1. Introduction:
le travail, fondement d’une vie digne et d’une société inclusive
1. Le travail est un aspect essentiel de la vie humaine.
C’est un facteur clé du bien-être des individus, en ce qu’il leur
permet de s’intégrer au sein de communautés et leur procure des
moyens de subsistance, de développement et d’accomplissement personnel.
L’importance du travail dans la société a été reconnue par la consécration
du droit au travail dans la Déclaration universelle des droits de
l’homme et plus généralement dans le droit international des droits
de l’homme, comme le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux
et culturels.
2. Alors que la Déclaration universelle affirme que «[t]oute
personne a droit au travail, au libre choix de son travail, à des
conditions équitables et satisfaisantes de travail et à la protection
contre le chômage», le Pacte met l’accent sur le droit au travail
sous l’angle des libertés individuelles, du développement socio-économique et
des obligations des Etats «d’assurer le plein exercice de ce droit».
L’Organisation internationale du travail (OIT) insiste pour sa part
sur la nécessité de respecter tout un éventail de droits relatifs
au travail qui rendent le travail décent et accessible à tous.
3. Dans toute l’Europe, l’érosion des droits liés au travail,
la précarité croissante de l’emploi et le manque de perspectives
d’emplois de qualité, notamment pour les jeunes, suscitent de plus
en plus d’inquiétudes. Le cercle vicieux de la stagnation économique,
de la déréglementation du marché et de l’austérité budgétaire ainsi que
le «côté sombre» de la mondialisation fragilisent fortement la compétitivité
des économies nationales et le niveau de vie de la population. Si,
d’un côté, la mondialisation a créé de nouvelles perspectives économiques pour
tous (grâce à la libéralisation des échanges internationaux et à
des marchés du travail plus dynamiques), elle a, de l’autre, engendré
un nivellement par le bas des salaires, de la protection sociale
et des conditions d’emploi, conduisant à une augmentation parfois
insoutenable des inégalités.
4. Il est particulièrement préoccupant que les partenaires commerciaux
de l’Europe dans de nombreux pays en développement considèrent la
protection des droits humains (y compris les droits socio-économiques) et
de l’environnement comme du protectionnisme au lieu d’y voir une
voie de développement à suivre. Ces divergences exacerbent les asymétries
et les tensions entre les pays, faussent les conditions de concurrence et
entraînent de fait un dumping social voire, dans certains cas, environnemental
.
5. Gardant à l’esprit les valeurs fondamentales du Conseil de
l’Europe en matière de promotion des droits humains, de la démocratie
et de l’Etat de droit ainsi que les enjeux sociétaux soulevés par
la mondialisation, j’envisage d’étudier des pistes d’action à l’intention
des pays européens pour remédier aux déséquilibres mondiaux et garantir
à tous un travail décent. En me fondant sur les instruments et activités
pertinents de cette Organisation, de l’Union européenne et d’autres
organisations internationales (comme l’OIT, l’Organisation mondiale
du commerce (OMC) et la Confédération syndicale internationale),
ainsi que sur des sources et des recherches indépendantes, je mettrai
en lumière des options politiques permettant de parvenir à un meilleur équilibre
entre développement économique et solidarité sociale.
2. Le concept
de travail décent et l’Agenda de l’OIT pour le travail décent
6. Le travail décent – en tant que concept et agenda
– a été introduit par l’OIT en 1999 et a depuis lors été largement
repris par la communauté internationale. Selon les termes de l’OIT,
«le travail décent résume les aspirations de tout travailleur: possibilité
d’exercer un travail productif et convenablement rémunéré, assorti
de conditions de sécurité sur le lieu de travail et d’une protection
sociale pour sa famille. Le travail décent donne aux individus la
possibilité de s’épanouir et de s’insérer dans la société, ainsi
que la liberté d’exprimer leurs préoccupations, de se syndiquer
et de prendre part aux décisions qui auront des conséquences sur
leur existence. Il suppose une égalité de chances et de traitement
pour les femmes et les hommes». En résumé, le travail décent désigne
le travail productif dans des conditions de liberté, d’équité, de
sécurité et de dignité humaine.
7. De nombreuses études montrent que pour bien des personnes,
le travail, et en particulier le travail décent, est un moyen de
se soustraire à la pauvreté et de s’assurer des moyens de subsistance
durables. Des emplois meilleurs entraînent une vie meilleure pour
tous: vivre dans la dignité pour les individus se traduit par un
développement de qualité pour les communautés dans lesquelles ils
vivent, contribuant ainsi à bâtir une société plus cohésive, plus
inclusive et plus prospère. L’Agenda pour le travail décent de l’OIT
met ainsi l’accent sur quatre aspects fondamentaux:
- l’accès à l’emploi et à une
rémunération équitable;
- les droits au travail (notamment le respect des normes
fondamentales du travail) ;
- la solidarité par le biais de la protection sociale;
- la communication au travail à travers le dialogue social.
8. Alors que les perspectives d’emploi et la création de postes
de travail dépendent en grande partie des bons résultats des économies
nationales, l’accès à l’emploi, les politiques de rémunération,
le respect des normes du travail et une protection sociale appropriée
dépendent pour une large part du contrat social entre les parties
concernées (entreprises, pouvoirs publics et société civile). Malgré
les efforts déployés jusqu’ici par les pouvoirs publics, l’on estime
que 1,1 milliard de personnes, dont 200 millions de chômeurs, vivent
sous le seuil de pauvreté dans le monde. En Europe, la moitié des
ménages pauvres dépendent d’un soutien économique unique par famille.
