1. Introduction
1. Le droit à la santé est un droit fondamental de l’être
humain. La protection de la santé est une condition essentielle
à la cohésion sociale et à la stabilité économique
et
constitue l’un des piliers indispensables au développement
. L’accès
aux soins de santé est un élément essentiel du droit à la santé.
2. Les principes d’universalité, d’équité et de solidarité font
partie des principes clés de la bonne gouvernance dans les systèmes
de santé
. Ces principes, dont celui
d’équité, requièrent que l’égalité d’accès aux soins de santé soit
garantie, tant en droit qu’en pratique. Hélas, les inégalités d’accès
aux soins sont en train de s’accroître dans les Etats membres du
Conseil de l’Europe. Différents facteurs sont à l’origine de ce phénomène:
les barrières financières et géographiques, les inégalités socio-économiques,
la corruption et certaines politiques migratoires et sécuritaires,
pour n’en citer que quelques-uns.
3. La crise économique a eu des répercussions importantes sur
le revenu des ménages, notamment des plus vulnérables, créant ainsi
de nouvelles inégalités, et a conduit à une augmentation des besoins
de santé. Par ailleurs, les politiques d’austérité ont, dans de
nombreux pays, visé les systèmes de santé publique et mené à une
augmentation des frais à la charge des patients.
4. En conséquence, alors que la population aisée accède encore
relativement facilement aux ressources disponibles, certains groupes
vulnérables se heurtent à des difficultés plus grandes pour bénéficier
des prestations fournies par les systèmes de santé. Parmi ceux-ci
se trouvent les personnes en difficulté économique telles que les
chômeurs, les familles monoparentales, les personnes âgées, ainsi
que les Roms et les migrants, particulièrement ceux en situation
irrégulière.
5. L’objectif de ce rapport est d’identifier, sur la base d’exemples
nationaux, les facteurs conduisant à des inégalités d’accès aux
soins de santé, afin de proposer des stratégies visant à réduire
ces inégalités. Il ne s’agit en aucun cas d’une analyse exhaustive
examinant tous les problèmes d’inégalité d’accès aux soins ni d’un rapport
comparatif sur les inégalités d’accès aux différents types de soins
(les soins primaires, les soins psychiatriques, les soins prénataux,
etc.) et selon les différents groupes vulnérables (les migrants,
les personnes handicapées, les Roms, les femmes, les personnes âgées,
les détenus, etc.), sachant que cela nécessiterait un travail beaucoup
plus approfondi.
6. Dans le cadre du rapport, une attention particulière est portée
à l’impact de la crise économique sur les systèmes de santé et notamment
sur l’accessibilité des soins, sur la base des informations recueillies
lors de la visite d’information effectuée du 11 au 13 avril 2013,
à Athènes (Grèce).
2. Accès
aux soins de santé: un élément essentiel du droit à la santé
7. Selon le Comité des droits économiques, sociaux et
culturels des Nations Unies, l’accès aux soins de santé est un des
éléments essentiels du droit à la santé. Le droit à la santé englobe
également une grande diversité de facteurs socio-économiques de
nature à promouvoir des conditions dans lesquelles les êtres humains
peuvent mener une vie saine et s'étend aux facteurs fondamentaux
déterminants de la santé tels que l'alimentation et la nutrition,
le logement, l'accès à l'eau salubre et potable et à un système
adéquat d'assainissement, des conditions de travail sûres et hygiéniques
et un environnement sain. L’égalité d’accès aux soins de santé oblige
les Etats à garantir aux personnes dépourvues de moyens suffisants
l’accès aux dispositifs de soins de santé, ainsi qu’à empêcher toute
discrimination dans la fourniture des soins de santé
.
8. Le droit à la santé est garanti par différents instruments
internationaux et régionaux des droits humains ainsi que par de
nombreuses constitutions nationales
.
Adoptée en 1946, la constitution de l’Organisation mondiale de la
Santé (OMS) est le premier document à proclamer «la possession du
meilleur état de santé qu’il est capable d’atteindre» comme l’un
des droits fondamentaux de tout être humain. Deux ans plus tard,
la Déclaration universelle des droits de l’homme stipule dans son
article 25.1 que «[t]oute personne a droit à un niveau de vie suffisant
pour assurer sa santé, son bien-être et ceux de sa famille (…)».
