1. Introduction
1. La surveillance des frontières méridionales de l’Europe
est devenue une priorité régionale, les Etats d’Europe du Sud se
sentant submergés par l’arrivée massive de personnes débarquant
par mer de façon irrégulière. Qu’elles soient menées à titre individuel,
par un groupe d’Etats ou dans le cadre d’une opération conjointe
coordonnée par Frontex
, les activités de gestion des
frontières reposent généralement sur des considérations légitimes
accordant la priorité à la sécurité et la stabilité nationale ou
régionale, dans le souci de réduire les pertes de vies humaines
en mer. Pour réaliser ces objectifs, les Etats procèdent entre autres
à l’interception en mer de navires et de personnes. Pourtant, plusieurs
aspects des mesures d’interception maritime soulèvent des questions
préoccupantes sur le plan des droits de l’homme, notamment les circonstances
propres aux personnes interceptées. Une analyse des normes pertinentes
en matière de droit maritime international et de droit international
des droits de l’homme s’impose, avant de passer en revue les diverses
inquiétudes liées au respect des droits de l’homme et de proposer
des mesures susceptibles de les apaiser.
2. L’approche combinée de ces deux secteurs du droit adoptée
pour le présent rapport
s’appuie sur plusieurs questions
concrètes, facilitant ainsi une analyse juridique sans cela fort
complexe. Au stade préliminaire, il convient d’étudier l’aspect
juridictionnel et de déterminer dans quelle mesure, s’il en est,
les Etats sont liés par leurs obligations internationales relatives
aux droits de l’homme lors de la mise en œuvre de mesures d’interception
en mer, et plus particulièrement en haute mer. Une fois défini ce
premier paramètre, le degré de responsabilité de l’Etat vis-à-vis
d’éventuelles violations des droits de l’homme consécutives à une interception
en mer doit être déterminé de manière spécifique ou pour des situations
génériques.
3. Il convient de souligner dès le départ qu’il n’entre pas dans
le cadre ou le mandat de ce rapport de viser des pays particuliers
ou de les critiquer pour leurs actions passées et/ou présentes.
Néanmoins, nous ferons inévitablement référence à un certain nombre
d’incidents maritimes et de politiques étatiques dans la mesure où
ils sont au cœur même de l’objet du présent rapport. Les incidents
et politiques spécifiques évoqués ont trait à la situation au large
des côtes d’Afrique de l’Ouest et en Méditerranée centrale.
2. Vue d’ensemble
4. Cette section introductive a pour objet de donner
un bref aperçu des schémas migratoires qui touchent les frontières
du sud de l’Europe et impliquent différents Etats africains. Après
cet aperçu, nous proposerons une définition de la notion d’«interception».
La description proposée en introduction ne se veut en aucun cas un
compte rendu détaillé des scénarios migratoires ou liés à l’asile
qui se jouent en Méditerranée ou au large des côtes d’Afrique occidentale,
bien qu’elle ait pour objet d’en exposer les principales caractéristiques
et modalités
.
2.1. Flux migratoires
mixtes depuis l’Afrique vers l’Europe
5. Ces dernières années, la mer Méditerranée a été le
théâtre de flux de plus en plus importants de personnes quittant
les rivages d’Afrique du Nord dans l’espoir d’atteindre l’Europe
par la mer. Des personnes issues de divers pays d’origine montent
à bord d’embarcations de fortune rarement adaptées à un voyage si périlleux.
Ces embarcations ne sont en général pas suffisamment équipées pour
faire face aux difficultés posées par les rudes conditions climatiques,
le nombre excessif de passagers et leur état physique et mental.
6. Les personnes quittant l’Afrique du Nord, habituellement depuis
la Libye, mais aussi la Tunisie, le Maroc et l’Algérie, ont pour
première destination l’Italie. Située à mi-chemin entre l’Afrique
du Nord et l’Italie, Malte devient dans la plupart des cas une destination
imprévue. Un scénario similaire se déroule au large des côtes d’Afrique
de l’Ouest où des bateaux partis du Sénégal et de Mauritanie cherchent
à atteindre les îles Canaries, point d’entrée sur le territoire
européen
.
7. Les voyages sont systématiquement entrepris par des moyens
irréguliers. La grande majorité des navires utilisés à cette fin
sont sans pavillon, soulevant ainsi des questions de juridiction.
Ce recours à des moyens de transport irréguliers est principalement
dû au fait que la plupart des personnes quittant l’Afrique de cette
manière n’ont pas d’autre possibilité régulière et surtout plus
sûre. Pour nombre d’entre elles, notamment les réfugiés et les personnes
nécessitant une forme ou une autre de protection internationale,
l’obtention de documents d’identité authentiques et officiels s’avère
impossible compte tenu de la réticence des gouvernements à délivrer
les papiers nécessaires, de leur exposition personnelle aux risques
consécutifs à leurs tentatives pour en obtenir ou à l’inexistence
pure et simple d’entités étatiques compétentes. Ces difficultés
sont encore exacerbées par les conditions strictes régissant le
droit d’accès à l’Union européenne.
8. Pour toutes ces raisons, le seul moyen pour ces personnes
de traverser la Méditerranée ou l’Atlantique entre l’Afrique de
l’Ouest et les îles Canaries est de chercher l’assistance de réseaux
de passeurs ou, dans certains cas, de tomber entre les mains de
trafiquants d’êtres humains
.
Ajouté aux risques élevés qu’entraînent des traversées si périlleuses,
le recours à des moyens irréguliers pour gagner le territoire européen
a amené les Etats à réagir et à prendre des mesures de lutte contre
le trafic illicite et la traite d'êtres humains, de maintien de
la sûreté et sécurité maritimes et de gestion et protection des
frontières.
9. En dépit de l’apparente nouveauté de ces situations et de
leur importante couverture médiatique – mises une nouvelle fois
sous le feu des projecteurs à la suite des événements dans le sud
de la Méditerranée et de l’afflux massif sur l’île de Lampedusa
(Italie) – il convient de mentionner que le phénomène des
boat people n’est certainement pas
récent ni réservé particulièrement ou exclusivement à l’Europe
.
10. Ces arrivées par bateau sont généralement associées à un afflux
soudain de personnes qui met à mal les capacités de recherche et
de sauvetage, les modalités d’accueil et les systèmes d’asile de
l’Etat hôte, quand bien même il s’agit d’un Etat européen. Après
une série d’appels à la solidarité européenne lancés par les Etats
d’Europe du Sud, Chypre, la Grèce, l'Italie et Malte ont, en janvier
2009, exprimé en détail leurs inquiétudes dans un document présenté
aux institutions de l’Union européenne. Il y est précisé que l’afflux d’immigrants
illégaux est indubitablement une source de préoccupations dans la
mesure où il pèse très lourd sur les ressources et les systèmes
d’asile de ces pays
. Ce document lance un appel clair à l’Union européenne
afin que celle-ci aide les quatre Etats à relever les défis posés
par leur situation géographique à la frontière sud de la région.
L’assistance demandée par Chypre, la Grèce, l’Italie et Malte englobe
notamment la conclusion d’accords de réadmission de l'Union européenne
avec les pays d’origine et de transit d’Afrique et du Moyen-Orient,
le renforcement de Frontex et la mise en œuvre d’un programme de
relocalisation intra-européenne pour les personnes reconnues comme
nécessitant une protection internationale.
11. Une autre particularité commune aux arrivées par bateau est
la composition mixte des groupes de personnes à bord des navires,
leurs mouvements migratoires s’apparentant à des flux migratoires
mixtes comprenant des demandeurs d’asile, des réfugiés et des personnes
pouvant prétendre à une protection subsidiaire ou complémentaire,
des migrants économiques, des victimes de la traite ou risquant
de le devenir et d’autres. L’arrivée simultanée de ces personnes
permet de qualifier ces flux migratoires de mixtes et doit constituer
le fondement même de toute stratégie d’ensemble d'une gestion des
frontières prenant en compte les besoins de protection, développée
et mise en œuvre par les Etats concernés, qu’il s’agisse de pays
de départ, de transit ou de destination.