9. Dans ces conditions, l’OIT s’efforce de faire du travail décent
un objectif mondial et une réalité nationale afin d’assurer l’équité
et le progrès social et d’éradiquer la pauvreté. Cela exige à l’évidence
une coopération plus poussée sur le plan international et davantage
de solidarité entre Etats riches et pauvres, et avant tout le respect
des engagements pris dans le cadre des Objectifs du millénaire pour
le développement (OMD). Selon l’OIT, il est urgent de créer quelque
600 millions d’emplois au cours des dix prochaines années en vue
de générer une croissance durable et de préserver la cohésion sociale
. Il est par conséquent essentiel
que le nouveau cadre de développement sur les OMD au-delà de 2015
tienne dûment compte des enjeux relatifs au travail décent.
3. Le travail décent
au regard des normes sociales, des objectifs et de l’intégration
européens
10. Les pays européens ont en commun un long passé d’engagements
en matière de politiques sociales qui concernent plus ou moins directement
divers aspects du travail décent. Le modèle social européen né dans les
années d’après-guerre conjugue les engagements nationaux en faveur
du développement économique et du plein emploi avec une protection
sociale adéquate pour l’ensemble de la population et la cohésion
sociale. Ainsi, le Traité de Rome de 1957 contenait déjà des dispositions
sur les conditions de travail, le niveau de vie, l’égalité de rémunération
pour un même travail, la sécurité sociale pour les migrants et une
plus grande mobilité des travailleurs, qui ont ouvert la voie à
l’adoption de la Charte sociale européenne (STE n° 35) en 1961 et
de la Charte social européenne révisée (STE n° 163) en 1996
.
11. Si le traité fondamental du Conseil de l’Europe – la Convention
européenne des droits de l’homme (STE n° 5, «la Convention») – s’attache
plus particulièrement aux droits civils et politiques, plusieurs
de ses articles (notamment les articles 3, 4, 5, 8, 9, 10, 11 et
14) interdisent certaines pratiques qui peuvent exister dans le cadre
du travail (traitements inhumains ou dégradants, travail forcé,
atteintes à la sûreté personnelle, à la liberté de conscience, d’expression
et d’association, au respect de la vie privée, discrimination).
12. La Charte sociale européenne («la Charte») complète la Convention
en matière de droits sociaux et économiques: elle couvre non seulement
les droits relatifs au travail, mais elle les relie aussi à la protection juridique
et sociale, aux conditions d’emploi, à l’orientation professionnelle,
à la formation et à la libre circulation des personnes. Toutefois,
contrairement à la Convention, la Charte n’examine pas les recours
introduits par les particuliers concernant des allégations de violation
de la Charte par les Etats qui y ont adhéré. En vertu de la Charte,
son Protocole additionnel (STE n° 158) prévoit un système de réclamations
collectives
,
mais seuls 15 Etats membres sont liés par cette procédure.
13. Dans l’Union européenne, la libre circulation des personnes
(et des travailleurs) est l’un des quatre piliers du Marché unique
lancé en 1993. C’est à cette époque que les premières craintes ont
été exprimées concernant le dumping social que l’on considérait
comme un «effet secondaire» du Marché unique. Le dumping social
est entendu comme toute pratique consistant à violer le droit social
national ou international en vigueur afin d’en tirer un avantage
économique, notamment en termes de compétitivité
.
14. Les préoccupations convergentes au sujet du chômage et de
la compétitivité ont alors conduit à lancer l’Agenda social européen
en 2000 (dans le cadre de la Stratégie de Lisbonne), l’accent étant
mis sur la nécessité d’un nouvel équilibre entre flexibilité et
sécurité dans un contexte mondial en mutation, et sur la modernisation
des systèmes de protection sociale et la lutte contre l’exclusion
sociale.
15. Cela étant dit, de vastes disparités sociales ont été constatées
et restent une réalité en Europe, dans la mesure où le plein emploi,
de meilleures conditions de vie et de travail, le dialogue social
et l’égalité de traitement entre les hommes et les femmes se révèlent
difficiles à réaliser dans la pratique. Le «Rideau de fer» appartient
certes désormais à l’histoire de l’Europe, mais les fractures socio-économiques
demeurent et poussent de nombreux Européens à devenir des travailleurs
migrants qui acceptent plus facilement des conditions d’emploi inférieures
à ce qui constitue un travail décent. La coopération non existante
ou largement insuffisante entre les inspections du travail des divers
pays européens et les capacités restreintes par suite des mesures
d’austérité budgétaire réduisent les chances de déceler les violations
de la législation du travail, notamment l’exploitation des travailleurs
migrants.
16. L’adoption en 2006 de la Directive communautaire sur les services
(Directive 2006/123/CE), ou «Directive Bolkestein» (du nom du commissaire
néerlandais qui l’a proposée), a suscité dans toute l’Europe bien
des controverses et des ressentiments. Les détracteurs de cet instrument
craignaient qu’il n’engendre une concurrence déloyale entre les
travailleurs de divers pays européens n’ayant pas les mêmes niveaux
de rémunération et de protection sociale, tandis que ses partisans
soutenaient qu’il contribuerait à améliorer la prestation de services
sur l’ensemble du continent. Dans les faits, les services constituent
20 % des échanges intracommunautaires mais ils représentent 70 %
des emplois dans l’Union européenne.
17. Sept ans plus tard, les résultats semblent mitigés. En dépit
des garde-fous mis en place afin de protéger les conditions de travail
(notamment par l’intermédiaire de conventions collectives) et des
améliorations apportées aux politiques nationales de réglementation
(par exemple, la suppression des clauses protectionnistes ou discriminatoires),
certaines tendances négatives ont été observées telles que le nivellement
par le bas des salaires et de la couverture sociale, notamment pour
les travailleurs détachés, – bien éloignées de l’idéal selon lequel
«à travail égal, salaire égal». Cette tendance est plus visible
encore dans les secteurs des services de transport transfrontaliers
et
de la construction. Manifestement, l’harmonisation des dispositions
sociales, s’agissant en particulier des droits des travailleurs
et de leur protection, ne progresse pas au même rythme que la libéralisation
du marché, facteur essentiel à l’intégration économique européenne. Ce
constat est d’autant plus pertinent à la lumière de la mondialisation
et de la crise économique actuelles.