En 1966, le Pacte international relatif aux droits économiques,
sociaux et culturels des Nations Unies consacre le droit à la santé pour
la première fois dans le cadre d’un instrument international juridiquement
contraignant. Conformément à l’article 12.1 du Pacte, les Etats
Parties reconnaissent «le droit qu’a toute personne de jouir du
meilleur état de santé physique et mentale qu’elle soit capable
d’atteindre»
.
9. Au niveau du Conseil de l’Europe, la Charte sociale européenne
révisée (STE nº 163) reconnaît le droit à la protection de la santé
(article 11) ainsi que le droit à l’assistance sociale et médicale
(article 13)
.
La protection du droit à la santé tel que reconnu par la Charte
exige, entre autres, la mise en place de structures de soins accessibles
et efficaces pour l’ensemble de la population. Enfin, l’article
3 de la Convention pour la protection des droits de l’homme et de
la dignité de l’être humain à l’égard des applications de la biologie
et de la médecine (STE nº 164) appelle les Parties contractantes
à assurer «un accès équitable à des soins de santé de qualité appropriée».
3. Les facteurs conduisant
à des inégalités d’accès aux soins de santé
10. Malgré la diversité des modes de financement et d’organisation
des systèmes de santé en Europe, on observe globalement deux courants:
les systèmes d’assurance maladie obligatoire, financés par les cotisations
sociales partagées entre les employeurs et les employés (par exemple
Allemagne, France, Hongrie, Pologne, Roumanie, République tchèque)
et les systèmes nationaux de santé financés par l’Etat sur la base
des revenus publics, dont notamment les impôts (par exemple Danemark,
Espagne, Irlande, Italie, Suède). Dans tous les systèmes, il existe,
à des degrés variables, des frais à la charge des patients. Enfin,
les assurances privées (volontaire ou obligatoire
) viennent jouer un rôle complémentaire,
notamment en ce qui concerne les dépenses médicales qui ne sont
pas prises en charge par le système de santé ou qui le sont seulement
en partie.
11. L’égalité d’accès aux soins de santé suppose que les soins
soient accessibles à tous et à toutes, en droit comme en fait. Il
s’agit de supprimer les obstacles ou les barrières que certains
individus ou groupes pourraient rencontrer pour accéder aux prestations
prévues par le système de santé. Ceux-ci concernent notamment les barrières
financières (le coût des soins), la portée limitée des prestations,
les barrières géographiques (problèmes d’accessibilité des soins
sur l’ensemble du territoire, notamment dans les zones rurales),
les barrières linguistiques ou encore les barrières informationnelles
(mauvaise connaissance du système de santé) ainsi que la corruption.
Il s’agit de facteurs liés principalement aux systèmes de santé.
12. Les inégalités d’accès aux soins de santé résultent également
d’autres facteurs tels que la discrimination (qui ne sera pas examinée
dans le cadre de ce rapport)
,
les facteurs socio-économiques et certaines politiques migratoires
et sécuritaires. Un, plusieurs ou l’ensemble de ces facteurs pourront
être à l’origine des inégalités d’accès et il n’est pas toujours
aisé de déterminer celui ou ceux qui sont impliqués. Ainsi, par
exemple, l’utilisation très limitée d’un type particulier de soins,
lorsqu’elle concerne une région donnée, pourrait signaler l’existence
de barrières géographiques pour accéder à ce type de soins, tandis
qu’elle indiquerait plutôt que le coût desdits soins est trop élevé
(barrières financières) lorsqu’elle concerne une population donnée.
13. De même, le recours tardif aux soins par un groupe donné pourrait
indiquer que les soins sont inabordables pour ce groupe (barrières
financières) ainsi qu’une ignorance de leurs droits de recevoir
lesdits soins (barrières informationnelles). L’utilisation exceptionnellement
importante d’un type de soins (tels que les soins d’urgence) peut,
dans certaines circonstances, également être indicateur d’une inégalité
d’accès, justement parce qu’à son origine peut se trouver l’impossibilité
d’accéder aux soins appropriés en temps voulu. Dans ce contexte,
la collecte de données sur l’état de santé et l’utilisation des
services de santé selon notamment le sexe, l’âge, les régions et
les différents groupes, est essentielle pour l’identification des inégalités
de santé et d’accès aux soins de santé, ainsi que des facteurs conduisant
à ces inégalités.
