1. Introduction
1. La politique migratoire est devenue de plus en plus
restrictive et on a vu émerger parallèlement des discours contre
la migration diffusant une fausse image des migrants dans la population
en les accusant notamment d’être une menace sérieuse à la sécurité
intérieure des Etats. Ceci a entraîné, d’une part, une attitude
de méfiance envers les migrants, rendant ainsi de plus en plus difficile
l’octroi de demandes d’asile et, d’autre part, la mise en place
d’un système de contrôle de la migration des deux côtés de la frontière.
2. Au cours de ces dernières années, dans presque tous les pays
européens, le processus de sécurisation de la migration s’appuie
sur des politiques symboliques qui s’articulent en général autour
de quatre axes: un axe socio-économique, où la migration est liée
au chômage et à la crise de l’Etat-providence, un axe sécuritaire,
où elle est liée aux thèmes de la souveraineté, de la sécurité intérieure
et de la santé publique, un axe identitaire, où elle est associée
aux craintes d’aliénation démographique et de perte d’identité nationale
et un axe politique, où les jeux électoraux sont de plus en plus
déterminés par les discours de racisme et de xénophobie.
3. La politique européenne de contrôle des frontières externes
se constitue d’abord à partir de dénominations associant migration
et attributs criminogènes (migrant illégal, trafic de drogue, traite
d’êtres humains, délinquants, etc.) faisant de la migration une
affaire de sécurité intérieure parce que la migration est fondamentalement
associée à une menace à l’ordre public et à l’ordre social.
4. La
Résolution 1509
(2006) et la
Recommandation
1755 (2006) de l’Assemblée parlementaire sur les droits fondamentaux
des migrants irréguliers avaient déjà souligné l’importance de l’utilisation
de la formule «migrant en situation irrégulière» dans le langage
courant plutôt que de l’expression «clandestin» ou «migrant illégal»,
ces dernières contribuant à la construction d’une image négative
du migrant.
5. Le présent rapport vise à examiner dans quelle mesure la criminalisation
des migrants constitue un outil pour la politique sécuritaire des
Etats européens, dans quelle mesure elle soulève des réactions racistes
et quels sont les pouvoirs des médias et des partis politiques sur
la manière de percevoir les migrants. Ces attitudes négatives ont
bien entendu des répercussions sur la vie quotidienne des migrants
et le présent rapport vise notamment à mettre l’accent sur ces conséquences
et de voir quelles pourraient être les solutions à apporter afin
de garantir aux migrants des conditions de vie conformes aux principes
du Conseil de l’Europe.
2. Les migrants,
victimes d’une politique de sécurité?
6. Comme l’a rappelé le Commissaire aux droits de l’homme
du Conseil de l’Europe: «Bien que la discrimination en raison de
la nationalité fonde le contrôle des personnes aux frontières –
l’entrée du territoire est autorisée pour certaines personnes, c’est-à-dire
pour les ressortissants des Etats concernés, mais interdite à d’autres,
c’est-à-dire aux ressortissants étrangers – le traitement des ressortissants
étrangers aux frontières n’échappe pas aux dispositions applicables
en matière de droits de l’homme.» (La criminalisation des migrations
en Europe: quelles incidences pour les Droits de l’Homme? 2009)
7. Le processus d’incrimination des migrants a connu une tendance
croissante au cours de ces dernières années, afin de parvenir à
une Europe unifiée et plus sûre avec des frontières pouvant être
facilement contrôlées.
8. En ce qui concerne les instruments légaux mis en place pour
garantir et renforcer la sécurité en Europe, l’Union européenne
a développé un système d’accords et d’institutions afin de promouvoir
la liberté intérieure par un contrôle plus strict des frontières
extérieures.
9. Il s’agit tout d’abord de la codification de l’espace Schengen,
désormais intégré dans le Traité d’Amsterdam (1996), entré en vigueur
le 1er mai 1999 et qui, depuis 2013 regroupe
26 Etats signataires et stipule que tout individu (ressortissant
de l’Union européenne ou d’un pays tiers), une fois entré sur le
territoire de l’un des pays membres, peut franchir les frontières
des autres pays sans subir de contrôles.
10. Un Etat ne peut rétablir les contrôles qu’en cas d’atteinte
à l’ordre public ou à la sécurité nationale (pour 6 mois maximum,
ou deux ans en cas de circonstances exceptionnelles), et après consultation
des autres Etats du groupe Schengen. Cette possibilité a été utilisée,
par exemple, par la France après le 11 septembre 2001, ou en Allemagne,
lors de la coupe du monde de football en 2006.