12. Dans le contexte spécifique des arrivées par la Méditerranée,
les statistiques montrent la présence massive de personnes ayant
potentiellement droit à une protection internationale, compte tenu
du fait que les pays d’origine d’un pourcentage substantiel de personnes
sont des pays sources de réfugiés, sources pour la traite des êtres
humains et le trafic illicite, ou des pays actuellement engagés
dans un conflit armé. D’après les chiffres officiels, sur les 1 475
personnes arrivées à Malte par bateau en 2009
,
1 308 ont demandé asile (89 % des arrivées). Parmi ces personnes,
il a été reconnu à 852 d’entre elles le besoin de protection internationale
,
notamment à 65 % de l’ensemble des demandeurs d’asile cette année
et 58 % des arrivées par bateau. En 2008
, près de 36 000 personnes
ont rejoint l'Italie par la mer et 75 % d’entre elles y ont demandé
asile. En outre, près de 70 % de toutes les demandes d’asile reçues
par l'Italie étaient présentées par des personnes arrivées par mer.
Compte tenu du fait qu’à l’instar des années précédentes, le besoin
de protection internationale a été reconnu dans près de la moitié
des affaires d’asile traitées en Italie
, on peut supposer que plus de 20 %
de l’ensemble des personnes ayant rejoint l'Italie par bateau étaient
soit des réfugiés, soit des personnes qui, pour d’autres raisons,
avaient besoin d’une protection internationale
.
13. S’agissant des îles Canaries, les chiffres diffèrent quelque
peu et font état d’un contingent de demandeurs d’asile moins important
parmi les personnes arrivées sur l’île. En 2008, 356 demandes d’asile
ont été déposées dans les îles Canaries sur un nombre total d’arrivées
d’environ 2 300
. Par ailleurs,
on constate une diminution annuelle régulière du nombre d’arrivées
en Espagne, d’où la réduction consécutive du nombre de demandes
d’asile déposées par des personnes ayant quitté l’Afrique de l’Ouest
par bateau
.
En 2006, près de 32 000 personnes sont arrivées par la mer; elles
n’étaient plus qu’environ 12 000 en 2007
.
14. Selon le HCR, à la suite des événements S qui d’ailleurs perdurent
dans le sud de la Méditerranée, près de 34 500 personnes sont arrivées
par mer entre la mi-janvier et le 10 mai 2011 à Lampedusa, entraînant
le surpeuplement du centre de rétention. Parmi eux, il y avait 23 000
Tunisiens (principalement des migrants en situation irrégulière)
et 11 000 personnes d’autres nationalités (principalement des réfugiés
et des demandeurs d’asile fuyant les conflits en Libye). S’agissant
de Malte, le pays a enregistré 1 100 demandes d’asile depuis le
début des soulèvements en Afrique du Nord.
15. Afin de garantir la réponse la plus appropriée aux différentes
catégories de personnes, la première étape consiste à reconnaître
la composition mixte de chacun des groupes atteignant les côtes
d’un Etat européen. Cette reconnaissance est d’autant plus importante
dans le contexte de l’interception de bateaux et des actions subséquemment
entreprises.
2.2. Définition de travail
du terme «interception»
16. En tant que corollaire du principe de souveraineté
de l’Etat, il est dans l’intérêt légitime des Etats de garantir
leur intégrité territoriale. Tout Etat a donc le droit souverain
d’exercer le contrôle de ses frontières et de prendre les mesures
jugées nécessaires pour prévenir les entrées illégales sur son territoire.
L’interception de personnes est l’un des outils de gestion des entrées
adoptés par les Etats.
17. Si le droit international ne fournit pas de définition complète
de la notion d’«interception», le HCR a cherché à définir le terme
comme suit:
«l’interception constitue
l’une des mesures employées par les Etats pour:
i. interdire l’embarquement
de personnes pour un voyage international;
ii. interrompre le trajet international de personnes ayant
déjà commencé leur voyage, ou
iii. arraisonner les navires lorsqu’il y a des raisons sérieuses
de penser qu’ils transportent des personnes en violation des règles
du droit maritime national ou international;
lorsque dans les cas ci-dessus les personnes sont dépourvues
des documents nécessaires ou n’ont pas obtenu l’autorisation valable
d’entrer sur le territoire, et lorsque ces mesures servent également
à protéger la vie et la sécurité des voyageurs et des personnes
introduites ou transportées de façon clandestine» .
18. La définition susmentionnée inclut de toute évidence
dans son champ d’application des mesures et activités sans rapport
avec l’interception en mer mais ayant toutefois un objet et des
effets similaires, à savoir freiner les entrées clandestines dans
le pays de destination. De telles mesures non maritimes comprennent
le détachement extraterritorial d’agents de l’immigration et d’officiers
de liaison auprès des compagnies aériennes dans les aéroports et
d’autres postes frontière, et la mise à disposition des pays d’origine
et de transit de capacités financières et techniques. S’agissant
des mesures d’interception en mer, l’interception de bateaux transportant
des personnes qui partent des côtes africaines pour tenter d’atteindre
le territoire européen fait intervenir une combinaison de plusieurs
éléments contenus dans la définition du HCR, à des degrés divers
toutefois selon la situation contextuelle générale et spécifique.
19. Bien des situations se traduisent en réalité par la prise
de contrôle d’un navire par un Etat empêchant bien souvent la poursuite
du voyage. Si le sauvetage en mer de personnes en détresse par des
acteurs non étatiques, par exemple des pêcheurs ou l’équipage de
cargos, n’implique pas nécessairement la prise ou l’exercice du
contrôle par un Etat à l’égard des personnes secourues, il peut
néanmoins signifier pour ces dernières l’interruption de leur voyage.
3. Analyse
20. Cette section identifie les instruments juridiques
applicables en cas d’interception de migrants irréguliers, de demandeurs
d’asile ou de réfugiés, dans le but de clarifier et souligner les
obligations juridiques imposées aux Etats lorsqu’ils procèdent à
une interception en mer. Nous verrons que la discussion suppose obligatoirement
de passer en revue les points de jonction entre le droit maritime
international et le droit international des droits de l’homme. Toute
recommandation ou proposition d’action future doit par conséquent reposer
sur les principes énoncés dans ces domaines du droit.
21. Le flux mixte de personnes voyageant par mer n’est pas une
situation simple. De par sa nature même, du fait qu’elle se déroule
en mer, cette situation requiert l’application de divers aspects
du droit maritime international, à savoir la juridiction, le droit
de passage inoffensif, le trafic et la traite des êtres humains.
Le droit international des droits de l’homme et le droit des réfugiés
s’appliquent également puisque l’interception de ces personnes a
un effet certain sur le degré de jouissance de leurs droits de l’homme
fondamentaux tels que le droit à la vie, de ne pas être soumis à
la torture, d’accès à un recours effectif, de demander l’asile et
d’en bénéficier, d’être protégé contre le refoulement vers un lieu
où existe un risque de persécution et de mauvais traitements et
de ne pas être soumis à des expulsions collectives. Par ailleurs,
l’objet principal du présent rapport étant l’interception, il convient
également de prêter attention aux instruments pertinents de l’acquis communautaire
de l’Union européenne.
3.1. La CNUDM et les
questions d’ordre juridictionnel
22. S’agissant du droit maritime international, la Convention
des Nations Unies sur le droit de la mer de 1982 (CNUDM)
est
la principale convention internationale relative aux affaires maritimes
dans la mesure où elle codifie les droits et responsabilités des
Etats en mer et établit des concepts clés tels que la mer territoriale,
la zone économique exclusive, le droit de passage inoffensif et
la liberté de la haute mer
.
