1. Introduction
1. La liberté de pensée, de conscience et de religion
est un droit fondamental, inscrit non seulement à l’article 9 de
la Convention européenne des droits de l’homme (STE n° 5) et à l’article
18 de la Déclaration universelle des droits de l’homme, mais aussi
dans de nombreux instruments nationaux, internationaux et européens.
C’est un droit fondamental de la plus haute importance. Le droit
d’avoir des convictions religieuses, d’en changer ou de les abandonner
en toute liberté, de les promouvoir et de les exprimer ouvertement
et, à ces fins, de bénéficier de la protection de l’Etat, est un
des droits civils les plus fondamentaux.
2. La base juridique du Conseil de l’Europe comprend la Convention
européenne des droits de l’homme et la jurisprudence de la Cour
européenne des droits de l’homme («la Cour»). Les autres instruments internationaux
pertinents incluent le Pacte international relatif aux droits civils
et politiques de 1966 et la Déclaration des Nations Unies de 1981
sur l’élimination de toutes les formes d’intolérance et de discrimination fondées
sur la religion ou la conviction. Les documents ci-après adoptés
par l’Assemblée parlementaire sont également pertinents dans ce
contexte: la
Résolution
1846 (2011) «Combattre toutes les formes de discrimination fondées
sur la religion», la
Résolution
1763 (2010) sur le droit à l’objection de conscience dans le cadre
des soins médicaux légaux et la
Résolution 1928 (2013) «Sauvegarder les droits de l’homme en relation avec
la religion et la conviction, et protéger les communautés religieuses
de la violence». Le caractère inaliénable de la liberté de pensée,
de conscience et de religion a également été rappelé par le Comité
des Ministres dans sa Déclaration de 2011 sur la liberté religieuse.
3. Les cas de discrimination fondée sur la religion et la conviction
qui touchent les groupes religieux minoritaires en Europe sont condamnés
comme il se doit et suivis avec une grande attention par les institutions internationales,
notamment le Conseil de l’Europe, l’Union européenne et l’Organisation
pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE), car ces discriminations
menacent les fondements d’une société démocratique et pluraliste.
De la même façon, il arrive que soient commis des actes d’intolérance,
de discrimination voire de violence à l’encontre de personnes appartenant
à un groupe religieux majoritaire. Tout appel à l’intolérance, à la
discrimination et à la violence ou tout acte de cette nature doit
nous inquiéter, quelque soit le groupe religieux visé. Partant,
il est clair que les actes d’intolérance et de discrimination dirigés
contre des chrétiens, qu’ils soient membres d’un groupe religieux
majoritaire ou minoritaire, portent atteinte aux valeurs fondamentales
du Conseil de l’Europe.
4. A l’occasion de son allocution de 2012 aux membres du corps
diplomatique accrédité près le Saint-Siège, le pape Benoît XVI a
souligné que «dans de nombreux pays, les chrétiens sont privés des
droits fondamentaux et mis en marge de la vie publique; dans d’autres,
ils souffrent des attaques violentes contre leurs églises et leurs
habitations. Parfois, ils sont contraints d’abandonner des pays
qu’ils ont contribué à édifier, à cause des tensions continuelles
et de politiques qui fréquemment les relèguent au rang de simples spectateurs
de la vie nationale. Dans d’autres régions du monde, on trouve des
politiques destinées à marginaliser le rôle de la religion dans
la vie sociale, comme si elle était une cause d’intolérance, plutôt
qu’une contribution appréciable à l’éducation au respect de la dignité
humaine, de la justice et de la paix».
5. Selon une étude réalisée par des députés britanniques en 2012
(«Clearing the Ground inquiry – Preliminary report into the freedom
of Christians»), certaines collectivités locales britanniques font
inutilement obstacle à une contribution plus étendue des chrétiens
.
D’après le député Gary Streeter, qui a émis le vœu que le gouvernement
accorde toute son attention à cette étude, les chrétiens ne demandent
pas un traitement de faveur, mais une égalité de traitement dans
la législation et dans la société pour leurs convictions sincères.
6. Dans leur rapport «Clearing the Ground», les députés britanniques
proposent de promouvoir l’idée d’un «aménagement raisonnable» pour
les convictions religieuses dans l’espace public afin de mieux permettre
aux chrétiens mais aussi aux autres croyants d’exprimer et de vivre
leur foi dans leur vie, privée comme publique.
7. En août 2011, la Commission pour l’égalité et les droits de
l’homme du Royaume-Uni a publiquement indiqué que les chrétiens
font davantage l’objet de discrimination que les autres groupes
religieux sur le lieu de travail et a suggéré que, dans la mesure
du possible, le concept d’aménagement raisonnable soit appliqué. Cependant,
elle est par la suite revenue sur cette déclaration.
8. C’est dans cette optique que, le 29 avril 2012, j’ai déposé,
avec d’autres membres de l’Assemblée, une proposition de résolution
intitulée «Combattre l’intolérance et la discrimination en Europe,
notamment lorsqu’elles visent des chrétiens». Cette proposition
de résolution souligne que «lorsqu’on œuvre pour le respect et l’égalité,
il est également nécessaire de mettre en lumière le développement
des préjugés à l’encontre des chrétiens pratiquants». Une difficulté
majeure dans la rédaction de ce rapport tient à l’absence d’étude
à l’échelle de l’Europe concernant l’intolérance et la discrimination
à l’encontre des chrétiens. Toutefois, différents types d’incidents
survenus ces trois dernières années, d’après des rapports nationaux communiqués
par des gouvernements, des organisations non gouvernementales (ONG)
et d’autres organisations de la société civile, sont évoqués ici
à titre indicatif. Le présent rapport entend mettre en lumière un
phénomène largement négligé. J’examinerai les bonnes pratiques et
les mesures préventives et, en particulier, le concept d’«aménagement
raisonnable» qui permet à tous les groupes de vivre en harmonie
dans le respect et l’acceptation de leur diversité.
