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Rapport | Doc. 12895 | 05 avril 2012

Vies perdues en Méditerranée: qui est responsable ?

Commission des migrations, des réfugiés et des personnes déplacées

Rapporteure : Mme Tineke STRIK, Pays-Bas, SOC

Origine - Renvoi en commission: Doc. 12617, Renvoi 3774 du 27 mai 2011. 2012 - Deuxième partie de session

Résumé

En 2011, au moins 1 500 personnes ont perdu la vie en cherchant à traverser la Méditerranée. Cette donnée constitue le point de départ et le motif du présent rapport. Mais ce rapport porte avant tout sur un cas particulièrement effrayant, celui d’un petit bateau qui a quitté Tripoli avec 72 personnes à bord et qui, au bout de deux semaines en mer, s’est échoué sur les côtes libyennes avec seulement neuf survivants. Personne n'a porté secours à ce bateau, malgré les signaux de détresse enregistrés par le Centre italien de coordination de sauvetage maritime, qui l’a localisé. Un certain nombre de contacts directs entre ce bateau en détresse et d'autres navires ont apparemment eu lieu, y compris avec un hélicoptère militaire, qui lui a fourni des biscuits et de l’eau, mais n’est jamais revenu, avec deux bateaux de pêche, qui ont refusé de lui prêter assistance, et avec un gros vaisseau militaire tout proche du bateau, qui a ignoré ses signaux de détresse évidents.

Au vu de ce drame, un ensemble de défaillances se fait jour: les autorités libyennes n'ont pas assumé la responsabilité de leur zone de recherche et de sauvetage, les centres de coordination de sauvetage maritime italien et maltais n’ont pas lancé une opération de recherche et de sauvetage, et l'OTAN n'a pas réagi aux signaux de détresse, alors que des navires militaires sous son commandement se trouvaient dans les parages du bateau lorsque le signal de détresse a été lancé (y compris la frégate Méndez Núñez qui était apparemment à une distance de 11 milles, bien que cela soit contesté par l'Espagne s'agissant du Méndez Núñez). Les pays dont les navires dans les environs du bateau battaient pavillon ont manqué à leur obligation de sauver ces personnes. Par ailleurs, deux navires de pêche non identifiés n'ont également pas répondu aux appels directs au secours lancés par le bateau en détresse. Parallèlement à ces défaillances, un certain nombre de lacunes ont contribué à l’absence de réaction aux appels au secours, et notamment des lacunes dans le cadre juridique maritime et une défaillance de l'OTAN et des Etats militairement impliqués en Libye à anticiper de manière adéquate l’exode de demandeurs d'asile et de réfugiés. L'élément le plus préoccupant dans cette affaire est peut-être la défaillance présumée de l'hélicoptère et du bâtiment de la marine, qui ne sont pas intervenus pour secourir le bateau en détresse, que ces unités aient été sous commandement national ou sous commandement de l'OTAN.

Dans cette affaire, maintes occasions de sauver les personnes à bord du bateau ont été perdues. Une série de recommandations sont faites dans le projet de résolution pour éviter que des tragédies similaires ne se reproduisent à l'avenir. Des informations supplémentaires sont également demandées à l'OTAN et aux Etats membres impliqués en vue d'identifier et de mener une enquête sur l'identité de l'hélicoptère et du bâtiment qui n’auraient pas porté secours au bateau en détresse.

A. Projet de résolution 
			(1) 
			Projet
de résolution adopté par la commission le 29 mars 2012.

(open)
1. En 2011, au moins 1 500 personnes ont perdu la vie en tentant de traverser la mer Méditerranée.
2. Ainsi le journal britannique The Guardian a-t-il révélé le drame d’un petit canot pneumatique qui, le 26 mars 2011, partait de Tripoli avec 72 personnes à son bord. Quinze jours plus tard, l’embarcation était rejetée sur les côtes libyennes: il ne restait plus que neuf survivants. Ce qui a rendu cette affaire singulière, au-delà du drame que représente la perte de ces vies, c’est qu’il semblerait que les appels de détresse du bateau aient été ignorés par plusieurs navires de pêche, par un hélicoptère militaire et par un important bâtiment de la marine. Même si la disparition de nombreuses personnes a été signalée, les personnes impliquées dans cette tragédie maritime auraient pu être sauvées si tous les intervenants s'étaient acquittés de leurs obligations.
3. Préoccupée par les implications de ces allégations, l'Assemblée parlementaire a lancé sa propre enquête afin d’établir ce qui s’était passé et qui pouvait être responsable de ne pas avoir porté secours aux personnes à bord du bateau.
4. Des témoignages des survivants et d’autres sources émerge une histoire crédible. Elle se déroule sur fond de conflit en Libye et alors que l’opération Unified Protector de l’OTAN bat son plein au large des côtes libyennes. Les passagers subsahariens, 50 hommes, 20 femmes et deux bébés, sont accompagnés jusqu’au bateau par une milice libyenne. Ils sont embarqués par les trafiquants qui leur enlèvent la plupart de leurs provisions d’eau et de nourriture pour faire monter le plus de monde possible à bord de l'embarcation. Après plus de 18 heures en mer pratiquement sans carburant et avec peu de nourriture, peu d’eau et pas de terre en vue, le «capitaine» appelle par téléphone satellite un prêtre érythréen vivant en Italie, lançant ainsi un signal de détresse. Le Centre de coordination de sauvetage maritime (MRCC) italien est immédiatement informé, fait repérer la position du bateau par l’opérateur satellite et envoie un grand nombre d’appels aux navires présents dans le secteur, leur demandant d’être à l’affût de l’embarcation en question. Certains de ces messages indiquent explicitement que le bateau se trouve en situation de détresse. C’est à partir de ce moment que la situation va sérieusement s’aggraver.
5. Dans les heures qui suivent le premier signal de détresse, un hélicoptère militaire survole le bateau, lui fournit de l’eau et des biscuits, puis fait signe aux passagers qu’il va revenir. Il ne reviendra pas. Le bateau croise aussi au moins deux bateaux de pêche, dont aucun ne vient à son secours. Le bateau dérive pendant plusieurs jours. Sans eau ni nourriture, les gens commencent à mourir. Vers le dixième jour de la traversée, la moitié des passagers ayant péri, un gros vaisseau avec des avions ou des hélicoptères à son bord passe tout près du bateau, assez près pour que les survivants voient les marins les regarder avec des jumelles et prendre des photos. Malgré des signaux de détresse évidents, le bâtiment de la marine s’éloigne. Finalement, le bateau est rejeté sur les côtes libyennes après 15 jours de mer. Les dix survivants ont été emprisonnés, et l'un d'entre eux est mort faute de soins médicaux. Finalement, neuf survivants ont été relâchés avant de fuir le pays.
6. Ce drame fait ressortir tout un inventaire de défaillances. Les autorités libyennes sont responsables de ce qui fut une expulsion de fait des passagers subsahariens et elles n’ont pas assumé la responsabilité de leur zone de recherche et de sauvetage (SAR, Search and Rescue). Les trafiquants se sont montrés complètement indifférents à la vie des passagers, ont surchargé le bateau et n’ont pas fourni le ravitaillement nécessaire.
7. Si le MRCC de Rome a vérifié la position de l'embarcation et diffusé, d'une manière générale, les appels de détresse, il n'a pas veillé à ce que le sauvetage des passagers soit assuré. Il a omis de contacter les navires proches de l'embarcation en détresse et de les charger du sauvetage des «boat people». Comme il était notoire que la zone SAR libyenne n’était pas couverte, l'Italie, en sa qualité de premier Etat à recevoir les appels de détresse, aurait dû assumer la responsabilité d'une coordination des opérations SAR.
8. L’OTAN avait déclaré le secteur zone militaire sous son contrôle mais n’a pas réagi aux appels de détresse envoyés par le MRCC de Rome. D'après une source fiable, au moins deux navires militaires participant aux opérations de l’OTAN se trouvaient dans les parages du bateau lorsqu’a été lancé l’appel de détresse: la frégate espagnole Méndez Núñez (à une distance de 11 milles) et l’ITS Borsini, un navire italien (à 37 milles). Tous deux étaient équipés pour transporter des hélicoptères. Même si le navire espagnol était sous commandement de l'OTAN, le pays dont ce navire et ceux dont les autres navires dans les environs battaient pavillon ont aussi manqué à leur obligation de mener des opérations de recherche et de secours.
9. Un point particulièrement troublant pour l'Assemblée est l'absence inquiétante d'intervention de la part d'un hélicoptère militaire et d'un gros bâtiment de la marine pour secourir le bateau après que ces unités l’aient croisé ou soient entrées en contact avec lui. Cela vaut aussi au moins pour deux navires de pêche. A ce jour, aucune de ces unités n’a encore été identifiée avec certitude.
10. Autre défaillance: le cadre juridique maritime, car il n’établissait pas explicitement qui était responsable d’une zone SAR lorsqu’un pays se trouvait dans l’incapacité de remplir ses obligations.
11. Enfin, il y a défaillance du côté de l’OTAN et d'Etats membres impliqués dans la préparation de l’opération Unified Protector au large des côtes libyennes. Il était prévisible qu’il y aurait un exode de gens fuyant le pays, y compris par la dangereuse voie maritime. L'OTAN n'a pas assumé toutes ses responsabilités en l'espèce, car les communications relatives au navire en détresse n'ont pas été transmises par le quartier général de l'OTAN à Naples aux vaisseaux placés sous son contrôle.
12. En résumé, il y a eu des défaillances à différents niveaux et maintes occasions de sauver les vies des personnes à bord du bateau ont été perdues. A la lumière d'informations obtenues auprès de sources fiables, il devient manifeste que l'OTAN n'était pas très accessible pour entendre les demandes relatives à des opérations SAR. Alors qu'il était notoire que de nombreux réfugiés quittaient la Libye par la Méditerranée pour se rendre en Europe, aucun accord de travail ne semble avoir été conclu entre les autorités responsables des opérations SAR et le quartier général de l'OTAN à Naples. Cette absence de communication a contribué à priver d'aide les personnes en détresse à bord de l'embarcation.
13. Bien que l’enquête ait porté sur un incident en particulier, les enseignements tirés ont des conséquences sur la manière dont, à l’avenir, il faut mener les actions de recherche et sauvetage. Aussi l'Assemblée recommande-t-elle aux Etats membres:
13.1. de combler l’absence de responsabilité pour les zones SAR abandonnées par un Etat qui, pour raison d’incapacité ou autre, n’exerce pas sa responsabilité de recherche et sauvetage, comme ce fut le cas de la Libye. Cette démarche peut nécessiter de modifier la Convention internationale sur la recherche et sauvetage maritimes (Convention SAR). Dans le cas évoqué, deux Centres de coordination de sauvetage maritime (Rome et Malte) savaient que le bateau se trouvait en détresse, mais ni l’un ni l’autre n’a pris la responsabilité de déployer une opération SAR. Rome, étant le premier MRCC informé de la situation de détresse, portait une plus grande responsabilité d’assurer le sauvetage du bateau.
13.2. de veiller à ce qu’il existe des directives claires et simples (et dès lors applicables) sur ce qu’est au juste un signal de détresse, afin d’éviter toute confusion quant à l’obligation de lancer une opération SAR en faveur d’un navire en détresse;
13.3. d'éviter les divergences d'interprétation de la définition d'un navire en détresse, notamment en ce qui concerne les bateaux surchargés et/ou inaptes à la navigation, même quand ils sont encore capables de propulsion, et veiller à ce qu'une assistance appropriée soit apportée à ces navires. Chaque fois que la sécurité exige qu'un navire soit assisté, cela doit déboucher sur des mesures de sauvetage;
13.4. de s’attaquer aux motifs pour lesquels des navires marchands ne portent pas secours aux bateaux en détresse. Cela exige de prendre en compte:
13.4.1. les conséquences économiques pour le navire qui porte secours et ses propriétaires, ainsi que la question du dédommagement;
13.4.2. le désaccord entre Malte et l'Italie sur le point de savoir si le débarquement doit se faire dans le port sûr le plus proche ou dans un port du pays de la zone SAR. Il faut inviter instamment l’Organisation maritime internationale à trouver une solution au problème et à multiplier ses efforts en faveur d’une interprétation et d’une application harmonisées du droit maritime international;
13.4.3. la crainte de poursuites pénales (pour trafic ou aide et soutien de la migration clandestine) par ceux qui portent secours à des bateaux transportant des migrants clandestins, des demandeurs d’asile et des réfugiés;
13.4.4. la législation, qui doit ériger en infraction pénale le non respect des obligations dérivées du droit de la mer par des navires commerciaux, ce qui est déjà le cas dans certains Etats membres du Conseil de l'Europe;
13.5. de veiller à ce que, conformément à l'arrêt Hirsi c. Italie de la Cour européenne des droits de l'homme, les personnes sauvées par des opérations de secours ne soient pas renvoyées dans un pays où elles risquent de subir des traitements constituant une violation de l'article 3 de la Convention européenne des droits de l'homme;
13.6. de s’attaquer à la question du partage des responsabilités, notamment dans le cadre des services de sauvetage et de débarquement, de gestion des demandes d’asile, de mise en place d’installations d’accueil, de relocalisation et de réinstallation, en vue d’élaborer un protocole communautaire contraignant pour le secteur de la Méditerranée. La lourde charge qui pèse sur les Etats en première ligne entraîne un problème de saturation et de réticence à endosser la responsabilité;
13.7. de respecter le droit des familles à connaître le sort de ceux qui perdent la vie en mer et, à cet effet, améliorer la collecte et la diffusion des données sur leur identité. Un fichier ADN pourrait ainsi être créé à partir des dépouilles retrouvées en Méditerranée. A cet égard, les travaux menés par le Comité international de la Croix-Rouge (CICR) et d’autres organisations doivent être reconnus et soutenus;
13.8. d'assurer le suivi de la Résolution 1821 (2011) de l'Assemblée sur l’interception et le sauvetage en mer de demandeurs d’asile, de réfugiés et de migrants en situation irrégulière;
13.9. de veiller à ce que le manque de communication et de compréhension entre le MRCC de Rome et l’OTAN – qui a conduit à l’absence de toute responsabilité pour secourir le bateau – ne se reproduise pas lors de futures opérations de l’OTAN et, dans le cadre d’opérations SAR, veiller à ce que l’OTAN mette en place un mécanisme pour coordonner ses unités en contact direct avec les MRCC quand les circonstances le permettent.
14. Au vu de la gravité des allégations selon lesquelles des navires placés sous le commandement de certains Etats et/ou de l’OTAN ont manqué à leur devoir de porter secours à un bateau en détresse, l'Assemblée recommande:
14.1. que l’OTAN et les Etats membres impliqués dans l'opération de l'OTAN fournissent une réponse détaillée aux demandes en souffrance de l'Assemblée pour obtenir des informations complémentaires sur la participation de leurs unités respectives. Le but est d’identifier l’hélicoptère militaire qui aurait largué des provisions et qui n’est pas revenu, ainsi que le gros bâtiment de la marine qui aurait ignoré les appels de détresse du bateau alors que la moitié des passagers avait déjà péri;
14.2. que l’OTAN, y compris son Assemblée parlementaire, mène une enquête sur cet incident et prenne les mesures qui s'imposent à la lumière des conclusions de cette enquête;
14.3. que, pour préparer ses opérations, l’OTAN tienne compte de possibles mouvements de réfugiés et passe des accords avec les pays voisins pour garantir la protection de ces réfugiés;
14.4. que les parlements nationaux ou leurs commissions compétentes, en s'appuyant sur des indices pertinents, mènent des enquêtes sur la possible responsabilité de leurs pays respectifs;
14.5. que le Parlement européen use de son pouvoir institutionnel pour demander et obtenir des informations supplémentaires, y compris les clichés pertinents pris par satellite, afin de faire toute la lumière sur les faits qui ont entouré cet incident.
15. Enfin, compte tenu du calvaire subi par les survivants, l'Assemblée recommande aux Etats membres d'user de leur pouvoir discrétionnaire et d'invoquer des considérations humanitaires pour donner une suite favorable aux demandes d'asile et de réinstallation de ces personnes.

B. Exposé des motifs, présenté par Mme Strik, rapporteure 
			(2) 
			Mme Strik
est docteur en droit international de la migration et siège au Sénat
néerlandais pour le parti des Verts.