En délimitant les différentes étendues d’eau en termes de distance
par rapport à un Etat côtier, la CNUDM détaille la nature des droits
d’un Etat au sein de ces zones en définissant notamment la mesure
dans laquelle un Etat exerce sa juridiction sur les personnes et
les navires dans ces eaux. Dans la discussion ci-après, nous nous
appuierons sur ces précisions apportées par le droit maritime international
pour déterminer dans quelle mesure, si tant est qu’il y en ait,
les obligations internationales d’un Etat en matière de droits de
l’homme, et notamment l’interdiction absolue de refoulement, sont
applicables dans ces eaux.
23. Le concept le plus évident à cet égard, énoncé à l’article
2 de la CNUDM, est que la souveraineté de l’Etat côtier s’étend
à ses eaux territoriales, bien que ces eaux ne constituent pas au
plan technique le territoire d’un Etat. Cet article sert de fondement
à plusieurs autres dispositions de la convention consacrées, inter alia, à la manifestation par
les Etats de leur souveraineté par l’exercice de leur pouvoir juridictionnel.
Ainsi, en vertu de ces dispositions, il apparaît clairement qu’un
Etat jouit d’un vaste pouvoir juridictionnel lorsqu’il intervient dans
ses propres eaux territoriales – d’une juridiction de jure.
24. La situation diffère quelque peu lorsqu’un Etat intervient
dans les eaux territoriales d’un autre Etat, avec le consentement
exprès de ce dernier comme prévu par la CNUDM ou une disposition
d’un traité bilatéral. C’est précisément le scénario rencontré au
large des côtes d’Afrique de l’Ouest, avec les navires espagnols qui
patrouillent dans les eaux territoriales sénégalaises et mauritaniennes.
Dans un tel cas, avec l’aval de l’Etat côtier, l’Etat qui effectue
des patrouilles est effectivement en droit d’exercer son propre
pouvoir juridictionnel dans les eaux territoriales de l’Etat côtier
puisqu’il s’est vu conférer une juridiction
de
jure. Aux termes de l’accord conclu par exemple entre
l’Espagne et la Mauritanie, l’Espagne bénéficie d’un tel pouvoir
juridictionnel. C’est sur cette base que, dans le cadre des opérations
conjointes coordonnées par Frontex au large des côtes mauritaniennes,
des navires espagnols interceptent des bateaux sans pavillon et
assurent leur retour en Mauritanie
. Il convient de noter
que la participation de Frontex à des opérations conjointes entreprises
dans le cadre d’accords bilatéraux avec des pays tiers n’est pas
prévue dans la régulation instaurant Frontex. Il faut donc l’amender
afin de définir le rôle et les compétences de Frontex dans ce contexte
.
25. S’agissant de la haute mer, la CNUDM établit le principe de
liberté de navigation dans les articles 89 et 90, précisant que
«aucun Etat ne peut légitimement prétendre soumettre une partie
quelconque de la haute mer à sa souveraineté» et que «la haute mer
est affectée à des fins pacifiques»
.
D’un point de vue juridictionnel, les bateaux qui naviguent en haute
mer sont soumis à la souveraineté exclusive de l’Etat du pavillon
et ont interdiction expresse d’arraisonner des navires étrangers,
sauf dans les circonstances exceptionnelles énumérées à l’article
110 (droit de visite), notamment lorsqu’ils ont de sérieuses raisons
de soupçonner que le navire est sans nationalité
.
Le fait que les bateaux qui transportent de manière illicite des migrants,
des demandeurs d’asile et des réfugiés de l’Afrique vers l’Europe
ne battent généralement pas pavillon, et ne sont par conséquent
pas soumis à la juridiction exclusive d’un Etat particulier, confère
le droit au navire de n’importe quel Etat d’établir et d’exercer
sa souveraineté sur ces embarcations. Les Etats membres de l’Union
européenne se fondent sur cet aspect juridique pour exercer leur
pouvoir juridictionnel lors des activités d’interception menées
en haute mer, au large des îles Canaries et en Méditerranée centrale.
26. Pourtant, aux fins de la présente analyse, une appréciation
du concept de pouvoir juridictionnel au titre du droit maritime
international n’est pas suffisante pour permettre une discussion
plus approfondie de la notion d’interception en mer. Si le droit
maritime international éclaire la nature et l’étendue des obligations
imposées à un Etat en mer en termes d’exercice de son pouvoir juridictionnel,
le droit international des droits de l’homme fournit des indications
quant à la mesure dans laquelle un tel pouvoir engage la responsabilité
de l’Etat qui procède à l’interception en termes de droits de l’homme
internationaux. La question est essentiellement de savoir si un
Etat est lié par ses obligations relatives aux droits de l’homme
lorsqu’il met en œuvre des mesures d’interception en mer (en fonction
du
ratione loci des traités
des droits de l’homme pertinents)
.
27. L’application territoriale des obligations imposées par un
traité n’est pas remise en cause, puisqu'à moins qu’une intention
différente ne ressorte du traité, un traité lie chacune des parties
à l’égard de l’ensemble de son territoire
. Un Etat est ainsi tenu de respecter,
protéger et appliquer les droits fondamentaux de chaque personne
présente sur son territoire. Comme évoqué ci-dessus, un Etat exerce
sa souveraineté et sa juridiction sur ses propres eaux territoriales,
tout en étant soumis aux obligations qui lui incombent en matière
de droits de l’homme. C’est pourquoi les mesures d’interception
entreprises par un Etat dans ses eaux territoriales doivent être
pleinement conformes à ses obligations en matière de droits de l’homme.
L’Etat est ainsi tenu de protéger les droits de toutes les personnes
à bord des navires interceptés et, dans le cas de demandeurs d’asile
ou de réfugiés, de garantir leur accès aux procédures d’asile et
leur droit de ne pas être renvoyés dans leur pays d’origine, tel
que souligné également par le HCR
.
28. Comme susmentionné, la juridiction
de
jure dont jouit un Etat lorsqu’il intervient dans les
eaux territoriales d’un autre Etat, avec le consentement ou l’acquiescement
ad hoc de ce dernier, conduit à la même conclusion. Ce point a été
répété par la Cour européenne des droits de l’homme dans l’affaire
Bankovic . Ainsi, par exemple,
les activités menées par l’Espagne dans les eaux territoriales mauritaniennes
sur la base d’un accord bilatéral lui conférant le pouvoir juridictionnel
d’intercepter des bateaux transportant des passagers et de les reconduire
sur les rivages de la Mauritanie requiert l’application par l’Espagne
de la Convention européenne des droits de l'homme (STE no 5) («la
Convention»)
.
29. Au-delà des eaux intérieures et territoriales d’un Etat, l’interception
en haute mer de bateaux de migrants, demandeurs d’asile et réfugiés,
et victimes potentielles de la traite, généralement sans pavillon, permet
de ce fait à l’Etat qui procède à l’interception d’exercer sa juridiction
sur les navires et les personnes à bord. Une telle juridiction
de jure devrait également être considérée
comme une base juridique suffisante pour requérir de l’Etat qui
procède à l’interception le respect de ses obligations internationales
en matière de droits de l’homme. En d’autres termes, l’Etat devrait
être tenu de traiter les personnes interceptées de la même manière
que les personnes présentes sur son territoire. Il convient de noter
qu’un Etat est également lié par ses obligations internationales
en matière de droits de l’homme lorsqu’il exerce une juridiction
de fait
.
30. Cette conclusion est toutefois contestée en ce qui concerne
l’application extraterritoriale du principe de non-refoulement
. Il est en effet avancé que
l’interdiction de renvoyer une personne aux frontières d’un territoire
où sa vie ou liberté pourrait être menacée s’applique aux personnes
déjà présentes sur le territoire d’un Etat et non à celles qui tentent
d’y entrer. Selon cette argumentation, la pratique visant à détourner
des bateaux transportant en haute mer des personnes, dont des demandeurs
d’asile et des réfugiés, vers des territoires où leur vie pourrait
être mise en péril ne constituerait pas une pratique interdite au
titre du droit international sur les réfugiés et les droits de l’homme
.
