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Résolution 1872 (2012) Version finale
Vies perdues en Méditerranée: qui est responsable ?
1. En 2011, au moins 1 500 personnes
ont perdu la vie en tentant de traverser la mer Méditerranée.
2. Ainsi, le journal britannique The
Guardian a révélé le drame d’un petit canot pneumatique
qui, le 26 mars 2011, partait de Tripoli avec 72 personnes à son
bord. Quinze jours plus tard, l’embarcation était rejetée sur les
côtes libyennes: il ne restait plus que 10 survivants. Ce qui a
rendu cette affaire singulière, au-delà du drame que représente
la perte de ces vies, c’est qu’il semblerait que les appels de détresse
du bateau aient été ignorés par plusieurs navires de pêche, par
un hélicoptère militaire et par un important bâtiment de la marine.
Même si de nombreuses personnes ont perdu la vie en mer Méditerranée,
les personnes impliquées dans cette tragédie maritime auraient pu
être sauvées si tous les intervenants s’étaient acquittés de leurs obligations.
3. Préoccupée par les implications de ces allégations, l’Assemblée
parlementaire a lancé sa propre enquête afin d’établir ce qui s’était
passé et qui pouvait être responsable de ne pas avoir porté secours
à ces personnes.
4. Des témoignages des survivants et d’autres sources émerge
une histoire crédible. Elle se déroule sur fond de conflit en Libye
et alors que l’opération Unified Protector de l’OTAN bat son plein
au large des côtes libyennes. Les passagers subsahariens – 50 hommes,
20 femmes et 2 bébés – sont accompagnés jusqu’au bateau par des
miliciens libyens. Ils sont embarqués par des trafiquants qui leur
enlèvent la plupart de leurs provisions d’eau et de nourriture pour
faire monter plus de monde à bord de l’embarcation. Après plus de
dix-huit heures en mer pratiquement sans carburant, avec peu de
nourriture, peu d’eau et pas de terre en vue, le «capitaine» appelle
par téléphone satellite un prêtre érythréen vivant en Italie, lançant
ainsi un signal de détresse. Le Centre italien de coordination de
sauvetage maritime (Maritime Rescue Coordination
Centre-MRCC) à Rome est immédiatement informé, fait repérer
la position du bateau par l’opérateur satellite et envoie un grand
nombre d’appels aux navires présents dans le secteur, leur demandant
d’être à l’affût de l’embarcation en question. Certains de ces messages
indiquent explicitement que le bateau se trouve en situation de
détresse. C’est à partir de ce moment que la situation va sérieusement
s’aggraver.
5. Dans les heures qui suivent le premier signal de détresse,
un hélicoptère militaire survole le bateau, lui fournit de l’eau
et des biscuits, puis fait signe aux passagers qu’il va revenir.
Il ne reviendra pas. Selon les témoignages des survivants, le bateau
croise aussi au moins deux bateaux de pêche, dont aucun ne vient
à son secours. Le bateau dérive pendant plusieurs jours. Sans eau
ni nourriture, les gens commencent à mourir. Vers le dixième jour
de la traversée, la moitié des passagers ayant péri, un vaisseau
non identifié avec des avions ou des hélicoptères à son bord passe
tout près du bateau, assez près pour que les survivants voient les
marins – qui n’ont pas été identifiés comme appartenant à une marine
spécifique – les regarder avec des jumelles et prendre des photos.
Selon les témoins, malgré des signaux de détresse évidents, le bâtiment
de la marine s’éloigne. Finalement, le bateau est rejeté sur les
côtes libyennes après quinze jours de mer. Les dix survivants ont
été emprisonnés, et l’un d’entre eux est mort faute de soins médicaux.
Finalement, neuf survivants ont été relâchés avant de fuir le pays.
6. Ce drame fait ressortir tout un inventaire de défaillances.
Les autorités libyennes sont responsables de ce qui fut une expulsion
de fait des passagers subsahariens et elles n’ont pas assumé la
responsabilité de leur zone de recherche et de sauvetage (Search and Rescue-SAR). Les trafiquants
se sont montrés complètement indifférents à la vie des passagers,
ont surchargé le bateau et n’ont pas fourni le ravitaillement nécessaire.
7. Si le MRCC de Rome a vérifié la position de l’embarcation
et diffusé, d’une manière générale, les appels de détresse, il n’a
pas veillé à ce que le sauvetage des passagers soit assuré. Il a
omis de contacter les navires proches de l’embarcation en détresse
et de les charger du sauvetage de ces «boat people». Comme il était notoire
que la zone SAR libyenne n’était pas couverte, l’Italie, en sa qualité
de premier Etat à recevoir les appels de détresse, aurait dû prendre
la responsabilité d’une coordination des opérations SAR.