(open)

1. 2011 – L’année la plus meurtrière en Méditerranée

1. Parler de la Méditerranée n’est pas parler d’une mer déserte. Bien au contraire, c’est parler d’une mer au trafic maritime dense et complexe, d’un réseau doté d’un système sophistiqué permettant de contrôler la circulation et de s’occuper des bateaux en détresse. Au cours et à la suite du Printemps arabe, et dans le cadre de l’opération «Unified Protector» menée par l’OTAN près des côtes de la Libye, le contrôle de la Méditerranée s’est pour le moins intensifié. Durant cette période, la Méditerranée a souvent été désignée comme la mer la plus surveillée au monde et, comme l’a très bien exprimé un officiel italien, «je suppose que naviguer de la Libye vers l’Italie, c’est un peu comme faire un slalom entre des navires de guerre».
2. Paradoxalement, 2011 a établi un record en étant l’une des années les plus meurtrières pour les «boat people» en Méditerranée.
3. Certes, nous avons connaissance de nombreux drames dans ces eaux, mais un incident a particulièrement frappé l'Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe au point qu’elle a jugé indispensable de mener une enquête. En mai 2011, le journal britannique The Guardian publiait un article intitulé «Aircraft carrier left us to die, say migrants» 
			(3) 
			8 mai 2011, «Un porte-avions
nous a laissés périr, disent les migrants», <a href='http://www.guardian.co.uk/world/2011/may/08/nato-ship-libyan-migrants'>www.guardian.co.uk/world/2011/may/08/nato-ship-libyan-migrants</a>., révélant l’histoire d’un bateau parti de Tripoli et à la dérive durant deux semaines avant d’être rejeté sur les côtes libyennes de Zlitan, près de Misrata. L’article relate comment 72 personnes ont tenté d’échapper au conflit qui sévissait en Libye et d’atteindre l’Europe. Le bateau n’est jamais arrivé en Europe et, lorsqu’il a échoué sur les côtes libyennes, il ne restait que neuf survivants. Selon eux, leurs appels au secours ont été ignorés par plusieurs navires, notamment au moins par un hélicoptère militaire, divers bateaux de pêche et, même, par un gros bâtiment militaire.
4. Le Président de l'Assemblée parlementaire a immédiatement réagi à l’article, se déclarant bouleversé et profondément inquiet, et ajoutant que si ces allégations étaient fondées, ce jour était alors un jour noir pour toute l’Europe 
			(4) 
			«Le Président demande
une enquête sur le rôle de l’Europe dans la mort de 61 'boat people'»,
9 mai 2011, <a href='https://wcd.coe.int/ViewDoc.jsp?id=1784585&Site=DC'>https://wcd.coe.int/ViewDoc.jsp?id=1784585&Site=DC</a>.. Le Président a alors demandé d’ouvrir une enquête.
5. Ce rapport résulte de cette demande d’enquête et repose sur une investigation approfondie de ce qui est arrivé au «bateau cercueil». Le rapport montre les défaillances – humaines, institutionnelles et juridiques – qui ont contribué à la mort de 63 personnes et il fait des recommandations pour éviter que de tels drames ne se reproduisent à l’avenir. Ces morts auraient pu être évitées, de même, à n’en pas douter, que les centaines d’autres morts survenues en mer en 2011.
6. Cette histoire est singulière à double titre: nous savons ce qui est arrivé au bateau grâce aux témoignages que les survivants ont pu nous livrer, et nous savons que leur appel à l’aide avait été enregistré par plusieurs autorités compétentes. Ils n’étaient pas portés disparus, ils avaient été localisés et observés, ce qui implique que leur mort aurait pu être évitée si l’un des acteurs informés était venu à leur secours. Malheureusement, leur histoire n'est en rien unique car un certain nombre de drames silencieux surviennent tous les ans en Méditerranée. Au seul vu d’affaires confirmées, l’on estime à plus de 1 500 le nombre de vies perdues en Méditerranée pour l’année 2011 
			(5) 
			<a href='http://www.unhcr.fr/4f280ad3c.html'>www.unhcr.fr/4f280ad3c.html</a>.. Le nombre réel doit être bien supérieur.

2. Méthodologie – Etapes d’une enquête encore en cours

7. Dès le départ, il est apparu clairement qu’il était essentiel d’avoir des entretiens approfondis avec les survivants. J’ai recueilli les témoignages directs de quatre des survivants et obtenu, de différentes sources, des transcriptions des témoignages des cinq autres survivants.
8. J’ai mené trois missions d’information. La première, les 6 et 7 septembre 2011 à Rome, où j’ai rencontré trois des survivants ainsi que le père Zerai, le prêtre érythréen qui a lancé l’alerte initiale auprès des gardes-côtes italiens après avoir reçu un appel du bateau. Le 28 novembre 2011, à Bruxelles, j’ai rencontré des responsables au siège de l’OTAN, ainsi que plusieurs officiels de l’Union européenne. Enfin, les 15 et 16 décembre 2011, j’ai rencontré à Malte des représentants des forces armées chargés des opérations de recherche et sauvetage en mer. Dans le cadre de ces trois missions d’information, ont également eu lieu des réunions avec des représentants d’organisations internationales et de la société civile.
9. Pour mieux comprendre la législation internationale dans les différents domaines concernés (maritime, humanitaire, droits de l'homme et réfugiés), la commission des migrations, des réfugiés et des personnes déplacées a organisé une audition en présence d’experts et de spécialistes invités, le 29 novembre 2011 à Paris. Ce même jour, une discussion en table ronde restreinte a réuni d’autres parties enquêtant sur l’incident en question. Il s’agissait, notamment, d’un journaliste d’investigation, Emiliano Bos, qui réalisait un documentaire pour la télévision suisse sur le «bateau-cercueil» 
			(6) 
			Le documentaire Mare deserto («Mer déserte») peut
être consulté à l'adresse: 
			(6) 
			<a href='http://la1.rsi.ch/falo/welcome.cfm?idg=0&ids=0&idc=42593'>http://la1.rsi.ch/falo/welcome.cfm?idg=0&ids=0&idc=42593</a>., et de représentants d’un collectif d’associations – dont Migreurop, la Fédération internationale des ligues des droits de l'homme (FIDH) et Goldsmiths College (université de Londres) – enquêtant sur cette affaire en vue de porter plainte contre des Etats membres et/ou l’OTAN 
			(7) 
			Depuis
juin 2011, Migreurop, la FIDH, le CIRE (Centre d’information des
résidents étrangers), le GISTI (Groupe d’information et de soutien
des immigrés) et la LDH (Ligue des droits de l’Homme) effectuent
des recherches afin de porter éventuellement plainte contre l’OTAN
et les Etats ayant une présence militaire en Méditerranée au printemps
2011, et ce au motif de leurs actions ou de leur absence d’actions.
Dans ce cadre, ils reçoivent une aide technique du Centre de recherches
architecturales du Goldsmiths College, université de Londres..
10. J’ai également demandé des informations écrites à l’OTAN, à FRONTEX, à l’Union européenne, à l’Organisation maritime internationale et aux ministres de la Défense des pays participant à des opérations de l’OTAN avec des navires équipés pour le transport d’avions et/ou d’hélicoptères (Canada, Espagne, France, Grèce, Italie, Roumanie, Royaume-Uni, Turquie et Etats-Unis). A ce jour et malgré des rappels, certains de ces courriers sont restés sans réponse (voir paragraphes 136-137).
11. En dépit de l’absence décevante de réponse et d’information de la part de certains, je suis reconnaissante de l’aide professionnelle apportée par ceux que j’ai rencontrés et qui ont su entendre mes demandes d’information. Certes, mon rapport n’est pas exempt de critiques, mais cela ne doit rien enlever au respect que je porte aux personnes qui ont œuvré et continuent d’œuvrer à sauver des vies dans des conditions dangereuses en mer.
12. Je tiens également à remercier M. Neil Falzon pour son important travail en qualité de consultant et son assistance dans la rédaction et la recherche d’informations pour ce rapport 
			(8) 
			M. Neil Falzon est
un avocat et un universitaire spécialisé dans les droits de l'homme
avec une expertise spécifique dans les domaines de l’asile et de
l’interception et du sauvetage en mer..

3. Le «bateau cercueil»: un périple mortel de quinze jours

3.1. Début du printemps 2011: des migrants, demandeurs d’asile et réfugiés sans autre choix que de quitter la Libye

13. A la mi-février 2011, inspirées par les soulèvements de la Tunisie et de l’Egypte voisines, de larges franges de la population libyenne amorcent un mouvement radical de changement social et politique qui, au bout du compte, conduit au retrait du dirigeant libyen, le colonel Mouammar Kadhafi. En quelques semaines, la situation dégénère en un violent conflit entre forces progouvernementales et milices d’opposition. Le conflit est préjudiciable à un grand nombre de réfugiés, de travailleurs immigrés et autres migrants vivant en Libye. Laissées sans protection et sans quiconque vers qui se tourner pour trouver de l’aide, des centaines de milliers de personnes se voient contraintes de fuir le pays. Beaucoup s’en vont par voie de terre mais nombreux sont ceux qui, piégés, ne peuvent s’échapper que par la mer.
14. Au 19 mars, avec les premières frappes aériennes sur le territoire libyen, la situation se détériore gravement. Dans sa Résolution 1973 du 17 mars, le Conseil de sécurité des Nations Unies se déclare préoccupé par «le sort tragique des réfugiés et des travailleurs étrangers forcés de fuir la violence» et, le 29 mars, le Haut-Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (HCR) craint que la violence ne vise spécialement les importants groupes d’étrangers du pays, notamment réfugiés et demandeurs d’asile 
			(9) 
			HCR, «Protection considerations
with regard to people fleeing from Libya» (Remarques sur la protection
des personnes fuyant la Libye), recommandations du HCR, mise à jour
no 1, 29 mars 2011, <a href='http://www.unhcr.org/4d67fab26.html'>www.unhcr.org/4d67fab26.html</a>.. Les Africains subsahariens sont particulièrement visés car soupçonnés d’être des mercenaires prokadhafistes 
			(10) 
			HCR, «Le HCR craint
pour la sécurité des réfugiés pris dans les violences en Libye»,
22 février 2011, <a href='http://www.unhcr.fr/4d63d6fc2.html'>www.unhcr.fr/4d63d6fc2.html</a>..
15. Au 23 mars, le HCR estime qu’au total 351 673 personnes ont fui la Libye pour se rendre en Tunisie (178 262), en Egypte (147 293), au Niger (11 949) et en Algérie (9168) 
			(11) 
			HCR, «Humanitarian
Situation in Libya and the Neighbouring Countries» (Situation humanitaire
en Libye et dans les pays voisins), mise à jour no 13,
24 mars 2011, <a href='http://www.unhcr.org/4d8b6a1f9.html'>www.unhcr.org/4d8b6a1f9.html</a>..
16. Au milieu de ce chaos, bloqués dans la ville de Tripoli, des groupes d’hommes, de femmes et d’enfants subsahariens se trouvent confrontés à un choix difficile: soit rester à Tripoli et risquer de servir de boucs émissaires ou d’être pris dans les combats, soit tenter la périlleuse et coûteuse traversée de la Méditerranée, la fuite vers la Tunisie par voie de terre étant elle aussi très dangereuse. Les trafiquants exploitent la situation et se font de l’argent en «organisant» des traversées vers l’île italienne de Lampedusa.

3.2. Jour 1 – Départ de Tripoli pour ce qui sera une traversée fatale pour presque tous

17. De nuit, aux petites heures du matin ou tard le soir de ce qui est sans doute le samedi 26 mars, un groupe de 72 hommes, femmes et enfants subsahariens s’embarquent sur un petit canot pneumatique gonflable, sans doute guère plus long que sept mètres, pour fuir la Libye. Ghirma Halefom, Bilal Yacoub Idris, Abu Kurke Kebato et Dan Haile Gebre, les personnes que j’ai interviewées, sont quatre des 50 hommes qui voyageaient avec 20 femmes. Certaines des femmes sont enceintes, et il y a aussi deux bébés entassés à bord du canot. Les 70 adultes ont entre 20 et 25 ans. Ils sont originaires d’Ethiopie (47), du Nigeria (7), d’Erythrée (7), du Ghana (6) et du Soudan (5). Un Ghanéen, qui voyage avec sa femme, est désigné «capitaine».
18. Des survivants racontent que, quelques jours avant leur voyage fatidique, ils se sont rencontrés sur la côte avec l’intention de partir. Mais ils ont été découverts par des militaires libyens qui les ont empêchés de partir. En revanche, le jour du départ, les soldats libyens ne les ont pas empêchés de s’en aller, les accompagnant même jusqu’à leur canot pneumatique.
19. Lorsque les passagers embarquent, leurs provisions leur sont enlevées par les trafiquants qui veulent tasser le plus de monde possible sur le canot. Bilal explique: «Il était complètement surchargé. On était tous assis les uns sur les autres. J’avais quelqu'un assis sur moi, et cette personne avait quelqu'un assis sur elle. Combien de gens peuvent tenir sur le bateau? Ce n’est pas vraiment ce qui les intéresse; tout ce qu’ils veulent, c’est que chacun leur donne l’argent.» Il semble qu’entre eux, les passagers ne disposent que d’une boîte de biscuits et de quelques bouteilles d’eau. Une fois le canot complètement gonflé, il s’éloigne dans l’obscurité de la nuit.
20. Les trafiquants leur assurent qu'en dix-huit heures ils atteindront Lampedusa. Malgré une mer agitée, le premier jour se passe sans problème.

3.3. Jour 2 – Un petit avion survole le canot

21. Le dimanche 27, après bien plus de dix-huit heures de mer, Lampedusa n’est toujours pas en vue. Des personnes commencent à souffrir de plus en plus du mal de mer, l’humeur change, l’inquiétude s’installe.
22. Les passagers remarquent alors un avion qui les survole. Cela leur donne un espoir d’être secourus. Selon Ghirma, l’avion était blanc, ce n’était pas un hélicoptère mais plutôt un petit avion de patrouille.

3.4. Le bateau appelle le père Zerai – Le Centre de coordination de sauvetage maritime (MRCC) de Rome est informé

23. Mais, sur l’embarcation, les hommes et les femmes ne tardent pas à paniquer face à une mer mauvaise qui les ballotte et aux nuages noirs qui menacent. Au vu de la situation, ils décident d’utiliser un téléphone satellite pour appeler le père Zerai, un prêtre érythréen résidant à Rome, dont le numéro leur a été donné comme personne à contacter en cas d’urgence. Le téléphone est entre les mains du «capitaine», mais personne ne sait d’où il le tient ni comment a été ajouté le numéro du père Zerai. Au cours d’une brève conversation, le prêtre est informé que l'embarcation a des problèmes, qu’il y a des femmes et des enfants à bord, que le carburant va manquer et que la mer devient de plus en plus mauvaise.
24. Le père Zerai les informe qu’il va contacter les autorités italiennes pour demander de l’aide. Il contacte ensuite les gardes-côtes italiens du Centre de coordination de sauvetage maritime de Rome (MRCC de Rome) et leur explique les difficultés du bateau: il dérive, il est en panne de carburant et il prend l’eau. Il leur fournit aussi le numéro du téléphone satellite à bord de l’embarcation. L’appel initial passé par le père Zerai, dûment consigné et enregistré par le MRCC de Rome, a lieu le 27 mars à 18 h 28. Après d’autres contacts avec le bateau, le prêtre tient le MRCC de Rome au courant, répétant d’abord que le bateau a très peu de carburant mais qu’il ne prend plus l’eau et, ultérieurement, après un nouveau contact avec le bateau, informant le MRCC de Rome qu’il ne sait pas exactement ce qui se passe mais que ceux qui se trouvent à bord de l’embarcation n’arrêtent pas de crier au téléphone: «Il y a urgence, il y a urgence» et «Au secours, au secours, faites vite, faites vite!»
25. Par SMS, le père Zerai et les gardes-côtes italiens envoient au bateau des instructions pour régler le GPS du téléphone satellite et permettre ainsi aux gardes-côtes d’établir la position précise à partir des données satellite. La tentative de réglage du GPS échoue. Après l’échange avec le père Zerai, le «capitaine» reçoit un appel des gardes-côtes italiens lui demandant des précisions sur la position du bateau. C’est le dernier échange téléphonique avec le bateau car la batterie du téléphone expire au moment de la demande.
26. Néanmoins, les appels émis à partir du téléphone satellite ont permis aux gardes-côtes italiens, via l’opérateur satellite Thuraya, d’établir la position du bateau à environ 60 milles au large de Tripoli.