4. Défendre les normes
sociales européennes dans le contexte de la mondialisation et de
la crise économique
18. La mondialisation, qui tournait à plein régime à
partir du milieu des années 1990, a stimulé la croissance économique
dans son ensemble et, par moments, entraîné une augmentation des
emplois. Toutefois, les emplois ainsi créés n’ont pas tous été de
nature à assurer un niveau de vie décent aux travailleurs et à leurs familles
ou à lutter contre la pauvreté. Les emplois précaires et peu sûrs
d’aujourd’hui ralentissent la création de richesse nationale et
ne peuvent pas suffisamment garantir le financement des systèmes
de protection sociale, d’où une aggravation des déséquilibres existants.
La crise économique n’a fait que aggraver encore la situation.
4.1. Une «crise des
emplois»: risques de dumping social rampant liés à des problèmes structurels
et à l’économie informelle
19. La tendance mondiale à rechercher une main d’œuvre
à bas prix et à maximiser la valeur actionnariale des sociétés comprime
les niveaux de rémunération en général et pèse lourdement sur les
systèmes de protection sociale au moment où les recettes diminuent
alors que le montant des prestations distribuées augmente. Ceci
pourrait éventuellement conduire au dumping social. De telles pratiques
concernent des salaires, des contributions sociales, des horaires
de travail, des conditions de travail et des coûts liés à l’application
de la réglementation sociale. Certains dirigeants d’entreprise choisissent
délibérément d’appliquer des stratégies de profits à court terme
qui entraînent des licenciements et une baisse de la qualité des
produits, ce qui risque au final de mettre en péril la compétitivité
à long terme et la viabilité d’entreprises européennes.
20. En outre, bien que les pertes d’emploi aient été considérables
depuis le début de la crise mondiale, le chômage affichait déjà
des taux élevés avant la crise dans de nombreux pays d’Europe. Ce
qui était du «chômage ordinaire» est devenu un problème structurel
plus pernicieux avec la montée en flèche des taux de chômage de
longue durée et des jeunes. Cela signifie que les défis du marché
du travail persisteront alors même que l’économie mondiale marque
une reprise et que des mesures sont particulièrement nécessaires pour
endiguer le chômage structurel, en plus de dynamiser la création
d’emploi à court terme. Dans le même temps, «les normes internationales
du travail doivent être préservées et promues si l’on veut que le
monde sorte de la crise économique et de l’emploi», comme l’a affirmé
le Directeur général de l’OIT, Guy Ryder, en octobre 2012 lors de
son entrée en fonction.
21. Le travail non déclaré qui fait partie de l’économie informelle
est un problème majeur dans toute l’Europe. Comme le fait observer
l’Assemblée dans le rapport sur «L’économie souterraine: une menace
pour la démocratie, le développement et l’Etat de droit» (
Doc. 12700), «Non seulement […] le travail non déclaré cause de
graves frictions et pose des problèmes de sécurité pour l’ensemble
de la société, mais il désorganise aussi le fonctionnement des systèmes
nationaux de couverture sociale et sape le bon respect des normes fondamentales
du travail par les entreprises».
22. Le rapport note que les communautés roms et d’autres groupes
vulnérables (comme les minorités et les migrants) sont confrontés
à un risque particulièrement élevé de «se tourner vers l’économie
informelle lorsqu’ils doivent absolument trouver au minimum de quoi
survivre». C’est tout particulièrement vrai en période de crise
économique dans la mesure où la perte d’emplois dans le secteur
structuré de l’économie favorise la création d’emplois dans le secteur
informel. D’après l’OIT, la part de l’emploi informel reste élevée,
à plus de 40 % dans deux tiers des pays émergents et en développement
. Dans les pays développés, l’économie informelle
représente en 2013 environ 18,4 % du produit intérieur brut (PIB)
au sein de l’Union européenne et 8,6 % en Australie, au Canada,
au Japon, en Nouvelle-Zélande et aux Etats-Unis
.
23. Qui plus est, au moins 21 millions de personnes dans le monde
sont victimes de travail forcé et d’exploitation dans l’industrie
du sexe, l’agriculture, la construction, le travail domestique,
la pêche et la production manufacturée. Parmi elles, 9 millions
sont victimes de la traite à l’intérieur d’un même pays ou de la
traite internationale et un quart (5,5 millions) sont des mineurs.
Selon les estimations, le travail forcé concerne 1,5 personne sur
1 000 dans l’Union européenne et 4 pour 1 000 dans les pays d’Europe
centrale, de l’Est et du Sud-Est
.
4.2. La résurgence du
travail des enfants en Europe
24. La pauvreté et la précarité des familles augmentant
de façon ininterrompue, l’on constate à présent de plus en plus
une résurgence du travail des enfants en Europe. Le travail des
enfants non déclaré – et souvent sous-payé – se développe dans les
zones urbaines et rurales les plus pauvres ou défavorisées d’Europe
du Sud et parmi la population immigrée. Ce phénomène constitue non
seulement une violation des normes fondamentales du travail de l’OIT
et de la Charte sociale européenne (qui interdit le travail des
enfants de moins de 15 ans) mais prive également les enfants concernés
de scolarité et de perspectives de développement et les expose à
des mauvais traitements, à des risques pour la santé et à l’exploitation
au sein de réseaux criminels.
25. Selon le rapport d’une administration locale publié en 2011
sur la situation du travail des enfants à Naples et dans la région
de Campanie, plus de 54 000 enfants avaient quitté le système éducatif
entre 2005 et 2009; 38 % d’entre eux avaient moins de 13 ans. La
Confédération italienne des syndicats de travailleurs (CGIL) estime
qu’environ 300 000 enfants âgés de 8 à 16 ans sont employés illégalement
dans toute l’Italie
, principalement
dans les régions méridionales. Selon une autre étude datant de juin
2013, pas moins de 5,2 %, ou 260 000 enfants de moins de 16 ans
travaillent
.
