’obtenir des ordonnances
judiciaires, notamment lorsqu’elles visent essentiellement à restreindre
le droit à la liberté d’expression d’un député démocratiquement
élu. Finalement, la question a été publiée, bien que tardivement, et
les avocats de Trafigura en sont restés là.
22. Ces deux affaires montrent que les entreprises disposent de
mécanismes juridiques pour limiter la liberté d’expression. Si,
dans certains cas, les décisions visant à restreindre ce droit peuvent
être légitimes et justifiées, elles devraient cependant toujours
être prises avec la plus grande prudence.
2.4. La prévention de la pollution et des atteintes
à l’environnement
23. Les entreprises peuvent avoir un impact désastreux
sur l’environnement et nuire à la santé et au bien-être des personnes
vivant dans leur zone d’activité. Ce problème a été abordé à plusieurs
reprises par la Cour européenne des droits de l’homme
. A titre d’exemple,
dans l’affaire
Taşkin et autres c. Turquie, une
société d’exploitation aurifère a utilisé des quantités dangereuses
de cyanure pour extraire de l’or des sous-sols. Les personnes qui
vivaient à proximité en ont subi les conséquences et, au terme de
plusieurs tentatives infructueuses pour inciter l’Etat à prendre
des mesures contre l’entreprise, l’affaire a été portée devant la
Cour européenne des droits de l’homme. La Cour a jugé que l’entreprise
avait pollué l’environnement local, et cela à un point tel que le
préjudice causé à la santé et au bien-être des requérants constituait
une violation de l’article 8, droit au respect de la vie privée
et familiale.
2.5. Le fossé entre droit public et droit privé
24. Depuis quelques décennies, on assiste à la privatisation
croissante par les gouvernements de fonctions traditionnellement
assumées par l’Etat, dans le domaine du maintien de l’ordre, de
la santé, de l’éducation et des télécommunications. Dans certains
cas, cette évolution a conduit, comme l’indique le professeur Clapham, à
«une évaporation des dispositifs de contrôle mis en place dans les
différents secteurs pour assurer le respect des droits civils et
politiques»
.
A titre d’exemple, des centres de détention et des prisons sont
de plus en plus souvent confiés à la gestion de sociétés de sécurité
privées. Au Royaume-Uni, de telles entreprises gèrent des centres
de rétention pour étrangers et offrent des services d’escorte pour
éloigner et expulser les immigrants. C’est là que l’article 5 de
la Convention – droit à la liberté et à la sûreté – entre en jeu
. Lorsque le ministre de l’Intérieur
britannique a été mis en cause en vertu du
Human
Rights Act (la loi relative aux droits de l’homme) de
1998
,
le gouvernement a fait valoir qu’il ne pouvait être tenu pour responsable
des actes commis par des sociétés privées
. Le recours à des sociétés privées dans
ce type de secteur soulève donc la question de savoir quelles sont
les limites des fonctions étatiques et où s’arrête l’obligation
de protéger les droits de l’homme. Cette question fait l’objet d’un
débat permanent au Royaume-Uni et ne cesse d’occuper les tribunaux
, mais elle a une influence sur tous
les Etats membres du Conseil de l’Europe où des entreprises privées
fournissent des services qui relevaient autrefois du ressort exclusif
de l’Etat.
25. La Cour européenne des droits de l’homme s’est elle aussi
intéressée à cette question à différentes reprises. Dans l’affaire
Costello-Roberts c. Royaume-Uni, qui
porte sur le recours aux châtiments corporels par une école, le
caractère privé de l’établissement n’a pas empêché la Cour de conclure
à la responsabilité de principe du Royaume-Uni dans la politique
mise en œuvre par l’école
.
De même, le fait que l’organisme qui gère l’aéroport d’Heathrow
ait été privatisé n’exonère pas le Royaume-Uni de sa responsabilité
potentielle dans les nuisances provoquées par des avions appartenant
eux aussi à des compagnies privées
.
Dans l’affaire
Calvelli et Ciglio c.
Italie ,
la
Cour a souligné que les principes relatifs aux «obligations positives»
des Etats s’appliquent aussi dans le domaine de la santé publique
et impliquent la mise en place par l’Etat d’un cadre réglementaire
imposant aux hôpitaux, qu’ils soient publics ou privés, l’adoption
de mesures propres à assurer la protection de la vie de leurs malades.
Par ailleurs, dans l’affaire
K.U. c.
Finlande, la Cour a estimé que le Gouvernement finlandais
était responsable de la violation de la vie privée du requérant
(article 8 de la Convention), car il n’avait pas instauré un système
pour empêcher les enfants d’être la cible de pédophiles sur les
sites de rencontre par internet
.
26. Cela ramène la discussion à son point de départ et au plan
international. Le recours accru et controversé à des sociétés privées
à vocation militaire ou sécuritaire (SPMS) dans les zones de conflit
armé soulève de graves questions quant au respect des droits de
l’homme et concerne de nombreux Etats membres du Conseil de l’Europe.
Par exemple, à l’issue du conflit survenu en Bosnie-Herzégovine
entre 1992 et 1995, DynCorp, une entreprise américaine, a été engagée
par le Gouvernement des Etats-Unis pour fournir du personnel aux forces
de sécurité dirigées par l’OTAN (SFOR). L’entreprise a dû rapatrier
certains de ses salariés soupçonnés d’avoir participé à l’achat
de femmes à des fins d’esclavage sexuel et domestique. Finalement,
ils n’ont pas été poursuivis, alors même qu’il s’agissait d’une
violation grave et patente de l’article 4 de la Convention, qui interdit
l’esclavage et le travail forcé
.
27. De même, le recours à des sociétés privées à vocation militaire
ou sécuritaire dans les conflits plus récents d’Afghanistan et d’Irak,
où plusieurs Etats membres du Conseil de l’Europe ont envoyé des
forces, a provoqué de multiples controverses et certaines de ces
sociétés ont été accusées de complicité de torture en violation
de l’article 3
. Les inquiétudes suscitées
par le recours à des sociétés privées à vocation militaire ou sécuritaire
ont conduit l’Assemblée à demander l’adoption d’une convention portant
spécifiquement sur cette question
.
28. Les exemples ci-dessus montrent que les activités des entreprises
peuvent avoir des effets négatifs sur tous les types de droits de
l’homme. Ils témoignent également de la complexité de la problématique entreprises/droits
de l’homme en Europe. C’est pourquoi toute réflexion relative à
l’établissement d’un cadre visant à réglementer ces questions devrait
prendre en considération les activités:
- des entreprises multinationales et transnationales européennes
opérant en dehors de l’espace européen;
- des entreprises opérant à l’intérieur de l’Europe (sur
leur territoire national et/ou dans d’autres pays européens);
- des entreprises qui fournissent des services autrefois
assurés par l’Etat.
3. Les cadres internationaux existants et la responsabilité
sociale des entreprises
29. Depuis les années 1970, plusieurs initiatives ont
été prises pour tenter de définir les responsabilités des entreprises
vis-à-vis de la société, notamment concernant les droits de l’homme.
Certains organes de protection des droits de l’homme des Nations
Unies (y compris les organes régionaux de protection des droits de
l’homme dans le cadre de l’Organisation des Etats américains et
de l’Union africaine) ont agi en ce sens; il existe également le
droit du commerce et les normes de placement de fonds, qui incluent
dans certaines circonstances une responsabilité pénale, en ce qui
concerne «l’ordre du jour» des droits de l’homme et de l’entreprise.
Cela dit, les cadres internationaux existants sont avant tout des
instruments non contraignants, consistant essentiellement en des
codes de bonne conduite volontaires, qui mettent l’accent sur les
avantages présentés par la responsabilité sociale des entreprises
(RSE) par rapport à une responsabilité légale rigoureuse.
30. Par RSE, il faut entendre «l’intégration volontaire, par les
entreprises, de préoccupations sociales et environnementales dans
leurs activités commerciales et dans leurs relations avec leurs
partenaires»
.
La RSE ne se limite pas au respect des droits de l’homme et peut
s’étendre à d’autres domaines, tels que le mécénat et l’investissement
dans la collectivité.
31. Les partisans de la RSE soutiennent qu’il peut être avantageux
pour les entreprises d’adopter par elles-mêmes des politiques et
des pratiques sociales allant au-delà de leurs obligations et responsabilités
légales, car cela peut avoir un impact positif sur leur réputation
et leur rentabilité. Les consommateurs, par exemple, sont plus enclins
à acheter des biens et des services à des entreprises réputées pour
avoir une bonne conduite éthique
. Un autre avantage peut être lié
à ce que le personnel d’entreprises responsables ressente un sentiment
de loyauté et de fierté accru
. L’irresponsabilité sociale – destruction
de l’environnement ou complicité dans des violations de droits de
l’homme – peut, en revanche, faire une mauvaise publicité à une entreprise
et provoquer une réaction de rejet de la part des consommateurs,
nuisant ainsi à sa rentabilité. L’adoption de politiques de RSE
est présentée comme un choix économique rationnel pour les entreprises
et, par conséquent, la mise en place d’un cadre juridique de grande
portée n’est pas jugée nécessaire.
32. L’approche de la RSE apparaît en filigrane dans les cadres
internationaux existants, concernant les entreprises et les questions
sociales, examinés ci-après.
3.1. Les Principes directeurs de l’OCDE à l’intention
des entreprises multinationales
33. L’Organisation de coopération et de développement
économiques (OCDE) a adopté les Principes directeurs à l’intention
des entreprises multinationales en 1976. Il s’agissait de répondre
aux inquiétudes suscitées par l’impact des activités des filiales
d’entreprises multinationales européennes ou nord-américaines implantées
dans des pays en développement pour profiter d’une main-d’œuvre
et de matières premières moins onéreuses
.