3.5. Espoir de sauvetage: un hélicoptère militaire largue des bouteilles d’eau et des biscuits

27. Sans moyen de communication, les 72 passagers dérivent avec le courant, économisant le peu de carburant qui reste dans le réservoir. Plusieurs heures après leur échange avec le père Zerai, un hélicoptère militaire apparaît alors au-dessus du bateau. L’hélicoptère est décrit comme relativement petit, vert-gris foncé et, selon plusieurs survivants, avec l’inscription «ARMY» sur le côté. Ils se rappellent qu’il y avait au moins deux personnes à bord et qu’elles portaient un uniforme militaire et des armes.
28. De nombreux passagers se mettent à chanter et à applaudir de joie, tenant les bébés au-dessus de la tête et implorant des secours et de l’aide. L’hélicoptère quitte alors le bateau. Il (lui ou un autre hélicoptère) revient peu de temps après et, au moyen d’une corde, fait descendre de petites bouteilles d’eau (par packs de six) et des paquets de biscuits.
29. Certains des survivants décrivent les bouteilles en plastique comme portant l’inscription «ACQUA» («eau» en italien) – Dan Haile insiste sur le fait que l’emballage des biscuits montrait qu’ils venaient d’Italie. Ghirma ajoute que l’emballage des biscuits était vert. Les biscuits et l’eau sont distribués aux femmes et aux enfants. Elias, interviewé en Tunisie par le journaliste Emiliano Bos, se rappelle avoir lu les chiffres «+39» (le préfixe téléphonique de l’Italie) devant ce qui semblait être un numéro de téléphone ou de fax.
30. Les militaires à bord de l’hélicoptère font signe qu’ils vont revenir et intiment aux passagers de l’embarcation de ne pas changer de position.

3.6. Le «capitaine» jette la boussole à la mer et le bateau tombe en panne de carburant

31. Le «capitaine» rassure tout le monde, affirmant qu’un navire va venir les sauver dans quelques heures. Le moteur est éteint et, à bord, tout le monde commence à prier et à attendre.
32. Au bout de plusieurs heures, une dispute éclate entre le «capitaine» et d’autres passagers. Le capitaine insiste pour rester à la même position alors que certains passagers, ayant perdu tout espoir de sauvetage, veulent que le «capitaine» revienne aux instructions initiales données par les trafiquants. Or, entre-temps, le «capitaine» a jeté la boussole et le téléphone satellite à la mer, persuadé que l’hélicoptère allait venir à leur secours. Il explique qu’il ne voulait pas être arrêté pour détention d’un téléphone et d’une boussole. Il craignait que ces objets ne soient utilisés pour prouver son implication dans un réseau de trafiquants.
33. Après plusieurs heures sans aucun signe de secours, ils décident de tenter de poursuivre la traversée, direction nord-ouest. Le «capitaine» réussit à naviguer pendant quelques heures en s’orientant avec le soleil.
34. Le bateau ne tarde pas à tomber en panne de carburant. Il est maintenant perdu au milieu de la Méditerranée. Il ne reste plus de nourriture et presque plus d’eau potable.
35. Ce moment, bien que la traversée ne soit pas encore très avancée, marque un tournant radical dans l’atmosphère générale qui règne sur le bateau. Des crises de panique éclatent. Le vent se lève et les vagues se creusent. La tempête fait tanguer l’embarcation, la remplissant d’eau. Des personnes sont projetées à la mer par le mauvais temps et les tentatives pour les sauver échouent.

3.7. Rencontre de bateaux de pêche

36. Les survivants se rappellent aussi avoir croisé plusieurs bateaux de pêche à peu près au moment de la panne de carburant. Ils ont vu au moins un bateau de pêche battant pavillon italien et un autre, pavillon tunisien. Ils ont essayé de s’approcher du bateau italien mais les pêcheurs ont tiré leurs filets et sont partis.
37. Quant aux Tunisiens, ils leur ont indiqué qu’ils naviguaient dans la mauvaise direction et leur ont donné de nouvelles indications pour Lampedusa. Quand les passagers du bateau ont dit être en panne de carburant, les pêcheurs ont rétorqué ne pas en avoir à leur donner. Et aussitôt, ils «se sont éloignés de nous».
38. Rien n’indique qu’aucun des pêcheurs n’ait appelé ou n’ait averti des gardes-côtes nationaux pour signaler le bateau en détresse qu’ils avaient croisé. S’ils l’avaient fait, de nombreuses vies auraient pu être sauvées.

3.8. «Les gens ont commencé à mourir, les uns après les autres»

39. La situation à bord de l’embarcation a vite fait de se détériorer. Certains ont des hallucinations et tiennent des propos incohérents, peut-être après avoir bu de l’eau de mer. Beaucoup ne peuvent pas dormir et, dans une crise de panique, une jeune femme se jette à la mer 
			(12) 
			Boire de l’eau de mer
pourrait provoquer, entre autres effets, une soif excessive, une
accélération du rythme cardiaque, des maux de tête, des vertiges
et des nausées, des vomissements, des lésions cérébrales, des troubles
du jugement et une déshydratation. Pour une information sommaire,
voir le site MarineInsight, «10 Effects of Drinking Salt Water of
the Sea», 20 septembre 2011, <a href='http://www.marineinsight.com/misc/marine-safety/10-effects-of-drinking-salt-water-of-the-sea/'>www.marineinsight.com/misc/marine-safety/10-effects-of-drinking-salt-water-of-the-sea/</a>.. «Chaque jour, il y avait de plus en plus de gens qui mouraient.»
40. Les survivants racontent tous que, à ce stade, à peu près le cinquième ou sixième jour en mer, beaucoup commencent à mourir, y compris les enfants. Au dixième jour, environ la moitié des passagers sont morts et doivent être jetés à la mer à cause de l’odeur. Le fait de devoir agir ainsi aggrave encore le sentiment d’impuissance et de désespoir des survivants.

3.9. Jour 10 environ – Un gros bâtiment de la marine tout proche du bateau

41. Les survivants s’accordent tous pour dire que, vers peut-être le dixième jour de la traversée, ils ont dérivé tout près d'un très grand navire militaire – peut-être un porte-avions ou, tout au moins, un vaisseau équipé d'installations pour hélicoptères, avec des hélicoptères à bord et peut-être aussi des avions de chasse. Le navire était de couleur blanc cassé ou gris clair, et assez proche pour y distinguer à bord des personnes portant des uniformes militaires de différentes couleurs.
42. «Certains regardaient avec des jumelles et d’autres prenaient des photos de nous», m’a dit Ghirma. Le navire est resté à distance, si bien que dans le bateau, des gens se sont mis à crier et à faire des signes de la main. «Ils regardent juste qu’il y a des enfants morts et d’autres cadavres.»
43. Certains des survivants sautent à la mer et se mettent à pousser leur bateau en direction du navire pour tenter de s'en approcher. Mais ces efforts demeurent vains. Aucun des survivants ne se rappelle avoir vu le pavillon du navire. Ils soulèvent les cadavres des bébés et les femmes malades, ainsi que les réservoirs vides. Rien ne vient du navire, ni communication ni aide. Après un court moment, le bâtiment militaire s'éloigne, abandonnant le bateau en perdition.
44. «Au lieu de cela, ils sont partis, leur navire s’est éloigné. (…) Au début, on a cru que le navire se mettait en route pour prendre la bonne direction, espérant qu’on allait suivre; ils essayaient de nous montrer le chemin. Mais ensuite, ils ont continué à partir et nous, à les suivre et, malgré tous nos gestes, ils ne répondaient pas du tout. Et peu à peu, ils ont simplement disparu et nous avons compris qu’ils ne réagissaient pas, qu’ils ne répondaient pas du tout à nos appels de détresse», se souvient Ghirma.

3.10. Après le jour 10 – «Nous attendions seulement notre heure ou notre tour de mourir»

45. Le bateau dérive au gré du courant et du vent. Pour survivre, les naufragés boivent leur urine mélangée au peu de dentifrice qu’ils ont réussi à emporter. Le bilan des victimes s’alourdit et, vers le quinzième ou seizième jour de traversée, il ne reste que 11 personnes encore en vie. «Nous attendions seulement notre heure ou notre tour de mourir», se souvient Ghirma. Bilal se rappelle comment le groupe fondait à vue d’œil. «Pendant qu’on se parlait, quatre d’entre nous sont morts, quatre personnes de ce groupe, qui parlaient, se sont éteintes, comme ça…»
46. Le 10 avril, leur embarcation est rejetée sur les rochers tout près de Ziltan, ville côtière libyenne située à 160 kilomètres à l’est de Tripoli et à 60 kilomètres à l’ouest de Misrata. Il reste alors seulement 11 personnes du groupe de 72. Une femme meurt lorsqu’ils touchent terre. Ils sont immédiatement arrêtés. Leurs biens sont confisqués, y compris alliances, colliers, photos, papiers et cartes SIM. A ce stade, les survivants sont tellement épuisés que la plupart perdent conscience.
47. Les survivants sont emprisonnés pendant vingt-quatre heures et nourris de thé et de pain. Faute de soins médicaux adéquats, l’un des survivants meurt en prison. Ils sont ensuite transférés d’une prison à une autre. Leur état de santé se détériore et les blessures ouvertes dues au voyage s’infectent.
48. Finalement, avec une aide extérieure, ils réussissent à négocier leur sortie de prison et se rendent à l’église catholique de Tripoli, où ils reçoivent quelques soins médicaux. La situation en Libye restant dangereuse, les survivants cherchent un moyen de fuir. Quelques-uns trouvent refuge en Tunisie alors que d’autres, une fois encore, décident de tenter la traversée jusqu’à Lampedusa. Ghirma, par exemple, atteint l’île italienne le 11 juin 2011.
49. La crédibilité de l’histoire: je sais que les récits des survivants contiennent de très légères variantes. Toutefois, je dois souligner que rien dans ces variantes ne vient ébranler la crédibilité du témoignage dans son ensemble. Presque toujours, les survivants ont été interviewés séparément. Beaucoup d’entre eux ne s’étaient pas vus depuis leur fuite de Libye et, pourtant, tous racontaient à peu près la même histoire. Pour les besoins de l’enquête, les survivants interviewés ont dû revivre des événements traumatisants. Les interviews ont donc été des moments de forte intensité émotionnelle et je suis reconnaissante aux survivants de m’avoir fait part de leurs histoires en toute sincérité.
50. La crédibilité de leurs témoignages est également confirmée par le compte rendu du père Zerai, ainsi que par des éléments recueillis au cours de l’enquête. En outre, le MRCC de Rome m’a fourni des informations et des preuves détaillées qui étayent les principaux éléments du récit.

4. Problèmes en jeu – Sept questions de responsabilité

51. Avant d’examiner la question de la responsabilité, il est nécessaire de clarifier le cadre juridique en place 
			(13) 
			Pour
une description détaillée du cadre juridique concerné, voir Doc. 12628 de l'Assemblée, rapport sur l’interception et le sauvetage
en mer de demandeurs d’asile, de réfugiés et de migrants en situation
irrégulière (rapporteur: M. Arcadio Díaz Tejera). . Le principal instrument international de droit maritime, où figurent des définitions fondamentales, des questions de juridiction ainsi que les droits/devoirs des Etats et autres gens de mer, est la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer (CNUDM) de 1982 
			(14) 
			Texte intégral disponible
à: <a href='http://www.un.org/depts/los/convention_agreements/texts/unclos/unclos_f.pdf'>www.un.org/depts/los/convention_agreements/texts/unclos/unclos_f.pdf</a>.. L’article 98 («Obligation de prêter assistance») de la convention impose aux Etats deux obligations, l’une et l’autre pertinentes dans la présente affaire:
  • tout Etat exige du capitaine d'un navire battant son pavillon qu'il prête assistance à quiconque est trouvé en péril en mer, se porte aussi vite que possible au secours des personnes en détresse et prête assistance en cas de collision. Cette obligation, non limitée aux Etats côtiers, exige avant tout l'adoption, au niveau national, de lois obligeant les capitaines de navires à se conformer aux dispositions de la CNUDM.
  • les Etats côtiers «facilitent la création et le fonctionnement d’un service permanent de recherche et de sauvetage adéquat et efficace».
52. Ces obligations sont renforcées dans deux instruments juridiques internationaux: la Convention internationale de 1974 pour la sauvegarde de la vie humaine en mer (SOLAS, International Convention for the Safety of Life at Sea) et la Convention internationale de 1979 sur la recherche et le sauvetage maritimes (SAR, International Convention on Search and Rescue). Ces deux instruments complètent la CNUDM dans la mesure où ils renforcent le devoir de porter assistance. Pour ce faire, entre autres, ils établissent clairement que l’obligation doit être remplie indifféremment de la nationalité, du statut ou de la situation des personnes en détresse, et ils expliquent avec précision les modalités à suivre par les Etats côtiers pour créer des services de recherche et de sauvetage.
53. L’esprit des conventions SOLAS et SAR reflète aussi l’objectif de la CNUDM, à savoir que les activités de recherche et de sauvetage doivent être menées dans un cadre de coopération entre Etats voisins. Ensemble, les conventions SOLAS et SAR créent le «régime SAR» (search and rescue regime), régime de recherche et de sauvetage selon lequel les mers et océans du globe se voient divisés en zones définies en deçà desquelles les Etats côtiers fournissent leurs services de recherche et de sauvetage: ce sont les zones SAR. La définition par un Etat côtier d’une zone SAR déclenche des responsabilités SAR, notamment pour la création de centres de coordination des secours (RCC) adéquats chargés d’assurer l’exécution des obligations SAR.
54. En principe, le régime SAR n’impose pas aux Etats côtiers d’assurer la direction des opérations de recherche et de sauvetage pour tous les bateaux en détresse dans leur zone SAR, mais surtout la coordination de ces opérations afin d'en garantir l’efficacité.
55. De plus, comme l’ont souligné les agents de l’OTAN que j’ai rencontrés, l’obligation de sauvetage s’applique à tous les capitaines de navire, sans distinction quant à la nature du navire ou au motif de sa présence dans la région maritime concernée. Par conséquent, le droit international exige tout autant d’un bâtiment militaire qu’il «prête assistance à quiconque est trouvé en péril en mer; qu’il se porte aussi vite que possible au secours des personnes en détresse s’il est informé qu’elles ont besoin d’assistance, dans la mesure où l’on peut raisonnablement s’attendre qu’il agisse de la sorte» 
			(15) 
			Article 98.1.a et b,
CNUDM..

4.1. Une défaillance dans la coordination des opérations de recherche et de sauvetage?

4.1.1. Centre de coordination de sauvetage maritime de Rome

56. Le 27 mars à 18 h 28, le père Zerai fait au MRCC de Rome le premier de plusieurs appels pour l’informer de la détresse du bateau.
57. A la suite de cette conversation téléphonique, le MRCC de Rome prend plusieurs mesures.
58. Le MRCC de Rome tente d’abord de contacter le bateau. D’après les enregistrements audio, il apparaît clairement que la conversation est interrompue avant qu’aucun échange substantiel ne puisse avoir lieu. Ce qui confirme le récit des survivants: leur téléphone satellite est tombé en panne de batterie au moment où ils ont reçu un appel.
59. Le 27 mars, à 18 h 40, le MRCC de Rome contacte Thuraya, l’opérateur satellite, lui demandant de fournir les coordonnées du bateau d’après le dernier appel que celui-ci a émis depuis son téléphone satellite. Les coordonnées obtenues sont les suivantes:

Latitude: 33°58’2’’N.

Longitude: 12°55’8’’E.