26. D’autres pays d’Europe, dont Chypre, la Grèce, le Portugal
et la Turquie, sont concernés par la résurgence du travail des enfants
. En juillet 2012, le Commissaire
aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe s’inquiétait que les
mesures d’austérité au Portugal avaient entraîné un accroissement
de la pauvreté chez les enfants, une hausse des taux de décrochage
scolaire et une résurgence du travail des enfants. Dans son communiqué
de presse d’août 2013
,
le Commissaire fait référence aux chiffres de l’UNESCO selon lesquels
en Géorgie, 29 % des enfants de 7 à 14 ans travaillent, cette proportion
étant de 19 % en Albanie. En Fédération de Russie, près d’un million
d’enfants seraient concernés. Cependant, sur un plan général, les données
fiables sur le travail des enfants dans les pays européens sont
très lacunaires et ce phénomène semble être un «sujet tabou», comme
l’ont constaté tant le Commissaire que l’OIT
.
27. Il est particulièrement alarmant de voir que nombre des enfants
qui travaillent en Europe sont employés à des activités dangereuses
dans les secteurs de l’agriculture et du bâtiment, dans de petites
fabriques, des entreprises familiales ou dans la rue. Le Commissaire
souligne ainsi le cas d’enfants amenés à travailler dans l’industrie
du tabac en Bulgarie ou à participer aux travaux de récolte en République
de Moldova et pointe du doigt les horaires de travail excessifs
au Royaume-Uni. Ce phénomène a aussi été observé, par exemple, en Albanie,
en Géorgie, au Monténégro, en Roumanie, en Serbie, en Turquie et
en Ukraine.
4.3. Emploi précaire
28. Outre les quelques 27 millions de chômeurs dans l’Union
européenne à elle seule (soit environ 11 % de la population active,
mais avec un chômage des jeunes s’élevant en moyenne à 23 %), l’Europe
est confrontée à un problème croissant de sous-emploi et d’emploi
précaire dû aux emplois peu rémunérés et à temps partiel non choisis
et aux contrats à court terme
. Cette ruée
du marché vers une main d’œuvre peu coûteuse entraîne une augmentation
spectaculaire de la pauvreté non seulement parmi les chômeurs et
les personnes sous-employées mais aussi parmi celles qui ont un
emploi à plein temps mais sont pourtant des travailleurs à bas prix
(«les travailleurs pauvres»). De plus, comme l’a souligné le président
du Comité européen des Droits sociaux (CEDS) à la Conférence du
Conseil de l’Europe sur l’élimination de la pauvreté le 17 octobre
2012, la baisse des revenus issus du travail et des prestations
sociales – due à la crise économique et aux programmes d’austérité
– pénalise des familles entières en réduisant leur accès aux services
publics essentiels, en contribuant à la pauvreté des enfants et
en les exposant au risque de perdre leur logement.
29. Cette tendance est accentuée par la délocalisation des entreprises
vers des pays où la main d’œuvre est meilleur marché et les normes
en matière de protection sociale moins strictes – y compris parmi
les Etats membres du Conseil de l’Europe dont les niveaux de rémunération
moyens et les législations sociales diffèrent très largement. Ainsi,
les bénéfices en matière d’emploi pour un pays se traduisent presque
automatiquement par des pertes d’emplois et de ressources dans les
pays qui subissent les effets de la délocalisation. En outre, la
possibilité de délocaliser est parfois utilisée par les employeurs
pour comprimer les niveaux de salaires et les conditions d’emploi
des salariés en place, ce qui entraîne de fait un dumping social.
30. De même, le dumping social se produit aussi lorsque des travailleurs
étrangers arrivent d’un pays où la protection sociale et les salaires
sont moins élevés que ceux qui sont pratiqués dans le pays hôte.
Ces travailleurs en quête d’emploi à l’étranger seront plus enclins
à accepter des conditions de travail défavorables dans le pays hôte
que les travailleurs locaux, ce qui entraîne à son tour une pression
négative sur les salaires minimum ou moyens et sur les clauses du
contrat. En plus, dans la plupart des cas, les conditions acceptées sont
illégales, car elles sont non-conformes aux conventions collectives
qui sont valables pour tous les employeurs et employées d’un secteur.
31. Dans le même temps, les pays européens doivent faire face
à d’énormes pressions externes en raison de l’ouverture du système
commercial mondial qui encourage la mobilité des travailleurs, des
entreprises et des capitaux, et la concurrence fondée sur le plus
petit dénominateur commun en matière de législation du travail.
Il est de l’intérêt des pays européens comme de leurs partenaires
commerciaux internationaux parmi les pays en développement de faire
en sorte que le travail décent soit systématiquement inclus dans
les accords commerciaux bilatéraux et multilatéraux. Comme il est
indiqué dans le document final de la Conférence parlementaire 2012
sur l’OMC, «[i]l faut que le couplage commerce/emploi soit bien
pris en compte dans l’ensemble du système commercial multilatéral,
en vue d’appliquer pleinement les normes essentielles de l’OIT relatives
au travail et de faciliter la mobilité du travail».
4.4. Concurrence équitable:
«emplois plus nombreux et de meilleure qualité» contre protectionnisme
32. La libéralisation économique persistante – élément
indissociable de la mondialisation – a accentué l’interdépendance
des Etats et a rendu ces derniers plus dépendants des marchés financiers
et commerciaux internationaux. Alors que le rôle de l’Etat dans
l’économie nationale a dans l’ensemble diminué, la puissance des
entreprises, en particulier des multinationales, s’est considérablement
accrue. Si les Etats continuent d’être les instances de réglementation
prépondérantes à l’intérieur de leurs frontières et les principaux négociateurs
des accords internationaux, les grandes entreprises et certaines
institutions financières exercent quant à elles une influence non
négligeable sur les modalités de la concurrence internationale et
de l’intégration économique.