2. Liberté
de religion: un droit fondamental dans une société démocratique
et pluraliste
9. La Cour européenne des droits de l’homme considère
la liberté de religion comme l’un des fondements d’une société démocratique
et pluraliste. La Cour a souligné dans l’affaire
Kokkinakis c. Grèce le
caractère fondamental des droits garantis à l’article 9 de la Convention
et a établi une abondante jurisprudence qui a clarifié la portée
de la protection prévue par la Convention. Le droit à la liberté
de religion englobe la liberté de conscience et la liberté de manifester
sa religion ou ses convictions par le culte, l’enseignement, la
pratique et l’accomplissement des rites; il est étroitement lié
à d’autres droits fondamentaux tels que la liberté de réunion, la
liberté d’expression et la liberté de choix éducatif.
2.1. Liberté de conscience
10. Le droit à la liberté de conscience est protégé par
l’article 18 de la Déclaration universelle des droits de l’homme,
l’article 18 du Pacte international relatif aux droits civils et
politiques, l’article 9 de la Convention européenne des droits de
l’homme et l’article 10 de la Charte des droits fondamentaux de
l’Union européenne.
11. Dans son allocution de 2013 aux membres du corps diplomatique
accrédité près le Saint-Siège, le pape Benoît XVI a souligné que
«pour sauvegarder effectivement l’exercice de la liberté religieuse,
il est essentiel de respecter le droit à l’objection de conscience.
Cette “frontière” de la liberté touche à des principes de grande importance,
de caractère éthique et religieux, enracinés dans la dignité même
de la personne humaine. Ils sont comme “les murs porteurs” de toute
société qui se veut vraiment libre et démocratique. Par conséquent, interdire
l’objection de conscience individuelle et institutionnelle, au nom
de la liberté et du pluralisme, ouvrirait paradoxalement au contraire
les portes à l’intolérance et au nivellement forcé.»
12. L’objection de conscience est une question récurrente en lien
avec la place des religions dans nos sociétés et la prise en compte
des convictions religieuses. De plus en plus ces dernières années,
les questions liées à la religion et aux convictions sur le lieu
de travail sont d’actualité dans certains Etats membres du Conseil
de l’Europe.
13. Concernant le secteur de la santé, l’Assemblée a noté dans
sa
Résolution 1763 (2010) sur le droit à l’objection de conscience dans le cadre
des soins médicaux légaux que, dans la grande majorité des Etats membres
du Conseil de l’Europe, l’objection de conscience est dûment réglementée.
En particulier, l’Assemblée a observé que l’objection de conscience
par les professionnels de la santé fait l’objet d’un encadrement
juridique et politique exhaustif et précis, qui permet d’assurer
que les intérêts et les droits des individus souhaitant accéder
à des services médicaux légaux sont respectés, protégés et réalisés.
14. Reste qu’il convient de concilier différents droits, ce qui
doit être fait avec circonspection pour ne pas attiser l’intolérance.
Selon l’ancien secrétaire d’Etat au ministère norvégien de la Santé,
Robin Kåss, de la même façon qu’une personne qui refuse d’effectuer
une transfusion sanguine ne peut exercer la chirurgie, une personne
qui refuse de prescrire un moyen de contraception à une patiente
ou de l’orienter vers des services spécialisés en avortement ne
peut exercer la médecine générale
.
De tels arguments ne font guère avancer les choses car ils nient
la nécessité de concilier différents droits.
15. L’objection de conscience a également été invoquée dans plusieurs
pays européens qui ont autorisé le mariage entre personnes de même
sexe ou les unions civiles. Au Royaume-Uni, deux employés, Mme Ladele et
M. McFarlane, ont été licenciés pour avoir opposé leur objection
de conscience à exécuter une tâche dont ils estimaient qu’elle aurait
pour effet de cautionner, d’approuver ou de faciliter un comportement
homosexuel. Dans un cas comme dans l’autre, aucun service n’a jamais
été refusé à quiconque. Mme Ladele et M. McFarlane
ont fait appel devant les juridictions britanniques avant de déposer
une requête devant la Cour européenne des droits de l’homme. La
Cour a rappelé l’importance de la protection du droit à la liberté
de religion et a admis que, dans le cas de Mme Ladele,
l’obligation imposée par les autorités locales d’enregistrer les
unions civiles au même titre que toutes les déclarations de naissance,
mariage et décès, avait eu une incidence particulièrement néfaste
sur cette employée du fait de ses convictions religieuses. Toutefois,
la Cour a jugé que le Royaume-Uni n’avait pas excédé la marge d’appréciation
dont il jouit après que les juridictions internes eurent donné tort
aux requérants. Elle a ainsi rejeté la demande d’aménagement raisonnable
déposée par les requérants
.
16. Malgré cet arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme,
en juillet 2014 au Royaume-Uni, Margaret Jones, officier d’état
civil du bureau de l’état civil de Bedford, licenciée pour faute
grave pour avoir refusé de célébrer des mariages entre personnes
de même sexe, a été réintégrée à la suite d’une procédure d’appel
engagée avec succès. La commission d’appel (un jury formé de membres
du Central Bedforshire Council) a estimé que les possibilités permettant
de tenir compte de ses convictions religieuses n’avaient pas été
suffisamment examinées et a noté que, dans d’autres cas, des aménagements
informels dans les usages et les pratiques avaient été mis en place
pour prendre en considération les situations individuelles de certains employés
.
17. Cette décision constitue une avancée qui, espérons-le, ouvrira
la voie à une meilleure prise en compte des convictions religieuses
dans le cadre professionnel au Royaume-Uni. La raison en est notamment
qu’elle tient compte des orientations émanant de la Commission pour
l’égalité et les droits de l’homme du Royaume-Uni. En mars 2014,
la Commission a publié un ensemble de documents d’orientation relatifs
à l’application de la loi de 2013 sur le mariage (des couples de
même sexe). La Commission a rappelé que, si la loi n’accorde pas
de dérogation aux officiers de l’état civil quant à leurs obligations,
ceux dont les convictions religieuses les empêchent de s’acquitter
de toutes les tâches relevant de leur charge publique peuvent explorer
avec leurs employeurs les options qui se présentent à eux
.