Les principes directeurs constituent le seul code de conduite complet
et approuvé au niveau multilatéral concernant les entreprises multinationales.
34. Les principes directeurs énoncent des principes et des normes
que les Etats adhérents
s’engagent volontairement
à promouvoir auprès de leurs entreprises. Ils présentent des bonnes
pratiques à suivre par les entreprises opérant aux niveaux national
et international. Ils ont été actualisés en 2000 et couvrent diverses questions
dans les domaines de l’éthique des affaires (qui comprend le développement
durable), du respect des droits de l’homme, de la lutte contre la
corruption, de la contribution à la communauté locale, de l’emploi et
des relations industrielles.
35. Des critiques ont été formulées concernant l’efficacité des
principes directeurs. Premièrement, ils sont vagues et manquent
de précision. Par exemple, les entreprises sont censées «respecter
les droits de l’homme des personnes affectées par leurs activités
en conformité avec les obligations et les engagements internationaux
du gouvernement du pays d’accueil»
.
Aucune indication n’est cependant donnée quant à la manière d’y
parvenir et d’éviter, pour les entreprises, de devenir complices
de violations des droits de l’homme commises par des tierces parties.
De plus, la formulation exacte de ce principe laisse entendre que
les entreprises peuvent se comporter différemment selon les instruments
internationaux en matière de droits de l’homme auxquels l’Etat d’accueil
a adhéré. Par ailleurs, les principes directeurs sont légèrement
dépassés et sont distancés par les normes volontairement adoptées
par nombre d’entreprises
.
36. Les principes directeurs ne sont pas juridiquement contraignants
et la supervision de leur application est assurée par des points
de contact nationaux (PCN) mis en place par les Etats adhérents.
Les PCN sont chargés de promouvoir les principes directeurs et de
rédiger un rapport annuel sur leur mise en œuvre. La fonction probablement
la plus importante des PCN est d’assurer la médiation entre les
parties en conflit, de faciliter la consultation et la conciliation
et de clarifier le sens des principes directeurs
.
37. L’efficacité des PCN et la manière dont ils opèrent soulèvent
toutefois de nombreuses inquiétudes. Tous les Etats adhérents n’ont
pas mis en place de PCN et leurs fonctions et leur efficacité varient
d’un pays à l’autre. Lorsqu’il en existe, ils sont souvent rattachés
à l’administration chargée de promouvoir les entreprises, le commerce
et l’investissement, ce qui peut créer d’importants conflits d’intérêts
.
Enfin, les PCN ont peu de pouvoir pour prendre des mesures lorsqu’ils
estiment qu’une entreprise est impliquée dans des violations des droits
de l’homme. Récemment, le PCN britannique a apporté son soutien
à une réclamation déposée par Global Witness à l’encontre d’une
entreprise établie au Royaume-Uni, Afrimex, accusée de non-respect
des droits de l’homme pour n’avoir pas pris de mesures suffisantes
pour interdire le travail des enfants et le travail forcé en République
démocratique du Congo
.
Cependant, le PCN n’a pas pu faire beaucoup plus que de formuler
des recommandations, qui, semble-t-il, n’ont pas été prises en compte
par les autres services de l’Etat
.
38. Les principes directeurs constituent probablement le mécanisme
de suivi le plus élaboré dans le domaine des droits de l’homme et
des entreprises. Cependant, ils ne sont pas contraignants et il
n’existe pas de dispositif efficace pour intervenir lorsque des
violations des droits de l’homme sont constatées.
39. L’OCDE a admis que son instrument présentait des lacunes et
un réexamen des principes directeurs est actuellement en cours
.
L’OCDE a lancé une procédure d’actualisation des principes directeurs
en juin 2010 lors de sa table ronde sur la responsabilité des entreprises.
Il y a des propositions substantielles: l’ajout d’un chapitre sur
les droits de l’homme, y compris sur l’entreprise et les droits
de l’homme; une approche des droits de l’homme plus cohérente en
ce qui concerne les garanties de crédit à l’exportation, et la notification des
besoins pour améliorer l’efficacité des points de contacts nationaux.
3.2. La Déclaration de principes tripartite de l’Organisation
internationale du travail
40. Les huit conventions fondamentales de l’Organisation
internationale du travail (OIT) couvrent quatre domaines principaux:
la liberté d’association, l’élimination du travail forcé, l’élimination
du travail des enfants et l’élimination de la discrimination sur
le lieu de travail. Si les conventions de l’OIT sont considérées
comme des traités internationaux contraignants pour les Etats parties,
elles ne contiennent pas de dispositions directement applicables
aux entreprises elles-mêmes.
41. Le conseil d’administration de l’OIT a adopté la Déclaration
de principes tripartite de l’OIT sur les entreprises multinationales
et la politique sociale en 1977
.
La déclaration tripartite rassemble les Etats, les entreprises et
les employeurs dans une tentative de régler les problèmes posés
par les activités des entreprises multinationales. Les principes
ont été actualisés en 2000 et leur but est d’encourager ces entreprises
à contribuer de manière positive au progrès économique et social.
42. La déclaration invite les entreprises multinationales à respecter
la Déclaration universelle des droits de l’homme, le Pacte international
relatif aux droits civils et politiques et le Pacte international
relatif aux droits économiques et sociaux. Elle précise que les
entreprises doivent respecter les droits liés au travail, tels que
la liberté d’association, la santé et la sécurité, et la protection
contre la discrimination. Elle encourage également les entreprises
à tenir compte des doléances des travailleurs et à mettre en place
des mécanismes internes de résolution des conflits. Elle recommande
enfin de mener une enquête périodique pour assurer le suivi de la
mise en œuvre des principes.
43. Cependant, à l’instar des principes directeurs de l’OCDE,
la mise en œuvre et le respect des principes sont entièrement volontaires.
Puisqu’il ne s’agit que d’une déclaration de principes, elle n’a
pas le caractère juridiquement contraignant d’un traité international.
Ainsi, en dehors de la crainte pour un pays d’être montré du doigt
par l’étude, aucun mécanisme n’est prévu pour assurer le respect
de la déclaration.
3.3. Le Pacte mondial des Nations Unies
44. Le Pacte mondial des Nations Unies a été lancé en
2000 à la demande de Kofi Annan, alors Secrétaire général des Nations
Unies. Il porte sur 10 principes divisés en quatre catégories: les
droits de l’homme, le droit du travail, l’environnement et la lutte
contre la corruption. Les entreprises sont invitées à prendre l’engagement général
de soutenir, respecter et promouvoir les droits de l’homme internationalement
reconnus. Elles sont en particulier invitées à veiller au respect
de la liberté d’association, à l’élimination de toutes les formes
de travail forcé ou obligatoire, à l’abolition du travail des enfants
et à l’élimination de la discrimination en matière d’emploi et de
profession. Elles sont aussi invitées à veiller à ne pas se rendre
complices de violations des droits de l’homme qui seraient commises
par le gouvernement de l’Etat dans lequel elles exercent leurs activités
.
45. Il est intéressant de noter que le Pacte mondial a introduit
le concept de «sphère d’influence», qui désigne les fournisseurs,
prestataires de services et sous-traitants avec lesquels les entreprises
sont susceptibles de travailler, et auprès desquels elles sont encouragées
à promouvoir le respect des droits de l’homme.
46. Les entreprises sont invitées à adhérer au Pacte mondial en
adressant une lettre rédigée par leur directeur général au Secrétaire
général des Nations Unies indiquant leur volonté de participer.
Elles devront alors intégrer le Pacte mondial à leur stratégie et
à leur processus décisionnel, et décrire dans leur rapport annuel
la façon dont elles le mettent en œuvre. En 2008, 4 000 entreprises
avaient adhéré au pacte
.
47. Le Pacte mondial prône en particulier l’analyse de la rentabilité
(business case) au service de la responsabilité
sociale d’entreprise. Il est fondé sur le volontariat et ne prévoit
aucune forme de mécanisme de mise en œuvre ou de suivi. Bien qu’un
conseil d’administration du Pacte mondial composé de représentants des
entreprises, des travailleurs, de la société civile et des Nations
Unies ait été formé en vue de définir une stratégie et de jouer
un rôle consultatif
,
les conseils donnés se limitent à des suggestions et à des propositions
de dialogue. Ainsi, si le conseil d’administration peut contribuer
à créer une culture de la protection des droits, il manque d’autorité
pour s’imposer aux entreprises ou aux Etats.
48. Le Pacte mondial a été critiqué comme étant un instrument
extrêmement faible et ayant un impact très limité sur les entreprises
et les droits de l’homme
.
Certains redoutent que les entreprises ne s’en servent comme d’un
outil de marketing, dans la mesure où les déclarations formulées
à son sujet dans les rapports annuels des entreprises ne sont pas
vérifiées.
3.4. Le cadre «Protéger, respecter et réparer»
49. En 2003, la sous-commission de la promotion et de
la protection des droits de l’homme des Nations Unies a adopté les
Normes sur la responsabilité en matière de droits de l’homme des
sociétés transnationales et autres entreprises (ci-après «les normes»)
.
Les normes ont été rédigées en utilisant un langage fort, imposant
aux entreprises l’obligation de «promouvoir, respecter, faire respecter
et protéger les droits de l’homme»
.
Le texte soumet les entreprises aux mêmes obligations que les Etats
dans certains domaines des droits de l’homme, puisqu’elles sont
tenues de faire en sorte, par des mesures concrètes, que les droits
soient respectés dans leur sphère d’influence. D’une part, les normes
énoncent des obligations générales pour les entreprises à l’égard
de leur personnel et/ou de leurs partenaires, en particulier en
matière de non-discrimination (voir la règle
B).