11. Toutefois, des propositions de modifications qui élargissent
la possibilité de réintroduire des contrôles temporaires en cas
de manquement grave d’un Etat membre à ses obligations de contrôle
aux frontières extérieures ont été présentées par la Commission
européenne en septembre 2011 et adoptées en 2013, à la suite du
«Printemps arabe» et de l’afflux de migrants qui s’ensuivit.
12. La migration irrégulière a conduit à l’émergence d’acteurs
et d’agences pour gérer les migrations. La plus importante d’entre
elles est l’Agence européenne pour la gestion de la coopération
opérationnelle aux frontières extérieures des Etats membres de l’Union
européenne (Frontex), en charge des frontières extérieures de l’Union
européenne depuis le mois d’octobre 2004.
13. En effet, Frontex est moins l’opérateur principal que la manifestation
la plus visible du changement des politiques européenne en matière
de migration, dont l’effet le plus notable est la différenciation
croissante entre la frontière des droits (dont peuvent se réclamer
les personnes souhaitant entrer dans l’Union européenne) et la frontière
des contrôles (qui visent à réguler et, le cas échéant, à empêcher
cette entrée).
14. Enfin, la nouvelle Approche Globale sur la Migration et les
Partenariats pour la Mobilité souligne la nécessité pour l’Union
européenne de travailler avec les Etats non membres sur les questions
du droit d’asile, de lutte à la migration irrégulière (définie «clandestine»
par l’Union européenne) à travers notamment les accords de réadmission,
de promotion de la migration régulière et de protection des victimes
de traite d’êtres humains. Cependant, une différence a été faite
entre les pays à qui l’on peut accorder le partenariat pour la mobilité
et ceux qui ne sont pas encore prêts.
15. Mais même si les Etats européens procèdent de plus en plus
fréquemment à des expulsions collectives vers certains pays d’émigration,
notamment en concluant des accords de réadmission
,
cette pratique semble moins correspondre à une manière de réduire
la présence d’étrangers en situation irrégulière qu’à une volonté de
refréner les nouveaux départs à partir de ces pays.
16. Ce mécanisme de migration «choisie» désigne la volonté politique
d’avoir de plus en plus de migrants qualifiés, plus disponibles
à l’intégration, et qui peuvent contribuer à la croissance de l’économie
nationale et européenne, en opposition à la migration «subie», rejetée
par la plupart des Etats.
2.1. Une Méditerranée
de plus en plus découpée
17. La crise des flux migratoires irréguliers vers les
côtes des Etats de l’Europe du sud a vu tripler le nombre de migrants
sauvés en mer par la police italienne en 2014 avec environ 160 000
vies sauvées.
18. Cependant, le problème de la définition des frontières maritimes
est une des questions qui reste en suspens sur l’ordre du jour de
l’Union européenne. En effet, quand on parle de frontières maritimes,
il convient de rappeler que la limite des compétences d’un Etat
ne s’arrête pas de façon immédiate, comme dans les frontières terrestres:
le rôle des Etats s’amenuise au fur et à mesure qu’on s’éloigne
du littoral.
19. En 1982, les dispositions générales de la troisième Convention
sur le droit de la mer ont redéfini les limites de deux nouvelles
zones sur lesquelles les Etats peuvent exercer certaines fonctions
de leur souveraineté au-delà de la mer territoriale: la zone contiguë,
espace dans lequel l’Etat peut exercer les «contrôles nécessaires»
sur des migrants irréguliers, et la zone économique exclusive (ZEE).
Dans la zone contiguë, les contrôles des pays européens en vue de
prévenir ou réprimer toute infraction aux lois et aux règlements
en vigueur en matière douanière et de migration sont de plus en
plus importants.
20. La politique européenne de répression de la migration a ainsi
intensifié les présences policières et militaires sur les frontières
extérieures de l’Union. L’opération Triton,
dont l’objectif est de renforcer les contrôles à la frontière méridionale
de l’Union européenne n’effectue pas de sauvetages dans les eaux internationales
et en est un témoignage.
2.2. La Directive «Accueil»
et la Directive «Retour»
21. Selon la Directive 2002/90 de l’Union européenne,
définissant l’aide à l’entrée, au transit et au séjour irrégulier
(Directive «Accueil»), tout citoyen peut être sanctionné pénalement
s’il «aide» un migrant en situation irrégulière. La directive qualifie
comme punissable l’aide à l’entrée, au transit et au séjour sur
le territoire d’un Etat membre de toute personne ressortissante
d’un Etat tiers soit en violation de la législation, soit dans
un but lucratif ou en qualité de complice d’un de ces actes.