18. Un tel pragmatisme a longtemps caractérisé la façon de gérer
la liberté de religion aux Pays-Bas. Lors de ma visite aux Pays-Bas
(25-26 août 2014), j’ai appris que, jusqu’au début des années 1960,
il existait une tradition d’aménagement appelée «pilarisation» (
verzuiling) en vertu de laquelle
chaque groupe politique ou religieux pouvait s’organiser dans le
cadre de ses propres écoles, partis politiques, journaux, syndicats
et hôpitaux. Pour le Professeur Vermeulen, il s’agissait là d’une
façon pacifique de «vivre séparément», d’une forme de ségrégation
volontaire selon les clivages religieux, sociaux et politiques
. Toutefois, à partir des années
1960 aux Pays-Bas, la laïcité, l’individualisme et le multiculturalisme
ont fait une rapide percée. Alors que la laïcité s’est imposée,
les groupes religieux ont le sentiment que l’espace public qui leur
était ouvert s’est restreint et que leurs visions sont parfois ridiculisées
et présentées comme obsolètes. Tout cela nourrit des tensions concernant
la place des religions au sein de la société.
19. Aux Pays-Bas, la loi autorisant le mariage entre personnes
de même sexe a été adoptée en 2001. Comme au Royaume-Uni, un petit
nombre de fonctionnaires (environ 80 personnes) ont invoqué leurs convictions
religieuses pour ne pas participer à la célébration de mariages
de personnes de même sexe. Dans la pratique, ces fonctionnaires
pouvaient bénéficier d’une exception, au niveau local, au cas par
cas. Depuis le 1er novembre 2014, cette
exception n’est plus autorisée. Tous mes interlocuteurs ont confirmé
que l’objection des fonctionnaires à célébrer des mariages entre
personnes de même sexe n’avait jamais empêché la tenue de tels mariages.
Pour autant, et malgré l’absence de tout problème pratique, les
initiateurs de la loi de 2014 ont fait de cette objection une question
de principe. L’interdiction de toute objection à célébrer un mariage
entre personnes de même sexe a donc été perçue comme une attaque
symbolique à l’encontre de la minorité chrétienne la plus traditionnelle.
L’entrée en vigueur de cette nouvelle loi implique que la conscience d’un
fonctionnaire n’a plus sa place sur le lieu de travail, même s’il
existe des possibilités pratiques d’aménagement adaptées à ses convictions
religieuses
. Cela constitue un
retour en arrière par rapport à la tradition de tolérance pragmatique
qui a longtemps prévalu aux Pays-Bas.
20. L’emploi n’est pas le seul secteur dans lequel la liberté
de conscience est contestée. Des cas similaires apparaissent de
plus en plus dans d’autres domaines de la vie publique, notamment
la fourniture de biens et services. Au Royaume-Uni, par exemple,
des propriétaires de chambres d’hôte ayant refusé, au nom de leurs convictions
religieuses, de fournir une chambre double à des couples non mariés
ont perdu leur procès devant des tribunaux nationaux
.
2.2. Liberté d’expression
21. La liberté d’expression est protégée par l’article
19 de la Déclaration universelle des droits de l’homme, l’article
11 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne et
l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme.
Cependant, dans certains Etats membres, des chrétiens sont harcelés pour
avoir publiquement promu et défendu des valeurs religieuses, y compris
le mariage traditionnel. Qui plus est, des chrétiens ont fait l’objet
d’enquêtes, ont été suspendus de leurs fonctions et licenciés pour
avoir porté des signes religieux sur le lieu de travail, à l’école
ou dans l’espace public, en violation de leur droit à manifester leur
religion en public.
22. Une affaire importante en relation avec le port de symboles
religieux sur le lieu du travail a récemment été portée devant la
Cour européenne des droits de l’homme. Cette affaire,
Eweida et autres c. Royaume-Uni, impliquait
deux chrétiennes sommées par leurs employeurs respectifs de dissimuler
ou d’enlever leur collier orné d’une croix
.
Dans le cas de Mme Eweida, la Cour a
jugé que le tribunal britannique accordait trop de poids à l’image
de marque de l’employeur aux dépens du souhait de la requérante
de manifester sa religion et que, par conséquent, le critère de
proportionnalité n’était pas satisfait. En outre, la Cour a noté
que rien ne montrait que le port d’autres éléments vestimentaires
religieux auparavant autorisés (turbans et voiles, par exemple)
avait nui à l’image ou à la marque de la compagnie British Airways.
De ce fait, la Cour a conclu à la violation de l’article 9 de la
Convention. En revanche, dans le cas de Mme Chaplin,
la Cour a estimé que la raison justifiant la demande de retrait
de la croix, à savoir la protection de la santé et de la sécurité
dans un service hospitalier, était en soi plus importante qu’une
image de marque. La Cour a fait remarquer que deux infirmières sikhs
avaient été priées de ne pas porter de bracelet ni de kirpan, et
que les voiles flottants étaient interdits. En conséquence, la Cour
a conclu à la non-violation de l’article 9 de la Convention.
23. Il est bien établi que la liberté d’expression comprend la
possibilité de critiquer les convictions et les opinions d’autrui.
Il ne s’agit toutefois pas d’un droit absolu et des limites peuvent
être imposées afin de protéger la jouissance d’autres droits, et
notamment le droit d’avoir des convictions religieuses et de les exprimer.
24. La Cour européenne des droits de l’homme a établi une abondante
jurisprudence sur la liberté de religion et la liberté d’expression,
et a défini les obligations des Etats à cet égard. La Cour fait
obligation aux Etats Parties d’être neutres et impartiaux à l’égard
des religions et des convictions, mais également d’assurer la protection
contre les offenses gratuites, l’incitation à la violence et à la
haine contre une communauté religieuse. Dans l’affaire
Otto-Preminger-Institut c. Autriche,
la Cour a précisé que l’Etat a «l’obligation d’éviter autant que
faire se peut des expressions qui sont gratuitement offensantes
pour autrui (…) et qui dès lors ne contribuent à aucune forme de
débat public capable de favoriser le progrès dans les affaires du
genre humain»
.
25. Dans son rapport sur la dimension religieuse du dialogue interculturel,
Mme Anne Brasseur a noté que «dans des
cas extrêmes, le recours à des méthodes particulières d’opposition
à des convictions religieuses ou de dénigrement de celles-ci peut
aboutir à dissuader ceux qui les ont d’exercer leur liberté de les
avoir et de les exprimer. L’Etat a la responsabilité d’empêcher
ces comportements abusifs et d’assurer aux croyants la paisible
jouissance du droit garanti par l’article 9. Ainsi, il peut estimer
nécessaire de prendre des mesures pour réprimer certaines formes
de comportement, y compris la communication d’informations et d’idées
jugées incompatibles avec le respect de la liberté de pensée, de
conscience et de religion d’autrui»
.