Pourtant, l’application extraterritoriale du principe de non-refoulement
est fermement défendue par le HCR, comme clairement énoncé dans
l’Avis consultatif sur l’application extraterritoriale des obligations
de non-refoulement en vertu de la Convention de 1951 relative au statut
des réfugiés et de son protocole de 1967
.
31. Dans son avis consultatif, le HCR rappelle les principes et
l’interprétation établis des obligations des Etats à l’égard du
non-refoulement et examine ces obligations d’un point de vue géographique.
Il conclut et estime:
«(…) que
le but, l’intention et le sens de l’article 33.1 de la convention
de 1951 sont sans ambiguïté et établissent une obligation de ne
pas renvoyer un réfugié ou un demandeur d’asile vers un pays où
il ou elle risquerait une persécution ou tout autre préjudice sérieux,
qui s’applique partout où l’Etat exerce son autorité, y compris
à la frontière, en haute mer ou sur le territoire d’un autre Etat» .
32. Le HCR analyse également la lacune regrettable qui pourrait
être créée dans le système de protection si les Etats étaient autorisés
à renvoyer des réfugiés et des demandeurs d’asile vers un pays où
ils risquent une persécution au seul motif qu’ils agissent en-dehors
de leur territoire, une approche qui «serait fondamentalement en
contradiction avec l’objet et le but humanitaire de la convention
de 1951 et de son protocole de 1967
».
Dans son avis, le HCR s’inspire largement des affaires et déclarations
des organes internationaux et régionaux des droits de l’homme pour
mettre l’accent sur une interprétation de l’interdiction de refoulement
qui s’étende aux actes des Etats au-delà de leur territoire et en
haute mer
.
33. Par ailleurs, comme nous le verrons ultérieurement, le droit
maritime international en matière de prévention du trafic et de
la traite des êtres humains et la législation de l’Union européenne
mentionnent expressément l’obligation faite aux Etats de respecter
le principe de non-refoulement, y compris durant leurs activités
en haute mer.
34. L’application en haute mer des normes internationales relatives
aux droits de l’homme, dont le principe de non-refoulement, exige
des Etats qu’ils exercent leur pouvoir juridictionnel sur les navires
et personnes interceptés en pleine conformité avec ces normes. Il
convient de souligner que cette exigence ne se limite pas à l’interdiction
d’un refoulement direct ou indirect, elle concerne aussi un éventail
plus large de droits. Les officiers de marine des Etats font-ils
un usage excessif de la force au cours des opérations d’interception?
Le retour dans le pays de départ peut-il s’apparenter à une expulsion
collective telle que définie dans le Protocole no 4 à la Convention
européenne des droits de l'homme?
Les
personnes interceptées pourraient-elles contester la décision de
renvoi dans le pays de départ?
35. Comme nous en avons conclu dans le contexte des mesures d’interception
menées dans les eaux territoriales, de l’Etat procédant à l’interception
ou d’un autre, des évaluations ad hoc des activités d’interception
seraient nécessaires par la suite afin de pourvoir juger, dans des
situations spécifiques, de la violation des droits fondamentaux
des personnes interceptées, et déterminer, en cas de violation(s)
avérée(s), si elles sont imputables aux actes de l’Etat ayant procédé
à l’interception.
3.2. Débarquement en
«lieu sûr»
36. Aux fins de la présente discussion sur les interceptions
en mer, il convient de préciser que la CNUDM codifie également l’obligation
de tout marin de prêter assistance à quiconque est trouvé en péril
en mer
. Outre cette obligation, la CNUDM
stipule par ailleurs que tous les Etats côtiers doivent faciliter
la création et le fonctionnement d’un service permanent de recherche
et de sauvetage adéquat et efficace
.
Deux autres instruments internationaux majeurs viennent compléter
ces obligations, en l’occurrence la Convention internationale pour
la sauvegarde de la vie humaine en mer de 1974 (SOLAS) et la Convention
internationale de 1979 sur la recherche et le sauvetage maritimes
(SAR). Cette dernière précise les mécanismes et règles régissant
l’obligation pour les Etats de porter assistance à toute personne
en détresse en mer, sans tenir compte de la nationalité ou du statut
de cette personne ni des circonstances dans lesquelles celle-ci
a été trouvée
. Le système SAR repose essentiellement
sur le principe de coopération des Etats dans le contexte d’un plan
international de recherche et de sauvetage maritimes visant à répondre
aux besoins d’assistance de personnes en détresse en mer. C’est
sur la base de cette convention que les mers et les océans du globe
sont divisés en «région(s) de dimensions déterminées dans les limites
de laquelle sont fournis des services de recherche et de sauvetage»
, communément appelées zones de responsabilité
SAR.
37. Outre la mise en place de zones de responsabilité SAR et de
Centres de coordination de sauvetage (RCC), c’est-à-dire d’unités
nationales chargées d’assurer l’organisation et la coordination
des opérations de recherche et de sauvetage dans ces régions, et
la définition de la nature des obligations SAR, la convention établit
également le principe sur la base duquel la responsabilité SAR d’un
Etat est engagée. S’il incombe à chaque marin, y compris à ceux
des navires d’Etat, de porter assistance et de secourir toute personne
en détresse en mer, c’est la localisation de l’opération de sauvetage
qui détermine le RCC – et par la même l’Etat – en charge de la coordination
d’ensemble de l’opération de sauvetage. De telles opérations requises
et menées dans une zone SAR d’un Etat particulier relèvent de la
responsabilité SAR de cet Etat. Ce principe, ainsi que la nature
précise des obligations de l’Etat en vertu de la convention, sont
au cœur d’une importante discussion aux lourdes conséquences sur
la situation des personnes à bord de bateaux faisant l’objet d’un sauvetage
ou d’une interception.
38. Après plusieurs incidents maritimes qui ont, semble-t-il,
menacé l’intégrité de la tradition et l’obligation des marins de
prêter assistance en mer, un processus d’amendement entre autres
des conventions SAR et SOLAS a été initié en 2001
.
L’Organisation maritime internationale (OMI)
a
souligné la nécessité d’identifier les lacunes et incohérences en
vue d’améliorer le système de recherche et de sauvetage.
39. Les amendements adoptés en 2004 et entrés en vigueur en juillet
2006 précisent pour l’essentiel que les obligations SAR d’un Etat
incluent la responsabilité de coordonner l’ensemble des opérations
de recherche et de sauvetage dans sa zone SAR et de garantir le
débarquement en lieu sûr, dans un délai raisonnable, de toutes les
personnes secourues
.
Outre ces modifications, l’OMI a également adopté des directives
sur le traitement des personnes secourues en mer
,
afin de fournir aux autorités étatiques compétentes une explication
détaillée des obligations qui leur incombent en vertu du droit international
applicable dans le contexte des opérations de recherche et de sauvetage
.
40. Plusieurs des directives ont directement trait à l’interception
en mer de réfugiés, demandeurs d’asile et autres migrants. Les directives
cherchent également à clarifier la question épineuse qui est de
déterminer ce qui peut ou non être considéré comme un «lieu sûr»
où débarquer les personnes secourues.
41. Une approche traditionnelle du terme serait de garder à l’esprit
les intentions des rédacteurs de la convention de refléter le contexte
maritime approprié. Une telle interprétation permet de définir ce
qu’est un «lieu sûr» par rapport aux menaces maritimes et aux dangers
qui ont conduit à l’opération de sauvetage. Par conséquent, on entend
également par «lieu sûr» tous les ports où la vie des personnes
secourues n’est plus menacée par un danger imminent et où elles
bénéficieront d’un accès adéquat à des vivres, un abri, des soins médicaux,
etc.