22. De plus, la Décision-cadre du Conseil visant à renforcer le
cadre pénal pour la répression de l’aide à l’entrée, au transit
et au séjour irréguliers (2002/946/JAI), prévoit l’expulsion parmi
les sanctions applicables.
23. En incluant l’expulsion au nombre des sanctions possibles,
le texte se réfère davantage aux «criminels» ressortissants étrangers,
soulignant l’opinion discriminatoire que les auteurs ont sur les
auteurs de ces infractions. Le message reçu est une alerte contre
le fait d’être impliqué de quelconque façon aux actes des migrants,
car ils peuvent conduire à l’engagement de poursuites pénales.
24. Par ailleurs, la Directive 2008/115 de l’Union européenne
relative aux normes et procédures communes applicables dans les
Etats membres au retour des ressortissants de pays tiers en séjour
irrégulier (Directive «Retour») définit les dispositions régissant
la fin des séjours irréguliers et prévoit la possibilité de recourir
à l’enfermement des migrants en instance d’éloignement du territoire
pour une durée allant jusqu’à dix-huit mois et une interdiction
de retour jusqu’à cinq ans de tout l’espace Schengen.
25. Toutefois, alors que cette Directive incite à privilégier
«d’autres mesures suffisantes, mais moins coercitives», et à ne
placer le migrant en rétention que lorsqu’il s’agit de «préparer
son retour et/ou de procéder à son éloignement», une étude portant
sur la mise en œuvre de cette Directive dénonce le passage obligatoire des
migrants en centre de rétention sans que l’état d’avancement de
la procédure d’éloignement ne le justifie.
2.3. Le délit de solidarité
26. La Directive 2002/90 et la Décision-Cadre 2002/946/JAI
de l’Union européenne, qui sanctionnent l’aide à l’entrée, au transit
et au séjour irrégulier des migrants, prévoient la sanction des
personnes qui apportent une aide humanitaire aux migrants en situation
irrégulière dans un but lucratif.
27. En effet, quelques Etats de l’Union sanctionnent l’aide humanitaire,
considérée comme un moyen de faciliter l’entrée et le séjour des
migrants en situation irrégulière. La mise en œuvre de cette mesure
laisse place toutefois à une certaine ambiguïté. Par exemple, la
Belgique prévoit des sanctions pour toute personne qui aide l’entrée,
le séjour ou le transit dans le pays sauf «si l’aide est offerte
pour des raisons principalement humanitaires», mais le texte n’explique
pas comment évaluer ce caractère «principalement humanitaire». En Italie,
le 8 août 2007, sept pêcheurs tunisiens ont été emprisonnés pour
avoir sauvé et conduit à terre 44 migrants naufragés. La loi marocaine,
de son côté, punit tout acte visant à la sortie irrégulière du pays.
28. Cette pratique entraîne un «délit de solidarité» pour les
personnes aidant les sans-papiers, que ce soit en fournissant une
aide concrète à l’entrée, au transit ou au séjour irrégulier, une
aide médicale, un logement ou une aide alimentaire, ou en aidant
un migrant dépourvu d’autorisation en fournissant un travail au
noir.
29. Cette question a été traitée dans le rapport «Le “bateau cercueil”:
actions et réactions»
, par lequel l’Assemblée recommande
à ses Etats membres de «supprimer les facteurs qui dissuadent les
navires privés de procéder à des sauvetages, en faisant en sorte
que les personnes secourues soient autorisées à débarquer rapidement
et en mettant fin à la menace de poursuites pour complicité à la
migration irrégulière, à l’origine de préjudices moraux et financiers».
30. Alors que le droit international consacre notamment le droit
pour chacun «de participer à des activités pacifiques pour lutter
contre les violations des droits de l’homme et des libertés fondamentales»
(Résolution 53/144 de l’Assemblée Générale des Nations Unies), les
incriminations pour «délits de solidarité» ne représentent pas la
bonne solution au problème des flux migratoires en Europe.
2.4. La rétention administrative
comme outil de contrôle des flux migratoires
31. Au cours de ces dernières années, la rétention administrative
des migrants est devenue un des principaux instruments de contrôle
des flux migratoires et en même temps, une des plus grandes sources
de violations des droits des migrants. En 2012, l’opération «OpenAccessNow»
a certifié la présence de 473 centres de rétention pour les migrants
en Europe avec la présence d’environ 600 000 migrants détenus chaque année
.