60. Le MRCC de Rome envoie alors plusieurs messages, utilisant différents réseaux et satellites, pour être sûr de toucher un nombre maximal de navires dans le secteur. Le 27 mars à 19 h 54, le MRCC de Rome lance un appel de «Détresse» sur le réseau Inmarsat-C 
			(16) 
			Inmarsat
est un système de communication numérique par satellite qui aide
les navires à remplir leurs obligations conformément au Système
mondial de détresse et de sécurité en mer (SMDSM), principalement
celles relatives aux exigences de communication par satellite. Inmarsat-C
AGA, l’un des services mis à disposition au sein du réseau Inmarsat,
permet aux fournisseurs d’informations de sécurité maritime agréés,
notamment aux MRCC, de diffuser des messages et des alertes auprès
de tous les navires dans les limites d’une zone géographique spécifiée.
Pour plus d’informations, voir le site Inmarsat, <a href='http://www.inmarsat.com/Support/'>www.inmarsat.com/Support/</a>. AGA (Appel de groupe amélioré) adressé à tous les navires transitant dans le canal de Sicile. Je souligne que «Détresse» correspond à la phase d'urgence la plus élevée prévue par la Convention SAR.

«PRIORITÉ: DÉTRESSE

FM MRCC ROME – GARDES-CÔTES ITALIENS À TOUS LES NAVIRES TRANSITANT DANS LE CANAL DE SICILE

BT

27 MARS 2011 CANAL DE SICILE EN POSITION LAT 33°58’2’’N – LONG 12°55’8’’E À 16:52 UTC BATEAU AVEC ENVIRON 68 PAB PROBABLEMENT EN DIFFICULTÉ. TOUS LES NAVIRES PRÉSENTS DANS LE SECTEUR SONT INVITÉS À RESTER TRÈS VIGILANTS ET À SIGNALER EN URGENCE TOUTE OBSERVATION AU CENTRE MRCC ROME À CETTE ADRESSE (…)»

  • Le MRCC de Rome informe ensuite le MRCC de Malte par téléphone. L’appel est suivi d’une alerte par fax à 20 h 40:

«DE: MRCC ROME

À: RCC MALTE

OBJET: BATEAU AVEC ENVIRON 68 PAB PROBABLEMENT EN DIFFICULTÉ

TEXTE: BONJOUR,

À TOUTES FINS UTILES, À NOTER QU'AUJOURD’HUI, NOUS AVONS REÇU LES INFORMATIONS CONCERNANT UN BATEAU AVEC 68 PAB PROBABLEMENT EN DIFFICULTÉ EN POSITION DE LAT 33°58’2’’N – LONG 12°55’8’’E (16:52 UTC). À BORD, Il Y A UN TÉLÉPHONE SATELLITE THURAYA (NUMÉRO 0088216 21256157). AUCUNE AUTRE INFORMATION DISPONIBLE POUR LE MOMENT.»

  • A 21 h 40, le MRCC de Rome envoie un fax au siège du commandement allié de l’OTAN à Naples:

«DE: MRCC ROME

À: SIÈGE COMMANDEMENT ALLIÉ DE L’OTAN – NAPLES

OBJET: BATEAU AVEC ENVIRON 68 PAB PROBABLEMENT EN DIFFICULTÉ EN POSITION DE LAT 33°58’2’’N – LONG 12°55’8’’E (16:52 UTC)

TEXTE: BONJOUR,

À TOUTES FINS UTILES, À NOTER QU'AUJOURD’HUI, NOUS AVONS REÇU DES INFORMATIONS CONCERNANT UN PETIT BATEAU AVEC ENVIRON 68 PAB EN DIFFICULTÉ AU SUD DE LA MER MÉDITERRANÉE. À BORD, IL Y A UN TÉLÉPHONE SATELLITE THURAYA, NUMÉRO 008821621256157.

NOUS AVONS MENÉ UNE ENQUÊTE SUR CETTE AFFAIRE POUR LOCALISER LE DEMANDEUR. LA SOCIÉTÉ «THURAYA» NOUS A INFORMÉS QUE LA POSITION DE L’APPAREIL SATELLITE À 16:52 UTC ÉTAIT: LAT 33°58’2’’N – LONG 12°55’8’’E.

MERCI DE NOUS TENIR INFORMÉS EN CAS DE REPÉRAGE DU BATEAU SUSMENTIONNÉ PAR DES UNITÉS NAVALES DE L’OTAN.»

  • FRONTEX, participant alors à une opération à proximité de Lampedusa, est également informé.
  • Le 28 mars à 6 h 6, le MRCC de Rome envoie à tous les navires une autre forme de message d’alerte, un avertissement Hydrolant 
			(17) 
			Pour obtenir des informations
sur Hydrolant, voir <a href='http://msi.nga.mil/NGAPortal/MSI.portal?_nfpb=true&_pageLabel=msi_portal_page_63'>http://msi.nga.mil/NGAPortal/MSI.portal?_nfpb=true&_pageLabel=msi_portal_page_63</a>; et, pour consulter une carte indiquant que la Méditerranée
fait partie de la couverture géographique d’Hydrolant, voir <a href='http://msi.nga.mil/MSISiteContent/StaticFiles/Images/navwarnings.jpg'>http://msi.nga.mil/MSISiteContent/StaticFiles/Images/navwarnings.jpg</a>. (no 512/2011):

«EST MER MÉDITERRANÉE.

BATEAU, 68 PERSONNES À BORD, BESOIN D’ASSISTANCE EN 33°58’8’’N –12°55’’8’E À 271652Z NAVIRES À PROXIMITÉ PRIÉS DE RESTER TRÈS VIGILANTS, D’AIDER SI POSSIBLE, RAPPORTS À MRCC ROME,

INMARSAT-C: 424744220»

61. Tous les bateaux, qu’ils soient privés, marchands ou militaires, sont censés être équipés pour recevoir ces messages. Le message Inmarsat n’a pas été émis qu’une seule fois; le MRCC de Rome – sans doute conscient de la gravité de la situation – a continué d’envoyer ce message de «Détresse» toutes les quatre heures pendant dix jours. De nombreux bateaux ont donc dû le recevoir.
62. Il est manifeste que tous les navires présents dans le secteur ont été alertés sur la situation du bateau. Le message Hydrolant, en particulier, ne présente pas d'équivoque sur le degré de détresse du bateau: «besoin d’assistance» («in need of assistance»), «aider si possible» («assist if possible»).

4.1.2. Absence de responsabilité

63. Le bateau se trouvait manifestement dans la zone libyenne de recherche et de sauvetage (SAR). Le lancement et la coordination des opérations SAR relevaient donc, en principe, de la responsabilité du MRCC libyen. Les responsabilités d’un Etat en ce qui concerne sa zone de recherche et sauvetage (SAR) est avant tout d’assurer, via une coordination, que toutes les personnes en détresse au sein de la zone sont rapidement secourues et débarquées en lieu sûr.
64. Selon une procédure SAR standard, le MRCC de Rome aurait dû passer la responsabilité de l’incident à Tripoli MRCC. La Libye, nous le savons, se trouvait en situation de conflit armé et de soulèvement. Tant que le bateau se trouvait en zone libyenne, il est clair que personne du côté libyen n’était en mesure de coordonner des opérations de recherche et de sauvetage.
65. A ce moment, deux centres MRCC étaient informés de la situation du bateau: Rome et Malte. Pourtant, aucune mission de recherche et de sauvetage n’a été lancée.
66. De fait, rien n'indique que le centre MRCC libyen ait vraiment été informé de la détresse et de la position du bateau. Parmi les 40 enregistrements téléphoniques analysés fournis par le MRCC de Rome, aucun ne fait état de cette notification à Tripoli. Au contraire, dans ces appels, la référence au centre MRCC de Tripoli semble indiquer qu'il était inutile, et plus vraisemblablement vain, de transmettre l’alerte de détresse à la Libye. J'ai demandé des éclaircissements sur ce point auprès du MRCC de Rome, qui m'a confirmé qu'au moment qui nous intéresse le MRCC de Tripoli ne répondait pas aux tentatives de celui de Rome pour communiquer ou échanger des informations avec lui.
67. Bien que les centres MRCC de Rome et de Malte aient su, ou auraient dû savoir, qu’aucune opération de recherche et de sauvetage n’était possible en Libye, ni l’un ni l’autre ne s’est senti obligé de déployer une telle opération, le bateau en détresse ne se trouvant pas dans leur zone SAR. Ainsi le bateau en détresse est-il resté à dériver dans une totale absence de responsabilité.
68. Lors de ma visite à Malte, le MRCC de Malte a fait remarquer que ses hélicoptères étant des unités monomoteurs, ils ne pouvaient pas réaliser de vol aller-retour sur d’aussi longues distances et que ses bateaux mettaient généralement environ vingt à vingt-quatre heures pour atteindre l’extrémité de sa zone SAR. Les autorités maltaises de recherche et de sauvetage m’ont dit n'avoir jamais envisagé d'opération SAR, considérant que le MRCC de Rome, le premier centre informé, était responsable en vertu du droit maritime; d’autant que le MRCC de Rome ne leur avait pas demandé une telle intervention. Malte a cependant vérifié la position du bateau, qui différait légèrement de celle indiquée par le MRCC de Rome, et a informé ce dernier en conséquence. Il convient de noter que, selon l’analyse faite par Goldsmiths de la reconstitution de la dérive du bateau, ce dernier pourrait être entré dans la zone SAR maltaise avant de retourner vers la zone SAR libyenne (voir annexe 1).
69. Le MRCC de Rome a déclaré que, durant la période en question, leurs unités travaillaient vingt-quatre heures sur vingt-quatre, enregistrant sur une seule journée entre 20 et 25 incidents nécessitant une intervention. Entre le 26 et le 28 mars, les autorités italiennes ont fait face à des incidents impliquant quelque 4 300 personnes – dont plus de 2 200 ont été assistées en mer, et environ 2 000 sauvées en situation de détresse. Du point de vue du MRCC de Rome, la priorité allait au grand nombre d’incidents survenant dans la zone SAR de l'Italie plutôt qu’à ceux se produisant ailleurs. Les autorités italiennes ne se sont pas considérées comme l’autorité responsable, le bateau ne se trouvant pas dans leur zone SAR. Si cela avait été le cas, m’ont-elles dit explicitement, elles auraient certainement coordonné l'opération SAR. Cependant, elles ont précisé n’avoir pas interprété le message du père Zerai comme une demande explicite de sauvetage, et avoir manqué d’informations précises sur la situation du bateau. Pour bien montrer que cela avait influencé leur attitude, les gardes-côtes m’ont parlé d’une action SAR qu’ils avaient menée dans la zone SAR libyenne à la suite d’un appel provenant d’un remorqueur donnant des informations détaillées, en août 2011.
70. De surcroît, d’après certaines des informations fournies aux centres MRCC de Rome et de Malte, le bateau n’était pas à la dérive mais avançait à l’aide de ses moteurs, ce qui a peut-être laissé entendre qu’il ne s’agissait pas d’un appel de détresse urgent.
71. A cet égard, je suis préoccupée par cette interprétation étroite, qui veut que tant que le navire avance il ne serait pas en détresse. Permettez-moi de rappeler la définition de la détresse que donne la Convention SAR: «Phase de détresse: situation dans laquelle il y a lieu de penser qu'un navire ou une personne est menacé d'un danger grave et imminent et qu'il a besoin d'un secours immédiat.»
72. Il me paraît évident que ce bateau se trouvait en situation de détresse et déclenchait donc une obligation d’aide. Le «capitaine» avait lancé un appel de détresse, le bateau était un canot pneumatique surchargé perdu en pleine mer avec peu ou pas de nourriture, d'eau ou de carburant à son bord. Je tiens aussi à souligner que le fait que pratiquement tous les bateaux de migrants puissent, selon les normes SAR, être considérés en détresse, n'implique nullement qu'il faille leur appliquer un seuil supérieur.
73. D’après l’analyse des enregistrements téléphoniques fournis par le MRCC de Rome, il semble que ce centre ait essayé de trouver une solution mais n’ait pas été en mesure de demander de réelle assistance aux unités militaires participant à des opérations de l'OTAN. A l'inverse, le MRCC de Rome n’a pas explicitement demandé d’intervention directe de Malte, de l’OTAN ou d'une autre partie; ce que j’ai du mal à comprendre car le MRCC de Rome savait que personne ne se chargerait des opérations de recherche et de sauvetage. Cette attitude résulte peut-être de rapports sensibles avec les questions de défense et d'une relation mal définie avec l’OTAN. Celle-ci aurait dû mettre en place un dispositif permettant, pour les opérations SAR, de coordonner ses unités en contact direct avec les centres MRCC concernés.

4.2. Une défaillance des normes juridiques?

74. Alors que, selon une procédure standard, le MRCC de Rome aurait transféré la responsabilité de l’incident au MRCC de Tripoli, il est clair que la zone SAR libyenne n’était pas contrôlée par la Libye. Or, si l’obligation de porter des secours en mer ne fait aucun doute, les obligations institutionnelles des pays voisins en cas de non-fonctionnement ou de mauvais fonctionnement du SAR ne sont pas vraiment claires.
75. Apparemment, cette situation n’est pas prévue dans le cadre juridique en place. La Convention SAR prévoit simplement que, lorsque la position d’un bateau en détresse n’est pas connue, un centre MRCC doit, sauf s’il sait que d’autres centres prennent des mesures, assumer la responsabilité de lancer une action adéquate et se concerter avec d’autres centres afin de désigner un centre qui endossera la responsabilité (article 4.5.4).
76. Dans l’affaire en question, la position du bateau était connue précisément. Selon le Manuel international de recherche et de sauvetage aéronautique et maritime (IAMSAR) 
			(18) 
			L’objet primordial
de l’IAMSAR et d’«aider les Etats à répondre à leurs besoins en
recherche et sauvetage (SAR) et à s’acquitter des obligations auxquelles
ils ont souscrit en vertu de la Convention relative à l’aviation
civile internationale, de la Convention internationale sur la recherche
et le sauvetage maritimes et de la Convention internationale pour
la sauvegarde de la vie humaine en mer. Le volume relatif à la 'Coordination
des missions' (volume II) est destiné à ceux qui planifient et coordonnent
les opérations et les exercices SAR»., copublié par l’Organisation maritime internationale et par l’Organisation de l’aviation civile internationale, le MRCC de Rome, étant le premier centre informé, aurait dû conserver la responsabilité SAR sur l’incident compte tenu de l’incapacité de Tripoli à intervenir et de son refus d'assumer la responsabilité. Les directives de l'OMI sur le traitement des personnes secourues en mer 
			(19) 
			Voir l'annexe 34, Résolution
MSC.167(78) (adoptée le 20 mai 2004), 
			(19) 
			<a href='http://www.imo.org/OurWork/Facilitation/IllegalMigrants/Documents/MSC.167(78).pdf'>www.imo.org/OurWork/Facilitation/IllegalMigrants/Documents/MSC.167(78).pdf</a>. confirment ce point. L'article 6.7 dispose ceci: «Selon les circonstances, le premier RCC contacté devrait immédiatement s'efforcer de transférer la gestion de l'incident au RCC responsable de la région dans laquelle l'assistance est fournie. Lorsque le RCC responsable de la région SAR dans laquelle une assistance est nécessaire est informé de la situation, celui-ci devrait accepter immédiatement la responsabilité de la coordination des efforts de sauvetage, du fait que les responsabilités connexes, y compris les dispositions prises pour trouver un lieu sûr pour les survivants, incombent principalement au gouvernement responsable de cette région. Toutefois, le premier RCC est responsable de la coordination de l'incident jusqu'à ce que le RCC responsable ou une autre autorité compétente en assume la responsabilité.»
77. Ces normes contiennent des directives opérationnelles mais elles n’ont pas un caractère contraignant. Dans la mesure où la Convention SAR ne fournit pas de solution explicite à des cas de figure impliquant des Etats SAR «absents» ou «inactifs», l’on serait fondé à estimer qu’il existe un vide juridique nécessitant des dispositions spécifiques pour éviter ce genre d’incidents à l’avenir.
78. L’un des objectifs mêmes de la législation internationale applicable étant d’écarter la possibilité que des personnes se trouvent dans un «no man’s land» juridique, l’obligation de prêter assistance passe donc avant les relations contractuelles pouvant lier les différentes parties. D’où l’on peut conclure que, même si un Etat n’est pas tenu responsable conformément au système des zones SAR, cela ne le relève pas pour autant, s’il est informé d’un incident en mer, de sa responsabilité à assurer les opérations de sauvetage.
79. De surcroît, l’un des aspects négatifs du droit international de la mer en l’état, c’est qu’il ne pénalise pas ceux qui manquent à l’exercice de leur responsabilité.
80. Ce qui apparaît aussi avec cet incident, c’est un manque de clarté sur ce qu’est au juste la détresse. Des directives claires et simples s’imposent (qu’il suffira alors d’appliquer) sur ce qui constitue exactement un signal de détresse, afin d’éviter toute confusion quant à l’obligation de rechercher et de secourir un bateau en détresse.
81. En 2004 a été adoptée une série d’amendements aux conventions SAR et SOLAS, entrés en vigueur deux ans plus tard, en 2006. Ils fournissent, entre autres, de nouvelles directives sur les lieux où les personnes secourues doivent être débarquées.
82. Il faut savoir que les amendements de 2004 font l’objet de désaccords permanents entre les autorités italiennes et maltaises, ces dernières ayant exercé leur droit souverain d’objection, notamment en refusant de les ratifier. Selon Malte, les amendements de 2004 l’obligeraient à accepter de débarquer dans ses ports toutes les personnes secourues dans sa très vaste zone SAR 
			(20) 
			Voir Doc. 12628, op. cit., paragraphe
49..
83. La principale conséquence de cette situation, où des Etats côtiers voisins sont soumis à deux types différents d’obligations, est le manque de certitude juridique quant au lieu adéquat pour débarquer les personnes secourues en Méditerranée centrale.
84. Cette situation a entraîné un certain nombre d’incidents où des migrants, des demandeurs d'asile ou des réfugiés secourus en haute mer – que ce soit par des pêcheurs ou par des unités militaires – ont dû attendre pendant plusieurs jours que les Etats concernés conviennent d’un lieu de débarquement. Je crains que ce genre de situations ne contribue de plus en plus à détourner les navires privés, mais peut-être aussi militaires, de leur obligation juridique à secourir les personnes en détresse, manquement également constaté par les personnes à bord du «bateau cercueil».