42. Cependant, pour garantir la pertinence du terme aujourd’hui
et, surtout, son utilité pour les capitaines de navire, il doit
pouvoir s’appliquer aux scénarios auxquels sont confrontés les marins
d’aujourd’hui. La tendance croissante de groupes de personnes, dont
des demandeurs d’asile et des réfugiés, à entreprendre des voyages
périlleux en mer, associée à une meilleure sensibilisation et prise
de conscience du niveau de protection des droits de l’homme dans
certains pays ou certaines régions, nécessitent une interprétation
de la notion de «sûreté» qui aille au-delà de la simple protection
du danger physique et prenne également en compte la perspective
des droits fondamentaux du lieu de débarquement proposé. Il semblerait
incongru d’accepter une définition de «lieu sûr» susceptible de
permettre le débarquement de personnes par un navire prêtant assistance,
et sous la coordination des RCC d’un Etat, dans un port d'un Etat
où les droits fondamentaux des personnes secourues seraient menacés.
Une telle action pourrait être assimilée à une mesure de refoulement.
43. Les directives adoptent cette interprétation de ce qu’est
un «lieu sûr» et énoncent que dans le cas de demandeurs d’asile
et de réfugiés récupérés en mer, le débarquement dans des territoires
où la vie et la liberté de ces personnes seraient menacées doit
être évité
. Dans la liste de la réglementation
internationale pertinente et des principes énoncés par les directives,
il est fait expressément référence au principe de non-refoulement
tel que codifié à l’article 33 de la Convention de 1951 relative
au statut des réfugiés
.
44. Le Comité de simplification des formalités de l’OMI a réaffirmé
cette interprétation lorsqu’il a publié, en janvier 2009, un ensemble
de principes à l’intention des Etats afin de les aider à harmoniser
leurs procédures de débarquement
. Les «Principles
relating to Administrative Procedures for Disembarking Persons Rescued at
Sea»
(Principes
relatifs aux procédures administratives pour le débarquement de
personnes secourues en mer) invitent les Etats à introduire un certain
nombre de priorités dans leurs procédures administratives encadrant
le débarquement. Chose très importante, l’OMI précise que les Etats
ne devraient pas imposer aux capitaines de navire des procédures
autres que l’assistance immédiate et le recueil d’informations de
base sur l’identité des personnes secourues, à bord du navire prêtant
assistance. Les Etats devraient veiller à garantir aux demandeurs
d’asile la plus grande sécurité et confidentialité de leur identité
et, après le débarquement, l’accès aux autorités compétentes en
matière d’asile afin d’assurer le traitement de leur demande d’asile.
Enfin, les Etats sont instamment invités à garantir le respect des
principes internationaux relatifs à la protection inscrits dans
la Convention de 1951 sur le statut des réfugiés et la convention
des Nations Unies contre la torture (CAT) dans l’ensemble de leurs
procédures de débarquement.
45. Au-delà de l’aspect opérationnel, l’élaboration d’une définition
exhaustive de ce que l’on entend par «lieu sûr» qui soit reconnue
et mise en œuvre par les Etats présente un intérêt manifeste lorsqu’il
s’agit d’évaluer si le débarquement de personnes secourues ou interceptées
dans un pays tiers spécifique, par exemple la Libye, le Sénégal
ou la Mauritanie, est jugé conforme aux obligations qui incombent
aux Etats au titre du droit international des droits de l’homme.
Dans l’analyse précédente sur l’applicabilité en haute mer des normes internationales,
s’agissant en particulier de l’application extraterritoriale du
principe de non-refoulement, nous sommes parvenus à la conclusion
qu’à partir du moment où un Etat exerce sa juridiction sur des personnes
ou des navires, il est tenu de garantir la protection de leurs droits
fondamentaux. Cette exigence implique une protection contre le non-refoulement
au sens défini par la Convention de 1951 relative au statut des
réfugiés, la CEDH, le PIDCP et la CAT
.
L’évaluation permettant de déterminer qu’un lieu prévu pour le débarquement est
un lieu sûr suppose de ce fait une analyse approfondie de sa situation
générale en matière de droits de l’homme, ainsi qu’un examen plus
spécifique du traitement particulier réservé aux personnes interceptées.
46. Des inquiétudes ont par exemple été exprimées à l’égard de
la Libye dans le contexte de la politique de renvoi mise en œuvre
par l'Italie tout au long de l’année 2009 et de l’incident impliquant
Malte en juillet 2010
. Les
préoccupations soulevées portaient notamment sur le fait que la
Libye n’est pas signataire de la Convention de 1951 relative au
statut des réfugiés et ne dispose pas de procédure d’asile ou d’institutions
en charge de l’asile et des réfugiés. Les conditions particulièrement
dures dans les centres de détention libyens et les nombreux actes
de discrimination et violence raciale dont sont souvent victimes
les Africains de la région subsaharienne ont également été pointés
du doigt
.
A la suite de l’expulsion du HCR mi-2010, il semble que la situation
des demandeurs d’asile et des réfugiés précédemment reconnus en
vertu du mandat du HCR se soit encore détériorée
.
Dans les faits, compte tenu de la détérioration de la situation
en Libye depuis la guerre civile déclenchée en février 2011, les
réfugiés et les demandeurs d’asile se sont trouvés exposés à un
grave danger, amenant le HCR à en appeler à la communauté internationale
pour trouver de toute urgence des possibilités de réinstallation.
47. Une analyse similaire s’impose eu égard aux opérations conjointes
coordonnées par Frontex et menées par l'Espagne au large des côtes
d’Afrique de l’Ouest. Selon les statistiques dressées par Frontex
,
5 969 personnes ont été déroutées vers le rivage le plus proche
(Sénégal ou Mauritanie) durant l’opération conjointe HERA 2008 sans
que l’on sache précisément ce qu’il est advenu d’elles, et en particulier
si les autorités espagnoles, sénégalaises ou mauritaniennes ont
assuré la protection de leurs droits de l’homme. Les modalités d’interception
restant floues, il est impossible d’affirmer avec précision comment
les bateaux ont été détournés de leur itinéraire initial et ramenés
sur la côte la plus proche
. Aucune information n’a été fournie et
l’on ne peut déterminer si les demandeurs d’asile détournés se sont
vu accorder l’opportunité de présenter leur demande d’asile et le
traitement dont ont bénéficié ces personnes sur un plan général.
En dépit de ce qu’affirme Frontex, à savoir qu’un agent des forces
de l’ordre mauritaniennes ou sénégalaises est systématiquement présent
à bord des navires déployés par les Etats membres pour prendre en
charge le détournement, l’analyse précédente met en lumière la responsabilité
qui incombe à l’Espagne d’agir conformément à ses obligations internationales
en matière de droits de l’homme. Il est par ailleurs intéressant de
noter que, compte tenu de la référence faite par Frontex aux moyens
mis à disposition par les Etats membres participant à l’opération
conjointe, l’Espagne n’est donc pas seule à être tenue de satisfaire
à ses obligations relatives aux droits de l’homme; c’est le cas
de tous les Etats membres impliqués dans l’opération HERA 2008
.
48. Comme souligné précédemment, les efforts récemment déployés
par l’Union européenne pour harmoniser les pratiques des opérations
de recherche et de sauvetage grâce à l’adoption de directives appropriées
ont également porté sur l’introduction d’une définition de la notion
de «lieu sûr» prenant en compte le principe de non-refoulement,
y compris le fait que les personnes secourues doivent se voir accorder
la possibilité d’exprimer leurs craintes d’être renvoyées vers le
point de débarquement prévu.
3.3. Etablir les responsabilités
en matière de débarquement
49. Grâce aux amendements portés aux conventions SAR
et SOLAS, on est en mesure d’espérer que la lumière sera faite sur
les situations complexes et que les Etats disposeront désormais
des outils nécessaires pour harmoniser leurs pratiques. Pourtant,
ces modifications ont eu pour conséquence indirecte et totalement imprévue
l’émergence d’un nouveau désaccord, opposant principalement l’Italie
et Malte. Malte a fait savoir qu’il n’était pas dans son intérêt
d’accepter les amendements de 2004 et les a rejetés. Les autorités
maltaises ont en effet motivé leur refus par le fait que ces modifications
faisaient également endosser à l’Etat responsable de la zone SAR
dans laquelle les personnes sont secourues, la responsabilité du
lieu sûr où les débarquer. Les autorités s’inquiétaient essentiellement
de devoir assumer la responsabilité de chaque personne secourue dans
sa zone SAR
.