33. Ce processus s’est traduit par des gains et pertes très irréguliers
sur le plan des emplois, du revenu et des conditions de travail,
avec dans l’ensemble des disparités croissantes, au sein même des
Etats et entre eux, au détriment des travailleurs peu qualifiés
ou sans qualification, moins protégés ou moins flexibles. Selon l'Organisation
de coopération et de développement économiques (OCDE), ces disparités
sont principalement dues à l’évolution des marchés du travail, en
particulier en ce qui concerne les bénéfices, dans un contexte de mondialisation
de l’économie, aux changements technologiques liés au savoir-faire,
aux réformes institutionnelles et réglementaires (à titre d’exemple,
les salaires minimum ont baissé) et aux changements de la structure
de l’emploi, de la composition des ménages (plus grand nombre de
familles monoparentales), et des systèmes d’imposition et de prestations
sociales.
34. Les études révèlent également une érosion du bien-être au
travail et un nombre croissant de cas d’épuisement au travail, maladies,
accidents et même suicides résultant de pressions de plus en plus
fortes dans le cadre professionnel. Des chercheurs français ont
mis en lumière un lien de causalité direct entre insécurité de l’emploi
et suicide, tandis que des psychologues américains ont commencé
à employer le terme «d’éconocide» (ou suicide économique) pour caractériser
la vague de suicides induite par l’actuelle crise économique et
la perte d’emplois
. En effet, en raison de taux plus
élevés d’anxiété, de dépression, de sentiment de désespoir et de
baisse de l’estime de soi, le risque de mortalité par suicide des
chômeurs est deux à trois fois plus élevé que celui des personnes
occupant un emploi. Par ailleurs, la détresse psychologique au travail,
le harcèlement moral et physique sur le lieu de travail et la pression
productiviste contribuent également à une augmentation des suicides,
des blessures, des dépressions et à une détérioration de la santé
en général
.
35. Le mal-être au travail et les accidents professionnels semblent
plus fréquents face à une forte augmentation des charges de travail,
durant les phases de restructuration des entreprises ou encore lorsque les
politiques internes des entreprises négligent les conditions de
travail. Les exemples de catastrophes humaines liées au travail
abondent tant en Europe que chez ses partenaires commerciaux, en
particulier dans les pays en développement. Ainsi depuis 2008, plus
de 60 salariés d’Orange, l’entreprise française de télécommunications,
se sont suicidés; 1 133 personnes au moins ont péri et plus de 2 500
ont été blessées (beaucoup de handicapés à vie) dans l’effondrement
en avril 2013 de l’immeuble vétuste qui abritait une usine de vêtements
à Dhaka (Bangladesh) et des centaines de travailleurs meurent chaque
année dans des usines chinoises en raison de conditions de travail
déplorables
. Les troubles sociaux sont également
en pleine recrudescence dans la plupart des pays par rapport à la
période d’avant la crise: le risque étant plus marqué au sein des
pays de l’Union européenne (passant de 34 % en 2006-2007 à 46 %
en 2011-2012 parmi les 71 économies pour lesquelles nous disposons
de données pertinentes)
.
36. Cela indique que les effets positifs de l’ouverture des marchés
et du libre-échange ne sont pas automatiques et qu’ils ne sont pas
partagés de façon égale dans la société. Comme il ressort d’une
étude conjointe de l’OCDE, l’OIT, la Banque mondiale et l’OMC, «pour
que le soutien à l’ouverture des marchés perdure, (...) les coûts
associés à la réaffectation du travail et du capital doivent être
reconnus et des politiques mises en place pour aider les travailleurs
et les communautés à s’adapter à un environnement plus concurrentiel»
.
37. Une concurrence internationale accrue et davantage de dynamisme
des concurrents mondiaux constituent des enjeux cruciaux pour de
nombreux pays d’Europe: tous les acteurs de la chaîne de valeur
– entreprises, associations professionnelles, responsables politiques
et travailleurs – doivent s’adapter aux besoins du marché du travail
qui évoluent rapidement, tout en s’efforçant de consolider les acquis
et progrès sociaux. Les «règles du jeu» mondiales que les pays européens
ont acceptées en devenant membres de l’OMC sont peu tolérantes vis-à-vis
du protectionnisme ou de la discrimination quelle qu’elle soit.
Pourtant, les règles de l’OMC ainsi que le mécanisme de règlement
des différends qui lie les Parties ne prennent pas en compte de
manière adéquate les droits humains et les valeurs fondamentales
tels les droits relatifs au travail et à la protection sociale.
38. L’Europe, qui est une référence mondiale en matière de défense
des droits humains, doit œuvrer pour ancrer les principes des droits
humains de façon plus explicite dans le système commercial multilatéral.
En d’autres termes, les pays européens devraient exporter non seulement
des biens et des services, mais aussi les valeurs qui leur sont
chères. L’Union européenne en particulier peut recourir aux accords
commerciaux bilatéraux pour promouvoir le commerce équitable et
inciter fermement ses partenaires commerciaux à respecter les droits
liés au travail
.
Dans le cas de l’accord de libre-échange entre l’Union européenne
d’une part et la Colombie et le Pérou d’autre part (en vigueur depuis
août 2013), certaines clauses font explicitement référence aux droits
humains et aux normes du travail. Ainsi, l’article 269 de l’accord
stipule que les parties réaffirment leur engagement «à promouvoir
le développement du commerce international d’une manière qui contribue
à l’emploi productif et au travail décent pour tous»
.