D’autre part, elles contiennent des obligations plus spécifiques,
comme celles qui concernent le droit à la sécurité (règle
C), les droits des travailleurs
(règle
D), la protection du consommateur
(règle
F) et la protection
de l’environnement (règle
G)
.
50. Les normes prévoient également des dispositions fermes pour
lutter contre la complicité en matière de violation des droits de
l’homme. Les entreprises sont invitées à s’abstenir «de toute activité
aidant, incitant ou encourageant les Etats ou toute autre entité
à enfreindre les droits de l’homme» et à veiller «à ce que les biens et
services qu’elles offrent et produisent ne soient pas utilisés pour
violer les droits de l’homme»
.
51. Cependant, les normes n’ont jamais été adoptées par l’Assemblée
générale des Nations Unies, en raison d’une forte opposition des
Etats et des chefs d’entreprise, et pendant un certain temps aucun
progrès n’a été réalisé sur la scène internationale à cet égard.
Afin de faire avancer le débat, le professeur John Ruggie a été
nommé représentant spécial du Secrétaire général chargé de la question
des droits de l’homme et des sociétés transnationales et autres
entreprises, avec pour mandat de trouver une solution à l’échec
des normes.
52. En avril 2008, le professeur Ruggie a proposé le cadre d’action
«Protéger, respecter et réparer», afin de faire sortir de l’impasse
le débat sur les entreprises et les droits de l’homme
. Ce cadre
repose sur trois piliers:
- «l’obligation
de protéger incombant à l’Etat lorsque des tiers, notamment des
entreprises, portent atteinte aux droits de l’homme par des politiques,
une réglementation et des voies de recours appropriées»;
- «la responsabilité incombant aux entreprises de respecter
les droits de l’homme», soit, en d’autres termes, d’agir avec diligence
pour «ne pas porter atteinte aux droits d’autrui»;
- «assurer aux victimes un meilleur accès à des [voies de]
recours [effectives], tant judiciaires que non judiciaires» .
53. Le Conseil des droits de l’homme des Nations Unies a unanimement
salué le rapport et a prolongé le mandat du professeur Ruggie jusqu’en
2011. II est chargé de formuler des recommandations concrètes pour aider
les Etats à empêcher que les entreprises ne violent les droits de
l’homme et à améliorer l’accès des victimes aux voies de recours
disponibles. Malheureusement, le professeur Ruggie a récemment fait
savoir, lors d’une enquête parlementaire britannique, qu’il ne pensait
pas qu’un traité juridiquement contraignant en matière de droits
de l’homme serait rédigé d’ici à la fin de son mandat
.
54. Les recommandations du représentant spécial des Nations Unies
ont été bien accueillies, mais non sans critiques. Par exemple,
le professeur David Kinley estime que le cadre apporte peu de solutions
au problème du déséquilibre existant entre, d’une part, des Etats
faibles ou peu disposés à protéger les droits de l’homme et, d’autre
part, des entreprises comparativement puissantes qui profitent de
leur stature internationale pour échapper à leurs responsabilités
en matière de droits de l’homme
.
3.5. Les initiatives interétatiques
55. Au-delà des vastes cadres internationaux, il y a
eu plusieurs tentatives multilatérales visant à mettre en place
des codes de bonne conduite dans des secteurs spécifiques entre
des gouvernements, ainsi qu’entre des entreprises elles-mêmes. En
particulier, le problème des SPMS
a polarisé
l’attention internationale et conduit à deux initiatives: les Principes
volontaires sur la sécurité et les droits de l’homme
et le Document
de Montreux
.
56. Les Principes volontaires sur la sécurité et les droits de
l’homme ont été établis à la suite d’un accord entre les Gouvernements
britannique et américain, auquel se sont ensuite ralliés les Gouvernements néerlandais
et norvégien. Ils visent à réglementer le recours à des forces de
sécurité privées intervenant à l’étranger mais rattachées à ces
Etats. Les principes encouragent les entreprises à évaluer les risques
de leurs actions, à soumettre leurs forces de sécurité à des règles
de déontologie claires, à ne recourir à la force que lorsque c’est
nécessaire et à respecter l’Etat de droit.
57. Dans une veine similaire, 17 Etats et plusieurs organisations
non gouvernementales se sont réunis en Suisse en 2006 pour signer
le Document de Montreux. Cette initiative du Gouvernement fédéral
suisse et du Comité international de la Croix-Rouge vise à préciser
les obligations juridiques des Etats vis-à-vis des SPMS au regard
du droit international humanitaire et du droit des droits de l’homme.
Le document cherche à définir clairement les responsabilités des
Etats, ce qui suppose d’établir des règles explicites pour les activités
des SPMS et d’intégrer les préoccupations en matière de droits de
l’homme dans les contrats. En outre, le document recommande aux
Etats de prendre en considération la conduite passée des entreprises
avant de décider de recourir à leurs services et de leur délivrer
une autorisation d’exercer.
58. Dans ce cas également, les deux documents sont dépourvus de
caractère contraignant. Dans le cadre des principes volontaires,
les entreprises sont supposées enregistrer et signaler toute accusation
crédible de violations de droits de l’homme, mais ne sont pas tenues
de prendre des mesures concrètes.
59. De même, le Document de Montreux invite les Etats adhérents
à mettre en place un système d’autorisation et de suivi des SPMS
, mais il
n’a pas la force obligatoire qui lui permettrait d’exiger une telle mesure.
Ainsi, bien que l’Assemblée ait apporté son plein soutien au document
dans sa Recommandation 1858 (2009) sur les sociétés privées à vocation
militaire ou sécuritaire et l’érosion du monopole étatique du recours
à la force, on ne peut nier qu’il lui manque un mécanisme d’application
effectif
.
3.6. Les accords conclus dans le secteur privé
60. Il est de plus en plus courant que des entreprises
publient leur propre code de bonne conduite, fondé sur l’approche
de la RSE. Ces codes de bonne conduite définissent des objectifs
volontaires vers lesquels les entreprises s’engagent à tendre en
promettant d’améliorer leurs pratiques. Dans la plupart des codes
de bonne conduite, les entreprises prennent l’engagement général
d’adopter un comportement éthique et, le plus souvent, promettent
de protéger l’environnement et d’améliorer la santé et la sécurité
sur le lieu de travail. Ce type de code présente l’avantage d’inciter
les entreprises à s’intéresser par elles-mêmes aux questions sociales.
61. Certaines entreprises collaborent entre elles pour créer des
codes de bonne conduite: l’Initiative mondiale des réseaux TIC (Global
Network Initiative) en est un exemple. En 2008, les principales
entreprises de technologies de l’information, telles que Microsoft,
Google et Yahoo, se sont associées avec des ONG de défense des droits
de l’homme et de défense de la liberté de la presse pour créer l’Initiative
mondiale des réseaux TIC. Il s’agissait d’une tentative d’établissement
de principes pour faire en sorte que les entreprises garantissent
la liberté d’expression au sein des réseaux informatiques et le
droit au respect de la vie privée de leurs clients
.
Cette initiative concerne tous les Etats membres du Conseil de l’Europe,
dans la mesure où la plupart de ces entreprises sont présentes sur
l’ensemble du continent.
62. Les entreprises adhérentes se sont ainsi engagées à garantir
la liberté d’expression et à veiller au respect de la vie privée
de leurs clients partout où les gouvernements menacent les normes
internationales en matière de droits de l’homme. Les principes contiennent
des recommandations à l’intention des entreprises confrontées à
des demandes d’informations sur leurs clients, de retrait de contenus
ou de restriction d’accès à certains sites web
de
la part des gouvernements. Les entreprises sont censées tenir compte
des principes dans leurs activités et lorsqu’elles négocient des
contrats.
63. Des exemples montrent que cette initiative a eu un impact
positif. Ainsi, lorsque Google a développé ses services en Chine
en 2006, soit avant le lancement de l’Initiative mondiale des réseaux
TIC, il s’est entendu avec le Gouvernement chinois pour mettre en
place un filtrage de son moteur de recherche. Cependant, en janvier
2010, Google a annoncé qu’il allait lancer un service sans filtrage
et, le 22 mars 2010, il a commencé à rediriger ses clients chinois
vers des serveurs basés à Hong Kong
.
L’entreprise a, de ce fait, contribué au respect du droit à la liberté
d’expression.
64. Business for Social Responsibility (BSR) est une autre initiative
de ce genre. Elle a été créée en 1992 pour œuvrer, dans le cadre
d’un réseau de plus de 250 entreprises, au développement de stratégies d’entreprise
et de solutions durables par le conseil, la recherche et la collaboration
intersectorielle. Le réseau utilise son expertise dans le domaine
de l’environnement, des droits de l’homme, du développement économique,
de la transparence et de la responsabilité pour orienter les entreprises
mondiales vers la promotion de stratégies de RSE. Il élabore des
rapports et organise des activités de formation pour faire progresser
la RSE dans des domaines spécifiques, notamment dans celui des droits
de l’homme. Il met tout particulièrement l’accent sur les droits
liés au travail, la liberté d’expression et le droit au respect
de la vie privée. BSR a récemment publié un document intitulé « Human
Rights in a Wired World: How Information and Communications Technology
impacts on Human Rights »
(droits
de l’homme dans un monde connecté: comment l’information et les
technologies de l’information et de la communication influencent
les droits de l’homme)
.
Le document examine les possibilités offertes par ces technologies
dans le domaine des droits de l’homme et informe les entreprises
des risques de violer les droits de l’homme lorsque les technologies
de l’information et de la communication sont utilisées simultanément.
3.7. Les initiatives de la société civile
65. La plus forte impulsion en faveur de la responsabilité
en matière de droits de l’homme a probablement été donnée par la
société civile. De nombreuses ONG ont mis en place des mécanismes
volontaires permettant aux entreprises d’évaluer l’impact de leurs
activités sur les droits de l’homme et leur comportement par rapport
aux codes de bonne conduite en général. Le mouvement du commerce
équitable est un exemple de ce type d’initiatives.