Or la zone SAR dont Malte a la responsabilité est extrêmement large,
puisqu’elle s’étend des abords de la Tunisie jusqu’à la Grèce et
couvre une superficie d’environ 250 000 kilomètres carrés
. La non-adoption par Malte des amendements
de 2004 a conduit à la situation suivante: Malte reste liée par
les conventions SAR et SOLAS non modifiées alors que l’Italie, ayant
adopté les amendements, est liée par les nouvelles versions de ces
instruments.
50. Plus concrètement, cela signifie que si Malte est tenue de
garantir le débarquement des personnes secourues dans sa zone SAR
au port sûr le plus proche, l’interprétation faite par l’Italie
de la notion de débarquement telle qu’elle figure dans le système
SAR veut qu’il doive avoir lieu dans l’Etat responsable de la zone
SAR. La possibilité de conflit est claire, notamment dans les cas
où les personnes sont secourues dans la zone SAR de Malte mais à
un endroit géographiquement proche de Lampedusa. Ce type de désaccord
fut à l’origine de l’impasse diplomatique dans laquelle se sont
trouvées l’Italie et Malte en avril 2009, à la suite du sauvetage
de plus de 140 personnes par le cargo turc Pinar
E à environ 41 milles nautiques de Lampedusa et 114 milles
nautiques de Malte. Alors que Malte insistait pour que les personnes
secourues soient acheminées vers le port le plus proche, en l’occurrence
un port italien, l’Italie quant à elle exhortait Malte de prendre
en charge ces personnes conformément à ses obligations au titre
de la convention SAR.
51. Après quatre jours, l’Italie a donné l’autorisation au navire
de pénétrer dans les eaux italiennes et de débarquer les personnes
secourues
.
Le décès d’une femme enceinte à bord du navire, la détérioration rapide
de l'état de santé physique et psychologique des personnes à bord
due au manque de nourriture et d’eau potable, les risques accrus
en termes de sécurité en raison du surpeuplement, et la perte financière alléguée
de plus de 350 000 dollars des Etats-Unis, soulignent la nécessité
urgente pour les Etats d’améliorer l’efficacité de la coordination
des opérations de recherche et de sauvetage, et de donner la priorité
au respect de la vie humaine dans toutes les activités menées en
mer
.
52. Ces approches divergentes de l’interprétation des obligations
des Etats en vertu de la convention SAR ne concernent pas uniquement
l’Italie et Malte mais également d’autres Etats membres de l’Union
européenne au point de rendre problématique l’organisation des opérations
conjointes Frontex
.
En réponse à cette situation, l’Union européenne a adopté, en avril
2010, les «Lignes directrices Frontex» «afin d’assurer une meilleure
coordination entre les Etats membres participant à une opération
lorsque de telles situations se présentent, et de faciliter la conduite
des opérations en question»
. Concrètement, les lignes
directrices réitèrent le principe de non-refoulement, s’agissant
notamment des responsabilités relatives au débarquement, et soulignent
l’obligation d’informer les personnes secourues du lieu de débarquement
prévu afin qu’elles puissent expliquer les raisons qui les poussent
à craindre un retour à cet endroit
. Les lignes directrices sont controversées
puisqu’elles incluent une disposition énonçant que lorsqu’il s’avère
impossible de débarquer les personnes dans le pays de départ, le
débarquement devrait avoir lieu dans l’Etat membre accueillant l’opération
Frontex
. L’avenir de ces lignes
directrices reste incertain dans la mesure où elles font actuellement
l’objet d’une remise en question devant la Cour européenne de justice
(CEJ). Elles conservent néanmoins leur validité dans l’attente des
conclusions de la CEJ dans cette affaire
.
53. Un autre aspect non résolu du système SAR qui soulève de sérieuses
préoccupations en matière de droits de l’homme a trait aux situations
dans lesquelles l’Etat responsable de la zone SAR concernée ne répond
pas aux appels de détresse et ne s’acquitte pas de son obligation
de coordonner les opérations de recherche et de sauvetage. Dans
le contexte européen, de tels incidents se sont produits dans la
région de la Méditerranée centrale où des personnes secourues dans
la zone SAR libyenne se sont vu refuser l’accès aux eaux territoriales
maltaises au motif que la responsabilité de cette zone incombait
à la Libye. L’incident du
Francisco y
Catalina en juillet 2006 est un exemple clair de l’impact
d’un tel scénario sur la vie des personnes secourues et de celles
prêtant assistance
.
En fait, il semblerait que ce soit sur la base de la solution négociée par
le HCR au moment de cet incident que les Etats d’Europe du Sud ont
décidé d’inclure dans leur document susmentionné la proposition
d’établir un système de partage des responsabilités pour les personnes secourues
en dehors de la zone SAR d’un Etat membre de l’Union européenne
.
3.4. Lutter contre le
trafic illicite et la traite des personnes
54. Deux autres instruments maritimes internationaux
que nous nous devons d’aborder dans le cadre de la présente discussion
sont communément dénommés «les Protocoles de Palerme»
.
En tant que protocoles à la Convention des Nations Unies contre
la criminalité transnationale organisée (2000), ils donnent corps
aux efforts internationaux de lutte contre le trafic illicite et
la traite des personnes en énonçant une définition détaillée des
deux termes et en définissant un cadre de coopération visant à criminaliser
et prévenir les activités tombant sous le champ de ces définitions
.
55. Les protocoles demandent aux Etats parties de renforcer les
contrôles aux frontières nécessaires pour prévenir et détecter la
traite des personnes
. Afin de satisfaire
efficacement à ces obligations, les Etats sont autorisés à refuser
l’entrée de personnes impliquées dans la commission des infractions
, mettre fin à l’utilisation
dudit navire dans ce but mais aussi à l’arraisonner et le visiter
.
Les protocoles confèrent ainsi aux Etats une autorité considérable
sur les navires pour lesquels il y a des motifs raisonnables de
soupçonner qu’ils sont utilisés à des fins de trafic illicite ou
de traite des êtres humains. Puisque, comme évoqué précédemment, les
migrants, demandeurs d’asile et réfugiés traversent les mers et
les océans dans la grande majorité des cas de manière illégale,
en recourant à des réseaux de passeurs ou de la traite, les Etats
d’Europe du Sud sont habilités à intercepter ces navires aux fins
de la lutte contre la criminalité. Pourtant, les protocoles n’octroient pas
aux Etats le droit d’exercer cette juridiction
de jure de manière absolue.
56. Outre plusieurs dispositions faisant obligation aux Etats
de garantir la protection et un traitement humain aux personnes
victimes de la traite ou du trafic illicite
,
les deux protocoles comportent d’importantes clauses de sauvegarde
qui incorporent l’obligation de respecter le principe fondamental
de non-refoulement dans toutes les mesures adoptées par les Etats
en vertu de ces protocoles. L’article 14.1
du
Protocole sur la traite des personnes énonce que:
«Aucune disposition du présent
protocole n’a d’incidences sur les droits, obligations et responsabilités des
Etats et des particuliers en vertu du droit international, y compris
du droit international humanitaire et du droit international relatif
aux droits de l’homme, et, en particulier, lorsqu’ils s’appliquent,
de la Convention de 1951 et du Protocole de 1967 relatifs au statut
des réfugiés ainsi que du principe de non-refoulement qui y est
énoncé.»