26. Dans un rapport sur les relations entre la liberté d’expression
et la liberté de religion, préparé à la demande de l’Assemblée parlementaire,
la Commission européenne pour la démocratie par le droit (Commission
de Venise) a fait valoir que «dans une véritable démocratie, la
possibilité d’imposer des restrictions à la liberté d’expression
ne doit pas être utilisée comme moyen de préserver la société contre
des points de vue divergents, voire extrêmes. La protection de valeurs
fondamentales et inaliénables telles que la liberté d’expression
et de religion, et parallèlement la protection de la société et
des individus contre la discrimination, doit passer en premier lieu
par l’instauration et la protection d’un débat public ouvert. Les
seules idées dont la publication ou la proclamation doivent être
interdites sont celles dont l’incompatibilité fondamentale avec
les principes démocratiques provient de ce qu’elles incitent à la
haine»
.
27. Ces derniers temps, les médias et les tribunaux ont traité
un certain nombre de cas dans lesquels des chrétiens ont été arrêtés
voire emprisonnés pour avoir exprimé leur point de vue religieux
sur différents sujets. Par exemple, plusieurs évêques catholiques
ont été inculpés ou visés par des enquêtes pénales pour des violations
présumées liées au discours de haine dans le cadre d’homélies ou
d’autres expressions de valeurs chrétiennes doctrinales
.
Bien d’autres prédicateurs chrétiens ont été arrêtés pour avoir
prêché publiquement dans la rue
. Il semble qu’un grand
nombre de ces poursuites judiciaires reposent sur des lois vagues
ou mal définies ayant trait au «discours de haine» qui permettent
à des représentants de la loi faisant de l’excès de zèle d’étouffer
le débat public
.
28. Enfin, je voudrais mentionner l’approche particulièrement
pertinente à cet égard adoptée par le Royaume-Uni. La loi sur l’ordre
public protège le droit des individus d’exprimer leur opinion sur
le comportement sexuel en prévoyant que «pour prévenir tout doute,
la discussion ou la critique du comportement ou des pratiques sexuels
ou le fait d’inciter des personnes à s’abstenir de ce comportement
ou de ces pratiques ou à modifier ce comportement ou ces pratiques
ne peuvent en soi être considérés comme une menace ou comme une
intention d’attiser la haine»
.
Cette disposition mesurée, de mon point de vue, mériterait d’être
soigneusement examinée par les Etats membres du Conseil de l’Europe
au moment où ils s’efforcent de concilier des droits potentiellement
en conflit, comme la liberté d’expression religieuse et le droit à
ne pas faire l’objet de discrimination.
2.3. Liberté de réunion
29. La liberté de réunion est garantie par l’article
20 de la Déclaration universelle des droits de l’homme, l’article
21 du Pacte international des droits civils et politiques et l’article
11 de la Convention européenne des droits de l’homme. Pourtant,
des offices, réunions de prière et autres manifestations de chrétiens
sont perturbés par des agressions – insultes verbales, incitation
à la violence, destructions matérielles voire attaques physiques
– de la part de groupes qui désapprouvent différents points de vue
exprimés par les groupes chrétiens. De tels incidents se sont déroulés
en Allemagne
,
en Autriche
, en Belgique, en Espagne, en Italie
et aux Pays-Bas.
30. J’ai également appris que certains collèges d’Oxford avaient
interdit un séminaire de formation chrétien destiné aux jeunes responsables,
appelé «The Wilberforce Academy», au motif qu’il enfreindrait les
codes «de l’égalité et de la diversité» en affirmant que le mariage
doit unir un homme et une femme
. De
même, l’ordre des avocats et le centre de conférence du gouvernement
britannique (Queen Elizabeth II Conference Centre) ont interdit
une grande conférence à Londres en 2012 parce qu’elle défendait
l’idée que le mariage doit unir un homme et une femme
.
31. Les lignes directrices sur la liberté de réunion pacifique
préparées par la Commission de Venise et le Groupe consultatif du
Bureau des institutions démocratiques et des droits de l'homme de
l’OSCE sur la liberté de réunion ont rappelé que la protection de
la liberté de réunion est indispensable à l’avènement d’une société pluraliste
et tolérante dans laquelle des groupes avec différentes convictions,
pratiques ou encore politiques peuvent coexister pacifiquement.
Concernant les contre-manifestations, les lignes directrices prévoient
que: «Le droit de contre-manifester ne va pas jusqu’à paralyser
l’exercice du droit d’autrui de manifester. En fait, les contre-manifestants
devraient respecter le droit des tiers de manifester. Il convient
d’insister sur le devoir de l’Etat de protéger et de faciliter chaque
événement dès lors qu’une contre-manifestation est organisée ou
se déclare spontanément et sur le fait que les autorités devraient
envoyer sur place des forces de police suffisantes pour faciliter
la tenue de ces réunions simultanées corrélatives, dans la mesure
du possible, à portée de vue et d’ouïe l’une de l’autre.»
2.4. Actes de vandalisme
et de profanation
32. Bien que les chrétiens n’en soient pas les seules
victimes, il règne dans les pays européens une hostilité antireligieuse
qui se traduit par de nombreux faits de vandalisme, de destruction
de biens et d’affichage de messages diffamatoires, tous actes portant
notamment sur des symboles chrétiens, des lieux de culte et des cimetières
ou sépultures présentant un intérêt du point de vue de l’histoire
ou du patrimoine culturel. De tels incidents, lorsqu’ils visent
directement les chrétiens, sont trop souvent insuffisamment pris
en considération par les pouvoirs publics.
33. L’OSCE/BIDDH et l’Observatoire de l’intolérance et de la discrimination
envers les chrétiens, basé à Vienne (Autriche), ont recensé des
incidents de profanation de cimetières, de vandalisme d’églises,
de dégradation de biens, d’incendie volontaire et d’agression physique
dans de nombreux Etats membres du Conseil de l’Europe
.