4.3. Une défaillance dans l’intervention?

4.3.1. L’avion français

85. D’après les informations fournies par le MRCC de Rome, un bateau chargé de migrants a été observé par un avion français le 27 mars à 14 h 55, deux heures seulement avant que les migrants ne lancent leur premier appel au père Zerai. Selon cette observation aérienne, le bateau était un canot pneumatique gonflable contenant environ 50 personnes à son bord, et il était en route – et non à la dérive. Sur une photographie prise par l’avion que m’a remise le MRCC de Rome, l’on distinguait nettement un bateau bleu qui avançait avec une foule de personnes à son bord.
86. La position de l’embarcation à ce moment-là, telle qu’enregistrée par l’avion français, n’était pas éloignée du point estimé par Thuraya seulement quelques heures plus tard.

Latitude: 33°40’N.

Longitude: 13°5’E.

87. Le bateau photographié a été identifié par l’un des survivants comme le bateau en question. Un autre survivant se souvient qu’il était bleu. Compte tenu de ces faits, je suis convaincue qu’il s’agit, en effet, d’une photographie du «bateau cercueil».
88. Le nom de l’avion français ne m'a pas été communiqué.
89. J’ai écrit aux autorités françaises pour leur poser des questions à propos de cette photo, en demandant notamment l'identité de l'appareil à partir duquel elle a été prise et celle du navire à partir duquel l'avion opérait ainsi que sa position. Je leur ai également demandé de répondre à mes questions antérieures concernant la position et les activités de leurs unités à ce moment-là.
90. Le 5 mars 2012, le ministre français de la Défense m'a répondu que, d'après les informations communiquées par l'armée française, ce cas de figure ne s'est pas présenté au large des côtes libyennes pendant les opérations de l'OTAN. Le ministre a ajouté que le navire français Meuse avait rencontré une embarcation de migrants le 28 mars 2011 à environ 12 milles nautiques au sud de Malte, et qu'il ne pouvait pas s'agir du même bateau. Le ministre a ajouté que toutes les autres unités opéraient dans le golfe de Syrte et n'étaient donc pas dans le secteur concerné. Cette réponse est certes intéressante, mais elle ne fournit aucune réponse concrète sur l'identité de l'avion français qui a photographié le bateau et l'a transmise au MRCC de Rome.
91. Concernant cet épisode particulier, dans sa réponse écrite à mon courrier du 8 décembre, l’OTAN déclare que, d’après un examen des dossiers existant au siège opérationnel de l’OTAN, il n’est fait aucune mention d’un avion ou d’un navire sous commandement de l’OTAN ayant vu ou contacté le petit bateau en question.

4.3.2. L’hélicoptère

92. L’hélicoptère militaire qui a envoyé au bateau quelques bouteilles d’eau et biscuits l’a fait après que le père Zerai a informé les gardes-côtes italiens sur le bateau en détresse.
93. Il est probable, mais pas certain, que l’appel de détresse et l’intervention de l’hélicoptère aient été liés.
94. L’hélicoptère a dû comprendre que la vie des personnes à bord du bateau était en danger. Les survivants se sont rappelés que, par gestes, les soldats à bord de l’hélicoptère leur ont fait signe d’attendre. Ils ont alors eu la certitude que quelqu’un reviendrait pour les secourir.
95. Pourquoi n’en a-t-il pas été ainsi? Difficile à comprendre. Peut-être qu’alors le moteur fonctionnait et, donc, que le bateau n’était pas à la dérive? Certes, cela pouvait indiquer que le bateau ne se trouvait pas en situation immédiate de détresse, mais les autres caractéristiques de l’embarcation (un simple bateau pneumatique, surpeuplé, à des milles de la côte, avec à son bord des gens faisant des signes manifestes de détresse) relevaient de l'évidence. De plus, le message du MRCC était significatif, et même si l'hélicoptère n'a pas estimé que l'embarcation était en détresse, il aurait dû contacter le MRCC de Rome et le tenir informé de ses observations et de son intervention.
96. J’en conclus donc qu’il y a eu défaillance manifeste de l’hélicoptère et de son commandement: ils n’ont pas pris les mesures de suivi adéquates relatives au bateau et aux personnes en détresse.

4.3.3. Le grand bâtiment de la marine

97. Ayant établi la crédibilité des survivants, je n’ai aucune raison de douter que, à un certain moment au cours de leur traversée, ils aient bel et bien croisé un grand bâtiment de la marine et que ce navire ne leur a prêté aucune assistance. Au vu des déclarations de l’OTAN quant aux engagements des Etats concernant leurs obligations internationales en mer et, par le passé, d’un certain nombre d’activités SAR fructueuses auxquelles ont participé des unités de l’OTAN, il est difficile de comprendre pourquoi aucune assistance n’a été apportée au bateau, que le bâtiment ait été ou non sous commandement de l’OTAN.
98. A noter qu’au moment de l’observation du grand bâtiment de la marine – vers le dixième jour de la traversée du bateau et, donc, bien après le 31 mars –, l’OTAN était seule à avoir le commandement des actions militaires internationales concernant la Libye et, à ce que je comprends, tous les navires militaires présents dans le secteur étaient sous commandement de l’OTAN. La demande que j’ai adressée à l’OTAN pour éclaircir ce point est, cependant, demeurée sans réponse. La réponse du ministre français de la Défense m'a informée du fait que le porte-avions Charles-de-Gaulle (qui est explicitement mentionné dans l'article du Guardian) n'a jamais opéré à moins de 150 milles nautiques de Tripoli pendant la période qui nous intéresse, et qu'il ne pouvait donc pas s'agir du grand navire rencontré par l'embarcation. J’ai également été informée par l’OTAN que le porte-avions italien, l’ITS Garibaldi, se trouvait à environ 120-150 milles à ce moment-là.
99. Selon les récits des survivants, la situation à bord du bateau lorsqu’ils ont croisé le navire était très différente de ce qu’elle était lorsqu’ils ont vu l’hélicoptère. Lorsque le navire a croisé le bateau, de nombreuses personnes avaient déjà péri et il ne restait rien à manger ni à boire. Il aurait dû être clair pour les observateurs que les survivants et le bateau se trouvaient en situation de détresse et nécessitaient des secours immédiats. Etant donné ces circonstances, il s'agit d'un cas manifeste de non-assistance.

4.3.4. La marine commerciale

100. Des questions se posent aussi sérieusement quant à l’inaction des bateaux de pêche lorsqu’ils sont entrés en contact avec le bateau en détresse.
101. Selon les survivants, les pêcheurs tunisiens leur ont indiqué la direction de Lampedusa. Il est clair que les pêcheurs ne leur sont pas venus en aide et n’ont apporté aucune forme matérielle d’assistance. Ce qui est particulièrement inquiétant, c’est qu’ils n’ont informé aucune autorité maritime de la présence et de la détresse du bateau.
102. Les navires de pêche sont équipés d’une radio. Il aurait été simple de faire un appel indiquant le lieu où se trouvait le bateau en détresse.
103. Autre élément à éclaircir: pourquoi le navire ravitailleur chypriote Sea Cheetah n’est-il pas intervenu? D’après l’analyse des enregistrements téléphoniques fournis par le MRCC de Rome, le navire ne se trouvait pas loin de la position du bateau le 27 mars 2011. Mais il semble que le Sea Cheetah n’ait rien fait, pas plus que le MRCC de Rome ne le lui ait demandé.
104. Lors de notre réunion, des agents du HCR ont mis l’accent sur les craintes que suscitent des mesures prises par des Etats côtiers, mesures qui auraient tendance à décourager les bateaux de pêche et autres navires marchands à s’acquitter de leur obligation de sauvetage en mer. Parmi ces mesures, citons la pénalisation de la migration clandestine et les problèmes liés au retard à convenir d’un lieu de débarquement. Pour les navires marchands, cela peut entraîner de graves pertes financières, sans compter la menace de sanctions pénales pour aide et soutien à des migrants clandestins. A l’évidence, les navires marchands, y compris les petits bateaux de pêche, semblent de plus en plus réticents à secourir des flux mixtes de migrants en situation de détresse en mer 
			(21) 
			Quelques
exemples: poursuites judiciaires par l’Italie à l’encontre de pêcheurs
tunisiens qui avaient secouru 44 migrants en mer, incident du cap
Anamur (<a href='http://news.bbc.co.uk/2/hi/8295727.stm'>http://news.bbc.co.uk/2/hi/8295727.stm</a>), incident du bateau de pêche Francisco
y Catalina (<a href='http://news.bbc.co.uk/2/hi/europe/5205084.stm'>http://news.bbc.co.uk/2/hi/europe/5205084.stm</a>) et, enfin, le long désaccord entre l’Italie et Malte
sur leurs interprétations des responsabilités SAR..