66. La norme SA 8000, créée par Social Accountability International
(Responsabilité sociale internationale),
en est un autre exemple. Les entreprises certifiées SA 8000 s’engagent
à garantir la liberté d’association, à ne pas recourir au travail
forcé ou au travail des enfants et à ne pas en bénéficier, à mettre
fin à toute discrimination dans leurs pratiques de recrutement et
d’emploi, à assurer la sécurité et l’hygiène sur le lieu de travail
et à traiter leurs salariés avec dignité et respect
.
Elles doivent également respecter la législation relative au temps
de travail et aux congés, et fournir à tous leurs salariés un salaire
suffisant
, répondant
aux normes minimales légales de la branche d’activité concernée.
67. L’efficacité des initiatives de type SA 8000 tient au fait
que la certification constitue une forme de mécanisme d’application.
En effet, pour être reconnues conformes à la norme, les entreprises
doivent être certifiées par un organisme indépendant agréé par les
services d’accréditation en matière de responsabilité sociale
(Social Accountability Accreditation Services) .
Les entreprises sont régulièrement contrôlées et en cas de non-respect
des lignes directrices, la certification peut ne pas être renouvelée.
3.8. Les initiatives de l’Union européenne
68. La promotion des droits de l’homme est inscrite dans
les textes fondateurs de l’Union européenne. Ainsi, aux termes de
l’article 21-2 du Traité sur l’Union européenne: «L’Union définit
et mène des politiques communes et des actions et œuvre pour assurer
un haut degré de coopération dans tous les domaines des relations
internationales, afin: […] de consolider et de soutenir la démocratie,
l’Etat de droit, les droits de l’homme et les principes du droit
international […].» La politique de l’Union européenne est importante
en ce qui concerne les entreprises et les droits de l’homme, car
elle accueille bon nombre des plus grandes entreprises multinationales
et qu’elle est, avec ses Etats membres, un acteur essentiel de la
scène internationale.
69. L’Union européenne tente depuis longtemps d’élaborer une stratégie
dans le domaine des entreprises et des droits de l’homme. Dès 1999,
le Parlement européen s’est prononcé en faveur du développement
d’une approche juridique de la RSE pour les entreprises européennes
qui exercent des activités dans des pays en développement
, position qu’il continue
de défendre aujourd’hui. Cependant, la Commission européenne a, jusqu’à
présent, préféré développer une approche volontaire de la RSE.
70. C’est ainsi qu’elle a mis en place en 2006 l’Alliance européenne
pour la RSE, qui regroupe des entreprises européennes favorables
à la RSE. L’alliance offre un cadre politique aux initiatives existantes
ou nouvelles en faveur de la RSE lancées par des grandes, moyennes
ou petites entreprises ou par d’autres parties prenantes. La Commission
européenne a insisté sur le fait que l’alliance était un processus
politique et non un instrument juridique, et que les entreprises
n’avaient pas besoin d’y adhérer. En effet, la Commission européenne
répugne à l’idée d’imposer des obligations légales aux entreprises
et s’efforce de développer à la place des processus d’échanges de
bonnes pratiques, d’apprentissage mutuel et de sensibilisation.
71. A cet égard, un rapport rédigé, à la demande de la Commission
européenne, à l’université d’Edimbourg (Ecosse) est intéressant.
Il s’agit d’une analyse du cadre juridique pour les droits de l’homme
et l’environnement applicables aux entreprises européennes opérant
en dehors de l’Union européenne, en vue de contribuer au rapport
Ruggie. Un rapport intérimaire
a
été présenté à la Commission le 8 mars 2010, et il est entendu que
la version définitive du texte sera bientôt publiée. Il est probable
que ce rapport prendra en compte un certain nombre de développements
récents importants sur ce sujet.
72. Une étude récemment réalisée à la demande du Parlement européen
enjoint toutefois la Commission européenne de revoir son approche
exclusivement volontaire de la RSE et invite l’Union européenne,
par des recommandations précises, à mettre tout en œuvre pour développer
un instrument international juridiquement contraignant sur les entreprises
et les droits de l’homme. Elle recommande également aux institutions
de l’Union européenne et aux Etats membres d’envisager la possibilité
de mettre en place des mécanismes judiciaires qui permettront aux
victimes de violations de droits de l’homme commises par des entreprises
de saisir les tribunaux dans les Etats membres
.
3.9. Les politiques intérieures des Etats membres du
Conseil de l’Europe
73. De nombreux Etats européens ont créé leurs propres
systèmes de responsabilité sociale des entreprises. Si la plupart
d’entre eux ne sont pas spécifiquement axés sur les droits de l’homme,
ils peuvent toutefois avoir un impact sur ces derniers.
74. Le Gouvernement allemand encourage activement la sensibilisation
aux droits de l’homme dans le secteur des entreprises. Le Groupe
de travail sur les droits de l’homme et les entreprises, composé
de représentants du gouvernement fédéral, d’organisations industrielles
et patronales, de syndicats et d’associations de la société civile,
a signé une déclaration conjointe intitulée «Protection internationale
des droits de l’homme et entreprises», réaffirmant l’engagement
de tous ses signataires à respecter la Déclaration universelle des
droits de l’homme et les autres instruments internationaux de protection
des droits de l’homme
.
En outre, le ministère fédéral des Affaires étrangères et le ministère
fédéral de la Coopération économique et du Développement se sont
associés au projet de la Fondation Bertelsmann «CSR WeltWeit» (Pour
une RSE partout dans le monde) afin de promouvoir les initiatives
sociales des entreprises allemandes implantées à l’étranger et de
les aider à adapter leurs activités en matière de RSE aux besoins
sociaux des pays cibles en développement
.
75. La Belgique a mis en place un certain nombre de certifications
et de labels liés à la RSE. Ainsi, une loi de 2002 a créé un label
décerné à des produits dont la chaîne de production respecte les
conventions fondamentales de l’OIT. Ce label est octroyé par le
ministère des Affaires économiques
. De même, une loi de 2006 a créé un label
«Egalité/diversité» accordé aux entreprises qui respectent la législation
en matière d’égalité des chances et de diversité
.
76. Au Royaume-Uni, le ministère des Affaires étrangères et du
Commonwealth a conçu une Boîte à outils sur les entreprises et les
droits de l’homme, qui donne des conseils aux fonctionnaires chargés
de missions internationales en matière de politique, d’économie,
de commerce et de développement pour «encourager les entreprises
britanniques opérant à l’étranger à adopter une bonne conduite».
Elle s’inspire essentiellement des principes directeurs de l’OCDE,
mais donne des conseils supplémentaires sur la manière de promouvoir
les droits de l’homme auprès des entreprises britanniques.
77. Par ailleurs, la loi britannique relative aux entreprises
(Companies Act) exige des directeurs
qu’ils tiennent notamment compte de «l’impact des activités de leur
entreprise sur la population et sur l’environnement»
.
78. De nombreux Etats possèdent aujourd’hui des institutions nationales
de protection des droits de l’homme qui promeuvent ces droits sur
leur territoire. A cet égard, l’Institut danois des droits de l’homme
offre un exemple de bonnes pratiques. L’institut a pour principal
objectif de promouvoir et de développer la connaissance des droits
de l’homme sur le plan régional, national et international
. Ses
activités comprennent la recherche, l’analyse et la diffusion d’informations.
L’institut mène des programmes à l’échelle nationale et internationale.
En 1999, il a lancé le projet «droits de l’homme et entreprises»
en coopération avec la Confédération des industries danoises, le
Fonds danois d’industrialisation pour les pays en développement
et l’Agence danoise de développement international. Le projet vise
à élaborer des normes concrètes réalisables à l’intention des entreprises
qui opèrent à l’étranger, et à offrir des services de formation
et de conseil.
79. Certains Etats sont allés plus loin et ont tenté de prendre
des mesures susceptibles d’avoir un impact concret sur les entreprises
qui peuvent être impliquées dans des violations des droits de l’homme.
Dans certains Etats européens, des obligations de divulgation –
en lien avec le secteur d’investissement – sont imposées sur les
fonds de pension. La Caisse nationale de retraite norvégienne, par
exemple, a informé l’opinion publique qu’elle avait retiré de l’argent
à différents projets et entreprises qui avaient participé à des violations
des droits de l’homme. Le Conseil d’éthique a été créé en 2005 pour
conseiller le ministère norvégien des Finances en matière d’éthique
et d’investissement. Conformément à ses lignes directrices, le ministère peut
exclure une entreprise de la caisse dès lors qu’il existe un «risque
inacceptable que l’entreprise soit directement ou indirectement
responsable:
- de violations
graves et systématiques des droits de l’homme, telles que le meurtre,
la torture, la privation de liberté, le travail forcé, les pires
formes de travail des enfants et d’autres formes d’exploitation
des enfants;
- de violations graves des droits des personnes dans des
situations de guerre ou de conflit;
- de dommages écologiques graves;
- de corruption grave;
- d’autres violations particulières et graves des normes
éthiques fondamentales» .
80. Récemment, la Fédération syndicale internationale des organisations
de travailleurs de la métallurgie a demandé à la caisse de céder
ses actifs dans Grupo Mexico, un conglomérat minier soupçonné de
violations des droits du travail, notamment du droit de ses salariés
de s’associer librement à Mexico
.
Si les allégations étaient confirmées et si le ministère des Finances
prenait la décision de céder les actions, cela montrerait comment
une entreprise peut être sanctionnée financièrement pour avoir violé
les droits de l’homme.