39. Les pays en développement ont eux aussi le devoir de contribuer
à une «mondialisation équitable fondée sur le travail décent», comme
le souligne la Déclaration de l’OIT sur la justice sociale pour
une mondialisation équitable du 10 juin 2008. Par cette Déclaration,
les membres de l’OIT ont convenu que la violation des principes
et droits fondamentaux au travail ne saurait être invoquée ni utilisée
en tant qu’avantage comparatif et que les normes du travail ne sauraient
servir à des fins commerciales protectionnistes. Une situation avantageuse
pour les pays en développement et les pays développés peut être
obtenue si tous les Etats acceptent d’appliquer de façon appropriée
les normes fondamentales du travail et tendent vers un développement
économique et social de qualité. Les circuits européens pour l’attribution
des marchés publics et de l’aide au développement pourraient être
mieux utilisés pour promouvoir la solidarité et les droits du travail.
40. En outre, les Européens devraient s’efforcer de faire face
à la concurrence en s’appuyant sur une qualité supérieure, la valeur
ajoutée, une réglementation efficace, une meilleure organisation
sur le lieu de travail et une innovation renforcée plutôt qu’en
se positionnant sur le terrain du coût de la main d’œuvre, de façon
à tirer meilleur profit d’un nivellement par le haut et non par
le bas. Seule la concurrence loyale, non abusive, peut être un vecteur
de progrès social pour l’Europe et ses partenaires commerciaux.
Comme l’a montré le débat de l’Assemblée sur les droits humains
et les entreprises en octobre 2010, l’Europe doit s’intéresser de
plus près aux droits des entreprises et à leurs responsabilités
envers la société, et avant tout à l’égard des pays tiers
. Compte tenu du consensus général
croissant à cet égard, les responsabilités sociales des entreprises doivent
être précisées et renforcées, et s’accompagner d’un encadrement
approprié de la part des Etats et des autorités européennes. A cet
égard les lignes directrices de l’OCDE pour les entreprises multinationales
offrent un bon cadre, dans lequel les attentes de la communauté
internationale envers les entreprises multinationales sont assez
bien détaillées.
4.5. Mise en œuvre des
normes sociales européennes pour ancrer la notion de travail décent
et lutter contre le dumping social
41. Les normes sociales européennes sont clairement énoncées
dans la Charte sociale européenne, texte juridique de référence
qui définit des critères pour veiller au respect du modèle social
européen, notamment en ce qui concerne la législation du travail
et la protection sociale. La Charte lie actuellement 43 Etats membres du
Conseil de l’Europe qui l’ont ratifiée (à l’exception du Liechtenstein,
de Monaco, de Saint-Marin et de la Suisse). La Charte des droits
fondamentaux de l’Union européenne fait explicitement référence
à la Charte sociale européenne. Toutefois, l’adhésion de l’Union
européenne à la Charte sociale européenne améliorerait considérablement
la cohérence des mesures nationales prises pour mettre en œuvre
les engagements internationaux
et
éviterait que des messages contradictoires ne soient envoyés aux
Etats membres sur l’harmonisation de la législation nationale avec
les normes sociales et la jurisprudence européennes
.
42. En 2012, le Comité européen des Droits sociaux a attiré l’attention
de notre Assemblée sur un certain nombre de cas de non-conformité
aux dispositions de la Charte, notamment en ce qui concerne les
normes en matière de travail. En tant que rapporteur de l’Assemblée
sur le travail décent, j’aimerais mettre en exergue la liste de
conclusions pertinentes figurant en annexe, et j’exhorte les parlements
des pays concernés à adapter leur législation nationale. Dans ce
contexte, je salue également l’organisation par la sous-commission sur
la Charte sociale européenne du séminaire parlementaire du 18 octobre
2013, qui fut l’occasion fort utile d’attirer l’attention des commissions
parlementaires nationales chargées des droits sociaux sur la nécessité d’«améliorer
les conditions de travail des jeunes travailleurs (de moins de 18
ans)» afin de les mettre en conformité avec l’article 7 de la Charte
(Droit des enfants et des adolescents à la protection). En 2012
et 2013, le Comité européen des Droits sociaux a conclu à des non-conformités
avec les dispositions de la Charte relatives «à l’emploi, à la formation
et à l’égalité des chances» et «à la sécurité et à l’hygiène dans
le travail» dans la quasi-totalité des pays
.
43. En outre, il convient de prendre acte de certaines décisions
récentes adoptées par le Comité européen des Droits sociaux. Le
Comité a notamment estimé que le droit de grève est limité dans
plusieurs secteurs de l’économie bulgare et suédoise d’une façon
qui n’est pas conforme à la Charte et que le nouveau contrat d’apprentissage
(qui comporte des clauses abusives concernant la résiliation du
contrat sans préavis ni indemnité) et la réglementation instituant
un salaire minimum différent pour les jeunes travailleurs, instaurés en
2010 dans le cadre du programme d’austérité en Grèce, ne sont pas
conformes aux dispositions de la Charte. Si les décisions du Comité
ne lient pas les Parties ayant accepté la procédure de réclamations collectives,
elles n’en constituent pas moins une obligation légale pour les
Etats concernés d’adapter leur législation interne en conséquence.
44. De nombreux Etats membres ont mis en place des dispositions
relatives au salaire minimum
, des mesures
d’incitation visant à augmenter le taux d’activité et la durée de
la vie professionnelle, ainsi que des accords de flexibilité du
temps de travail, des garanties juridiques entourant le principe
«à travail égal, salaire égal» et des obligations imposées aux employeurs
en matière de formation ou de reconversion des salariés. Certains
pays ont également instauré des mécanismes de soutien ciblé en versant
un complément pour les bas salaires payés dans le secteur privé
ou en prévoyant des allègements fiscaux pour les cotisations patronales
et la création d’emplois pour les catégories sociales les plus défavorisées
(en matière d’emploi) comme les jeunes et les handicapés. Il est
essentiel que ce soutien ciblé soit clairement lié aux obligations pour
l’employeur de fournir, préserver et améliorer des perspectives
et des conditions d’emploi à long terme de façon que les objectifs
sociaux soient pleinement atteints, plutôt que de simplement accroître
les bénéfices des sociétés privées qui refusent de payer des salaires
décents
45. La Recommandation n° 202 du 14 juin 2012 de l’OIT contient
d’importantes pistes d’action concernant les socles nationaux de
protection sociale qui fixent les garanties élémentaires de sécurité
sociale définies au niveau national découlant de traités relatifs
aux droits humains et conçues en fonction du niveau de développement
d’un pays
.