8. L’OTAN avait déclaré le secteur zone militaire sous son contrôle
mais n’a pas réagi aux appels de détresse envoyés par le MRCC de
Rome. D’après une source fiable, au moins deux navires militaires participant
aux opérations de l’OTAN se trouvaient dans les parages du bateau
lorsqu’a été lancé l’appel de détresse: la frégate espagnole Méndez Núñez (à une distance de
11 milles) et l’ITS Borsini, un
navire italien (à 37 milles). Tous deux étaient équipés pour transporter
des hélicoptères. Même si le navire espagnol était sous commandement
de l’OTAN, le pays dont ce navire et ceux dont les autres navires
dans les environs battaient pavillon ont prima
facie manqué à leur obligation de mener des opérations
de recherche et de secours.
9. Un point particulièrement troublant pour l’Assemblée est l’absence
inquiétante d’intervention de la part d’un hélicoptère militaire
et d’un gros bâtiment de la marine pour secourir le bateau après
que ces unités l’ont croisé ou sont entrées en contact avec lui.
Cela vaut aussi au moins pour deux navires de pêche. A ce jour, aucune
de ces unités n’a encore été identifiée avec certitude.
10. Il apparaît également un défaut du cadre juridique maritime,
qui n’établit pas explicitement qui est responsable d’une zone SAR
lorsqu’un pays se trouve dans l’incapacité de remplir ses obligations
SAR.
11. Enfin, il y a défaillance du côté de l’OTAN et d’Etats membres
impliqués dans la préparation de l’opération Unified Protector au
large des côtes libyennes. Il était prévisible qu’il y aurait un
exode de gens fuyant le pays, y compris par la dangereuse voie maritime.
L’OTAN n’a pas pris toutes ses responsabilités en l’espèce, comme
l’indique le manque de réaction du quartier général de l’OTAN à
Naples, qui n’a pas transmis les communications relatives au navire
en détresse aux vaisseaux placés sous son contrôle.
12. En résumé, il y a eu des défaillances à différents niveaux
et maintes occasions de sauver les vies des personnes à bord du
bateau ont été perdues. A la lumière des informations disponibles,
il devient manifeste que l’OTAN n’était pas très accessible pour
entendre les demandes relatives à des opérations SAR. Alors qu’il était
notoire que de nombreux réfugiés quittaient la Libye par la Méditerranée
pour se rendre en Europe, aucun accord de travail ne semble avoir
été conclu entre les autorités responsables des opérations SAR et
le quartier général de l’OTAN à Naples. Cette absence de communication
a contribué à cette situation dans laquelle aucune aide n’a été
apportée aux personnes en détresse à bord de l’embarcation.
13. Bien que l’enquête ait porté sur un incident en particulier,
les enseignements tirés ont des conséquences sur la manière dont,
à l’avenir, il faut mener les actions de recherche et de sauvetage.
Aussi l’Assemblée recommande-t-elle aux Etats membres:
13.1. de combler l’absence de responsabilité
pour les zones SAR abandonnées par un Etat qui, pour raison d’incapacité
ou autre, n’exerce pas sa responsabilité de recherche et de sauvetage,
comme ce fut le cas de la Libye. Cette démarche peut nécessiter
de modifier la Convention internationale sur la recherche et le
sauvetage maritimes (Convention SAR). Dans le cas évoqué, deux Centres
de coordination de sauvetage maritime (Rome et Malte) savaient que
le bateau se trouvait en détresse, mais ni l’un ni l’autre n’a pris
la responsabilité de déployer une opération SAR. Le MRCC de Rome,
étant le premier informé de la situation de détresse, portait une
plus grande responsabilité d’assurer le sauvetage du bateau;
13.2. de veiller à ce qu’il existe des directives claires et
simples, et dès lors applicables, sur ce qu’est au juste un signal
de détresse, afin d’éviter toute confusion quant à l’obligation
de lancer une opération SAR en faveur d’un navire en détresse;
13.3. d’éviter les divergences d’interprétation sur la définition
d’un navire en détresse, notamment en ce qui concerne les bateaux
surchargés et/ou inaptes à la navigation, même quand ils sont encore capables
de propulsion, et de veiller à ce qu’une assistance appropriée soit
apportée à ces navires. Chaque fois que la sécurité exige qu’un
navire soit assisté, cela doit déboucher sur des mesures de sauvetage;
13.4. de s’attaquer aux motifs pour lesquels des navires marchands
ne portent pas secours aux bateaux en détresse. Cela exige de prendre
en compte:
13.4.1. les conséquences économiques pour le navire
qui porte secours et ses propriétaires, ainsi que la question du
dédommagement;