3.10. Conclusion: une mosaïque d’initiatives spontanées
et de boîtes à outils
81. En dépit de ces mesures concrètes prises par certains
gouvernements, le cadre international actuel régissant les obligations
des entreprises vis-à-vis des droits de l’homme est extrêmement
faible. Il est presque entièrement fondé sur une combinaison de
dispositions juridiques non contraignantes, d’initiatives volontaires en
matière de responsabilité sociale des entreprises et de boîtes à
outils, sans qu’il existe aucun mécanisme judiciaire efficace permettant
de s’assurer que les entreprises respectent les droits de l’homme.
Le professeur Ruggie indique dans son rapport:
«La crise actuelle des entreprises et des droits de l’homme
tient essentiellement à un problème de gouvernance: le décalage,
provoqué par la mondialisation, entre le poids et l’impact des forces
et des acteurs économiques et la capacité des sociétés à en gérer
les conséquences néfastes. Ces lacunes en matière de gouvernance
laissent s’installer un contexte permissif où des abus sont commis
par toutes sortes d’entreprises, sans qu’elles soient dûment sanctionnées
et sans possibilité de réparation appropriée.»
82. L’importance prise par le concept de responsabilité sociale
des entreprises est l’une des principales causes du problème. Ce
concept a été fortement critiqué parce qu’il part du principe que
tous les consommateurs sont suffisamment concernés par les droits
de l’homme et les autres questions sociales pour sanctionner les
entreprises reconnues comme ayant agi de manière irresponsable.
Cependant, tous les consommateurs ne s’intéressent pas à ces questions.
Par exemple, bien que l’on constate une augmentation sensible des
ventes de produits du commerce équitable, l’impact des consommateurs
socialement conscients demeure assez limité
. Par ailleurs, les consommateurs
doivent pouvoir accéder à des informations précises et impartiales
concernant les activités des entreprises. De telles informations
peuvent être faciles à trouver pour les grandes entreprises, mais
elles ne sont pas nécessairement disponibles pour les petites entreprises méconnues.
83. Cela ne veut pas dire que les initiatives volontaires fondées
sur la RSE n’ont aucun rôle à jouer. Les entreprises ont en effet
beaucoup à gagner à améliorer leurs pratiques au-delà de ce qui
est exigé par la loi. Cependant, de nombreux auteurs soutiennent
que les initiatives volontaires ne devraient pas constituer la seule
base de la réglementation des activités des entreprises par rapport
aux droits de l’homme. Certains estiment que le pouvoir accumulé
par les plus grandes entreprises multinationales devrait être contrebalancé par
des responsabilités équivalentes
et
il est désormais admis que le système actuel n’est simplement pas satisfaisant.
Cependant, on ne peut s’attendre à ce que de nombreuses mesures
soient prises prochainement au niveau international pour renforcer
radicalement les cadres actuels.
4. L’évolution de la jurisprudence sur les entreprises
et les droits de l’homme
84. Malgré la réticence de la communauté internationale
et des Etats à imposer un ensemble cohérent d’obligations en matière
de droits de l’homme aux entreprises multinationales et aux autres
entreprises, il existe une jurisprudence croissante dans ce domaine.
A terme, elle pourrait avoir un impact sur le comportement des entreprises
à l’égard des droits de l’homme. Cette partie analyse certaines
décisions récentes et examine les incidences que pourraient avoir
ces affaires sur les entreprises dans l’avenir.
4.1. La Cour européenne des droits de l’homme
85. Aux termes de la Convention, les Etats contractants
«reconnaissent à toute personne relevant de leur juridiction les
droits et libertés définis au titre I de la présente Convention»
. Il ressort de la
jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme que les
Etats sont non seulement tenus de respecter les droits fondamentaux
des personnes relevant de leur juridiction, mais qu’ils ont également
une obligation positive de prendre des mesures raisonnables pour
protéger les personnes contre toute violation de leurs droits consacrés par
la Convention
.
86. Par exemple, l’article 4 de la Convention interdit l’esclavage
et le travail forcé. Dans l’affaire
Siliadin
c. France , la Cour a estimé que l’Etat
avait manqué à son obligation positive de mettre en place un système
de droit pénal susceptible d’empêcher des acteurs non étatiques
impliqués dans des formes de traite et d’esclavage
de commettre de tels actes,
de les poursuivre et de les sanctionner. L’affaire faisait suite
à une réclamation déposée par une ressortissante togolaise victime
de faits de traite, qui avait été conduite en France pour travailler
gratuitement comme domestique pour une famille française. Pour la
Cour, le fait de ne pas réprimer de tels actes équivalait à ne pas
offrir de protection spécifique et effective à la victime. En ce
sens, la Convention oblige les Etats à empêcher que des acteurs
non étatiques, y compris des particuliers, ne portent atteinte aux
droits d’autrui dans leur juridiction. Par ailleurs, il convient
de noter que les arrêts de la Cour concernent non seulement l’Etat
défendeur, mais aussi les autres signataires de la Convention. C’est
ainsi qu’à la suite de l’arrêt rendu dans cette affaire, des ONG
de défense des droits de l’homme, notamment Amnesty International,
ont fait pression sur le Gouvernement britannique pour qu’il modifie
sa législation
et érige
en infraction le fait de maintenir une autre personne en esclavage
ou de la soumettre à un travail forcé ou obligatoire
.
87. De même, comme cela a été indiqué précédemment
, dans
les affaires
Fadeyeva c. Fédération de Russie,
López Ostra c. Espagne et Taşkin et autres c. Turquie, la
Cour a conclu à une violation de l’article 8 (droit au respect de
la vie familiale et privée et du domicile), au motif que des entreprises
avaient pollué l’environnement local. Dans ces affaires, les Etats
concernés avaient délivré des autorisations ou versé des subventions
qui avaient permis aux entreprises incriminées de polluer et de
nuire à la santé des personnes qui vivaient près de leur zone d’activité.
C’était donc les Etats qui avaient manqué à leur obligation positive
de protéger les droits des requérants face aux entreprises polluantes.
Dans l’affaire
López Ostra c. Espagne, la Cour
a estimé que l’Etat n’était pas parvenu à ménager un juste équilibre
entre les intérêts économiques de la ville et ceux de ses habitants
en accordant des subventions à une entreprise de tannerie qui s’est
avérée polluante. Elle a donc conclu à une violation du droit du
requérant à l’exercice effectif du droit au respect de la vie privée
et familiale et du domicile.
88. La Convention confère également des droits aux entreprises.
Aux termes de l’article 1 du Protocole additionnel à la Convention
(STE no 9), «toute personne physique ou morale» a droit à la protection
de sa propriété. Les entreprises sont considérées comme des personnes
morales et la jurisprudence de la Cour a confirmé qu’elles avaient
des droits en vertu de la Convention
.
En effet, il est parfois extrêmement important que les droits des
entreprises soient respectés. Par exemple, dans l’affaire
Sunday Times c. Royaume-Uni , la Cour a conclu à une violation du droit
à la liberté d’expression (article 10 de la Convention) du journal,
au motif qu’il lui avait été interdit de publier un avis concernant
les différents aspects de l’arrangement conclu entre Distillers,
l’entreprise qui avait produit la Thalidomide, et les parents des
enfants victimes de malformations après la prescription de ce médicament
à des femmes enceintes dans les années 1960. Dans de telles circonstances,
il est important dans une société démocratique que les médias puissent
publier des articles d’opinion sur des questions aussi essentielles
et le droit à la liberté d’expression doit par conséquent être respecté.
89. Les particuliers, cependant, ne peuvent saisir directement
la Cour contre des entreprises et leur requête serait déclarée irrecevable
s’ils le faisaient. Cela étant, les mêmes conditions ne s’appliquent
pas nécessairement aux juridictions nationales. Par exemple, la
Cour de cassation française a invoqué la Convention dans des affaires
impliquant des parties privées. Dans l’affaire
Société Nikon France SA c. M. Frédéric ,
l’article 8 (droit au respect de la vie privée et familiale) a été
invoqué par la Cour de cassation. L’affaire concernait le licenciement
d’un salarié par un employeur qui avait lu ses e-mails personnels
sur l’ordinateur qu’il lui avait lui-même fourni
.
90. L’effet «horizontal/interpersonnel» de la Convention est désigné
sous le nom de
Drittwirkung (théorie
de l’effet à l’égard des tiers). Il est aussi appliqué dans une
certaine mesure en Allemagne, lorsque les droits consacrés par la
Constitution allemande sont considérés comme opposables tant aux
personnes physiques qu’aux sociétés privées
.
91. Si les Etats peuvent être traduits en justice pour manquement
à leur devoir de protéger les droits des individus, ils ne sont
en revanche pas tenus de protéger les individus qui ne relèvent
pas de leur juridiction contre les activités d’entreprises multinationales
ou d’autres entreprises ayant leur siège sur leur territoire. La Cour
européenne des droits de l’homme n’admet qu’exceptionnellement qu’un
Etat contractant se livre à un exercice extraterritorial de sa compétence,
et seulement lorsque l’Etat exerce un contrôle effectif sur le territoire
concerné
. Ainsi, par exemple,
il n’y aura probablement pas de recours possible pour un citoyen irakien
prétendant avoir été torturé par des salariés d’une SPMS engagée
par l’Etat britannique dans une zone d’opération du Royaume-Uni.
De même, dans des affaires où des entreprises multinationales sont soupçonnées
d’être impliquées dans des violations des droits de l’homme à l’étranger,
il n’y a pas de recours possible en vertu de la Convention contre
un gouvernement qui aurait soutenu les activités de ces entreprises par
le biais de son service de garantie des crédits à l’exportation.