14. L’inégalité d’accès conduit souvent à un phénomène de non
recours ou de recours tardif aux soins, ce qui a des implications
tant pour la santé individuelle que publique.
3.1. Facteurs liés aux
systèmes de santé
15. Dans son rapport sur la santé dans le monde (2010),
l’OMS met l’accent sur le passage à une couverture universelle qu’elle
considère comme un moyen essentiel pour promouvoir et soutenir la
santé
. L’OMS définit la couverture
universelle comme l’accès de tous aux services de santé dont ils
ont besoin sans subir de difficultés financières lors de leur paiement.
Aujourd’hui, assurer des systèmes de santé garantissant une couverture
universelle, notamment pour les plus démunis, demeure encore un
objectif à atteindre pour les pays européens, en raison des différents
facteurs exposés ci-dessous. A cet égard, il convient de noter que
des événements économiques et/ou politiques majeurs (par exemple
une crise économique, un changement de régime, une guerre) conduisent
souvent à l’effondrement du système de santé en place, avec un impact désastreux
sur l’accessibilité des soins. De même, les inquiétudes suscitées
par la raréfaction des ressources et la crise des dépenses de santé
(voir plus bas) ont modifié considérablement la manière dont la
santé est organisée, financée et administrée et se sont traduites,
dans certains pays, par un rationnement des soins de santé, ce qui
a également d’importantes implications pour l’accessibilité des
soins.
3.1.1. Critères d’éligibilité
et portée limitée des prestations
16. De nombreux systèmes de santé soumettent le bénéfice
des soins de santé à des critères d’éligibilité tels qu’un un contrat
de travail ou une résidence régulière. Or, les chômeurs, les Roms
et les migrants rencontrent souvent des difficultés pour accéder
au marché du travail et se trouvent donc désavantagés par rapport
à l’accès aux soins de santé. Par exemple en Bulgarie, 46 % des
Roms n’auraient aucune assurance maladie parce qu’ils ne remplissent
pas les critères d’éligibilité
.
En avril 2012, en Espagne, une nouvelle loi a été mise en vigueur
par un décret royal et l’accès aux soins de santé des personnes
qui n’ont pas d’emploi est désormais plus difficile. Cela est également
le cas en Grèce, sachant qu’on continue de bénéficier d’une couverture
pendant l’année qui suit la perte de l’emploi. La conséquence en
est que des centaines de milliers de chômeurs et de migrants sans
papiers n'ont quasiment pas accès aux soins de santé.
17. La portée limitée des prestations constitue aussi un obstacle
à l’accès aux soins. L’exemple type concerne les soins dentaires
qui, dans plusieurs pays, sont exclus des forfaits de remboursement
(par exemple en Belgique, au Danemark, en Grèce, au Portugal et
en Suisse). L’exclusion de certaines prestations se traduit par
une obligation pour les patients de les prendre en charge selon
leurs propres moyens et entrave ainsi l’accès aux soins pour les
populations démunies.
3.1.2. Barrières financières
18. Comme précisé plus haut, dans tous les systèmes de
santé il existe des frais à la charge des patients, qu’on appelle
parfois «des restes à charge». Il s’agit d’une contribution imposée
au patient, une somme dont il doit s’acquitter pour pouvoir bénéficier
du service concerné (consultation, médicament), couvert pour le
reste par le système de santé. Si le niveau de cette contribution
varie d’un pays à l’autre, l’absence de protection financière contre
les sommes non prises en charge peut en effet considérablement limiter
la possibilité d’accéder aux soins pour les catégories vulnérables,
par exemple les pensionnés disposant de bas revenus, les malades
chroniques, etc. Une enquête publiée par le centre de recherche
pour l'étude et l'observation des conditions de vie en juillet 2010
montre qu’un Français sur sept, soit environ 14 % de la population,
doit s’imposer des restrictions budgétaires en matière de soins
médicaux, du fait de leurs coûts. En Géorgie, les frais qui restent
à la charge des patients représenteraient quelques 74,7 % du total
des dépenses de santé, ce qui pourrait conduire à des dépenses de
santé exorbitantes qui dépassent 40 % du revenu d’un ménage.
19. A cet égard, il convient de souligner que selon le Comité
européen des droits sociaux, le droit à l’accès aux soins de santé
implique que le coût des soins ne représente pas une charge trop
lourde pour les individus. Aussi, le Comité préconise la mise en
place de mesures visant à atténuer les effets de la participation financière
des patients parmi les catégories défavorisées de la population
.