34. En France, en 2010, 84 % des actes de vandalisme ont visé
des sites chrétiens, selon l’ancien ministre de l’Intérieur, Brice
Hortefeux
. En
Suède, les statistiques officielles des services répressifs ont
fait état en 2012 de 785 infractions pénales antireligieuses au
total (651 en 2011), dont 200 (162 en 2011) motivées par des préjugés
à l’encontre des chrétiens
. En Italie, l’observatoire
«No Cristianofobia» a relayé les conclusions du rapport de Radio
Vatican, selon lesquelles 2012 a été la pire année pour la liberté
religieuse en Espagne, compte tenu des nombreuses attaques ayant
visé des symboles religieux ou le clergé. Plus récemment, dans son
rapport de juillet 2014 sur la situation des droits de l’homme en
Ukraine, le Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme
signalait un nombre croissant d’attaques dirigées contre les églises
protestantes et catholiques romaines dans les zones contrôlées par
les groupes armés
.
35. Dans son rapport publié en avril 2014, l’Observatoire de l’intolérance
et de la discrimination envers les chrétiens a fourni des informations
concernant quelque 158 incidents survenus en 2013 dans les Etats membres
de l’Union européenne, ainsi qu’à Saint-Marin et en Suisse
.
Lors d’une audition organisée par la commission sur l’égalité et
la non-discrimination, le 5 mars 2014 à Vienne, le Dr Gudrun Kugler,
directrice de l’Observatoire, a souligné que le vandalisme de sites
religieux était très répandu en Europe et que de nombreux cas concernaient
des sites chrétiens. Le Dr Kugler a précisé que, même si l’on ne
peut parler de persécution des chrétiens en Europe, ceux-ci font
l’objet de stéréotypes négatifs et l’on voit apparaître des formes
d’intolérance.
36. Face à une montée des actes de vandalisme et de profanation
dans bon nombre d’Etats membres du Conseil de l’Europe, en 2010
l’ancien Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe,
Thomas Hammarberg, a qualifié ces actes de crimes de haine, soulignant
qu’ils constituaient une menace directe pour les droits de l’homme
. De son côté,
la Commission européenne contre le racisme et l’intolérance (ECRI)
a signalé des attaques contre des sites et des biens religieux,
notamment en Bosnie-Herzégovine
,
en Pologne
,
dans «l’ex-République yougoslave de Macédoine»
et
en Turquie
.
Au vu de rapports signalant que, dans certains cas, les autorités
tendent à minimiser ce type d’incident, l’ECRI a exprimé son inquiétude, insistant
sur la nécessité d’agir résolument en condamnant les agressions
racistes où qu’elles surviennent et en enquêtant comme il se doit
sur toutes ces affaires. Je suis tout à fait d’accord sur le fait
que les crimes de haine à l’encontre de groupes religieux doivent
être publiquement condamnés et que les autorités devraient faire
en sorte que leurs auteurs soient identifiés et poursuivis.
2.5. Liberté de choix
éducatif
37. Dans certains pays européens, il existe des restrictions
au droit des parents à obtenir que leurs enfants ne suivent pas
certains cours ou certaines disciplines lorsque ces parents les
jugent contraires à leurs convictions religieuses, morales et éthiques
(par exemple, certains types de cours d’éducation sexuelle).
38. Tel était le cas en Espagne, jusqu’en 2012, lorsque le gouvernement
a finalement décidé de mettre un terme à l’éducation obligatoire
à la citoyenneté, à laquelle près de 55 000 parents opposaient une
objection de conscience parce qu’elle contenait des approches de
la sexualité et l’avortement qui leur étaient inacceptables
. Ils avaient recouru
à la Cour européenne des droits de l’homme dans le but de demander
à l’Etat espagnol de respecter la neutralité idéologique dans le
système éducatif afin de prévenir de futures violations de droits,
insistant pour que les écoles retrouvent la tranquillité, le consensus
et le respect de la liberté de tous pour pouvoir mener à bien leur
mission
.
39. En Allemagne, des parents souhaitant éduquer leurs enfants
selon une conception chrétienne du monde ont été poursuivis en justice
pour avoir tenté de soustraire leurs enfants aux programmes nationaux d’éducation.
Ils demandaient une dispense car ils jugeaient le contenu de cet
enseignement contraire à la morale sexuelle chrétienne. L’établissement
scolaire rejeta leur demande au motif que ces cours étaient obligatoires.
Les parents empêchèrent leurs enfants d’assister aux cours nationaux
d’éducation et reçurent des amendes de l’école. Les tribunaux allemands
confirmèrent les amendes, puis condamnèrent les parents à des peines
d’emprisonnement pour non-paiement. En 2008, les parents déposèrent
une requête devant la Cour européenne des droits de l’homme pour
violation de leur droit à la liberté de religion et de leur droit
d’éduquer leurs enfants dans le respect de leurs convictions religieuses.
Dans son arrêt de 2011 (
Dojan c. Allemagne), la
Cour a conclu que l’Allemagne n’avait pas outrepassé la marge d’appréciation
dont elle jouit en fixant et en interprétant des règles concernant
son système éducatif. Elle a considéré que «rien n’indique que l’enseignement
dispensé a remis en cause l’éducation sexuelle donnée par les parents
à leurs enfants conformément à leurs convictions religieuses, ni
que les enfants ont été influencés en vue d’approuver ou de rejeter
un comportement sexuel spécifique contraire aux convictions religieuses
et philosophiques de leurs parents»
.
40. La fréquentation obligatoire de l’école implique également
que l’enseignement à la maison reste interdit en Allemagne, indépendamment
des raisons religieuses ou culturelles incitant les parents à favoriser
cette forme d’enseignement. A cet égard, après une mission menée
en Allemagne en 2006, le Rapporteur spécial des Nations Unies sur
le droit à l’éducation a noté que les méthodes d’enseignement à
distance et à domicile représentaient des options valables à envisager
dans certaines circonstances, étant donné que les parents ont le
droit de choisir le type d’éducation adéquat pour leurs enfants,
comme le prévoit l’article 13 du Pacte international relatif aux
droits économiques, sociaux et culturels. Le Rapporteur spécial
a ajouté que la promotion et le développement d’un système scolaire
public ne devaient pas entraîner la suppression de formes d’enseignement
ne nécessitant pas de fréquenter une école, et il a précisé avoir
reçu des plaintes concernant des menaces de retrait des droits parentaux
à des parents qui choisissaient pour leurs enfants des méthodes
de scolarité à domicile
.
41. Cependant, dans l’affaire
Konrad
c. Allemagne (2006), la Cour européenne des droits de
l’homme n’a pas remis en question la pratique allemande de la scolarité
obligatoire et a noté qu’il n’existait pas de consensus entre les
Etats membres du Conseil de l’Europe sur la fréquentation obligatoire
de l’école primaire
.