4.4. Une défaillance de l’OTAN?

105. Comme il est expliqué plus haut, l’OTAN a été informée de la situation du bateau par un fax provenant du «centre de coordination de sauvetage maritime» (MRCC):
«À TOUTES FINS UTILES, À NOTER QU'AUJOURD’HUI, NOUS AVONS REÇU LES INFORMATIONS CONCERNANT UN PETIT BATEAU AVEC ENVIRON 68 PAB EN DIFFICULTÉ AU SUD DE LA MER MÉDITERRANÉE. À BORD, IL Y A LE TÉLÉPHONE SATELLITE NUMÉRO 008821621256157. NOUS AVONS MENÉ UNE ENQUÊTE SUR CETTE AFFAIRE POUR LOCALISER LE DEMANDEUR. LA SOCIÉTÉ «THURAYA» NOUS A INFORMÉS QUE LA POSITION DE L’APPAREIL SATELLITE À 16:52 UTC ÉTAIT: LAT 33°58’2’’N – LONG 12°55’8’’E. VEUILLEZ NOUS TENIR INFORMÉS EN CAS D’OBSERVATION DU BATEAU SUSMENTIONNÉ PAR DES UNITÉS NAVALES DE L’OTAN.»
106. L’OTAN n’a pas répondu au fax du MRCC de Rome. Certes, aucune réponse n’était à attendre sauf si des unités maritimes se trouvaient à proximité du navire objet de l’alerte. Néanmoins, il est intéressant de voir que, le 28 mars à 11 h 58, l’OTAN a répondu à une autre alerte diffusée par le MRCC de Rome, informant ce centre qu’aucune unité de l’organisation internationale ne se trouvait dans les parages du navire. Alors, pourquoi l’OTAN a-t-elle répondu à cette alerte-là et pas à celle concernant le «bateau cercueil»?
107. Les réactions de l’OTAN face à cet incident sont incohérentes, comme en témoignent les remarques initiales faites par l’organisation internationale aux médias:
«Elle n’avait consigné aucun signal de détresse en provenance du bateau et n'avait pas d'enregistrement de l'incident» 
			(22) 
			Porte-parole de l’OTAN,
article du 8 mai 2011 paru dans le journal The
Guardian.;
«Absolument rien ne prouve l’implication de navires de l’OTAN dans ces événements» 
			(23) 
			Général
Claudio Gabellini, OTAN, point de presse sur la Libye (Press briefing
on Libya), 10 mai 2011, <a href='http://www.nato.int/cps/fr/natolive/opinions_73660.htm'>http://www.nato.int/cps/fr/natolive/opinions_73660.htm</a>.;
«Je n’ai aucune preuve attestant de la réception de ces alertes» 
			(24) 
			Ibid.;
«Le seul porte-avions rattaché à la mission de l'OTAN au moment en question, à savoir les 29 et 30 mars, était un porte-avions opérant à plus de 100 milles nautiques de la possible position du navire migrant» 
			(25) 
			Carmen
Romero, porte-parole déléguée de l’OTAN, lors du point de presse
précité.;
«Les unités de l’OTAN présentes en mer n’ont vu ni entendu aucun signe d’appels de détresse en provenance de ce secteur» 
			(26) 
			Ibid.;
«En substance, l’OTAN n’est pas intervenue puisqu’elle n’a reçu aucun signe, d’accord?» 
			(27) 
			Ibid..
108. Lors de ma réunion avec des agents de l’OTAN, à Bruxelles, l’on m’a affirmé que l’unité de l’OTAN la plus proche du bateau s’en trouvait à 24 milles. Malgré ma demande officielle et renouvelée, l’OTAN n’a pas divulgué le nom de l’unité en question.
109. Néanmoins, j’ai recueilli des témoignages affirmant que des unités de l’OTAN se trouvaient bien à proximité du bateau à ce moment-là: une unité à seulement 11 milles du bateau.
110. Le 27 mars à 20 h 7, le commandement en chef de la flotte italienne (CINCNAV) a appelé le MRCC de Rome et discuté du bateau en détresse. Chose importante, l’officier de la CINCNAV confirme qu’un navire militaire sous commandement de l’OTAN se trouvait à environ 11 milles du bateau en détresse: le navire espagnol Méndez Núñez.
111. Etant donné sa distance du bateau, il semble que le Méndez Núñez aurait pu atteindre le bateau en détresse en moins de deux heures. Pourquoi l’OTAN, ou le Méndez Núñez lui-même, n’ont-ils pas fourni cette information au MRCC de Rome après le lancement de l’alerte de détresse? Mystère. Ce qui est clair, c’est que le navire espagnol n’a rien tenté pour se rapprocher du bateau. En outre, le Méndez Núñez est un navire de guerre pouvant transporter un hélicoptère. S’il avait un hélicoptère à bord, aller voir le bateau en détresse aurait été une opération encore plus simple.
112. Au cours de la conversation téléphonique ci-dessus mentionnée entre le CINCNAV et le MRCC de Rome, peu après l’évocation du Méndez Núñez, il est fait état de la présence du navire italien ITS Etna dans le secteur spécifié ainsi que de l’ITS Borsini. Selon des informations fournies par l’OTAN, la présence de l’ITS Borsini à 37 milles nautiques du bateau est confirmée, mais l’ITS Etna était beaucoup plus loin (155 milles nautiques). La présence d’un navire italien dans le secteur spécifié pourrait fournir un lien avec l’origine de l’eau et des biscuits lancés par l'hélicoptère au bateau en détresse. L’ITS Borsini peut disposer d'un hélicoptère. Il est nécessaire d’obtenir un complément d’information des autorités pour pouvoir établir si, oui ou non, ce navire a eu connaissance de l’incident ou est intervenu.
113. Il ressort également de la conversation entre le MRCC de Rome et l’officier de la CINCNAV susmentionnée que l’officier de la CINCNAV aurait laissé l’OTAN s’en charger avec ses propres unités, qui étaient «les plus proches en termes absolus».
114. Quel était le navire de l’OTAN situé à 24 milles du bateau en détresse: le Méndez Núñez, ou un autre bâtiment de la marine? Ce n’est pas clair. A noter que 24 milles est une distance de navigation relativement courte. De fait, le MRCC de Malte m’a affirmé que, lorsqu’il organise une opération SAR, celle-ci couvre un rayon de 100 milles. Et, à en croire un agent de l’OTAN, «ça aurait été du gâteau» de naviguer jusqu'au bateau.
115. Des agents de l’OTAN ont confirmé à plusieurs occasions – lors d’une réunion, dans des notes de suivi écrites ainsi que dans plusieurs points de presse – que les opérations de l’OTAN sont parfaitement au fait de leurs responsabilités en matière de droit maritime international. Leur participation active à un certain nombre d’opérations SAR durant cette période a permis de sauver des centaines de vies, preuve manifeste de leur constante détermination à prêter assistance dès lors qu’il y a lieu 
			(28) 
			Voir,
par exemple, des déclarations faites par l’OTAN le 13 mai 2011 à
l’occasion du point de presse concernant la Libye: «Conformément
à la Convention internationale pour la sauvegarde de la vie humaine
en mer (Convention SOLAS), tous les navires de l’OTAN assurent une
surveillance permanente en quête des navires en détresse. Les capitaines
de navire appliqueront les règles et les responsabilités du droit
international pour prêter assistance à tout bateau dont la situation
de détresse est connue. En outre, l’OTAN coopère avec les autorités
maritimes des pays voisins et avec le secteur de la marine commerciale
pour repérer et aider les navires chaque fois que nécessaire» (<a href='http://www.nato.int/cps/fr/natolive/opinions_74038.htm'>www.nato.int/cps/fr/natolive/opinions_74038.htm</a>). Le 26 mars, le navire italien ITS
Etna a participé à une opération SAR qui a permis de sauver
environ 300 migrants (photos publiées à cette adresse: <a href='http://www.nato.int/cps/en/natolive/photos_73676.htm'>www.nato.int/cps/en/natolive/photos_73676.htm</a>). Autres exemples: Reuters Africa, «NATO answers refugee
boat’s mayday off Libya», 10 juillet 2011, <a href='http://af.reuters.com/article/libyaNews/idAFL6E7IA06W20110710'>http://af.reuters.com/article/libyaNews/idAFL6E7IA06W20110710</a>.. Reste que, malgré cette connaissance des règles du droit maritime international et une bonne volonté de sauver des vies en mer, aucune unité se trouvant, on le sait, à proximité du bateau n'a fait route pour se porter à son secours.
116. L’OTAN assure que le message qu’elle a reçu du MRCC de Rome le soir du 27 mars manquait de clarté: il n’était pas envoyé au format requis (normalisé pour faciliter la compréhension) et, par conséquent, il ne correspondait pas à un appel de détresse clair et net demandant une action spécifique. L’OTAN a précisé que le texte du message n’exprimait pas un sentiment de gravité ou d'urgence.
117. Si l’indication que le bateau se trouvait en difficulté semble claire, en revanche le message n’appelle à aucune action spécifique immédiate et le mot «Détresse» n’est pas employé. A propos du caractère de l’alerte, le MRCC de Malte a ajouté qu’elle ne contenait aucune demande spécifique concernant la disponibilité d’unités.
118. Ce possible manque de clarté sur le niveau d’alerte n’apparaît pas dans l’appel de groupe amélioré (AGA) Inmarsat-C lancé par Rome (27 mars 2011 à 19 h 54), message qui indiquait clairement la priorité de l’alerte: «Détresse». Quant au message Hydrolant lancé le 28 mars à 6 h 6, il indiquait précisément que des personnes avaient besoin d’aide, demandant à tous les navires se trouvant à proximité de redoubler de vigilance et d’«Aider si possible».
119. Ces messages me paraissent suffisamment clairs pour indiquer qu’il fallait agir et qu’ils ne devaient pas être ignorés. Si les autorités jugeaient bon de ne pas intervenir au motif du manque de clarté, demander des éclaircissements aux gardes-côtes italiens aurait été la mesure la plus judicieuse.
120. Pour mieux comprendre la situation, dans un courrier adressé au ministère espagnol de la Défense à propos du Méndez Núñez et à l’OTAN à propos de l’ITS Etna (lequel, comme je l’ai appris, se trouvait sous commandement de l’OTAN), j’ai demandé les informations suivantes:
  • la position exacte du Méndez Núñez et de l’ITS Etna au moment où le MRCC de Rome a envoyé un fax d’alerte à l’OTAN, ainsi que le journal de bord de chacun de leurs avions/hélicoptères respectifs;
  • le nom et la nationalité du navire militaire se trouvant à environ 24 milles du bateau en détresse;
  • les informations relatives à toute communication entre, d’une part, le siège de l’OTAN à Naples et, d’autre part, le Méndez Núñez et l’ITS Etna, ainsi que le navire se trouvant à 24 milles de là. Avant toute chose, j’essaie d’établir les considérations et les processus décisionnels spécifiques qui ont conduit ces navires à ne pas prendre de mesures.
121. Le 8 mars 2012, le ministre espagnol de la Défense a répondu en m'assurant que le Méndez Núñez n'avait jamais eu le moindre contact avec l'embarcation à la dérive et qu'il ne s'était jamais trouvé à la distance de 11 milles nautiques mentionnée dans ma lettre. En outre, le ministère a ajouté que cette frégate n'a jamais reçu de fax du MRCC de Rome, ni aucune autre communication relative aux faits mentionnés dans ma lettre. Pour terminer, le ministère a insisté sur le fait que l'hélicoptère de la frégate n'a jamais survolé l'embarcation et n'a donc pas eu l'occasion de lui porter secours.
122. Je savais certes que le MRCC de Rome n’avait pas contacté directement les navires militaires, mais je suis amenée à conclure que le quartier général de l'OTAN à Naples a reçu le fax relatif à l'appel de détresse. La question de savoir s’il l’a transmis aux navires opérant sous son commandement n’est pas clarifiée et est contradictoire. L’OTAN m’a confirmé avoir transmis le message de détresse, ce que les autorités espagnoles contredisent en disant n’avoir pas reçu le message en question. J'ai également du mal à comprendre comment le Méndez Núñez, ainsi que d'autres navires, aurait pu ne pas recevoir les messages généraux de détresse d'Inmarsat et de Hydrolant, qui ont été envoyés à tous les navires du secteur.
123. La lettre du ministre espagnol de la Défense déclare que le Méndez Núñez ne s'est jamais trouvé à 11 milles nautiques de l'embarcation, mais ne fournit pas sa position exacte. Il est pourtant hautement probable qu'il se soit trouvé tout près de l'embarcation.
124. Sans informations complètes sur cette affaire, il est difficile de conclure à une responsabilité de l’OTAN ou de bateaux se trouvant dans le secteur sous commandement national. Néanmoins, il me semble clair que l’OTAN n’a pas su réagir aux signaux de détresse. Si l’on garde à l’esprit que le MRCC italien ne peut pas, par lui-même, identifier des navires militaires dans le secteur ni établir de contact direct avec eux, c’est à l’OTAN qu’il revenait de prendre le relais. Sans compter que l’hélicoptère qui est venu en aide au bateau, puis qui a disparu, devait bien être rattaché à un navire militaire. Sur le rôle de l’hélicoptère ou l’absence de suivi à sa mission, y compris l’absence de communication avec le MRCC au sujet de ce vol, aucune des parties n’a encore fourni d’explication.

4.5. Une défaillance des Nations Unies et de l’OTAN à se préparer aux conséquences du conflit libyen?

125. «Avant d’entamer une guerre, il faut savoir où mettre les prisonniers, où mettre les morts, quoi faire des réfugiés.» 
			(29) 
			D’après
une déclaration de la Marine italienne lors de notre réunion du
7 septembre 2011.
126. Cette déclaration résume mon inquiétude sur la manière dont, dans l’ensemble, l'exode des migrants, des demandeurs d’asile et des réfugiés en provenance de Libye a été géré par la communauté internationale.
127. La Résolution 1970 du Conseil de sécurité des Nations Unies, adoptée le 26 février 2011, suivie de la Résolution 1973 du Conseil de sécurité du 17 mars 2011, ont servi de base à l’accord de lancement de l’opération «Unified Protector» de l’OTAN. Etonnamment, ces résolutions contiennent peu de références aux personnes forcées de quitter la Libye en raison du conflit et des violences.
128. Des années durant, la Libye a été connue comme principal point de départ de milliers de réfugiés, de demandeurs d’asile et de migrants essayant de se rendre en Europe. Sans oublier que le colonel Kadhafi avait lancé des menaces publiques selon lesquelles l’Europe serait envahie d’immigrants. L’exode n’était donc pas une surprise et aurait dû être préparé, notamment en termes de sauvetage en mer, en particulier dans la zone SAR de la Libye. Les choses auraient dû être plus explicites en termes de responsabilités de coordination et de coopération, particulièrement entre les centres MRCC, l’OTAN et les Etats possédant des navires militaires dans le secteur. Des ressources adéquates auraient dû être prévues pour les opérations de sauvetage en mer et pour l’accueil de flux mixtes de migrants, demandeurs d’asile et réfugiés.
129. Il semble que la présence importante de l’OTAN dans le secteur ait été planifiée et mise en œuvre sans tenir suffisamment compte de structures de recherche et de sauvetage. A ce que j’ai compris, le MRCC de Rome n’estimait pas que ses responsabilités SAR couvraient les navires militaires opérant sous commandement de l’OTAN. Lorsqu’il a été informé de la position du Méndez Núñez, le MRCC de Rome a conclu qu’il avait dû recevoir l’alerte Inmarsat-C, s’abstenant de prendre aucune autre mesure particulière.

4.6. Une défaillance du côté des autorités libyennes?

130. Même en temps de guerre, un Etat demeure responsable de la sécurité des civils, tant à terre qu’en mer. Aussi la Libye ne peut-elle pas être exonérée de toute responsabilité dans cette affaire.
131. Au surplus, la Libye a enfreint toutes les obligations internationales en encourageant et même en forçant les migrants, les demandeurs d’asile et les réfugiés à emprunter la dangereuse voie maritime. Non seulement le colonel Kadhafi a menacé l’Europe de mettre ces gens à la mer, mais cela s’est produit. Dans l’affaire en question, les survivants m’ont rapporté comment les militaires les ont accompagnés jusqu’au bateau. En d’autres occasions, j’ai écouté les témoignages de personnes forcées, sous la menace d’un fusil, d’embarquer sur des bateaux inaptes à la mer à destination de Lampedusa. Il ne fait aucun doute qu'une énorme défaillance pèse du côté des autorités libyennes du colonel Kadhafi et que, par conséquent, elles aussi portent une lourde part de responsabilité pour la mort des passagers de ce bateau. En même temps, en les forçant à soutenir son régime, Kadhafi a menacé les réfugiés en Libye. Soupçonnés par les rebelles de soutenir Kadhafi, beaucoup de réfugiés subsahariens ont décidé de fuir.

4.7. Une défaillance du côté des trafiquants?

132. Ici, la conclusion est simple. Les trafiquants étaient totalement indifférents au sort des migrants. Pour se faire de l’argent, ils ont surchargé le bateau, ils ont pris l’eau et la nourriture, ils n’ont pas fourni assez de carburant et n’ont pas prévu de moyens de communication adéquats en cas de détresse. En outre, le prétendu «capitaine» du bateau n’était manifestement pas qualifié pour mener l'embarcation jusqu’à Lampedusa.

5. Qui est responsable?

5.1. Une défaillance collective

133. Comme le montrent les réponses apportées aux sept questions posées, des défaillances ont été commises à toutes les étapes et par tous les principaux acteurs. Il y a eu défaillance collective au niveau de l’OTAN, des Nations Unies et de certains Etats pour planifier les opérations militaires libyennes et pour préparer un exode maritime attendu. Il y a eu défaillance dans la coordination du sauvetage même du bateau, et ce malgré l'envoi d'un signal de détresse et l’enregistrement des coordonnées du bateau. Cette défaillance a une double cause: d’une part, le manque de clarté des responsabilités stipulées par le droit maritime et, d’autre part, le manque de coordination entre les centres MRCC italien/maltais et d’autres acteurs présents dans le secteur en l'absence d’un centre MRCC libyen opérationnel. Le MRCC de Rome a diffusé un appel d’urgence pendant un long laps de temps, mais sans vérifier si le bateau était secouru. Pourtant, en tant que première autorité à être informée des difficultés du bateau, et compte tenu de l'inefficacité manifeste des autorités SAR libyennes, le MRCC de Rome peut être considéré comme la première autorité responsable de ce sauvetage. Le Méndez Núñez et l’ITS Borsini, bien que se trouvant dans les proches parages du bateau, ne se sont pas portés à son secours, engageant ainsi la responsabilité de l’OTAN mais aussi de leurs pays respectifs (l’Espagne et l’Italie). Les autorités libyennes sont responsables non seulement de ce qu’elles n’ont pas fait (maintenir la responsabilité de leur zone SAR) mais, chose plus grave, de ce qu’elles ont bel et bien fait (directement ou indirectement forcer des personnes à monter sur des bateaux et à fuir la Libye). Les trafiquants se sont clairement montrés indifférents au sort des personnes qui s'embarquaient sur le bateau. Le bateau a été repéré et photographié par un avion. L’existence d’un canot pneumatique bondé au beau milieu de la Méditerranée, même équipé d’un moteur, aurait dû être un signal d’alerte élevée.
134. Ce qui me choque le plus, cependant, ce sont les accusations affirmant qu’un hélicoptère et un bâtiment militaire ont ignoré le bateau. Un hélicoptère a fourni de l’eau et de la nourriture, puis a disparu. Ni l’OTAN ni aucun Etat n’ont communiqué d’informations sur l’identité de l’hélicoptère, sur les mesures qu’il a prises et sur son commandement. De même, personne n’a fourni la possible identité du navire militaire qui n’a pas répondu aux appels à l’aide lancés par les survivants du bateau en détresse vers le dixième jour de la traversée.
135. A l’heure où j’écris, des informations restent manquantes et des questions sans réponse.
136. Certaines informations ne sont pas disponibles en raison du temps écoulé et du manque de données. Dans d’autres cas, il manque des informations du fait que des questions spécifiques posées à certaines agences et autorités demeurent sans réponse, et ce malgré la gravité de l’incident. A l’origine de ces lacunes, il y a trois des questions les plus fondamentales de l'enquête: premièrement, quel est l’Etat responsable de l’hélicoptère qui a apporté la première aide au bateau en détresse? Deuxièmement, quel est l’Etat responsable du navire militaire qui a ignoré la situation critique des survivants? Enfin, troisièmement, une question qui devrait être simple à résoudre: les navires et les avions militaires concernés étaient-ils sous commandement national ou sous commandement de l’OTAN?

5.2. Quel hélicoptère a laissé le bateau périr?

137. Tous les survivants, y compris ceux interviewés par d’autres agences et d’autres personnes, confirment le récit selon lequel un hélicoptère militaire s’est approché du bateau et a fait descendre de l’eau et des biscuits sur le bateau au moyen d’une corde. Bien que, d’après leur récit, les survivants se rappellent pratiquement tous avoir vu une inscription en italien sur les bouteilles d’eau, voire sur l’emballage des biscuits, et bien que cette information désigne un navire italien, elle n’est pas probante – par exemple, l’eau et les biscuits auraient pu être chargés sur un navire étranger dans un port italien. En principe, tous les navires militaires doivent consigner dans un journal le détail de tout le matériel embarqué, transporté et distribué. Je suis certaine que, si un hélicoptère militaire a distribué de l’eau et des biscuits, le journal le mentionne. En conséquence, l’accès à ces journaux pourrait aider à déterminer si des hélicoptères opérant dans ce secteur ont oui ou non quelque chose à voir avec l’incident.
138. Il est très probable que l’hélicoptère soit venu d’un navire. D’après les informations que j’ai recueillies, je peux affirmer qu'au moins deux navires militaires sous commandement de l’OTAN ou sous commandement national se trouvaient dans les proches parages du bateau au moment de l’appel de détresse. Il s’agissait du navire espagnol Méndez Núñez et du navire italien ITS Borsini, tous deux équipés d’installations aériennes, c’est-à-dire en mesure d’envoyer des hélicoptères.
139. Comme indiqué plus haut, dans sa réponse écrite à mon courrier du 8 décembre, l’OTAN déclare que, d’après un examen des dossiers existant au siège opérationnel de l’OTAN, il n’est fait aucune mention d’un avion ou d’un navire sous commandement de l’OTAN ayant vu ou contacté le petit bateau en question.
140. Au vu des informations que j’ai reçues concernant la localisation du Méndez Núñez et de l’ITS Etna, j’ai adressé un nouveau courrier à l’OTAN et aux autorités espagnoles pour en savoir davantage sur la position précise de ces navires et sur les journaux de bord détaillés de leurs hélicoptères respectifs. Comme je l'ai déclaré plus haut, le ministre espagnol de la Défense a insisté sur le fait que l'hélicoptère du Méndez Núñez n'a jamais survolé l'embarcation et n'a donc pas eu l'occasion de lui porter secours. Comme indiqué plus haut, l’OTAN a répondu que l’ITS Etna n’était pas dans les environs mais que l’ITS Borsini se trouvait à une distance de 37 milles nautiques. Cette réponse ne fait état ni des activités de l’hélicoptère de l’ITS Borsini, ni de ses activités de sauvetage.