3.1.3. Barrières géographiques
20. Les disparités géographiques en termes d’accessibilité
des services constituent également un obstacle à l’accès aux soins.
Ces disparités peuvent être dues notamment à l’absence d’un établissement
de santé à proximité du domicile du patient, au manque de moyens
de transport entre le domicile et l’établissement de santé le plus
proche, ainsi qu’au temps et au coût du voyage pour le rejoindre.
A cet égard, on constate une démarcation claire entre villes et
campagnes. Dans l’Union européenne, dans les zones rurales, le nombre
de personnes qui dénoncent des problèmes d’accès aux soins médicaux
en raison de la distance à parcourir pour rejoindre un hôpital est
deux fois plus important que dans les zones urbaines. En 2009, en
Ukraine, 30 % des ménages des zones rurales ont déclaré ne pas pouvoir
accéder aux services de soins primaires, aux centres médicaux, aux
dispensaires et aux pharmacies
. Une mauvaise distribution des médecins
disponibles est également un problème à souligner dans ce contexte.
En France par exemple, on trouve 458 médecins pour 100 000 citadins
contre seulement 122 pour 100 000 ruraux
.
3.1.4. Barrières linguistiques
21. L’impossibilité ou la difficulté de communication
avec le personnel médical constitue une barrière importante dans
l’accès aux soins de santé, notamment pour les migrants qui n’ont
pas une maîtrise suffisante de la langue du pays hôte, mais aussi
pour les personnes souffrant d’incapacités sensorielles. Contrairement à
ce que l’on peut penser, il ne s’agit pas seulement des migrants
«récents» ou des femmes migrantes au foyer qui vivent dans des conditions
particulièrement isolées dans le pays hôte, mais également des personnes âgées
issues de l’immigration et des migrants atteints d’un handicap intellectuel
.
22. Les barrières linguistiques perturbent le processus de consultation
médicale du début à la fin, y compris la possibilité d’établir une
relation de confiance entre le patient et le médecin. En plus des
difficultés que cela crée pour le patient pour donner un consentement
libre et éclairé aux interventions qui sont susceptibles de lui être
proposées, la difficulté ou l’impossibilité de comprendre de quoi
se plaint le patient conduit souvent le personnel médical à multiplier
les examens – qui ne sont pas forcément adéquats ou nécessaires
– afin d’identifier le problème. Dans certains cas, les barrières
linguistiques peuvent aller jusqu’à causer un danger public, comme
par exemple lorsqu’un patient atteint de tuberculose ne comprend
pas qu’il doit suivre son traitement pendant plusieurs mois.
3.1.5. Corruption
23. La corruption dans le secteur de la santé publique
est un autre élément important à prendre en considération dans l’examen
des inégalités d’accès aux soins de santé. Celle-ci se manifeste
sous diverses formes, dont notamment des paiements officieux aux
professionnels de santé, à savoir le versement de pots-de-vin pour,
entre autres, échapper aux longues listes d’attente (pour une consultation
ou une intervention médicale) ou, pire encore, simplement pour recevoir
des soins. Quel que soit l’objectif visé, et mis à part les autres
effets désastreux de la corruption en général, la pratique du pot-de-vin
crée une inégalité d’accès aux soins de santé, au détriment des
personnes qui ont peu de moyens. Sur ce dernier point, il est intéressant
de noter que d’après les études qui ont été portées à l’attention
du Groupe d’experts contre la corruption (GRECO), l’accès aux soins
de santé est un des domaines où la corruption pourrait avoir un
impact potentiellement différencié sur les hommes et les femmes.
En conséquence, le GRECO a soutenu que les études nationales menées
sur la corruption en tant qu’obstacle à l’égalité d’accès aux soins
incluent la perspective de genre.
24. Le Haut-Commissariat des Nations Unies aux Droits de l’Homme
a noté que la faiblesse des salaires des professionnels de la santé,
associée à un manque de formation déontologique, à un système de financement
par le Système national de santé dénué de transparence et à un budget
insuffisant des centres médicaux constituaient un terreau fertile
pour la corruption dans le secteur de la santé
.