13.4.2. le désaccord entre Malte et l’Italie sur le point de savoir
si le débarquement doit se faire dans le port sûr le plus proche
ou dans un port du pays de la zone SAR. Il faut inviter instamment l’Organisation
maritime internationale à trouver une solution au problème et à
multiplier ses efforts en faveur d’une interprétation et d’une application
harmonisées du droit maritime international;
13.4.3. la crainte de poursuites pénales (pour trafic ou aide
et soutien à la migration clandestine) pour ceux qui portent secours
à des bateaux transportant des migrants clandestins, des demandeurs
d’asile et des réfugiés;
13.4.4. la législation qui doit ériger en infraction pénale le
non-respect des obligations dérivées du droit de la mer par des
navires commerciaux, ce qui est déjà le cas dans certains Etats membres
du Conseil de l’Europe;
13.5. de veiller à ce que, conformément à l’arrêt Hirsi c. Italie de la Cour européenne
des droits de l’homme, les personnes sauvées par des opérations
de secours ne soient pas renvoyées dans un pays où elles risquent
de subir des traitements constituant une violation de l’article
3 de la Convention européenne des droits de l’homme (STE no 5);
13.6. de s’attaquer à la question du partage des responsabilités,
notamment dans le cadre des services de sauvetage, des questions
liées au débarquement, de la gestion des demandes d’asile, de la
mise en place d’installations d’accueil, de relocalisation et de
réinstallation, en vue d’élaborer un protocole de l’Union européenne
contraignant pour le secteur de la Méditerranée. La lourde charge
qui pèse en première ligne sur les Etats entraîne un problème de
saturation et de réticence à endosser la responsabilité;
13.7. de respecter le droit des familles à connaître le sort
de ceux qui perdent la vie en mer et, à cet effet, d’améliorer la
collecte et la diffusion des données sur leur identité. Un fichier
ADN pourrait ainsi être créé à partir des dépouilles retrouvées
en Méditerranée. A cet égard, les travaux menés par le Comité international
de la Croix-Rouge (CICR) et d’autres organisations doivent être
reconnus et soutenus;
13.8. d’assurer le suivi de la Résolution 1821 (2011) de l’Assemblée
sur l’interception et le sauvetage en mer de demandeurs d’asile,
de réfugiés et de migrants en situation irrégulière;
13.9. de veiller à ce que le manque de communication et de compréhension
entre le MRCC de Rome et l’OTAN – qui a conduit à l’absence de toute
responsabilité pour secourir le bateau – ne se reproduise pas lors
de futures opérations de l’OTAN, et, dans le cadre d’opérations
SAR, de veiller à ce que l’OTAN mette en place un mécanisme pour
coordonner ses unités en contact direct avec les MRCC compétentes
quand les circonstances le permettent.
14. Au vu de la gravité des allégations selon lesquelles des navires
placés sous le commandement de certains Etats et/ou de l’OTAN ont
manqué à leur devoir de porter secours à un bateau en détresse, l’Assemblée
recommande que:
14.1. l’OTAN et les
Etats membres impliqués dans l’opération de l’OTAN fournissent une
réponse détaillée aux demandes en souffrance de l’Assemblée pour
obtenir des informations complémentaires sur la participation de
leurs unités respectives. Le but est d’identifier l’hélicoptère
militaire qui aurait largué des provisions et ne serait jamais revenu,
ainsi que le gros bâtiment de la marine qui aurait ignoré les appels
de détresse du bateau alors que la moitié des passagers avait déjà
péri;
14.2. l’OTAN, y compris son Assemblée parlementaire, mène une
enquête sur cet événement et prenne les mesures qui s’imposent à
la lumière des conclusions de cette enquête;
14.3. pour préparer ses opérations, l’OTAN tienne compte de
possibles mouvements de réfugiés et passe des accords avec les pays
voisins pour garantir la protection de ces réfugiés;
14.4. les parlements nationaux ou leurs commissions compétentes,
en s’appuyant sur des indices pertinents, mènent des enquêtes parlementaires
sur la possible responsabilité de leurs pays respectifs;
14.5. le Parlement européen use de son pouvoir institutionnel
pour demander et obtenir des informations supplémentaires, y compris
les clichés pertinents pris par satellite, afin de faire toute la lumière
sur les faits qui ont entouré ce grave événement.
15. Enfin, compte tenu du calvaire subi par les survivants, l’Assemblée
recommande aux Etats membres d’user de leur pouvoir discrétionnaire
en matière humanitaire pour donner une suite favorable aux demandes d’asile
et de réinstallation de ces personnes.