4.2. Les recours au titre du droit international des
droits de l’homme
92. L’idée de soumettre les entreprises au droit international
des droits de l’homme ne date pas d’hier. En effet, dès les procès
de Nuremberg, les tribunaux militaires anglais, français et américains
ont condamné des industriels allemands pour différents crimes de
guerre, notamment pour recours à l’esclavage et pillage de biens
privés. Par exemple, en 1946, un tribunal militaire britannique
a déclaré coupables de participation à des crimes de guerre deux
responsables d’une entreprise ayant fourni du Zyklon B aux chambres
à gaz nazies
.
93. L’une des solutions les plus intéressantes qui ait été trouvée
pour intégrer la question des entreprises et des droits de l’homme
dans les systèmes juridiques nationaux est le
Alien
Tort Claim Act adopté en 1789 aux Etats-Unis d’Amérique
(loi sur les délits civils commis à l’étranger)
.
Cette loi, qui tient en une seule phrase, donne compétence aux tribunaux
fédéraux américains pour statuer sur «toute action civile intentée
par un étranger pour une infraction commise en violation du droit
des nations»
.
94. Dans l’affaire
Doe c. Unocal , le
juge a estimé que des entreprises pouvaient être poursuivies en justice
pour avoir aidé ou encouragé un Etat à commettre des violations
des droits de l’homme. L’action a été intentée par des résidents
birmans à l’encontre de la société américaine Unlocal et de l’entreprise
française Total SA pour violations alléguées des droits de l’homme.
Parmi les griefs retenus figuraient le travail forcé, les déplacements
forcés, le meurtre et le viol par des responsables militaires birmans
lors d’un projet de construction d’un pipeline. Depuis cette affaire,
de nombreuses autres affaires ont été portées en justice contre de
grandes multinationales européennes pour complicité alléguée de
violation des droits de l’homme, notamment contre la Barclay’s Bank
(basée au Royaume-Uni), pour avoir fait des affaires avec le régime d’apartheid
sud-africain
et contre
l’entreprise Nestlé (basée en Suisse), pour avoir acheté du cacao
et fourni des services à des exploitants de cacao qui employaient
de la main-d’œuvre enfantine
.
95. De nombreuses affaires ont été réglées à l’amiable, sans que
les auteurs présumés des violations des droits de l’homme n’aient
reconnu leur responsabilité, y compris dans l’affaire Unocal. Si
la loi sur les délits civils commis à l’étranger est à l’origine
d’un riche corpus de jurisprudence sur la question des entreprises
et des droits de l’homme, son intérêt réel semble plutôt résider
dans le fait qu’elle permet de montrer des entreprises du doigt
en rendant des affaires judiciaires publiques. La loi sur les délits
civils commis à l’étranger présente toutefois un grand intérêt aux
fins du présent rapport car, grâce à elle, des affaires concernant
des entreprises basées en Europe sont portées devant les tribunaux
américains. Cela montre que les entreprises ont besoin d’être davantage
informées sur les droits de l’homme, sur leurs responsabilités et
sur les risques qu’elles prennent en les négligeant lorsqu’elles
exercent des activités à l’étranger.
96. Des décisions intéressantes ont également été prises par des
juridictions nationales européennes dans le domaine des droits de
l’homme et des entreprises. Par exemple, dans l’affaire van Anraat,
les tribunaux néerlandais ont jugé et condamné un citoyen néerlandais
pour complicité dans des violations des lois et coutumes de guerre.
Van Anraat a fourni du matériel chimique au régime irakien de Saddam
Hussein dans les années 1980, lequel pourrait avoir été utilisé
pour la production de gaz moutarde. Selon le tribunal, ce matériel chimique
aurait été utilisé par les régimes iranien et irakien à la fin des
années 1980. Le défendeur a été condamné à une peine de dix-sept
ans de prison. Cette affaire montre que, désormais, le droit pénal international
ne s’applique plus aux seuls agents étatiques, mais aussi aux hommes
d’affaires et aux entreprises lorsque leur complicité dans des violations
du droit pénal international peut être établie
.
4.3. Vers une loi européenne sur les délits civils
commis à l’étranger?
97. Le droit de l’Union européenne est composé de règlements,
de directives et de décisions. Les règlements promulgués par la
Commission européenne ou conjointement par le Conseil de l’Union européenne
et le Parlement européen ont des effets directs sur les législations
nationales des 27 Etats membres de l’Union européenne. La Cour de
justice de l’Union européenne (anciennement connue sous le nom de
Cour européenne de justice) est la juridiction de dernier ressort
pour toutes les affaires touchant au droit de l’Union européenne
.
98. Il est possible, dans le cadre du droit de l’Union européenne,
d’intenter des actions en justice pour violation des droits de l’homme
à l’encontre d’entreprises multinationales enregistrées ou domiciliées
dans l’Union européenne. En effet, conformément au Règlement no 44/2001
du Conseil
concernant la compétence judiciaire,
la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile
et commerciale, plus connu sous le nom de «Règlement de Bruxelles
I», les tribunaux des Etats membres ont compétence pour statuer
sur des actions civiles intentées à l’encontre d’entreprises établies
dans l’Union européenne pour des actes commis hors de l’Union, même
si le dommage a été causé hors de l’Union et si la victime n’est
pas domiciliée dans l’Union
.
99. Le Règlement de Bruxelles I diffère de la loi sur les délits
civils commis à l’étranger en ce qu’il permet tous types d’actions
civiles à l’encontre d’entreprises, tandis que la loi sur les délits
civils commis à l’étranger ne peut être invoquée qu’en cas de violation
présumée du droit international public (droit international coutumier)
sur la base duquel peut être fondée une demande de dommages-intérêts
au civil
.
100. Ce règlement représente une avancée intéressante, notamment
pour le Royaume-Uni, où traditionnellement des entreprises sont
poursuivies en vertu de la législation sur les délits civils
. Si les affaires passées
n’ont pas abouti en raison du principe du
forum
non conveniens ,
ce principe a été rejeté en 2005 par la Cour de justice de l’Union
européenne sur la base du Règlement de Bruxelles I dans l’affaire
Owusu c. N.B. Jackson . Une action peut désormais être intentée
sur le territoire de l’Union européenne, même là où l’on considère
traditionnellement qu’il vaut mieux qu’une affaire soit jugée à
l’endroit où le préjudice a été causé.
101. Le Règlement de Bruxelles I est un texte important, car il
pourrait permettre à des requérants du monde entier d’engager des
poursuites au titre du droit civil à l’encontre d’entreprises établies
dans l’Union européenne et soupçonnées de violations des droits
de l’homme. Cependant, à ce jour, peu d’actions ont été intentées
sur cette base, ce qui pourrait s’expliquer essentiellement par
la méconnaissance de cette voie juridique. Cependant, les requérants
manquent souvent de moyens financiers pour engager des poursuites contre
des entreprises et peu de cabinets d’avocats disposent d’un fonds
de prévoyance pour financer de telles procédures
. Un problème majeur est le fait que les
violations peuvent être commises par des filiales ou des fournisseurs
d’entreprises basées en Europe, qui sont juridiquement des entités
distinctes. Si la maison mère est poursuivie sur la base du Règlement
Bruxelles I, il faudrait établir la responsabilité de la filiale,
ce qui est très difficile à prouver. Malgré tout, récemment, un
groupe de requérants originaires de Côte d’Ivoire a intenté une
action au Royaume-Uni à l’encontre de la compagnie pétrolière Trafigura
. Le tribunal de grande instance a autorisé
la tenue du procès en novembre 2006 sur la base de la décision de
la Cour de justice de l’Union européenne dans l’affaire Owusu
. Même si elle a finalement été
réglée à l’amiable, la décision du tribunal de grande instance de
connaître de l’affaire montre combien un règlement peut être utile
à des requérants qui cherchent à demander réparation pour des violations
des droits de l’homme commises par des entreprises établies en Europe
et opérant au-delà de ses frontières. L’affaire montre également
que, menacées par un procès, les grandes entreprises préféreront
trouver un arrangement plutôt que d’attirer l’attention sur elles
en se rendant au tribunal. Il semble donc que des mécanismes judiciaires
et non judiciaires seraient nécessaires pour régler ce type d’affaires.
4.4. Conclusion: les entreprises ont des responsabilités
102. Ces exemples comptent parmi le petit nombre d’affaires
où les tribunaux ont décidé que les entreprises et les personnes
privées avaient effectivement des responsabilités vis-à-vis des
droits de l’homme. Ils montrent que, même en l’absence de consensus
international précis sur la teneur des responsabilités des entreprises, certains
tribunaux les imposeront de toute manière aux entreprises. La jurisprudence
a une longueur d’avance sur les cadres réglementaires actuels et,
de fait, les entreprises ne peuvent s’estimer à l’abri d’une action
en justice.
5. Un cadre européen pour les entreprises et les
droits de l’homme
103. Il existe une prise de conscience croissante de l’impact
que les entreprises peuvent avoir sur les droits de l’homme. Cependant,
dans le même temps, les cadres actuels ne donnent pas d’indications
suffisantes aux entreprises sur les mesures qu’elles pourraient
prendre pour ne pas devenir complices de violations des droits de
l’homme. Ils n’offrent pas non plus de voies de recours adéquates
aux victimes de telles violations.
104. Certes, des mesures sont prises: l’OCDE a lancé une procédure
d’actualisation de ses principes directeurs à l’intention des entreprises
multinationales et le représentant spécial des Nations Unies sur
la question des entreprises et des droits de l’homme devrait publier
de nouvelles orientations en 2011. Cependant, il semble peu probable
qu’un accord international sur les responsabilités et les obligations
des entreprises à l’égard des droits de l’homme soit conclu à bref
délai. Il faudra donc nous contenter de cadres qui ne sont simplement
pas adaptés pour régir les obligations et les responsabilités des
entreprises au XXIe siècle.