Si la prévalence de celle-ci varie d’un Etat membre à l’autre, les
statistiques concernant les Etats membres de l’Union européenne ne
sont pas réjouissantes. En effet, selon un rapport récent de
European Health Care Fraud and Corruption Network,
sur les mille milliards d’euros dépensés dans les services de santé
au sein de l’Union européenne, 56 milliards d’euros disparaissent
en raison de la fraude et de la corruption.
3.1.6. Autres barrières
25. L’ignorance des droits ainsi que des règles relatives
aux systèmes de santé est un autre facteur conduisant à des inégalités
d’accès aux soins de santé. A ce dernier égard, Médecins du Monde
note que 60 % de l’ensemble des patients qui fréquentent leurs cliniques
ne savent pas où aller pour être vaccinés
.
26. Par ailleurs, des procédures administratives trop complexes
et une bureaucratie excessive pour pouvoir bénéficier des soins
(par exemple la présentation de documents d’identité valides, de
preuves de résidence, de preuves d’absence de revenus suffisants,
les enquêtes à domicile, etc.) ont tendance à créer de nouveaux obstacles
dans l’accès aux soins de santé, notamment pour les groupes vulnérables.
3.2. Facteurs socio-économiques
27. Une
étude réalisée
dans les pays en développement
montre que l’accès
aux services de santé est fortement influencé par les caractéristiques socio-économiques
des ménages et, notamment, par l’éducation des mères. A cet égard,
les auteurs de l’étude suggèrent qu’une politique de généralisation
de l’éducation des filles pourrait contribuer à améliorer significativement
l’accès à la santé pour les pauvres.
28. Les facteurs socio-économiques jouent aussi un rôle important
dans les inégalités de santé. En effet, les statistiques concernant
le taux de mortalité et l’état de santé des Européens font état
d’inégalités substantielles, tant entre les pays qu’entre les différents
groupes socio-économiques à l’intérieur d’un même pays. Ainsi par
exemple, en 2009, l’espérance de vie à la naissance était de 82
ans en Suisse (80 pour les hommes et 84 pour les femmes), alors
qu’elle était seulement de 68 ans en Russie (62 pour les hommes
et 74 pour les femmes)
. L’espérance
de vie à la naissance pour les hommes est de 54 ans à Calton, un
quartier pauvre de Glasgow (Ecosse), alors qu’à Lenzie, distant
de quelques kilomètres à peine, elle est de 82 ans
.
29. Cette situation ne peut pas s’expliquer que par des inégalités
d’accès aux soins de santé. Ce sont notamment les facteurs socio-économiques
comme le revenu, l’emploi, l’éducation, les conditions de vie et
de travail, répartis de manière inégale au sein de la population,
qui sont à l’origine de telles disparités. Selon les experts de
l’OMS, les populations défavorisées cumulent les handicaps: «éducation
médiocre, manque d’équipements sociaux, chômage et insécurité de
l’emploi, mauvaises conditions de travail et quartiers dangereux,
en plus de leurs répercussions sur la vie de famille», et ils ajoutent
que «cette disparité n’est en aucun cas un phénomène “naturel”,
elle est le résultat de politiques qui priment les intérêts de certains
par rapport à ceux des autres, le plus souvent les intérêts d’une
minorité puissante et riche par rapport aux intérêts d’une majorité
démunie.
»
3.3. Politiques migratoires
et sécuritaires
30. En Europe, la tendance à des politiques migratoires
et sécuritaires de plus en plus sévères visant à dissuader en particulier
les Roms et les migrants sans-papiers, constitue également un facteur
conduisant à des inégalités d’accès aux soins. Dans ce contexte,
les expulsions répétées des Roms en France ont conduit à une quasi-impossibilité
pour une partie de cette population d’accéder à des soins de santé.
De même, l’obligation faite aux professionnels de santé et/ou aux
fonctionnaires publics de signaler les migrants en situation irrégulière
décourage nombre d’entre eux de se manifester aux autorités sanitaires
par peur d’être dénoncés puis renvoyés dans leur pays d’origine.
31. Ces politiques ont également des répercussions sur les systèmes
de santé. Ainsi, par exemple, en Espagne, depuis le 1er septembre
2012, les migrants sans-papiers sont exclus de la majeure partie
du système de santé publique
,
alors que la législation prévoyait auparavant l’accès aux soins
pour tous les résidents, quel que soit leur statut.