Cette nouvelle norme internationale associe plus étroitement les
politiques sociales et de l’emploi; elle vise à garantir l’accès
à des soins de santé essentiels et une sécurité minimale de revenu
(via les transferts monétaires, les services publics ou l’aide au
logement) afin d’empêcher ou de réduire la pauvreté, la vulnérabilité
et l’exclusion sociale. Elle est destinée explicitement aux personnes
travaillant dans l’économie informelle ainsi que dans l’économie
formelle, qui devraient tous bénéficier de la sécurité sociale. Dans
le même temps, elle œuvre pour la croissance de l’emploi formel
et la réduction de l’informalité. Le Comité de la protection sociale
de l’Union européenne a inclus les socles de protection sociale
dans son programme de travail pour des actions intra-européennes
et extérieures.
4.6. Incidence de la
dérégulation sur le travail et la protection sociale: la flexicurité
est-elle une réponse?
46. Compte tenu des tensions de longue date entre la
demande d’une plus grande flexibilité des marchés du travail et
l’aspiration de la population à bénéficier de sécurité et protection
sociales, la flexicurité est apparue comme une solution providentielle
en Europe puisqu’elle offrirait «le meilleur des deux mondes». A
l’origine une caractéristique des programmes de réforme mis en place
au Danemark et aux Pays-Bas dans les années 1990, la flexicurité
a été adoptée par l’Union européenne en 2007 en tant que stratégie
du marché du travail.
47. Toutefois, l’aspect flexibilité avait gagné du terrain sur
l’aspect sécurité bien avant dans un certain nombre de pays de l’Union
européenne (notamment en Allemagne, en Espagne et au Royaume Uni)
et dans tous les pays d’Europe centrale et orientale (dans le cadre
de leur transition vers l’économie de marché). La crise économique
qui est survenue a rapidement fragilisé les programmes de protection
sociale, entraînant ainsi un déséquilibre encore plus grand entre
flexibilité et sécurité. S’agissant des «contrats zéro heure» au Royaume-Uni,
la flexibilité est poussée à l’extrême. Dans ce cas de figure, les
salariés travaillent «à la demande», ce qui signifie qu’ils ne bénéficient
d’aucune garantie de revenu régulier, d’horaire de travail ni de protection
sociale
. Si la flexicurité
doit rester une stratégie valable, il est urgent de rétablir cet
équilibre dans de nombreux pays européens aux prises avec le chômage,
la pauvreté et les budgets d’austérité.
48. A cet égard, l’expérience suédoise
avec
la dérégulation, la discipline budgétaire et une vaste réforme de
l’Etat-providence, fournit des indications intéressantes pour d’autres
pays européens. D’un pays en stagnation basé sur les prestations
sociales dans les années 1990, la Suède s’est transformée en une économie
dynamique présentant des inégalités encore faibles, même si elles
ont rapidement augmenté ces dernières années. Le facteur clé de
ce succès a été un dialogue social très développé entre les syndicats
et les employeurs pour négocier des salaires minimum différenciés
dans divers secteurs et une redistribution optimisée par l’Etat
en vertu de laquelle des charges plus faibles (en particulier pour
les emplois peu qualifiés) et des prestations sociales moins généreuses
incitent tout le monde à travailler. Une catégorie de bas salaires pour
les emplois peu qualifiés est atténuée par des services publics
solides et particulièrement efficaces qui apportent un soutien financier
à la protection sociale des enfants, l’éducation, la formation et
la recherche d’emploi, parmi tant d’autres. Enfin, les prestations
du régime national de retraites ont été indexées sur la croissance
économique du pays et donc sur les recettes budgétaires.
5. Nécessité d’une
meilleure reconnaissance du capital social et d’une approche intégrée
du travail décent et du développement
49. Le travail est un aspect de plus en plus important
de nos vies. Même les frontières entre vie privée et vie professionnelle
s’estompent désormais avec l’avènement des nouvelles technologies
qui permettent une connectivité en temps réel avec le lieu de travail
et facilitent le télétravail. Les décisions d’ordre professionnel prises
tant par les employeurs que par les salariés ont de ce fait des
répercussions cruciales sur toute la société. Il n’est plus possible
de considérer les travailleurs comme un simple «poste de dépense»
dans les livres de comptes. Leur travail crée de la valeur pour
la société dans son ensemble et leur rôle mérite d’être pleinement
reconnu en tant que capital social aussi essentiel pour le développement
que le capital physique.
50. Le monde du travail et la société dans son ensemble doivent
mieux apprécier les individus pour le potentiel qu’ils offrent:
si nous voulons préserver la paix et la cohésion sociales, il convient
impérativement de moderniser le contrat social en adoptant une approche
intégrée du travail décent et du développement. Les changements
structurels auxquels est confrontée notre société risquent de porter
gravement préjudice au tissu social, mais ils peuvent aussi susciter
l’élaboration de stratégies fondées sur le travail décent en mettant
à profit les interdépendances entre les pays pour agir en faveur
d’un développement plus équilibré.