57. Ces clauses de sauvegarde ont un impact effectif: un navire
sans pavillon qui se livre à un trafic illicite ou à la traite de
personnes ne confère pas pour autant aux Etats le droit de s’appuyer
sur ces protocoles pour justifier des mesures d’interception qui
entraîneraient une violation du principe de non-refoulement ou de n’importe
quel autre droit de l’homme
.
Associées aux conclusions auxquelles nous sommes parvenus précédemment
concernant l’application extraterritoriale des obligations internationales
en matière de droits de l’homme et du principe de non-refoulement,
les clauses de sauvegarde des Protocoles de Palerme renforcent encore
l’idée selon laquelle l’interception en mer de demandeurs d’asile,
de réfugiés et de migrants doit être conduite dans le plein respect
des normes internationales des droits de l’homme.
3.5. L’Union européenne
58. Au niveau régional, le principe de non-refoulement
est également inscrit dans l’un des principaux instruments de l’Union
européenne relatifs au droit maritime. Un corollaire indispensable
à la création d’un espace sans frontières intérieures afin de garantir
la libre circulation des personnes était l’adoption par l’Union européenne
d’une politique commune de gestion de ses frontières extérieures
. Aux fins d’atteindre ces objectifs,
le «Code frontières Schengen»
a
été adopté et constitue l’instrument principal par lequel les Etats membres
prendront, sur une base commune, toutes les mesures nécessaires
à la gestion des frontières intérieures et extérieures de l’Union.
En vertu du chapitre II du code, les Etats membres sont tenus de
contrôler les frontières extérieures en procédant, entre autres,
à la vérification des personnes qui tentent d’entrer sur leur territoire
et à des activités de surveillance des frontières, l’article 13
précisant que l’entrée sur le territoire de l'Union est refusée
au ressortissant de pays tiers qui ne remplit pas l’ensemble des
conditions d’entrée telles que définies. Il est néanmoins expressément
précisé dans ce même article que «cette disposition est sans préjudice
de l’application des dispositions particulières relatives au droit
d’asile et à la protection internationale
». Il convient également
de rappeler que le droit d’asile est inscrit dans la Charte des
droits fondamentaux de l’Union européenne
.
59. Le Code frontières Schengen est complété par un manuel pratique
à utiliser par les autorités nationales chargées des contrôles des
personnes aux frontières dont les dispositions doivent être intégrées
aux programmes de formation relatifs à la gestion des frontières
des Etats membres
.
Ce manuel présente un intérêt particulier dans le cadre de notre
analyse dans la mesure où il clarifie les principes et procédures
à suivre par les gardes-frontières dans différentes situations,
en particulier
:
- toutes les personnes exprimant
le souhait de présenter une demande de protection internationale
à la frontière doivent pouvoir le faire;
- une personne doit être considérée comme demandeur de la
protection internationale si elle exprime – de quelque manière que
ce soit – la crainte de faire l’objet d’atteintes graves si elle
retourne dans son pays d’origine ou son lieu de résidence antérieur;
- une demande de protection ne requiert aucune forme d’expression
particulière; la crainte exprimée est l’élément déterminant;
- en cas de doutes sur le fait de savoir si une déclaration
doit être interprétée comme le souhait de présenter une demande
de protection internationale, les gardes-frontières ne peuvent agir
seuls et doivent consulter les autorités nationales responsables
de l’examen de telles demandes;
- plusieurs garanties procédurales sont clairement énoncées
(le recours, si besoin est, à des interprètes, la communication
des informations pertinentes, etc.).
3.6. Frontex
60. S’il n’entre pas dans le cadre du présent rapport
de fournir une évaluation de cette agence de l’Union européenne,
il convient néanmoins de porter une attention particulière à son
rôle actuel et potentiel en matière d’interception en mer de demandeurs
d’asile, de réfugiés et de migrants.
61. A ce jour, l’opération conjointe HERA est la seule dans laquelle
les navires interceptés sont déroutés vers les côtes les plus proches.
Cette procédure n’a jamais figuré dans les accords relatifs au mode
opératoire des opérations communes menées en Méditerranée centrale.
Il est toutefois difficile de savoir si cet état de fait est imputable
à une politique des Etats membres accueillant ou participant aux
opérations ou plutôt au manque de soutien et de consentement des
Etats d’Afrique du Nord concernés, notamment la Libye. A cet égard, l’annonce
récemment faite par la Commission européenne de la finalisation,
avec la Libye, d’un programme de coopération dans le domaine de
l’immigration ne fait aucunement référence au rôle de Frontex, concernant notamment
le détournement des navires interceptés. Il reste par conséquent
à déterminer quel sera le rôle attribué à l’agence et à ses opérations
conjointes. Cette coopération a cependant été temporairement suspendue
à la lumière des événements actuels en Libye, les institutions de
l’Union européenne ayant reconnu la nécessité de réévaluer leur
politique d’asile au regard de leurs relations avec les pays tiers
jugés peu sûrs
.
62. Dans les commentaires précédents relatifs à l’opération HERA
2008, nous avons insisté sur l’obligation de l’Espagne de veiller
à ce que ses mesures d’interception soient appliquées d’une manière
conforme à ses obligations internationales en matière de droits
de l’homme. Ce principe a également été rappelé à l’égard des autres
Etats membres participant à l’opération. Et pourtant, la responsabilité
et l’obligation de rendre compte de Frontex dans ce cadre restent
évasives. Lors des opérations conjointes, Frontex coordonne les
efforts et ressources des Etats membres et fournit une expertise
technique de manière à optimiser l’efficacité et les chances de
réussite de l’opération
,
alors qu’il incombe aux Etats membres participant de décider des
aspects opérationnels, y compris des règles régissant le débarquement,
de la présomption de responsabilité à l’égard des personnes secourues,
ainsi que des détournements. En sa qualité d’agence de l’Union européenne, Frontex
est tenue d’agir de manière conforme aux valeurs fondamentales de
l’Union, telles qu’énoncées dans les traités fondateurs, puis réitérées
à plusieurs reprises dans les acquis de l’Union européenne. La nature, l’étendue
ou la teneur du pouvoir décisionnel de Frontex ou de ses compétences
opérationnelles ne limitent ou ne lèvent pas l’obligation pour l’agence
de respecter les droits humains fondamentaux dans ses propres actions
et de veiller à leur observation dans l’ensemble des activités qu’elle
coordonne ou facilite. Cette interprétation est aussi confirmée
dans la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne (article
51).
63. Peut-être en réponse à de telles préoccupations, la proposition
de la Commission de modifier le Règlement Frontex, présentée en
février 2010, énonce un certain nombre de dispositions visant à
renforcer «les garanties assurant le plein respect des droits fondamentaux»
.
Il est ainsi proposé que toutes les activités Frontex soient conduites
conformément aux droits fondamentaux et aux obligations en matière
de protection internationale
. Ce principe général réaffirme
les conclusions susmentionnées sans toutefois ajouter aucun élément
substantif. Il s’agit néanmoins d’une inclusion louable dont seule
l’application dans la pratique pourra déterminer la force. Il en
va de même de la proposition d’inclure dans l’évaluation des activités
de Frontex, entreprise tous les cinq ans, une analyse spécifique
de la manière dont la Charte des droits fondamentaux a été respectée
. En dépit de ces affirmations,
la proposition ne précise pas les mesures à prendre pour garantir la
pleine conformité avec ces règles
.
S’agissant de la formation, la Commission européenne suggère que
les gardes-frontières et les autres membres du personnel des Etats
membres, ainsi que les membres du personnel de l'agence reçoivent
une formation relative aux droits fondamentaux et à l'accès à la
protection internationale
. Il est intéressant de noter
dans ce contexte que, le 31 mars 2011, le conseil d’administration de
Frontex a approuvé le plan d’action sur les droits fondamentaux
de l’agence
.