32. Comme le constate le réseau HUMA (
Health
for Undocumented Migrants and Asylum seekers) «le discours
sur les droits des migrants en situation irrégulière est constamment
en lien avec celui concernant la lutte contre “l’immigration illégale”
et aucun débat ne porte sur la nécessité de protéger, ne serait-ce
que pour des raisons de santé publique, la santé de ces personnes»
. En effet, les
politiques migratoires et sécuritaires en question mettent la vie
des personnes concernées en danger et les stigmatisent davantage,
mais constituent également un vrai problème de santé publique dans
le cas des maladies transmissibles, l’impossibilité d’accéder à
des soins ou le recours tardif à ceux-ci exposant la population
entière à une éventuelle contamination.
4. Les systèmes de
santé européens face à la crise économique
33. Aujourd’hui, l’allongement de la vie grâce, notamment,
aux avancées médicales est accompagné d’une augmentation drastique
des maladies chroniques (maladies cardio-vasculaires et respiratoires,
diabète, cancer, etc.) et neuro-dégénératives (Alzheimer et autres
formes de démence), ainsi que de l’apparition de nouvelles pathologies.
Si les progrès de la médecine permettent de développer des traitements
de plus en plus pointus pour pouvoir répondre à ces défis, leur
financement demeure néanmoins hautement coûteux. En conséquence,
les besoins en soins ont explosé au cours des dernières décennies.
Face à cette pression financière croissante, la viabilité des systèmes
de santé européens a été mise à l’épreuve et de nombreux Etats se
sont engagés dans des réformes afin d’accroître l’efficience de
leur système de santé.
34. La situation a été accentuée récemment par la crise économique,
qui a un double effet sur les systèmes de santé. D’une part, les
mesures d’austérité adoptées par les gouvernements conduisent à
un recul des dépenses publiques, y compris de santé. D’autre part,
la crise a d’importantes répercussions sur les déterminants socio-économiques
de la santé, tels que l’accès à un emploi ou à un logement, notamment
pour les groupes vulnérables, ce qui pourrait se traduire par une
augmentation des besoins en terme de soins. Un article publié récemment
par
The Lancet, qui analyse
les effets de la crise à partir d’études et de statistiques nationales,
vient confirmer cette éventualité. Ainsi, au Royaume-Uni, l’étude
constate que la hausse du taux de suicides entre 2008 et 2010 est
liée notamment à la hausse du chômage, qui a entraîné 1 000 décès supplémentaires.
En Espagne, les maladies mentales se sont substantiellement accrues
entre 2006 et 2010 et il est estimé qu’au moins la moitié de ces
maladies est due au chômage et à la difficulté de payer des hypothèques
.
35. Une étude publiée récemment par l’OMS
constate
que, pour adapter leurs systèmes de santé aux exigences de la crise,
les Etats ont mené des politiques très variées que l’on peut rassembler
en trois groupes: des politiques visant à changer le niveau des
contributions au financement des services de santé, notamment à
travers des coupes budgétaires et l’augmentation ou l’instauration
de frais à la charge des patients; des politiques visant à changer
l’étendue et la qualité des services; des politiques visant à influencer
le coût des soins, notamment à travers la réduction du prix des
biens médicaux et la réduction ou le gel des salaires des professionnels
de santé, ainsi que la promotion de l’usage rationnel des médicaments.
Dans la plupart des pays, l’étendue de la couverture ainsi que de
la population couverte n’a pas radicalement changé. Toutefois, plusieurs
pays
ont instauré
des frais à la charge des patients ou augmenté leur niveau, pour
les services de santé essentiels. Cela risque d’affecter de manière
disproportionnée l’accès aux soins des groupes vulnérables, tels
que les personnes à faible revenu, les sans-emploi et les migrants,
ainsi que les utilisateurs réguliers de ces services, tels les patients
souffrant de maladies chroniques. Les auteurs de l’étude notent
que, à long terme, ce type de mesures pourrait conduire à une augmentation
des dépenses de santé en raison du coût des services liés au recours
tardif aux traitements (l’aggravation de l’état clinique nécessitant
des soins plus coûteux).
36. Comme déjà souligné plus haut (voir paragraphe 32), les problèmes
d’accès aux soins et le recours tardif aux traitements pourront
avoir une autre conséquence, de nature non pas économique mais sans
doute beaucoup plus catastrophique, à savoir le risque de santé
publique lié à l’exposition éventuelle de la population à des maladies
transmissibles ou à l’utilisation de médicaments contrefaits.