105. En l’absence d’accord international, des voix s’élèvent en
Europe pour demander aux gouvernements de commencer unilatéralement
à proposer des mesures dans ce domaine. Récemment, une commission parlementaire
influente du Royaume-Uni a invité le Gouvernement britannique à
adopter une stratégie sur les entreprises et les droits de l’homme
et la Commission
nationale consultative des droits de l’homme française a fait des
propositions similaires au Gouvernement français
. Dans une étude commandée
par le Parlement européen, la Commission européenne a été exhortée
à modifier sa politique en la matière, notamment en mettant fin
à son approche exclusivement volontaire de la RSE, et à encourager
les entreprises à adopter une conduite responsable et respectueuse
des droits de l’homme
.
106. Dans le même temps, les entreprises demandent à juste titre
plus de clarté quant à la teneur de leurs obligations et de leurs
responsabilités. Google, par exemple, a récemment appelé à un débat
sur l’établissement de normes internationales en matière de respect
de la vie privée, qui permettraient de protéger la vie privée de
chacun sur l’internet
.
Des demandes de ce type de la part des entreprises pourraient devenir de
plus en plus fréquentes à mesure que davantage de poursuites seront
engagées à leur encontre en Europe et aux Etats-Unis pour violation
des droits de l’homme.
5.1. Un rôle pour le Conseil de l’Europe?
107. 107. Les normes juridiques et les normes en matière
de droits de l’homme du Conseil de l’Europe, considérées comme les
plus achevées à l’échelle internationale, couvrent un ensemble de
questions très diverses qui concernent directement les activités
des entreprises (droits de propriété, droits sociaux, droits en matière
d’égalité, bioéthique, protection des enfants, protection des données,
mesures de lutte contre la corruption et mesures de lutte contre
le blanchiment de capitaux). Le Conseil de l’Europe possède une
longue expérience dans le suivi et la mise en œuvre de ces normes
dans toute l’Europe par l’intermédiaire de ses divers organes de
suivi, créés pour veiller à ce que les Etats respectent les engagements
auxquels ils ont souscrit lors de leur adhésion aux conventions
de l’Organisation.
108. Certaines normes juridiques du Conseil de l’Europe s’appliquent
à certains secteurs d’activité. Par exemple, les conventions du
Conseil de l’Europe en matière de bioéthique, comme la «Convention d’Oviedo»
,
qui réaffirme l’engagement des Etats parties à garantir la dignité
de l’être humain et les droits et libertés fondamentaux de la personne
dans le domaine de la recherche biomédicale
, peuvent concerner directement
les activités des sociétés pharmaceutiques. L’un des protocoles
de cette convention porte plus spécifiquement sur la recherche biomédicale
,
y compris la recherche pharmaceutique. Il couvre tout l’éventail
des activités de recherche biomédicale donnant lieu à des interventions
sur des êtres humains et fixe des règles pour encadrer ce type d’activités.
Il énonce également que les Etats parties doivent prévoir des sanctions
appropriées dans les cas de manquement à ses dispositions
. Autre exemple, celui de la Charte sociale
européenne
(et de la Charte
sociale européenne [révisée]
). La Charte sociale
européenne et sa version révisée garantissent une série de droits
relatifs aux conditions d’emploi, qui naturellement influent directement
sur les activités des entreprises: interdiction du travail forcé;
conditions de travail équitables; sécurité et hygiène; protection
contre le harcèlement sexuel et psychologique; liberté de constituer
des syndicats; non-discrimination, etc. Bien que la Charte sociale
européenne laisse une certaine marge de manœuvre aux Etats parties
pour appliquer ses dispositions
,
elle est un instrument très important pour protéger les droits économiques
et sociaux à l’échelle européenne. Son mécanisme de contrôle, qui
s’appuie sur un système de rapports gouvernementaux, permet un examen
régulier, systématique et approfondi de tous les aspects de la législation
et des pratiques nationales afin de veiller au respect des dispositions
de la Charte acceptées par l’Etat
. De plus, le système
des réclamations collectives donne lieu à une participation des acteurs
de la société civile, notamment des ONG
et
des syndicats.
109. La dernière partie du présent rapport examine comment les
normes du Conseil de l’Europe pourraient être intégrées dans les
pratiques des entreprises et quel rôle l’Organisation pourrait jouer
dans le domaine des droits de l’homme et des entreprises.
5.1.1. Une recommandation du Comité des Ministres?
110. Le Comité des Ministres du Conseil de l’Europe pourrait
adresser aux gouvernements des Etats membres une recommandation
sur les droits de l’homme et les entreprises. S’inspirant du cadre
«Protéger, respecter et réparer»
du représentant spécial
des Nations Unies, cette recommandation pourrait couvrir les domaines
suivants: renforcer l’obligation de protéger incombant à l’Etat;
promouvoir les mesures destinées à concrétiser la responsabilité
des entreprises en matière de respect des droits de l’homme; voies
de recours pour les victimes.
111. Pour ce qui est de renforcer l’obligation de protéger incombant
à l’Etat, il existe de nombreux domaines dans lesquels l’Etat peut
avoir une influence directe sur les entreprises sans avoir à réglementer
directement leurs activités. Voici quelques exemples:
Les marchés publics
Les pouvoirs publics achètent des biens et des services au
secteur privé. Cela leur donne beaucoup de pouvoir pour influencer
le comportement des entreprises dans la chaîne d’approvisionnement.
Les Etats pourraient donc s’engager à n’attribuer de marchés qu’aux
entreprises qui respectent les droits de l’homme. Une telle mesure
pourrait représenter un outil puissant pour obliger les entreprises
qui répondent à des appels d’offres à respecter les droits de l’homme.
L’investissement éthique
De la même manière, les régimes de retraite et d’assurance
publics investissent des sommes considérables. Dans certains Etats,
ce pouvoir financier s’est récemment accru à la suite de la nationalisation partielle
et probablement temporaire de certaines banques pendant la crise
financière. Là encore, les Etats pourraient s’engager à n’investir
que dans les entreprises qui adoptent des conduites éthiques et
socialement responsables et à se désengager des entreprises qui
ne le font pas. La Caisse nationale de retraite norvégienne pourrait
servir de modèle à cet égard .
Les services de garantie des crédits à l’exportation
De nombreux gouvernements offrent des assurances aux entreprises
qui fournissent des services dans un autre Etat, en cas de défaut
de paiement. Ils se portent également garants pour des prêts bancaires contractés
dans le cadre de tels projets .
Les gouvernements pourraient refuser ces services aux entreprises connues
pour avoir participé à des violations des droits de l’homme à l’étranger.
Les institutions nationales de protection des droits de l’homme:
renforcer leur rôle
De nombreux Etats possèdent aujourd’hui des institutions
nationales de protection des droits de l’homme qui donnent des conseils
sur les droits fondamentaux aux organismes étatiques et autres.
Le représentant spécial des Nations Unies a recommandé à ces institutions
de réfléchir à ce qu’elles pourraient faire de plus pour remédier
aux violations présumées des droits de l’homme par les entreprises .
L’Institut danois des droits de l’homme est montré en exemple pour
ses bonnes pratiques dans ce domaine ,
qui pourraient servir de base à l’élaboration de dispositions relatives
aux institutions nationales de protection des droits de l’homme.
112. La recommandation pourrait aussi encourager les Etats
membres à imposer directement aux entreprises des obligations en
matière de respect des droits de l’homme. Elle pourrait, par exemple,
exhorter les Etats membres à ériger en infractions pénales les graves
violations des droits de l’homme commises par des entreprises, que
ces violations aient lieu dans un Etat membre du Conseil de l’Europe
ou ailleurs
.
Il existe un précédent à cela: au Royaume-Uni, aux termes de la
loi de 2007 sur la responsabilité des entreprises en cas d’homicide
involontaire
, les entreprises peuvent être reconnues
coupables d’homicide involontaire en cas de faute de gestion grave
entraînant un grave manquement à leur devoir de diligence. C’est
donc l’entreprise et non une personne qui est poursuivie dans le
cadre de cette loi, qui cherche à protéger le droit à la vie consacré
par l’article 2 de la Convention.
113. La recommandation pourrait enfin aborder la question des voies
de recours dont disposent les requérants/plaignants dans les affaires
de violation des droits de l’homme par des entreprises. Actuellement, les
Etats sont tenus de prendre des mesures appropriées pour enquêter
sur les violations commises par des entreprises sur leur territoire
ou au sein de leur juridiction, pour les sanctionner et pour réparer
le préjudice subi. Mais ils pourraient permettre aux particuliers
d’engager directement des poursuites contre les entreprises soupçonnées
de violation des droits de l’homme, étendant cette possibilité au-delà
des litiges civils. Cette démarche pourrait revêtir une forme à
la fois judiciaire et non judiciaire
.
En effet, les mécanismes non judiciaires peuvent se révéler tout
aussi utiles que les mécanismes judiciaires, car, comme on a pu
l’observer dans l’affaire Trafigura, les entreprises préfèrent souvent
régler une affaire à l’amiable plutôt que de se faire de la mauvaise
publicité. En outre, l’existence d’un mécanisme extrajudiciaire
de règlement des litiges pourrait permettre de traiter certaines
affaires plus rapidement.
5.1.2. Une convention sur les droits de l’homme et les
entreprises?
114. L’option allant le plus loin serait d’adopter une
nouvelle convention spécialement axée sur les droits de l’homme
et les entreprises. L’avantage d’une telle convention, du moins
en théorie, serait de définir un ensemble de règles auxquelles les
entreprises seraient tenues d’adhérer et qui seraient identiques
pour les 47 Etats membres du Conseil de l’Europe. Un organe de suivi
serait créé de la même manière que pour les autres conventions.
Un tel instrument pourrait servir de point de départ à tout autre
texte international qui serait négocié à l’avenir.