51. Les médias et les réseaux sociaux ont transformé les modes
de communication et d’information et la manière de travailler des
individus. Ces outils peuvent également contribuer à faire pression
sur les gouvernements pour qu’ils intègrent dans leurs politiques
des stratégies en faveur du travail décent, et sur les employeurs
afin qu’ils respectent les droits fondamentaux au travail. A l’ère
de l’information, quelques secondes suffisent pour informer chaque
foyer des violations du droit du travail et susciter en retour une
révolte civique susceptible de mettre à mal la notoriété publique
des auteurs des abus. Ce pouvoir dont jouit la base ne devrait pas
être sous-estimé – d’abord et avant tout – par les travailleurs
eux-mêmes. Les institutions internationales peuvent également recourir
plus activement aux médias électroniques pour organiser des campagnes
publiques de promotion du travail décent afin de soutenir ou de
stimuler l’action des gouvernements.
52. Les acteurs du monde des entreprises sont bien entendu sceptiques
et hésitent face aux changements et les demandes des travailleurs.
Mais le jeu se joue à deux: toute personne qui travaille est également
un client potentiel qu’aucune logique d’entreprise ne peut se permettre
de négliger. Des salariés heureux, dévoués et loyaux créent davantage
de valeur pour l’entreprise en raison de leur plus grande efficacité,
d’une créativité récompensée et d’un moindre taux d’absentéisme
et d’accidents du travail. A l’évidence, dans la plupart de cas,
ce qui est bon pour les salariés l’est également pour l’entreprise.
Les petites entreprises, qui constituent la grande majorité des
employeurs dans le monde, devraient recevoir de la part des gouvernements
des signaux politiques clairs les incitant à créer des emplois,
à appliquer une éthique d’entreprise plus forte et à investir dans
les hommes et les femmes.
6. Remarques de conclusion
sur les stratégies pour l’avenir
53. Le travail décent n’est pas une utopie des responsables
politiques. Si nous voulons construire une société inclusive et
prospère, tout un chacun doit avoir les mêmes chances de participer
et de contribuer grâce à un travail respectueux des droits fondamentaux.
La première mission des responsables politiques est donc de stimuler
la création et la préservation d’emplois par l’intermédiaire de
politiques structurelles actives, pour ne pas dire proactives. Sont
concernés les outils macro-économiques, mais également les systèmes
éducatifs, les services publics et les modèles de protection sociale.
La théorie et la pratique confirment que les dispositions relatives
au salaire minimum et les socles de protection sociale sont essentiels
pour parvenir à équilibrer les efforts déployés par le secteur privé
et le secteur public afin d’assurer une juste rémunération du travail,
conforme au niveau de vie du pays.
54. L’aspect essentiel de l’agenda pour le travail décent a trait
à la protection des droits au travail, tâche multidimensionnelle
particulièrement complexe et exigeante. Les gouvernements n’ont
pas d’autre choix que de prendre en compte les réalités de la mondialisation
pour aider les employeurs à s’adapter aux pressions de la concurrence
et garantir des règles du jeu équitables à toutes les entreprises,
petites, moyennes et grandes. Les politiques fiscales nationales
doivent promouvoir une concurrence loyale. L’évasion fiscale des
grandes entreprises et la rémunération déséquilibrée du capital
et du travail sont les plus grands ennemis de la justice sociale
et du partage équitable des bénéfices du commerce mondial.
55. Seul un environnement professionnel sain et sûr permet aux
travailleurs de réaliser leur plein potentiel. Dans ce domaine,
les gouvernements ne devraient faire aucune concession sur les normes
de sécurité au travail et veiller à leur application scrupuleuse.
Des inspections du travail régulières et effectives sont de ce fait déterminantes
et doivent être soutenues en toutes circonstances. Elles ont un
rôle particulier à jouer dans la détection du travail forcé, de
l’emploi irrégulier et des pratiques abusives en matière de conditions
de travail (s’agissant notamment des horaires, de la sécurité sur
le lieu de travail et de la protection spéciale des personnes vulnérables,
telles que les personnes handicapées, les mineurs et les migrants).
Compte tenu du niveau de stress grandissant, les employeurs devraient
être encouragés à revoir l’organisation du lieu de travail afin
de parvenir à une répartition plus rationnelle de la charge de travail,
des compétences et des tâches.
56. Le travail des enfants reste un problème dans le monde, où
un enfant sur dix est concerné, mais aussi en Europe où les chiffres
sont lacunaires mais néanmoins alarmants. Compte tenu de l’interdiction
du travail des enfants de moins de 15 ans – énoncée dans la Charte
sociale européenne –, il est essentiel que les Etats membres du
Conseil de l’Europe procèdent à une analyse approfondie de la situation.
Pour traiter les racines du problème dans la réglementation du travail
et les pratiques nationales et lutter contre la pauvreté des enfants,
l’une des priorités majeures consiste à repérer les enfants employés
à des tâches dangereuses.
57. Dans la plupart des pays, les jeunes sont confrontés à des
difficultés particulières pour trouver des emplois assortis de conditions
de travail satisfaisantes. Les stratégies de flexicurité justifient
une plus grande flexibilité des politiques contractuelles en lien
avec les allocations adéquates de chômage, mais ne devraient pas
permettre de perpétuer les emplois précaires et les pratiques discriminatoires.
Il convient d’inscrire dans la législation du travail des garanties
supplémentaires afin d’assurer aux jeunes travailleurs un niveau
minimum de sécurité de l’emploi et de protection sociale.
58. Les mécanismes de solidarité pour améliorer les filets de
sécurité sociale, la reconversion et la mobilité des travailleurs
ne relèvent pas exclusivement de la compétence des gouvernements.
La redéfinition d’un contrat social adapté à une société moderne
suppose un engagement plus fort du secteur privé, aux côtés des pouvoirs
publics et de la société civile, pour défendre l’agenda pour le
travail décent. Cette démarche implique un renforcement des obligations
des entreprises en matière de responsabilité sociale et d’éthique,
s’agissant en particulier des relations avec les sous-traitants
et des stratégies d’approvisionnement dans des pays tiers où les
risques d’exploitation de la main d’œuvre sont importants.