Dans sa décision, elle est allée dans le même sens que la Cour constitutionnelle
allemande, qui avait évoqué «l’intérêt général de la société à prévenir
l’émergence de sociétés parallèles fondées sur des convictions philosophiques
distinctes et l’importance de l’intégration des minorités dans la
société». Cet argument de «sociétés parallèles» a été jugé fallacieux,
notamment parce que les droits et libertés fondamentaux garantissent
précisément la possibilité de vivre de différentes manières, même
en marge de la société
.
42. Dans sa
Résolution
1904 (2012) sur le droit à la liberté de choix éducatif en Europe,
l’Assemblée a rappelé que le droit à la liberté de choix en matière
d’éducation est intimement lié à la liberté de conscience. Ce droit
est inscrit à l’article 2 du Protocole additionnel à la Convention
européenne des droits de l’homme (STE no 9),
qui dispose que: «Nul ne peut se voir refuser le droit à l’instruction.
L’Etat, dans l’exercice des fonctions qu’il assumera dans le domaine
de l’éducation et de l’enseignement, respectera le droit des parents d’assurer
cette éducation et cet enseignement conformément à leurs convictions
religieuses et philosophiques.»
43. Dans l’affaire
Folgerø et autres
c. Norvège, la Cour a rappelé que la seconde phrase de
l’article 2 du Protocole «n’empêche pas les Etats de répandre par
l’enseignement ou l’éducation des informations ou connaissances
ayant, directement ou non, un caractère religieux ou philosophique»
et qu’elle «n’autorise pas même les parents à s’opposer à l’intégration
de pareil enseignement ou éducation dans le programme scolaire, sans
quoi tout enseignement institutionnalisé courrait le risque de se
révéler impraticable»
. Toutefois,
la Cour a aussi considéré, dans une affaire contre la Turquie, que
l’Etat doit s’abstenir de poursuivre un but d’endoctrinement qui
puisse être considéré comme ne respectant pas les convictions religieuses
et philosophiques des parents
. Dans cette affaire,
le requérant de confession alévie s’était plaint que, dans les établissements
scolaires publics, les classes obligatoires de morale et de culture
religieuse n’enseignaient que l’islam dans sa conception sunnite.
44. Dans sa
Résolution
1904 (2012), l’Assemblée a recommandé aux Etats membres de reconnaître clairement
par la loi, lorsque cela n’a pas encore été fait, le droit d’ouvrir
et de gérer des établissements d’enseignement privés, ainsi que
la possibilité pour ces établissements de faire partie du système
national d’éducation. Un bon exemple est l’approche des Pays-Bas,
où la liberté et la neutralité de l’éducation sont garanties par
la Constitution (article 23). Il existe deux types d’écoles aux
Pays-Bas: les écoles publiques et les écoles «spéciales» qui englobent
les écoles religieuses et les écoles neutres ou d’enseignement général (par
exemple, les écoles Montessori). Les écoles dites «spéciales» représentent
les deux tiers des établissements aux Pays-Bas. Toutes sont subventionnées
par l’Etat et jouissent d’un niveau élevé d’autonomie, en particulier
en ce qui concerne le contenu pédagogique et le choix des enseignants.
Les écoles religieuses sont autorisées, en vertu de la loi générale
sur l’égalité de traitement, à recruter leurs enseignants en fonction
de leurs convictions religieuses, à la condition que les exigences
qui leur sont imposées n’induisent pas une discrimination au «seul»
motif de l’orientation sexuelle, de l’état civil, de la sensibilité
politique, etc.
45. Cependant, lors de ma visite aux Pays-Bas (25-26 août 2014),
j’ai appris qu’une question litigieuse est de savoir si les écoles
chrétiennes peuvent renvoyer des enseignants en raison de leur comportement
privé, et plus précisément sexuel, en s’appuyant sur l’exception
autorisée par la loi générale sur l’égalité de traitement. Un projet
de loi visant à supprimer de cette loi le principe du «seul motif»
est en cours d’examen.
3. Bonnes pratiques
et mesures préventives
3.1. La Résolution de
l’OSCE sur la lutte contre l’intolérance et la discrimination à
l’égard des chrétiens dans l’espace de l’OSCE
46. L’Organisation pour la sécurité et la coopération
en Europe, y compris son Bureau des institutions démocratiques et
des droits de l’homme (BIDDH), a attiré l’attention sur le problème
de l’intolérance et de la discrimination à l’encontre des chrétiens.
Dans sa Résolution sur la lutte contre l’intolérance et la discrimination à
l’égard des chrétiens dans l’espace de l’OSCE, adoptée à Belgrade
en juillet 2011, l’Assemblée parlementaire de l’OSCE a recommandé
«que soit lancé un débat public sur l’intolérance et la discrimination à
l’égard des chrétiens et que soit garanti leur droit de participer
pleinement à la vie publique» (paragraphe 12); et «d’évaluer la
législation des Etats participants (…), y compris la législation
du travail, la loi garantissant l’égalité, les lois sur la liberté
d’expression et de réunion, ainsi que les lois applicables aux communautés religieuses
et le droit d’objection de conscience», sous l’angle de la discrimination
et de l’intolérance à l’égard des chrétiens (paragraphe 13). Par
ailleurs, dans la même résolution, l’Assemblée parlementaire de
l’OSCE a «encouragé les médias à ne pas émettre de préjugés contre
les chrétiens et à lutter contre le stéréotypage négatif» (paragraphe
15)
.
47. Selon l’ambassadeur Janez Lenarčič, directeur du BIDDH, des
crimes motivés par la haine à l’encontre de personnes en raison
de leur adhésion réelle ou perçue au christianisme ont indéniablement
cours dans l’espace de l’OSCE, et ce phénomène instille la peur
non seulement chez les individus directement visés mais aussi dans
l’ensemble de la communauté
.
3.2. La Charte mondiale
de la conscience
48. Partant du constat que les tensions croissantes impliquant
la religion, la vision du monde et l’idéologie sont devenues un
problème majeur à l’échelle mondiale, un groupe international d’universitaires
et de militants de premier plan ont lancé, en juin 2012, la Charte
mondiale de la conscience
. Il s’agit d’une déclaration qui réaffirme
et appuie l’article 18 de la Déclaration universelle des droits
de l’homme (sur la liberté de pensée, de conscience et de religion).