115. La convention pourrait porter sur un éventail de questions,
par exemple couvrir certains ou l’ensemble des points abordés ci-dessus,
et prendre de nombreuses formes.
116. Une convention très contraignante pourrait imposer des obligations
en matière de droits de l’homme directement aux entreprises, comme
la Convention européenne des droits de l’homme le fait actuellement
pour les Etats. Une telle innovation serait source de polémique,
puisque traditionnellement, dans le droit international, c’est aux
Etats qu’il incombe de veiller au respect des droits fondamentaux
au sein de leur juridiction. Cependant, dans la mesure où la complicité
d’un nombre croissant d’entreprises dans des violations des droits
de l’homme est établie par les tribunaux, il pourrait être utile
aux entreprises elles-mêmes, dans un souci de clarté et de cohérence,
que leurs responsabilités soient définies par un instrument juridiquement contraignant.
Certains gouvernements pourraient toutefois se montrer fort réticents
à soumettre les entreprises à une réglementation directe dans le
domaine des droits de l’homme
.
117. Une convention pourrait également étoffer les dispositions
prévues par les Principes directeurs de l’OCDE à l’intention des
entreprises multinationales, la Déclaration tripartite de l’OIT
et le Pacte mondial, et indiquer explicitement quels droits doivent
être respectés. Des conseils plus précis devraient aussi être donnés aux
entreprises sur la manière de faire en sorte que ces droits soient
respectés. A cette fin, les concepts de «sphère d’influence»
et
de «diligence raisonnable» pourraient être utilisés. Il faudrait
enfin apporter une assistance supplémentaire aux petites et moyennes
entreprises si des obligations devaient être imposées, car il leur
est plus difficile d’obtenir des informations sur les entreprises
avec lesquelles elles travaillent que pour les grandes entreprises
multinationales.
118. Il convient également de se demander si les Etats doivent
être tenus pour responsables des activités d’une entreprise multinationale
qui a son siège sur le territoire relevant de leur juridiction mais
qui est soupçonnée de violations des droits de l’homme en dehors
de cette dernière. Actuellement, le droit international n’exige
pas des Etats qu’ils régissent les activités extraterritoriales
des entreprises multinationales ou des autres entreprises. Cependant,
rien ne les empêche de le faire
.
Comme cela a été indiqué précédemment, une action civile peut désormais
être intentée dans l’Union européenne pour une infraction commise
partout dans le monde à l’encontre d’une entreprise multinationale
établie dans l’Union. La question est la suivante: s’il devait être
donné suite à l’idée d’une convention du Conseil de l’Europe, faudrait-il
y inclure une disposition spéciale permettant à des requérants de
poursuivre en justice toute entreprise multinationale européenne,
quel que soit le lieu où la violation des droits de l’homme a été
commise?
119. Si une convention devait être rédigée, une réflexion approfondie
devrait être menée sur l’accès des requérants/plaignants aux voies
de recours en cas de violation des droits de l’homme par des entreprises
.
120. D’autres points mériteraient d’être examinés: comment financer
les procédures judiciaires? L’organe de suivi institué par la convention
pourra-t-il être saisi de plaintes à l’encontre d’Etats ou d’entreprises?
Qui sera habilité à introduire une plainte en vertu de la convention
(des ONG, des particuliers, des syndicats, d’autres entreprises)?
121. En ce qui concerne le choix à faire entre une recommandation
du Comité des Ministres et une nouvelle convention pour guider la
future action du Conseil de l’Europe dans le domaine des droits
de l’homme et des entreprises, les considérations ci-dessous font
pencher la balance en faveur de la solution plus pragmatique d’une
recommandation. Les recommandations ne sont pas juridiquement contraignantes,
mais elles reflètent la position de l’ensemble des Etats membres,
dans la mesure où elles sont adoptées à l’unanimité. Il y a de nombreux
avantages à utiliser cet instrument non contraignant au lieu de
négocier une convention. Premièrement, du fait de son caractère
non obligatoire, une recommandation est plus facile à adopter qu’une convention.
Deuxièmement, une recommandation permet de donner plus rapidement
effet à un accord international, puisqu’elle est applicable dès
son adoption, alors qu’une convention n’entre en vigueur que lorsque
les Etats l’ont ratifiée. Troisièmement, il est relativement aisé
de modifier une recommandation une fois qu’elle a été adoptée, ce
qui permet de l’adapter aux circonstances et à l’évolution des pratiques.
Enfin, il est rare que les Etats adoptent une recommandation contraire
à leur politique intérieure. Par conséquent, le texte aura de bonnes
chances d’être suivi d’effet, même s’il n’est pas juridiquement
contraignant
.
Ce qui est spécialement attendu est une clarification:
a. de ce que les Etats attendent
des entreprises en termes de protection (à l’étranger) des droits
de l’homme; et,
b. des conditions
dans lesquelles les Etats pourront être tenus responsables pour
des violations des droits de l’homme commises (à l’étranger) par
des entreprises.
5.1.3. Des lignes directrices
122. En l’absence d’accord international sur les droits
de l’homme et les entreprises, le représentant spécial des Nations
Unies a indiqué que les organes régionaux de suivi des traités relatifs
aux droits de l’homme pourraient jouer un rôle important en adressant
des recommandations aux Etats sur la mise en œuvre de l’obligation
qui leur incombe de protéger les droits fondamentaux face aux activités
des entreprises
.
123. Si ni une convention ni une recommandation n’étaient considérées
comme des solutions possibles, le Conseil de l’Europe serait, lui
aussi, libre de publier des lignes directrices détaillées sur les
droits de l’homme, les entreprises et les aspects examinés dans
la partie précédente. Les entreprises pourraient adhérer à ces lignes
directrices, qui pourraient prendre la forme d’un code de bonne
conduite volontaire. Les Etats membres seraient libres d’appliquer
ou non, en fonction de leurs priorités politiques, les mesures prescrites
par les lignes directrices.
124. En tout état de cause, si une convention ou une recommandation
était adoptée, des lignes directrices devraient tout de même être
formulées, concernant les mesures spécifiques à prendre par les
Etats et les entreprises pour que les droits de l’homme soient protégés
et respectés. Les lignes directrices pourraient être adaptées au
fil du temps de manière à répondre aux nouveaux enjeux en matière
de droits de l’homme.
5.1.4. Des formations
125. Le Conseil de l’Europe pourrait aussi offrir des
formations aux petites et moyennes entreprises et aux entreprises
multinationales afin de sensibiliser leur personnel à ses normes
en matière de droits de l’homme. Il pourrait travailler avec des
associations d’entreprises, des syndicats et des ONG à l’élaboration
d’une «boîte à outils» visant à intégrer les bonnes pratiques en
matière de droits de l’homme dans tous les aspects de l’entreprise
et expliquant comment réaliser des études d’impact sur les droits
de l’homme. Il pourrait également organiser des formations au sein
des institutions nationales de protection des droits de l’homme
afin qu’elles puissent diffuser des informations aux entreprises
établies sur leur territoire national.
5.1.5. Un label «Conseil de l’Europe»
126. L’une des plus grandes failles de l’approche volontaire
de la RSE réside dans le fait que les consommateurs de biens et
de services n’ont pas accès à des informations cohérentes et indépendantes
sur le respect des droits de l’homme par les entreprises. Le Conseil
de l’Europe pourrait soit envisager de créer son propre mécanisme
d’attribution de label, soit financer un autre organisme qui délivrerait
ce label en utilisant les normes en matière de droits de l’homme
de l’Organisation. Il pourrait s’agir d’un système analogue à celui qui
a été mis en place en Belgique
. Si le Conseil de l’Europe pouvait
définir des normes unifiées et claires, bénéficiant d’une bonne
promotion et correspondant à un label facilement reconnaissable,
les consommateurs seraient en mesure de faire des choix éclairés.
Un label européen aurait également des effets tangibles sur la réputation
des entreprises et les encouragerait à adopter de bonnes pratiques
en matière de droits de l’homme.
5.1.6. Montrer l’exemple
127. Avant d’inciter ses Etats membres à prendre des mesures
pour que les entreprises respectent les droits de l’homme, le Conseil
de l’Europe doit veiller à être lui-même irréprochable. A cette
fin, il pourrait publier et rendre visible sa propre politique de
RSE axée sur les droits de l’homme, en donnant notamment des informations
sur sa sphère d’influence et sur la manière dont il fait en sorte
que ses fournisseurs respectent les droits de l’homme. Des informations
plus précises sur la situation du Conseil de l’Europe à cet égard devraient
être recherchées.
6. Conclusion
128. Des discussions sont actuellement menées sur la question
des droits de l’homme et des entreprises aux niveaux national, européen
et international. Si les cadres existants ne semblent pas adaptés
pour protéger les personnes contre les violations des droits de
l’homme par les entreprises, il est toutefois peu probable qu’un accord
international soit prochainement conclu dans ce domaine.
129. Le Conseil de l’Europe, avec sa grande expérience et ses vastes
connaissances institutionnelles en matière de droits de l’homme,
ne serait-il pas le mieux placé pour commencer à élaborer un nouveau
cadre ou de nouvelles lignes directrices sur les entreprises et
les droits de l’homme? Quelle que soit sa décision, l’Organisation
devra veiller à ce que sa contribution offre une valeur ajoutée
aux cadres existants. En étudiant ces questions, le Conseil de l’Europe
devrait s’appuyer exclusivement sur les instruments internationaux actuels
non contraignants, ainsi que sur les initiatives volontaires et
boîtes à outils en matière de responsabilité sociale des entreprises.
En particulier, le Conseil de l’Europe pourrait travailler efficacement
avec l’OCDE, qui a de nombreux contacts dans ce domaine, par l’intermédiaire
de ses points de contact nationaux.