Imprimer
Autres documents liés

Résolution 1872 (2012) Version finale

Vies perdues en Méditerranée: qui est responsable ?

Auteur(s) : Assemblée parlementaire

Origine - Discussion par l’Assemblée le 24 avril 2012 (12e séance) (voir Doc. 12895, rapport de la commission des migrations, des réfugiés et des personnes déplacées, rapporteure: Mme Strik). Texte adopté par l’Assemblée le 24 avril 2012 (12e séance).

1. En 2011, au moins 1 500 personnes ont perdu la vie en tentant de traverser la mer Méditerranée.
2. Ainsi, le journal britannique The Guardian a révélé le drame d’un petit canot pneumatique qui, le 26 mars 2011, partait de Tripoli avec 72 personnes à son bord. Quinze jours plus tard, l’embarcation était rejetée sur les côtes libyennes: il ne restait plus que 10 survivants. Ce qui a rendu cette affaire singulière, au-delà du drame que représente la perte de ces vies, c’est qu’il semblerait que les appels de détresse du bateau aient été ignorés par plusieurs navires de pêche, par un hélicoptère militaire et par un important bâtiment de la marine. Même si de nombreuses personnes ont perdu la vie en mer Méditerranée, les personnes impliquées dans cette tragédie maritime auraient pu être sauvées si tous les intervenants s’étaient acquittés de leurs obligations.
3. Préoccupée par les implications de ces allégations, l’Assemblée parlementaire a lancé sa propre enquête afin d’établir ce qui s’était passé et qui pouvait être responsable de ne pas avoir porté secours à ces personnes.
4. Des témoignages des survivants et d’autres sources émerge une histoire crédible. Elle se déroule sur fond de conflit en Libye et alors que l’opération Unified Protector de l’OTAN bat son plein au large des côtes libyennes. Les passagers subsahariens – 50 hommes, 20 femmes et 2 bébés – sont accompagnés jusqu’au bateau par des miliciens libyens. Ils sont embarqués par des trafiquants qui leur enlèvent la plupart de leurs provisions d’eau et de nourriture pour faire monter plus de monde à bord de l’embarcation. Après plus de dix-huit heures en mer pratiquement sans carburant, avec peu de nourriture, peu d’eau et pas de terre en vue, le «capitaine» appelle par téléphone satellite un prêtre érythréen vivant en Italie, lançant ainsi un signal de détresse. Le Centre italien de coordination de sauvetage maritime (Maritime Rescue Coordination Centre-MRCC) à Rome est immédiatement informé, fait repérer la position du bateau par l’opérateur satellite et envoie un grand nombre d’appels aux navires présents dans le secteur, leur demandant d’être à l’affût de l’embarcation en question. Certains de ces messages indiquent explicitement que le bateau se trouve en situation de détresse. C’est à partir de ce moment que la situation va sérieusement s’aggraver.
5. Dans les heures qui suivent le premier signal de détresse, un hélicoptère militaire survole le bateau, lui fournit de l’eau et des biscuits, puis fait signe aux passagers qu’il va revenir. Il ne reviendra pas. Selon les témoignages des survivants, le bateau croise aussi au moins deux bateaux de pêche, dont aucun ne vient à son secours. Le bateau dérive pendant plusieurs jours. Sans eau ni nourriture, les gens commencent à mourir. Vers le dixième jour de la traversée, la moitié des passagers ayant péri, un vaisseau non identifié avec des avions ou des hélicoptères à son bord passe tout près du bateau, assez près pour que les survivants voient les marins – qui n’ont pas été identifiés comme appartenant à une marine spécifique – les regarder avec des jumelles et prendre des photos. Selon les témoins, malgré des signaux de détresse évidents, le bâtiment de la marine s’éloigne. Finalement, le bateau est rejeté sur les côtes libyennes après quinze jours de mer. Les dix survivants ont été emprisonnés, et l’un d’entre eux est mort faute de soins médicaux. Finalement, neuf survivants ont été relâchés avant de fuir le pays.
6. Ce drame fait ressortir tout un inventaire de défaillances. Les autorités libyennes sont responsables de ce qui fut une expulsion de fait des passagers subsahariens et elles n’ont pas assumé la responsabilité de leur zone de recherche et de sauvetage (Search and Rescue-SAR). Les trafiquants se sont montrés complètement indifférents à la vie des passagers, ont surchargé le bateau et n’ont pas fourni le ravitaillement nécessaire.
7. Si le MRCC de Rome a vérifié la position de l’embarcation et diffusé, d’une manière générale, les appels de détresse, il n’a pas veillé à ce que le sauvetage des passagers soit assuré. Il a omis de contacter les navires proches de l’embarcation en détresse et de les charger du sauvetage de ces «boat people». Comme il était notoire que la zone SAR libyenne n’était pas couverte, l’Italie, en sa qualité de premier Etat à recevoir les appels de détresse, aurait dû prendre la responsabilité d’une coordination des opérations SAR.