64. La proposition confère également à Frontex un rôle plus important
dans la conception et la conduite des opérations conjointes en exigeant
l’élaboration d’un plan opérationnel du projet par le directeur
exécutif de Frontex, convenu conjointement par ce dernier et l’Etat
membre hôte. Ainsi, ce plan opérationnel devrait aborder divers
éléments tels que le mode opératoire, la durée, la zone géographique
couverte et plus particulièrement «en ce qui concerne les opérations
en mer, les exigences spécifiques relatives au ressort juridique
et aux dispositions du droit maritime qui s'appliquent à la zone
géographique dans laquelle l'opération conjointe a lieu»
. Il convient de rappeler que
les Lignes directives Frontex évoquées précédemment font partie
du plan opérationnel et incorporent la définition plus large de
ce que l’on entend par «lieu sûr»
.
65. A la suite d’une demande d’aide officielle présentée par le
ministère italien de l’Intérieur à Frontex le 15 février 2011 compte
tenu de la situation migratoire hors du commun à Lampedusa, l’opération
conjointe HERMES 2011 a démarré en février 2011 avec le déploiement
de moyens aériens et maritimes italiens et maltais supplémentaires.
Selon un communiqué officiel de Frontex, le Gouvernement italien
a demandé une aide pour le renforcement de la surveillance aux frontières
extérieures de l’Union européenne sous la forme d’une opération
conjointe. Par ailleurs, l’Italie a réclamé une analyse ciblée des
risques occasionnés par les scénarios potentiels de pressions migratoires
accrues dans la région à la lumière des développements politiques
récents en Afrique du Nord et de l’éventuelle ouverture d’un nouveau
front migratoire en Méditerranée centrale
.
66. Dans le cadre de cette opération, la commissaire de l’Union
européenne, Cecilia Malmström, a clairement déclaré que la mission
de Frontex sera régie par la législation européenne et a rappelé
que l’interdiction et le refoulement de migrants interceptés en
mer ne sont pas autorisés
.
Cette déclaration de la Commission est susceptible d’avoir des répercussions
sérieuses sur l’évolution de la politique d’asile de l’Union européenne
mais aussi en particulier sur les relations des Etats membres de
l’Union européenne avec les pays tiers peu enclins ou dans l’incapacité
de garantir le respect et la protection adéquats des droits des migrants
et des demandeurs d’asile. L’application de cette déclaration aux
activités maritimes espagnoles et italiennes susmentionnées reste
tout particulièrement à démontrer. Il convient toutefois de noter
qu’en dépit de cette déclaration, le 14 mars 2011, les autorités
italiennes ont refusé l’entrée sur le territoire à près de 1 800 personnes
embarquées sur le
Mistral Express.
Le navire a finalement fait route vers le Maroc
.
4. Recommandations
67. L’analyse ci-avant résume les principaux paramètres
encadrant et régissant la mise en œuvre des mesures d’interception
en mer par les Etats. Les obligations énoncées par les différents
instruments internationaux et régionaux relatifs au droit maritime
ont été mises en lumière et comparées ou confrontées aux responsabilités
imposées par le droit international, y compris par le droit international
en matière de droits de l’homme et le droit des réfugiés. Cette
analyse a été présentée dans le contexte des flux mixtes de personnes
quittant les côtes africaines pour tenter d’atteindre et d’accéder
au territoire européen.
68. A ce stade, il est nécessaire de tirer certaines conclusions
des observations susmentionnées et d’émettre un ensemble de recommandations.
Ces dernières s’adressent essentiellement aux Etats, mais aussi indirectement
aux institutions internationales et régionales compétentes ainsi
qu’à d’autres acteurs.
68.1. Les
Etats devraient veiller à ce que leurs politiques et activités relatives
à la gestion de leurs frontières, y compris les mesures d’interception,
reconnaissent la composition mixte des flux de personnes tentant
de franchir les frontières maritimes et garantissent que toutes
les personnes concernées par ces politiques et activités ne sont
pas privées de leurs droits de l’homme fondamentaux. Les mesures
d’interception doivent inclure des directives claires sur l’identification
et l’orientation des personnes ayant besoin d’une protection internationale
ainsi que sur d’autres mesures susceptibles d’affecter les droits,
telles que la privation de liberté, les restrictions à la liberté
de circulation, etc.
68.2. Chaque fois que les Etats exercent leur juridiction de
droit ou de fait sur les personnes et navires interceptés, ils sont
tenus de satisfaire à leurs obligations au titre du droit international,
notamment celles découlant du droit international en matière de
droits de l’homme et du droit des réfugiés, y compris d’assurer
la protection contre le refoulement, indépendamment du fait que
les mesures d’interception soient mises en œuvre dans leurs propres
eaux territoriales, dans celles d’un autre Etat sur la base d’un accord
bilatéral ad hoc, ou en haute mer. Il convient d’élaborer des procédures
normalisées permettant de garantir le respect des droits fondamentaux
et d’inclure un système de supervision rapide, automatique, impartiale
et indépendante des opérations.
68.3. Les accords internationaux sur lesquels se fondent les
opérations d’interception doivent être publiquement accessibles
et soumis au contrôle démocratique. Leur application doit par ailleurs
faire l’objet d’une supervision indépendante.
68.4. Tous les Etats ou agences impliqués dans les opérations
d’interception ou leur coordination doivent consigner dans des rapports
la nationalité, l’âge, la situation personnelle de chacune des personnes
interceptées et les raisons qui ont motivé leur périple en mer.
68.5. Tous les Etats qui procèdent actuellement à l’interception
en mer de migrants, de demandeurs d’asile et de réfugiés devraient
s’abstenir sur le champ de recourir à de telles pratiques lorsque
ces dernières entraînent un refoulement direct ou indirect.
68.6. Les désaccords quant à l’Etat responsable des personnes
secourues mettent en péril la vie, la sécurité et les moyens d’existence
de ces dernières ainsi que ceux des personnes prêtant assistance
et sont susceptibles de dissuader les marins de venir au secours
des personnes en détresse en mer. Le débarquement rapide des personnes
secourues en lieu sûr doit être une priorité de tout système de recherche
et de sauvetage. Les opérations aux frontières maritimes doivent
être régies par des instructions claires quant au lieu de débarquement.
68.7. Le débarquement des personnes secourues doit être effectué
en un lieu susceptible de répondre à leurs besoins de protection
et d’assistance au moyen de mécanismes nationaux d’orientation ou
de procédures similaires, y compris d’asile, et d’évaluer leurs
besoins immédiats, qui ne mette nullement en péril leurs droits
fondamentaux. Les personnes ayant besoin d’une protection internationale
doivent avoir accès à une procédure d’asile juste et efficace permettant
un examen adéquat de leur demande.
68.8. Dans la conduite des activités de surveillance des frontières,
que ce soit dans le contexte de la prévention du trafic illicite
et de la traite des êtres humains ou de celui de la gestion des
frontières, il convient de garantir à toutes les personnes interceptées
un traitement humain et le respect systématique de leurs droits
de l’homme, y compris du principe de non-refoulement.
68.9. L’arrivée par mer de flux mixtes de personnes – directement,
après une opération de recherche et de sauvetage ou dans le contexte
d’activités de gestion des frontières – pose de sérieux défis aux Etats
côtiers. La communauté internationale devrait fournir toute l’assistance
requise à ces Etats dans un esprit de solidarité et de partage des
responsabilités.
68.10. Sous l’égide de l’Organisation maritime internationale,
les Etats devraient déployer des efforts concertés afin de garantir
une approche cohérente et harmonisée du droit maritime international,
au moyen, notamment, d’un consensus sur la définition et le contenu
des principaux termes et normes.
68.11. Il convient de mettre en place un groupe interagences
chargé de fixer des priorités politiques précises, de conseiller
les Etats et autres acteurs concernés, et de contrôler et évaluer
la mise en œuvre des mesures d’interception en mer. Le groupe devrait
être composé de membres de l’Organisation maritime internationale,
du Haut-Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés, de l’Organisation internationale
pour les migrations, du Conseil de l’Europe, de Frontex et du Bureau
européen d'appui en matière d'asile.