5.3. Quel navire militaire a ignoré les appels au secours?

141. Pour essayer d’identifier le grand navire militaire, j’ai sollicité la coopération de l’Union européenne, dont le Centre satellitaire (CSUE) collecte de nombreuses données et images dans le monde entier. Une lettre a donc été adressée à Mme Ashton, Haute Représentante de l’Union européenne pour les affaires étrangères et la politique de sécurité et Vice-Présidente de la Commission européenne.
142. La réponse de Mme Ashton, reçue le 19 mars, déclare que le Centre satellitaire de l'Union européenne ne dispose d'aucun produit archivé pour le secteur et la période indiqués. Elle poursuit en déclarant: «Etant donné que le secteur qui concerne l'imagerie qui vous intéresse se situe à moins de 130 kilomètres des côtes libyennes, et que la période considérée coïncide avec l'opération de l'OTAN "Unified Protector", l'enquête envisagée pourrait concerner des informations classées confidentielles par l'OTAN. Je suggère, par conséquent, que la commission demande l'assistance de l'OTAN, notamment par l'intermédiaire de son Assemblée parlementaire» (traduction non officielle). Cette déclaration implique que les images et données satellitaires pourraient être disponibles, mais uniquement pour l'OTAN.
143. L’accès à l’imagerie satellitaire du secteur serait un outil inestimable pour identifier l’emplacement des navires et des unités à ce moment-là. Les bâtiments de la marine sont assurément assez gros pour être repérés, voire identifiés, à partir de ce type de données. Il serait invraisemblable qu'une région où l'OTAN menait des opérations militaires n'ait pas été surveillée par satellite, l'OTAN doit avoir accès à ces informations.
144. J’ai sollicité l’assistance des MRCC de Rome et de Malte pour tenter de reconstituer avec exactitude l’itinéraire de dérive du bateau. Rome m’a indiqué que le calcul à l’envers de l’itinéraire de la dérive serait extrêmement difficile du fait du grand nombre de variables et d’éléments inconnus. Malte n’a pas répondu à ma demande.
145. Cependant, le Centre Goldsmiths, Centre for Research Architecture, m’a fourni un modèle de la dérive du bateau (voir annexe 1). Ce modèle donne une indication assez précise du positionnement du bateau au cours de sa dérive vers la Libye.
146. Un certain nombre d’Etats (Canada, France, Grèce, Italie, Roumanie et Turquie) ont répondu, indiquant ne pas avoir eu de navire militaire dans le secteur durant la période spécifique en question. En revanche, la réponse du ministère italien de la Défense m'invite à contacter l’OTAN en ce qui concerne les unités italiennes sous commandement de cette organisation. C’était le cas de l’ITS Etna et je me suis adressée à l’OTAN pour obtenir des éclaircissements à ce sujet. J’ai reçu des clarifications concernant l’ITS Etna, mais un certain nombre de questions se posent désormais concernant l’ITS Borsini. Ce fait illustre à quel point il est facile de se renvoyer les responsabilités entre le niveau national et le niveau supranational.
147. Le Royaume-Uni et les Etats-Unis n’ont pas encore répondu à mes lettres.
148. Les réponses qui me sont déjà parvenues ne me permettent pas d'identifier le navire. Je suis pourtant certaine que ces informations existent. L'OTAN a certainement accès aux journaux de bord détaillés des vaisseaux qui ont participé à ses opérations. Jusqu’à réception de réponses suffisantes, je n’ai d’autre choix que de conclure qu’un navire appartenant à ces Etats pourrait avoir ignoré les appels au secours du bateau en détresse. Quelle que soit la nationalité du navire, il devait être sous le commandement de l’OTAN de même que, durant cette période, tous les vaisseaux présents dans le secteur. L’OTAN doit donc endosser la responsabilité pour le navire qui n'a pas répondu aux appels au secours du «bateau cercueil».
149. Là encore, l’OTAN déclare dans sa réponse qu’il n’est consigné nulle part qu’un bateau sous son commandement ait vu ou contacté le bateau.

6. Conclusions

150. Je l’ai dit au début de ce rapport, j’ai un immense respect pour les personnes qui œuvrent au sauvetage de vies en mer dans des conditions dangereuses. Des milliers de vies ont été sauvées et continueront de l’être grâce à leur courage et à leur dévouement.
151. Jamais au cours de la préparation de mon enquête et de mon rapport quelqu’un n’a remis en question l’obligation fondamentale de porter secours en mer. Cette obligation est connue de tout capitaine, professionnel ou amateur.
152. Reste que trop de personnes ont perdu la vie dans des circonstances semblables à celles des 63 personnes du «bateau cercueil». L’enquête mise sur cet exemple frappant pour également attirer l'attention sur les nombreux autres drames de ce genre.
153. Les choses ont affreusement mal tourné pour les passagers du bateau objet de cette enquête. Ils n’auraient pas dû mourir. Si différents acteurs étaient intervenus ou l’avaient fait correctement, ces personnes auraient pu être secourues à plusieurs occasions. Il faut faire davantage pour éviter que des gens ne meurent dans leurs tentatives désespérées d’atteindre l’Europe.
154. Dans l’affaire qui nous occupe, je continuerai de chercher des réponses. Les responsables doivent rendre des comptes et cet incident doit servir de rappel: la législation et les pratiques relatives aux secours en mer comportent toutes deux des lacunes auxquelles il faut remédier.
155. La Méditerranée est une des mers les plus fréquentées et les mieux surveillées du globe. Pourtant, en 2011, la Méditerranée a également été la mer dans laquelle le plus grand nombre de personnes ont disparu. Je ne parle pas d’un endroit perdu au milieu du Pacifique mais du canal de Sicile, qui grouille de navires et qui dispose de nombreux radars et d’imagerie satellitaire. Ce bateau aurait pu et aurait assurément dû être secouru et non laissé aller s’échouer sur les côtes libyennes avec seulement une poignée de survivants à son bord.

7. A propos des survivants

156. Sans le consentement des survivants à raconter leur histoire, cette enquête serait sans fondement. Certains d’entre eux ont perdu des êtres chers dans cette traversée, tous doivent vivre avec des cicatrices physiques et psychologiques dues à un voyage traumatisant et construire de nouvelles vies:
  • Bilal Yacoub Idris, 30 ans, est éthiopien. Il a repris un bateau et a atteint l’Italie, où il vit aujourd’hui dans un Centre pour demandeurs d’asile. Sa demande d’asile est toujours en attente;
  • Ghirma Halefom est érythréen. Il est arrivé à Lampedusa en juin 2011 et vit aujourd’hui dans un centre pour demandeurs d’asile près de Turin. Sa demande d’asile est toujours en attente;
  • Dain Haile Gebre est érythréen. Il vit aujourd’hui en Italie, où il a obtenu l’asile;
  • Abu Kurke Kebato, 23 ans, a demandé l’asile en Italie. Par la suite, il est parti aux Pays-Bas avec son épouse, où il a introduit une nouvelle demande d'asile, qui est encore en attente.
  • Mahmmd Ahmed Ibrhaim, 23 ans, Kabbadi Asfao Dadi, 19 ans et Elias Mohammed Kadi, 23 ans, sont éthiopiens. Tous trois vivent dans le camp de réfugiés de Choucha, en Tunisie, ont obtenu l'asile et attendent d'être réinstallés en Australie;
  • Filmon Weldemichail Teklegergis, qui se faisait appeler Johannes, est éthiopien. Il vit en Norvège où sa première demande d’asile a été rejetée. La procédure d’appel est en attente;
  • Mariam Moussa Jamal, 22 ans, est éthiopienne, et la seule survivante du drame. Après avoir passé plusieurs mois dans le camp de réfugiés de Choucha, en Tunisie, elle a été réinstallée en Norvège par l’Organisation internationale pour les migrations (OIM).

Annexe 1 – Reconstitution de l’itinéraire et de la dérive du «bateau cercueil» 
			(30) 
			Lien vers le fichier PDF.

(open)
Graphic

Légende: 
			(31) 
			Recherches océanographiques
pour l’enquête judiciaire: Charles Heller, Lorenzo Pezzani et Situ
Studio. 
			(31) 
			Modèle de dérive: Richard Limeburner, Institut
océanographique de Woods Hole (WHOI). 
			(31) 
			Cet ouvrage
est produit dans le cadre du projet financé par l’ERC «Forensic
Architecture» – Goldsmiths, Centre de recherches architecturales,
en vue d’un rapport qui sera publié en avril 2012. 
			(31) 
			Sources
du modèle de dérive: les courants océaniques ont été obtenus grâce
au site internet MyOcean (<a href='http://www.myocean.eu.org/index.php/products-services/catalogue'>www.myocean.eu.org/index.php/products-services/catalogue</a>). MyOcean fournit des données provenant essentiellement des
alliances régionales EuroGOOS, qui ont grandement contribué à structurer
la communauté d’océanographie opérationnelle européenne. Les courants
océaniques ont en fait été fournis par l’Institut national de géophysique
et de vulcanologie (Istituto Nazionale di Geofisica e Vulcanologia,
INGV) en Italie. L’INGV utilise NEMO (Nucleus for European Modeling
of the Ocean), un cadre de modélisation ultramoderne pour la recherche
océanographique, l’océanographie opérationnelle, les prévisions
saisonnières et les études climatiques. Voir <a href='http://www.nemoocean.eu/'>www.nemoocean.eu</a>/. Les données relatives au vent à l’aéroport de l’île
de Lampedusa ont été fournies par EuroWeather (<a href='http://www.eurometeo.com/english/home'>www.eurometeo.com/english/home</a>). Les données météorologiques des stations météorologiques
libyennes n’étaient pas fiables début 2011.

Trajectoire suivie par le «bateau cercueil» avec indication des principaux événements:

  • le bateau des migrants quitte le port de Tripoli entre 0 heure et 2 heures UTC le 27 mars 2011, avec 72 personnes à bord.
  • (A) Après s’être dirigés vers Lampedusa pendant 15 à 18 heures, les migrants envoient un signal de détresse par téléphone satellite. Le bateau est localisé par GPS à 16 h 52 UTC le 27 mars 2011 à la position LAT 33°58’2’’N – LON 12°55’8’’E par l’opérateur de téléphone satellite Thuraya. Peu après ce signal, les gardes-côtes italiens lancent un appel de groupe amélioré (AGA) signalant le bateau en détresse et diffusent ses coordonnées géographiques.
  • (B) Le bateau navigue pendant environ deux heures avant d’être survolé par un hélicoptère. Après cette rencontre, le téléphone satellite est jeté à l’eau. Le dernier signal détecté par l’opérateur satellite est LAT 34° 7’11’’N – LON 12°53'24’’E à 19 h 8 UTC le 27 mars 2011. Cette position correspond donc probablement à celle de la rencontre avec l’hélicoptère. Le bateau demeure approximativement dans la même zone pendant quatre à six heures avant de recevoir la visite d’un hélicoptère militaire, qui lui envoie de l’eau et des biscuits avant de repartir. Sans trop bouger de leur position correspondant au dernier signal envoyé, les migrants croisent plusieurs bateaux de pêche, qui ne leur portent pas assistance. Ils décident alors de poursuivre leur route entre 0 heure et 1 heure UTC et continuent sans doute direction N-NO vers Lampedusa pendant cinq à huit heures, à une vitesse estimée de 4,43 nœuds (la vitesse moyenne maintenue pendant la navigation de Tripoli au point A).
  • (C) Le bateau tombe en panne d’essence et commence à dériver dans un rayon de 8 milles nautiques (indiqué par une ombre blanche) de la position 34°24’792’’N – 12°48’576’’E à environ 7 heures UTC le 28 mars.
  • (D) Le bateau dérive (la dérive estimée du bateau était plus fortement dominée par les vents sud-est) et, entre le 3 et le 5 avril, les migrants croisent un bâtiment militaire qui ne leur porte absolument pas secours.
  • Le 10 avril 2011, le bateau accoste à nouveau à Zlitan. Au moment du débarquement, 11 migrants sont toujours vivants. Deux décéderont peu de temps après.

Annexe 2 – Sélection de réponses officielles adressées à la rapporteure

(open)

  • OTAN (8 février et 27 mars 2012)
  • FRONTEX
  • Ministres de la défense de:
    a. Italie
    b. France
    c. Espagne
  • Mme Catherine Ashton, Haute Représentante, Vice-Présidente de la Commission européenne

Lettre de M. Richard Froh, Secrétaire général adjoint délégué, Division des opérations de l’OTAN, à Mme Strik, rapporteure de la commission des migrations, des réfugiés et des personnes déplacées, en date du 8 février 2012

(Traduction non officielle)

Je suis à présent en mesure de répondre à votre lettre du 8 décembre 2011 concernant les tragiques pertes en vies humaines survenues lors de l’incident qui s’est produit fin mars-début avril 2011 en mer Méditerranée.

Nos confrères militaires ont examiné avec soin l’ensemble des documents disponibles. Hormis la notification initiale du 27 mars émanant du Centre de coordination de sauvetage maritime de Rome, faisant état de probables difficultés rencontrées par une petite embarcation, ces documents confirment que le commandement maritime ne dispose d’aucun élément sur les faits subséquents évoqués dans votre lettre.

Plus précisément, le commandement maritime de l’OTAN à Naples, responsable de l’opération «Unified Protector», ne dispose d’aucune autre notification du Centre de coordination de sauvetage maritime faisant suite à la notification initiale du 27 mars. Le commandement ne dispose pas non plus de relevé attestant l’appel téléphonique qui aurait été passé par le père Zerai le 28 mars. Concernant l’hélicoptère et le bâtiment militaire qui auraient été aperçus, je suis en mesure de confirmer, sur la base d’un nouvel examen des relevés du commandement maritime de l’OTAN, qu’aucun élément n’indique qu’un aéronef ou navire de l’OTAN ait repéré ou soit entré en contact avec l’embarcation concernée.

Pour être tout à fait clair, tous les navires militaires qui se trouvaient dans cette zone de la mer Méditerranée n’étaient pas déployés par l’OTAN. Faisant suite à votre demande, j’ai également sollicité nos Etats membres pour savoir s’ils avaient déployé, dans le périmètre concerné, des navires ou hélicoptères qui seraient entrés en contact avec l’embarcation. Ils souhaiteront peut-être répondre directement, ou par mon intermédiaire, à la question relative à l’hélicoptère ou au bâtiment militaire.

Je peux vous assurer que les forces de l’OTAN et les navires de ses Etats membres sont conscients des obligations qui leur incombent en vertu du droit maritime, en particulier celles qui ont trait à l’aide aux personnes ou navires en détresse. Comme nous l’avons indiqué lors de notre rencontre en novembre, que vous évoquez dans un courrier ultérieur, des bâtiments de l’OTAN ont activement porté secours à nombre de navires en détresse lors de notre opération.