Elle a été élaborée, au cours d’un processus qui a duré trois ans,
par des personnes de confessions diverses ou non croyantes, y compris
plus de 50 universitaires, responsables politiques de sensibilités
diverses et ONG adhérant tous à l’idée d’un partenariat aux fins
de promouvoir la liberté de pensée, de conscience et de religion
pour tous. Ainsi que l’a souligné M. Thomas Schirrmacher, sociologue
allemand des religions qui a supervisé la rédaction du texte de
la Charte, il est nécessaire d’élaborer une solution pour en finir
avec les polarisations et l’animosité dont la religion fait de plus
en plus l’objet dans la vie publique – comme dans les prétendues
guerres de culture. La Charte mondiale de la conscience encourage
une nouvelle culture de la civilité, dans laquelle un débat public
consistant et animé est perçu comme bon pour la société.
49. Les articles, valeurs et principes de la Charte et, bien entendu,
leur promotion, ont déjà permis d’ouvrir des espaces de compréhension
et de dialogue, ainsi que de prévenir des attaques contre la liberté
de pensée, de conscience et de religion ou conviction pour tous
en Europe, y compris les chrétiens. Cela s’est produit en Allemagne,
en Suède et au Royaume-Uni, depuis l’adoption de la Charte en juin
2012. La Charte ouvre la voie à l’élaboration de lignes directrices
pour résoudre les problèmes qui touchent la religion dans la sphère publique,
en visant à créer une place publique civile et cosmopolite qui serait
ouverte aux différentes perceptions du monde des individus et à
leurs façons de se manifester en public. Sur cette place publique civile,
les individus et les communautés seraient attentifs à la paix sociale,
à l’ordre public et aux droits des autres lorsqu’ils manifestent
leurs convictions isolément ou en communauté avec les autres. La
liberté de conscience serait reconnue par tous comme un droit fondamental,
dont la jouissance ne serait limitée que dans des circonstances
exceptionnelles exigeant des mesures restrictives, ce que prévoient
des instruments internationaux tels que le Pacte international relatif
aux droits civils et politiques.
50. La Charte contribue aussi à l’émergence de débats sur la promotion
de l’éducation et sur la compréhension de différentes visions du
monde, notamment par le biais de l’éducation civique axée sur les religions
et les convictions, et sur les libertés civiles associées. Enfin,
elle a permis de former les agents du secteur public à mieux comprendre,
évaluer et traiter les réalisations et les défis ayant trait à la
liberté de pensée, de conscience et de religion.
51. Dans une recommandation spéciale relative au texte en question,
M. Heiner Bielefeldt, rapporteur spécial des Nations Unions sur
la liberté de religion ou de conviction, a souligné que la Charte
mondiale de la conscience était un instrument puissant, propre à
inspirer un engagement pratique au nom de la liberté de pensée,
de conscience et de religion ou de conviction, ainsi qu’à contribuer
à une meilleure compréhension des droits de l’homme en général.
Il a ajouté que, dans l’esprit de la Déclaration universelle des
droits de l’homme de 1948, la Charte souligne l’universalité de
la liberté de religion ou de conviction en tant que partie inaliénable
d’un programme global des droits de l’homme, programme où les droits
civils, politiques, économiques, sociaux et culturels peuvent se
renforcer mutuellement.
3.3. Le concept d’aménagement
raisonnable pour raisons religieuses
52. Le concept d’«aménagement raisonnable» permet de
traiter avec bon sens une grande part des difficultés que rencontrent
les chrétiens, mais aussi d’autres groupes religieux, sur le lieu
de travail. L’aménagement raisonnable oblige l’employeur, sous réserve
que cela ne lui soit pas une charge excessive, à prendre en compte
les pratiques religieuses des employés. En Europe, ce concept sert
depuis de nombreuses années dans les cas de discrimination fondée
sur le handicap et, en Amérique du Nord, il est appliqué de manière
probante en matière de religion ou de convictions.
53. Ce concept est né aux Etats-Unis et au Canada comme moyen
juridique de gérer la diversité religieuse dans une perspective
d’égalité
.
Il s’est ensuite appliqué à d’autres motifs de discrimination, en
particulier au handicap. Il suppose la mise en place de mesures
pour assurer une réelle égalité et la pleine jouissance des droits.
Lors de l’audition organisée par la commission sur l’égalité et
la non-discrimination, à Vienne, le 5 mars 2014, M. Stefan Hammer
(Département de philosophie juridique, droit des religions et de
la culture, université de Vienne) a expliqué que ce concept ne s’applique
pas à des groupes ou à des catégories d’individus, mais au cas par
cas, à des personnes prises individuellement qui sont spécifiquement
lésées par un règlement ou une mesure qui les empêche de jouir pleinement
de leurs droits. Par conséquent, l’objectif du concept d’aménagement
raisonnable n’est pas d’exclure l’application générale de la loi,
mais de lever les obstacles que rencontrent les personnes en situation
de discrimination du fait de leur religion, de leur âge, de leur
santé ou d’autres motifs.
54. En Europe, l’obligation d’aménagement raisonnable est généralement
admise par les Etats membres du Conseil de l’Europe lorsqu’elle
s’applique au handicap, en tant que corollaire de l’interdiction
de la discrimination indirecte. Dans l’affaire
Glor c. Suisse, la Cour européenne
des droits de l’homme, s’appuyant sur l’article 14 de la Convention
(interdiction de la discrimination), a pris en compte l’obligation
d’aménagement raisonnable, mais sans la nommer expressément en tant
que telle
.
En l’espèce, le requérant se plaignait de traitement discriminatoire
parce que, bien que disposé à le faire, il était empêché d’accomplir
son service militaire et que, en compensation, il devait acquitter
la taxe d’exemption du fait que son handicap (diabète) était jugé
mineur par les autorités compétentes. La Cour a rappelé que «l’article 14
n’empêche pas une différence de traitement si elle repose sur une
appréciation objective des circonstances de fait essentiellement
différentes et si, s’inspirant de l’intérêt public, elle ménage
un juste équilibre entre la sauvegarde des intérêts de la communauté
et le respect des droits et libertés garantis par la Convention».