8. L’OTAN avait déclaré le secteur zone militaire sous son contrôle mais n’a pas réagi aux appels de détresse envoyés par le MRCC de Rome. D’après une source fiable, au moins deux navires militaires participant aux opérations de l’OTAN se trouvaient dans les parages du bateau lorsqu’a été lancé l’appel de détresse: la frégate espagnole Méndez Núñez (à une distance de 11 milles) et l’ITS Borsini, un navire italien (à 37 milles). Tous deux étaient équipés pour transporter des hélicoptères. Même si le navire espagnol était sous commandement de l’OTAN, le pays dont ce navire et ceux dont les autres navires dans les environs battaient pavillon ont prima facie manqué à leur obligation de mener des opérations de recherche et de secours.
9. Un point particulièrement troublant pour l’Assemblée est l’absence inquiétante d’intervention de la part d’un hélicoptère militaire et d’un gros bâtiment de la marine pour secourir le bateau après que ces unités l’ont croisé ou sont entrées en contact avec lui. Cela vaut aussi au moins pour deux navires de pêche. A ce jour, aucune de ces unités n’a encore été identifiée avec certitude.
10. Il apparaît également un défaut du cadre juridique maritime, qui n’établit pas explicitement qui est responsable d’une zone SAR lorsqu’un pays se trouve dans l’incapacité de remplir ses obligations SAR.
11. Enfin, il y a défaillance du côté de l’OTAN et d’Etats membres impliqués dans la préparation de l’opération Unified Protector au large des côtes libyennes. Il était prévisible qu’il y aurait un exode de gens fuyant le pays, y compris par la dangereuse voie maritime. L’OTAN n’a pas pris toutes ses responsabilités en l’espèce, comme l’indique le manque de réaction du quartier général de l’OTAN à Naples, qui n’a pas transmis les communications relatives au navire en détresse aux vaisseaux placés sous son contrôle.
12. En résumé, il y a eu des défaillances à différents niveaux et maintes occasions de sauver les vies des personnes à bord du bateau ont été perdues. A la lumière des informations disponibles, il devient manifeste que l’OTAN n’était pas très accessible pour entendre les demandes relatives à des opérations SAR. Alors qu’il était notoire que de nombreux réfugiés quittaient la Libye par la Méditerranée pour se rendre en Europe, aucun accord de travail ne semble avoir été conclu entre les autorités responsables des opérations SAR et le quartier général de l’OTAN à Naples. Cette absence de communication a contribué à cette situation dans laquelle aucune aide n’a été apportée aux personnes en détresse à bord de l’embarcation.
13. Bien que l’enquête ait porté sur un incident en particulier, les enseignements tirés ont des conséquences sur la manière dont, à l’avenir, il faut mener les actions de recherche et de sauvetage. Aussi l’Assemblée recommande-t-elle aux Etats membres:
13.1. de combler l’absence de responsabilité pour les zones SAR abandonnées par un Etat qui, pour raison d’incapacité ou autre, n’exerce pas sa responsabilité de recherche et de sauvetage, comme ce fut le cas de la Libye. Cette démarche peut nécessiter de modifier la Convention internationale sur la recherche et le sauvetage maritimes (Convention SAR). Dans le cas évoqué, deux Centres de coordination de sauvetage maritime (Rome et Malte) savaient que le bateau se trouvait en détresse, mais ni l’un ni l’autre n’a pris la responsabilité de déployer une opération SAR. Le MRCC de Rome, étant le premier informé de la situation de détresse, portait une plus grande responsabilité d’assurer le sauvetage du bateau;
13.2. de veiller à ce qu’il existe des directives claires et simples, et dès lors applicables, sur ce qu’est au juste un signal de détresse, afin d’éviter toute confusion quant à l’obligation de lancer une opération SAR en faveur d’un navire en détresse;
13.3. d’éviter les divergences d’interprétation sur la définition d’un navire en détresse, notamment en ce qui concerne les bateaux surchargés et/ou inaptes à la navigation, même quand ils sont encore capables de propulsion, et de veiller à ce qu’une assistance appropriée soit apportée à ces navires. Chaque fois que la sécurité exige qu’un navire soit assisté, cela doit déboucher sur des mesures de sauvetage;
13.4. de s’attaquer aux motifs pour lesquels des navires marchands ne portent pas secours aux bateaux en détresse. Cela exige de prendre en compte:
13.4.1. les conséquences économiques pour le navire qui porte secours et ses propriétaires, ainsi que la question du dédommagement;
13.4.2. le désaccord entre Malte et l’Italie sur le point de savoir si le débarquement doit se faire dans le port sûr le plus proche ou dans un port du pays de la zone SAR. Il faut inviter instamment l’Organisation maritime internationale à trouver une solution au problème et à multiplier ses efforts en faveur d’une interprétation et d’une application harmonisées du droit maritime international;
13.4.3. la crainte de poursuites pénales (pour trafic ou aide et soutien à la migration clandestine) pour ceux qui portent secours à des bateaux transportant des migrants clandestins, des demandeurs d’asile et des réfugiés;
13.4.4. la législation qui doit ériger en infraction pénale le non-respect des obligations dérivées du droit de la mer par des navires commerciaux, ce qui est déjà le cas dans certains Etats membres du Conseil de l’Europe;
13.5. de veiller à ce que, conformément à l’arrêt Hirsi c. Italie de la Cour européenne des droits de l’homme, les personnes sauvées par des opérations de secours ne soient pas renvoyées dans un pays où elles risquent de subir des traitements constituant une violation de l’article 3 de la Convention européenne des droits de l’homme (STE no 5);
13.6. de s’attaquer à la question du partage des responsabilités, notamment dans le cadre des services de sauvetage, des questions liées au débarquement, de la gestion des demandes d’asile, de la mise en place d’installations d’accueil, de relocalisation et de réinstallation, en vue d’élaborer un protocole de l’Union européenne contraignant pour le secteur de la Méditerranée. La lourde charge qui pèse en première ligne sur les Etats entraîne un problème de saturation et de réticence à endosser la responsabilité;
13.7. de respecter le droit des familles à connaître le sort de ceux qui perdent la vie en mer et, à cet effet, d’améliorer la collecte et la diffusion des données sur leur identité. Un fichier ADN pourrait ainsi être créé à partir des dépouilles retrouvées en Méditerranée. A cet égard, les travaux menés par le Comité international de la Croix-Rouge (CICR) et d’autres organisations doivent être reconnus et soutenus;
13.8. d’assurer le suivi de la Résolution 1821 (2011) de l’Assemblée sur l’interception et le sauvetage en mer de demandeurs d’asile, de réfugiés et de migrants en situation irrégulière;
13.9. de veiller à ce que le manque de communication et de compréhension entre le MRCC de Rome et l’OTAN – qui a conduit à l’absence de toute responsabilité pour secourir le bateau – ne se reproduise pas lors de futures opérations de l’OTAN, et, dans le cadre d’opérations SAR, de veiller à ce que l’OTAN mette en place un mécanisme pour coordonner ses unités en contact direct avec les MRCC compétentes quand les circonstances le permettent.
14. Au vu de la gravité des allégations selon lesquelles des navires placés sous le commandement de certains Etats et/ou de l’OTAN ont manqué à leur devoir de porter secours à un bateau en détresse, l’Assemblée recommande que:
14.1. l’OTAN et les Etats membres impliqués dans l’opération de l’OTAN fournissent une réponse détaillée aux demandes en souffrance de l’Assemblée pour obtenir des informations complémentaires sur la participation de leurs unités respectives. Le but est d’identifier l’hélicoptère militaire qui aurait largué des provisions et ne serait jamais revenu, ainsi que le gros bâtiment de la marine qui aurait ignoré les appels de détresse du bateau alors que la moitié des passagers avait déjà péri;
14.2. l’OTAN, y compris son Assemblée parlementaire, mène une enquête sur cet événement et prenne les mesures qui s’imposent à la lumière des conclusions de cette enquête;
14.3. pour préparer ses opérations, l’OTAN tienne compte de possibles mouvements de réfugiés et passe des accords avec les pays voisins pour garantir la protection de ces réfugiés;
14.4. les parlements nationaux ou leurs commissions compétentes, en s’appuyant sur des indices pertinents, mènent des enquêtes parlementaires sur la possible responsabilité de leurs pays respectifs;
14.5. le Parlement européen use de son pouvoir institutionnel pour demander et obtenir des informations supplémentaires, y compris les clichés pertinents pris par satellite, afin de faire toute la lumière sur les faits qui ont entouré ce grave événement.
15. Enfin, compte tenu du calvaire subi par les survivants, l’Assemblée recommande aux Etats membres d’user de leur pouvoir discrétionnaire en matière humanitaire pour donner une suite favorable aux demandes d’asile et de réinstallation de ces personnes.