Comme nous l’avons également évoqué lors de cette même rencontre, une question reste en suspens: les navires ont-ils dûment fait suite à la notification du Centre de coordination de sauvetage maritime de Rome reçue le 27 mars et, plus précisément, cette notification aurait-elle dû être interprétée comme un «appel de détresse»? (Je joins, par souci d’exhaustivité, une copie de cette notification à mon courrier). Son libellé était le suivant: «Bateau immatriculé 68 POB probablement en difficulté (sic) […] POS (sic) […]». Le dernier paragraphe ne témoigne donc en rien d’une situation urgente, la seule action demandée étant d’indiquer si l’embarcation concernée avait été repérée par des bâtiments de l’OTAN. La notification du 27 mars ne comportait d’ailleurs aucun des signaux de détresse types qui figurent habituellement dans les «messages de détresse». Son contenu n’indiquait nullement que le bateau se trouvait dans une situation grave ou urgente. Comme je l’ai indiqué plus haut, le commandement de l’OTAN ne dispose d’aucun élément indiquant que d’autres messages aient été reçus. Tout en regrettant profondément les événements qui ont suivi, nous ne sommes pas en mesure de conclure à une quelconque défaillance dans la réaction des forces sous commandement de l’OTAN à ce message.

Vous adressant mes vœux de réussite dans votre enquête, j’attends vos recommandations avec intérêt.

Lettre de M. Stephen Evans, Secrétaire général adjoint pour les opérations de l’OTAN, à Mme Strik, rapporteure de la commission des migrations, des réfugiés et de la population, en date du 27 mars 2012

Je vous remercie pour votre lettre du 10 février 2012, dans laquelle vous demandez des informations détaillées sur certains points spécifiques.

Concernant la localisation de l’ITS Etna, opérant sous commandement de l’OTAN lors de la période concernée, et les actions menées par ce navire, nous avons reçu les informations suivantes des autorités italiennes.

L’ITS Etna a reçu un seul appel de détresse le 26 mars 2011 et a effectué une opération de recherche et de sauvetage, sauvant 243 personnes à bord d’un bateau. Le 27 mars 2011, au moment de l’envoi du fax du MRCC auquel votre lettre fait référence, l’ITS Etna se trouvait à 155 milles nautiques de la position indiquée par ce fax. Le lendemain, le navire a effectué plusieurs activités opérationnelles (dont certaines opérations de vol) à une distance de 120-150 milles nautiques de la position indiquée par le fax du MRCC. L’hélicoptère de bord n’a à aucun moment établi de contact avec des bateaux en difficulté en mer et n’a jamais fourni de nourriture ni aucun matériel à des bateaux ayant des personnes à leur bord. D’une manière générale, aucun hélicoptère italien n’a effectué une opération de sauvetage ou d’assistance à des bateaux en détresse.

Concernant un éventuel autre navire italien, le 27 mars, au moment de l’envoi du fax du MRCC, le navire italien le plus proche du point de détresse était l’ITS Borsini, situé à 37 milles nautiques de la position indiquée par l’appel de détresse.

Enfin, le seul autre navire italien opérant dans la zone était l’ITS Garibaldi, qui se trouvait à 120-150 milles nautiques de la position indiquée par le fax du MRCC.

Concernant la localisation de l’Emergency Standby Power System (ESPS) Méndez Núñez, opérant sous commandement de l’OTAN lors de la période concernée, et les actions menées par ce navire, la délégation espagnole de l’OTAN a fourni les informations suivantes, qui vous ont été adressées séparément par le ministère espagnol de la Défense nationale en réponse à votre lettre du 10 février 2012.

Concernant la réception, le 27 mars 2011, de la notification initiale émanant du Centre de coordination de sauvetage maritime de Rome, faisant état de probables difficultés rencontrées par une petite embarcation, les autorités espagnoles confirment que la frégate espagnole Méndez Núñez n’a reçu aucun fax ni aucune autre forme de communication sur ce sujet ou sur les événements évoqués dans votre lettre. Elles ajoutent que, les 26 et 27 mars 2011, le navire a participé à deux autres opérations de recherche et de sauvetage.

Concernant l’hélicoptère qui aurait été aperçu, les autorités espagnoles confirment que l’hélicoptère de la frégate Méndez Núñez n’a pas repéré l’embarcation en question et n'a pas établi de contact avec elle.

Enfin, les autorités espagnoles réitèrent que tous les navires espagnols sont conscients des obligations qui leur incombent en vertu du droit maritime, en particulier celles qui ont trait à l'aide aux personnes ou navires en détresse, et elles rappellent que, dans le cadre de l'opération «Unified Protector», la frégate espagnole Méndez Núñez a activement porté secours à de nombreux navires en détresse.

En réponse à votre troisième question, qui portait sur le fax envoyé au commandement maritime de l’OTAN à Naples par le MRCC de Rome le 27 mars 2011 et sur sa transmission ou non à tous les bâtiments participant aux opérations de l’OTAN dans la zone concernée, je peux confirmer que, pendant la période en question, toutes les informations sur le déplacement possible d'embarcations de migrants ont ensuite été systématiquement transmises aux unités de l’OTAN présentes en mer pour leur connaissance de la situation maritime. Dans l’incident tragique qui nous occupe ici, malgré l’imprécision de la demande d’informations contenue dans le fax du MRCC, qui n’était pas une demande formelle d’assistance ou un «appel de détresse», ce fax a été transmis aux unités de la force opérationnelle de l’OTAN.

En outre, il est à noter que, pendant l’opération «Unified Protector», SHAPE a tenu des réunions avec l’Organisation internationale pour les migrations (OIM), le Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (HCR) et l’Organisation maritime internationale (OMI) en vue d’une meilleure coordination concernant la question des migrants présents en mer. Ces organisations ont échangé leurs coordonnées en vue d’une communication plus fluide et plus fonctionnelle. Lorsque des migrants ont été repérés, leur présence a été notifiée à la fois aux gardes-côtes nationaux de la zone de recherche et de sauvetage concernée et à l'OIM et le HCR, en vue d’un meilleur état de préparation en cas d'accostage éventuel des migrants. Ce système a fonctionné à la satisfaction des organisations concernées.

Il est également à signaler que, pendant toute la durée de l’opération «Unified Protector», les bâtiments de l'OTAN ont directement aidé au sauvetage de 600 migrants en détresse en mer, dont plusieurs centaines la veille du jour où le fax du MRCC a été envoyé. Dans tous les cas, les navires de guerre de l’OTAN ont fait tout leur possible pour répondre aux appels de détresse et pour apporter une aide lorsque cela était nécessaire. En outre, au moyen d’une coordination avec les autorités nationales, l’OTAN a facilité indirectement le sauvetage de centaines d’autres migrants. Les commandants des navires déployés par l’OTAN ont été, et demeurent, pleinement conscients de leurs obligations au titre du droit international et du droit maritime, et ils en ont dûment tenu compte.

J’espère que ces éléments répondront à vos interrogations, et je reste à votre disposition pour toute autre question.

Lettre de M. Ilkka Laitimem, directeur exécutif de FRONTEX, à Mme Strik, rapporteure de la commission des migrations, des réfugiés et des personnes déplacées, en date du 16 février 2012

Veuillez accepter mes excuses pour cette réponse tardive. J’ai mis à profit le temps écoulé pour vérifier tous les éléments d’information concernant les opérations conjointes entreprises dans le secteur central de la Méditerranée entre le 22 mars et le 10 avril, période pendant laquelle le bateau dérivait en haute mer, comme vous l’indiquez dans votre lettre.

Les conclusions de notre enquête interne sur le déploiement des moyens figurent dans les deux documents joints en annexe. L’agence ne pourra pas répondre à une de vos questions de manière précise. Il est en effet difficile de vous dire exactement quelles étaient les positions en mer des navires entre le 22 mars et le 10 avril dans la mesure où ils étaient en mouvement constant. Nous portons toutefois à votre connaissance le périmètre précis dans lequel ils naviguaient.

Qu’il me soit en outre permis de saisir cette occasion pour vous assurer que l’un des principaux objectifs de toutes les opérations maritimes coordonnées par l’agence est d’être à même d’effectuer des opérations de recherche et de sauvetage (SAR). Ainsi, toutes les opérations de recherche et de sauvetage de personnes en détresse en mer sont coordonnées par un Centre de coordination de sauvetage maritime (MRCC), qui est compétent en vertu des règles et procédures internationales de recherche et de sauvetage. Des directives découlant du code frontières Schengen existent en outre à l’échelon européen (décision du Conseil du 26 avril 2010 (2010/252/EU)).

Enfin, comme vous l’avez-vous-même relevé, le sauvetage de personnes en détresse était un des éléments clés soulignés lors de l’opération maritime conjointe EPN Hermes 2011. En 2011, 241 opérations de recherche et de sauvetage ont été entreprises et 23 192 migrants en détresse ont été sauvés. Cela signifie qu’en moyenne, les moyens coordonnés par FRONTEX ont été associés au sauvetage de 64 personnes par jour, dont la majorité se trouvaient au sud de Lampedusa.

Je voudrais également vous assurer que l’imagerie par satellite n’a pas été utilisée par FRONTEX dans le cadre de son opération maritime conjointe EPN Hermes 2011.

Il convient d’indiquer à cet égard que, dans le cadre de cette opération, FRONTEX n’est intervenu que dans les zones de recherche et de sauvetage italienne et maltaise.

Espérant que cette réponse sera utile à votre enquête sur ce tragique incident, je reste à votre disposition pour tous renseignements supplémentaires.

Pièces jointes:

1. Déploiement des moyens entre le 22 mars et le 10 avril 2011.
2. Compte rendu des opérations maritimes conjointes de FRONTEX.

Lettre de M. Giampaolo Di Paolo, ministre de la Défense de l’Italie, à Mme Strik, rapporteure de la commission des migrations, des réfugiés et des personnes déplacées, en date du 2 décembre 2011

(Traduction de courtoisie)

Je me réfère à votre lettre du 26 octobre dernier concernant une demande de renseignements sur la position d’unités navales militaires italiennes dans la zone de la Méditerranéenne d’où un signal de détresse a été lancé par un bateau «probablement en difficulté».

Par rapport à votre demande, je vous communique que l’état-major de la Marine m’a informée que ledit bateau n’a jamais été repéré par aucune des unités qui ont opéré, dans les périodes et les zones indiquées, sous le commandement national.

En ce qui concerne les unités navales sous commandement de l’OTAN (mission «Unified Protector»), je vous communique que d’éventuelles demandes de renseignements devront être adressées au quartier général de l’OTAN à Bruxelles.

Lettre de M. Gérard Longuet, ministre de la Défense et des Anciens combattants, à Mme Strik, rapporteure de la commission des migrations, des réfugiés et des personnes déplacées, en date du 5 mars 2012

Madame la députée, vos lettres du 26 octobre 2011 et du 20 février 2012 ont retenu toute mon attention et je tiens à vous apporter en réponse les informations que vous sollicitez. Je déplore profondément le décès de ces migrants. En préambule, je souhaite réaffirmer que la Marine nationale française est pleinement consciente du devoir d'assistance à des personnes en détresse en mer, conformément au droit international et plus encore aux valeurs de solidarité et d'entraide défendues par la France. Tous les ans, les bâtiments de guerre français portent régulièrement assistance à des embarcations ou navires en détresse, conformément à la Convention SOLAS.

En l'état des informations portées à ma connaissance par l'état-major des armées, je vous informe que ce cas de figure ne s'est pas présenté au large de la Libye pendant la campagne militaire destinée à protéger les populations libyennes et à faire respecter l'embargo sur les armements. Il apparaît qu'un seul bâtiment français, le pétrolier ravitailleur Meuse, a croisé une embarcation de migrants, le 28 mars 2011. A 12 milles nautiques au sud de Malte, cette embarcation, dont la position ne correspond pas à celle que vous mentionnez, n'était pas en détresse. Comme la procédure le prévoit en pareil cas, sa position a fait l'objet d'un compte rendu aux autorités maltaises.

Les autres bâtiments français opéraient, à ces dates, dans la zone du golfe de Syrte. Aucun d'entre eux ne s'est trouvé dans les cercles de 30 milles nautiques de rayon, autour des points mentionnés dans votre courrier. En particulier, je vous précise que le porte-avions Charles de Gaulle, qui est nommément cité dans l'article du Guardian, ne s'est jamais approché à moins de 150 milles nautiques de Tripoli au cours de cette période.

Lettre de M. Pedro Morenés Eulate, ministre de la Défense d’Espagne, à Mme Strik, rapporteure de la commission des migrations, des réfugiés et des personnes déplacées, en date du 6 mars 2012

(Traduction non officielle)

Après avoir effectué les recherches nécessaires et avoir examiné avec attention toutes les informations dont je disposais, je suis à présent en mesure de répondre à votre demande d'informations au sujet du décès tragique de plusieurs personnes lors d'un incident survenu au large des côtes libyennes du 27 mars au 10 avril. J'ai acquis la certitude que la frégate Méndez Núñez n'a jamais eu le moindre contact avec l'embarcation à la dérive.

A cet égard, j'aimerais vous indiquer que j'ai déjà transmis cette information au Secrétaire général adjoint délégué de l'OTAN, M. Richard Froh, en vue de coopérer à la réponse donnée par l'Alliance atlantique à la demande de collaboration de l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe.

S'agissant de la position occupée par la frégate Méndez Núñez de la Marine espagnole les 26 et 27 mars, lors de sa participation à l'opération United Protector menée sous commandement de l'OTAN, je peux vous confirmer qu'elle ne s'est jamais trouvée à la distance de 11 milles nautiques que vous évoquez dans votre lettre. L'OTAN a systématiquement été informée de ses mouvements lorsqu'elle était sous son commandement. En outre, j'aimerais souligner que les 26 et 27 mars ce navire a pris part à deux autres opérations de recherche et de sauvetage après en avoir reçu l'ordre du commandement allié compétent.

J'aimerais également vous certifier que cette frégate n'a reçu aucun fax du Centre de coordination de sauvetage maritime de Rome (MRCC Rome) ni aucune autre communication relative au point évoqué dans votre lettre.

S'agissant de l'hélicoptère vu depuis l'embarcation en détresse, je peux vous confirmer que l'hélicoptère du Méndez Núñez n'a pas survolé ce bateau et n'avait par conséquent aucune possibilité de lui porter assistance.

J'aimerais, pour conclure, vous assurer que tous les vaisseaux de la Marine espagnole connaissent leurs obligations nées du droit maritime et en sont comptables, et cela vaut pour l'assistance aux personnes et aux embarcations en détresse. Cet engagement a été tangible au cours de l'opération «United Protector», lorsque la frégate Méndez Núñez a porté assistance à plusieurs embarcations en danger.

J'espère vous avoir été utile et avoir dûment répondu à votre demande d'informations. Je vous adresse tous mes vœux pour la réussite de votre enquête.

Lettre de Mme Catherine Ashton, Haute Représentante, Vice-Présidente de la Commission européenne, à M. Giacomo Santini, président de la commission des migrations, des réfugiés et des personnes déplacées, en date du 19 mars 2012

(Traduction non officielle)

Votre prédécesseur, M. Chope, avait demandé l'aide du Centre satellitaire de l'Union européenne (CSUE) dans l'enquête menée par la commission des migrations, des réfugiés et des personnes déplacées sur les circonstances d'un tragique incident survenu en Méditerranée concernant des «boat-people» fuyant la Libye.

J'aimerais profiter de cette occasion pour vous dire combien nous apprécions l'engagement de votre commission à l'égard de cette question et, plus largement, à l'égard de l'arrivée en masse de migrants, de réfugiés et de demandeurs d'asile sur les côtes méridionales de l'Europe.

J'ai demandé au CSUE s'il disposait d'archives pour la zone et les dates indiquées (27, 28 et 29 mars et 4, 5 et 6 avril). Il n'existe malheureusement aucune donnée disponible, car à l'époque le CSUE assurait le suivi de la situation humanitaire aux frontières avec la Tunisie et l'Egypte et autour des ports de Janzour et Tripoli.

Considérant que la zone qui vous intéresse et pour laquelle vous avez demandé des images se trouve à moins de 130 kilomètres des côtes libyennes et que la période couverte par votre enquête coïncide avec l'opération «Unified Protector» menée par l'OTAN, l'enquête que vous prévoyez de mener pourrait porter sur des informations classées «CONFIDENTIEL OTAN». C'est la raison pour laquelle je vous suggère que la commission demande l'aide de l'OTAN, et notamment de l'Assemblée parlementaire de l'OTAN.