La Cour a alors noté que «des formes particulières de service civil,
adaptées aux besoins des personnes se trouvant dans la situation
du requérant, sont parfaitement envisageables», concluant à la violation
de l’article 14 du fait que les autorités suisses n’avaient «pas
ménagé un juste équilibre entre la sauvegarde des intérêts de la
communauté et le respect des droits et libertés garantis au requérant».
55. Pour l’heure, la plupart des Etats membres du Conseil de l’Europe
n’acceptent pas l’extension de l’obligation d’aménagement raisonnable
à la religion, à l’âge et à d’autres motifs. Rares sont ceux qui appliquent
officiellement cette obligation pour des motifs autres que le handicap
(Bulgarie et Suède, par exemple). Dans l’affaire concernant quatre
chrétiens britanniques portée devant la Cour européenne des droits de
l’homme (Eweida et autres c. Royaume-Uni),
les requérants et plusieurs intervenants tiers ont mis en avant ce
concept juridique. En l’espèce, la Cour a choisi de ne pas tenir
compte du concept juridique dans sa décision; cependant, rien n’empêche
que le concept d’aménagement raisonnable soit adopté plus largement dans
le cadre européen.
56. Il faut toutefois noter que, dans la pratique, de nombreux
Etats membres du Conseil de l’Europe appliquent l’aménagement en
matière d’emploi – horaires flexibles et congés pour fêtes religieuses –
et de régimes alimentaires. S’agissant du dernier aspect, la Cour
européenne des droits de l’homme a récemment conclu à une violation
de l’article 9 dans une affaire où les autorités pénitentiaires
avaient refusé de fournir au requérant un régime végétarien conforme
à ses convictions bouddhistes. Dans son jugement, la Cour s’est référée,
en particulier, à une obligation positive de l’Etat de prendre des
mesures raisonnables et adéquates pour garantir les droits du requérant
en vertu du paragraphe 1 de l’article 9 de la Convention
.
57. Un autre exemple intéressant d’aménagement pour des motifs
de conviction religieuse m’a été rapporté lors de ma visite aux
Pays-Bas (25-26 août 2014). Un groupe chrétien traditionnel s’opposait
au règlement d’une assurance médicale obligatoire au motif de ses
convictions religieuses. En guise d’arrangement, il a été proposé
que les membres de ce groupe s’acquittent d’un impôt supplémentaire
sur le revenu ou sur les rémunérations (au lieu des primes mensuelles
déduites de leur salaire), qui serait affecté à un fonds spécial. Ces
personnes paieraient alors leurs soins de santé et seraient remboursées
en fonction de la contribution versée. Cet arrangement a été permis
par l’Etat en coopération avec le groupe concerné. Il offre l’exemple
d’un aménagement réussi prenant en compte, d’une part, les intérêts
du système de santé publique et, d’autre part, les convictions religieuses
d’un groupe minoritaire. En outre, il est intéressant de noter que
les Néerlandais ont la possibilité d’exclure de leur couverture
médicale un nombre prédéfini d’actes médicaux, comme l’euthanasie ou
le changement de sexe.
58. Enfin, il faut rappeler que, dans sa
Résolution 1928 (2013) «Sauvegarder les droits de l’homme en relation avec
la religion et la conviction, et protéger les communautés religieuses
de la violence», l’Assemblée a quasi unanimement invité les Etats
membres à veiller à ce que les croyances religieuses aient une place dans
la sphère publique, à garantir le droit à une objection de conscience
bien définie en rapport avec des questions sensibles du point de
vue éthique, à respecter le droit des parents d’assurer une éducation
et un enseignement d’une manière qui soit conforme à leurs propres
convictions religieuses et philosophiques, à réviser leurs textes
juridiques chaque fois qu’ils vont à l’encontre de la liberté d’association
pour les groupes (y compris les communautés religieuses) définis
par leur religion ou leurs croyances et, lorsque la restitution des
biens d’église n’est pas encore achevée, à accélérer ce processus
et à le conclure à court ou moyen terme.
4. Conclusions
59. La liberté de religion est un droit fondamental protégé
par les traités et instruments internationaux. Pourtant, depuis
quelques années, l’hostilité envers la religion en Europe donne
lieu à de nombreux actes de violence et de vandalisme et à des restrictions
touchant l’expression de la foi. Ce phénomène concerne les groupes
religieux minoritaires, mais aussi les groupes religieux majoritaires.
Il nie la contribution de la religion à nos sociétés et porte atteinte
au caractère démocratique et pluraliste de nos Etats.
60. Même si la réponse juridique demeure importante, la législation
n’est qu’un élément dans l’ensemble d’instruments permettant de
relever les défis de l’intolérance et de la discrimination à l’encontre
des chrétiens. Toute législation dans ce domaine devrait s’accompagner
d’initiatives émanant de différents secteurs de la société et participant
d’un ensemble de politiques, pratiques et mesures diverses visant
à développer la conscience sociale, la tolérance, la compréhension,
le changement et le débat public. Le but final est de créer et de
renforcer une culture de la paix, de la tolérance et du respect
mutuel chez les citoyens, les agents publics et les membres de la
magistrature, ainsi que de développer le sens éthique et le sens
de responsabilité sociale des médias et des dirigeants religieux
ou communautaires.
61. Les Etats, les médias et la société ont ensemble la responsabilité
de s’assurer que les actes d’incitation à l’intolérance et à la
discrimination, y compris lorsqu’ils visent les chrétiens, sont
dénoncés et sanctionnés par des mesures appropriées conformément
au droit.
62. Le recours à l’aménagement raisonnable pour les convictions
religieuses permettrait de faire en sorte que la protection accordée
à la liberté de religion par le droit international des droits de
l’homme soit effectivement appliquée dans les Etats membres du Conseil
de l’Europe et que le droit de pratiquer sa religion ne soit pas
un vain mot. A cet égard, le pragmatisme devrait prévaloir. L’aménagement
pour motif de convictions religieuses devrait être envisagé par
les Etats membres du Conseil de l’Europe, dans un esprit de tolérance,
dans le cadre des frontières tracées par le droit et au cas par
cas. Je suis convaincu que l’application du concept d’aménagement
raisonnable aux convictions religieuses dans les Etats membres du
Conseil de l’Europe permettrait à tous les groupes religieux de
vivre en harmonie, dans le respect et l’acceptation de leur diversité.