5. Impact de la crise
économique sur l’accès aux soins de santé: exemple de la Grèce
37. La Grèce est un des pays les plus touchés par la
crise économique qui frappe actuellement l’Europe. En échange de
«plans de sauvetage financier», le gouvernement a adopté des mesures
d’austérité drastiques, exigées par la troïka, réunissant la Commission
européenne, la Banque centrale européenne et le Fonds monétaire
international. Ces mesures ont touché tous les secteurs mais surtout
celui de la santé, où les coupes budgétaires ont été très importantes.
On parle désormais d’une crise sanitaire voire humanitaire touchant
de plus en plus de personnes dont, notamment, les sans-emploi, les
migrants, les réfugiés, les Roms, les femmes et les enfants.
38. Le système grec de couverture médicale publique est basé sur
l’emploi. Aussi, mis à part quelques exceptions, seules les personnes
qui ont un emploi et celles qui sont au chômage depuis moins d’un
an peuvent bénéficier d’une couverture médicale. Dans un pays où
le taux de chômage a atteint les 27 % pour l’ensemble de la population
(il a dépassé les 60 % pour les jeunes), un système d’assurance
basé sur l’emploi a pour conséquence d’exclure une très grande partie
de la population de l’accès aux soins de santé. Même pour la population
couverte, une somme de 5 € est exigée pour chaque visite à l’hôpital,
sachant que les examens requis lors de la consultation sont également
payants.
39. Les coupes budgétaires ont affecté notamment les hôpitaux
publics qui souffrent de ruptures de stock pour certain matériel
médical de base, tel que seringues, compresses, gants en latex ou
fils de suture et il arrive que le personnel médical se voie obligé
de demander aux patients d’acheter eux-mêmes ce matériel. Les difficultés
liées à la particularité géographique de la Grèce (composée de centaines
d’îles) ont empiré avec la crise. Les îles sont touchées notamment
par un manque d’effectifs: de nombreuses petites îles n’ont pas
de médecin et d’autres «partagent» un seul médecin avec d’autres
îles. Les grandes îles souffrent quant à elles de manque de médecins
spécialistes. On observe une augmentation importante du nombre de
porteurs du virus VIH et des cas de tuberculose resurgissent sur
le territoire (même si cela reste isolé). Les vaccins ne sont plus
gratuits et, sans vaccination, les enfants ne sont pas acceptés
dans les écoles.
40. La situation des migrants ne cesse d’empirer. Avec la crise,
ils sont nombreux à avoir perdu leur travail et être tombés dans
l’irrégularité, perdant par la même occasion leur accès aux soins
de santé. Le problème des flux de migration mixte irrégulière vers
la Grèce constitue un vrai défi pour le gouvernement. En 2012, celui-ci
a dépensé 120 millions d’euros pour améliorer l’accès aux soins
de santé des migrants en situation irrégulière, dont le nombre est
aujourd’hui estimé à plus d’un million. Des centres spéciaux ont
été mis en place pour recevoir ces migrants. Dans ces centres, un
premier examen médical est effectué pour chaque nouvel arrivant
qui, le cas échéant, est renvoyé à l’hôpital public pour recevoir
les soins appropriés. L’accès à des soins de base est assuré pendant
toute la durée du séjour dans les centres.
41. Selon la réglementation en vigueur, toute personne a accès
à des soins d’urgence gratuits. Toutefois, dans la pratique, cette
exigence n’est pas toujours respectée. A cet égard, la situation
des femmes enceintes qui n’ont pas de couverture médicale est particulièrement
inquiétante. En effet, si elles sont acceptées dans les services
d’urgence au moment de l’accouchement, elles se voient ensuite obligées
d’en payer les frais qui varient entre 800 et 1 200 euros. Des cas
d’hôpitaux qui ont refusé de délivrer le certificat de naissance
des nouveau-nés ou même de laisser le nouveau-né quitter l’hôpital
tant que les frais d’accouchement n’étaient pas payés ont été mentionnés.
42. Les ONG signalent une augmentation alarmante du nombre d’usagers
qui ont recours à leurs services, parmi lesquels des citoyens grecs
qui sont majoritairement des personnes souffrant de maladies chroniques. En
raison de la réduction des salaires et de l’augmentation des contributions
exigées pour les médicaments (25 % du prix total), même les personnes
qui ont une couverture médicale n’arrivent pas à payer leurs médicaments.
Face à une demande croissante, Médecins du Monde délivre désormais
des médicaments sur seule présentation d’une ordonnance, alors qu’il
exigeait une consultation préalable auparavant.
43. Par ailleurs, un véritable système de santé parallèle, fonctionnant
entièrement sur la base de la solidarité et du bénévolat, a vu le
jour, grâce aux citoyens grecs eux-mêmes. Le dispensaire médical
gratuit d’Hellenikon, où des dizaines de médecins volontaires travaillent,
en est un exemple. Créé en 2011, le dispensaire accueille notamment
les patients qui n’ont pas de couverture médicale et collecte des
médicaments qu’il distribue ensuite à ses patients.
44. Le ministère de la santé a entamé des réformes fondamentales
visant à améliorer la gestion et la viabilité du système de santé
et à garantir l’accès universel aux soins de santé primaires. Dans
ce contexte, il est également envisagé de renforcer le filet social
de sécurité pour garantir l’accès aux soins de santé des groupes les
plus vulnérables. En 2013-2014, il est notamment prévu d’introduire
un «ticket de santé» pour garantir l’accès aux soins de 200 000
personnes (non couvertes par l’assurance maladie). Ce projet est
financé par l’Union européenne.
45. Enfin, des actes xénophobes et racistes contre des réfugiés
et des migrants ont pris un essor inquiétant. Par ailleurs, les
demandeurs d’asile et les réfugiés, originaires de certains pays
et bénéficiant d’une couverture médicale limitée en raison de leur
statut, affirment avoir été ignorés et/ou maltraités par le personnel
de santé.
6. Conclusions
46. Afin de garantir le droit fondamental à la santé,
l’Assemblée devrait recommander que toute personne vivant en Europe
puisse bénéficier de l’égalité d’accès aux soins de santé quels
que soient ses moyens financiers, son statut de séjour et son lieu
de résidence. Aussi, les Etats membres du Conseil de l’Europe devraient
prendre toutes les mesures nécessaires pour réduire et supprimer
les inégalités d’accès aux soins. Pour identifier les inégalités
de santé et d’accès aux soins de santé, ainsi que les facteurs conduisant
à ces inégalités, les Etats devraient recueillir des données fiables
concernant l’état de santé et l’utilisation des services de santé
par les personnes vivant sur leur territoire.
47. En ce qui concerne les facteurs liés au système de santé,
les Etats devraient réduire les frais à la charge des patients en
tenant compte des couches les plus démunies de la société et assurer
l’accessibilité aux établissements de santé et aux professionnels
de santé compétents sur l’ensemble du territoire. Ils devraient également
renforcer l’aide linguistique gratuite dans les établissements de
soins de santé, ce à tous les stades de l’offre des services (consultation,
communication des informations médicales, etc.). Ceci inclut les
services de traduction et de médiation pour les personnes qui ne
parlent ou ne comprennent pas la langue, la langue des signes et
d’autres formes de soutien aux personnes atteintes d’incapacités
sensorielles et intellectuelles.
48. Les Etats devraient aussi assurer l’accessibilité des informations
relatives au système de santé, y compris aux programmes de vaccination
et de dépistage, notamment pour les groupes défavorisés, et dispenser
des programmes d’éducation à la santé.
49. Les Etats devraient également s’attaquer aux facteurs socio-économiques
de la santé, dont notamment l’accès à l’emploi et à un logement.
Ceci est d’autant plus important dans le contexte actuel de la crise économique
qui frappe l’Europe. Celle-ci ne devrait, en aucun cas, être utilisée
comme une excuse donnant carte blanche aux gouvernements pour procéder
à des mesures de régression au mépris du droit fondamental à la
santé et en particulier au détriment des groupes vulnérables, qui
sont d’ailleurs souvent les plus touchés par les crises économiques.
La crise devrait être considérée comme une opportunité pour repenser
les systèmes de santé et augmenter leur efficience.
50. Enfin, les considérations sanitaires et humanitaires devraient
primer sur toute autre considération. Aussi, les Etats membres du
Conseil de l’Europe devraient dissocier leur politique en matière
de sécurité et leur politique de l’immigration de celle en matière
de santé.