32. Face à ce phénomène en constante augmentation, les Etats ont
cherché de nouveaux moyens d’exercer un contrôle sur les flux migratoires,
à leurs frontières et à l’intérieur de celles-ci. Le droit pénal
est devenu un nouvel outil de contrôle, là où les lois et les politiques
sur la migration ont montré leurs limites.
33. Dès lors, il ne s’agit plus de réprimer des actes délictueux
effectivement commis par des individus, mais les comportements potentiels
des membres de groupes déviants, dits groupes à risque; ni de réprimer
des individus en fonction de la dangerosité de leurs actes, mais
de contrôler des populations entières en fonction de la gravité
des risques que celles-ci pourraient représenter pour les communautés
concernées.
34. Le sentiment que les migrants sont systématiquement impliqués
dans des actes de délinquance et des agissements criminels est de
plus en plus répandu. De ce fait, les tribunaux jugent avec plus
de sévérité les cas d’arrestation, d’incarcération et de condamnation
de migrants en tant qu’auteurs d’infractions pénales même si en
vertu des instruments de protection des droits de l’homme, la rétention
ne devrait être utilisée qu’en dernier ressort.
35. Dans les centres de détention, la situation s’est progressivement
inversée: on y trouve aujourd’hui davantage de migrants que de nationaux,
en particulier des jeunes migrants en situation irrégulière arrêtés pour
des infractions mineures.
3. L’importance des
mots
36. Cette perception erronée du phénomène migratoire
résulte également de l’amalgame opéré en ce qui concerne la confusion
entre les différentes typologies de migrants. Il existe plusieurs
formes de migration: les migrants en situation régulière, les migrants
irréguliers, les migrants forcés dont les demandeurs d’asile et
les réfugiés, les migrants suite au regroupement familial, les travailleurs
migrants (temporaires/saisonniers), les victimes de traite d’êtres
humains et les étudiants.
37. De nos jours, l’expression «émigration illégale» se propage,
transformant le seul fait de prendre la route en un acte répréhensible.
Cependant, ni le concept qui fait de l’émigrant un criminel, ni
les pratiques qu’il prétend autoriser n’ont de légitimité au regard
de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme (DUDH) de 1948
et de la Convention européenne des droits de l'homme (STE no 5)
de 1950.
38. En effet, l’article 13.2 de la DUDH énonce que «[t]oute personne
a le droit de quitter tout pays, y compris le sien, et de revenir
dans son pays» et l'article 2 du Protocole Additionnel no 4
à la Convention confirme que «[t]oute personne est libre de quitter
n'importe quel pays, y compris le sien, excepté, entre autres, pour
les personnes sous le statut de mineur».
39. Ainsi, seule la migration peut ne pas être légale, l’entrée
sur le territoire d’un Etat étant soumise à son vouloir souverain.
C’est bien sûr par une symétrie fallacieuse que l’idée d’une «émigration
illégale» s’est forgée, puisque si aucun pays n’est disposé à accueillir
le migrant, alors celui-ci perd le droit d’émigrer.
40. Au cours du XXe siècle, presque
tous les flux migratoires ont été pour une bonne part «clandestins», mais,
jusqu’aux années 1970, la très grande majorité des migrants a eu
accès à un statut régulier qui n’a presque jamais été remis en question.
Aujourd’hui, il ne s’agit plus de maintenir les migrants dans une
position intégrée, bien qu’infériorisée, comme ce fut le cas durant
les années 1960-70.
41. Au contraire, dans un contexte de crise économique, la notion
classique de «travailleur immigré» cède le pas à celle de «clandestin»
ou de «réfugié», laissant entendre que le premier serait un producteur
alors que les deux autres figures seraient des profiteurs.
42. Si pendant longtemps la figure sociale du migrant était systématiquement
associée au travail, et plus particulièrement au travail non qualifié,
la crise économique et la recrudescence de l’insécurité ont peu
à peu transformé cette image, et l’assignation du migrant à sa fonction
de travailleur semble moins prégnante: présence du «non-national»
dans le «national», le migrant est devenu celui qui a quitté son
pays pour s’installer sur le territoire.
43. Mais le terme de migrant conserve une forme de stigmatisation
à l’égard du groupe ou de la personne auquel il s’applique. Ce ne
sont pas seulement le diplôme et la durée de séjour qui font la
différence entre un «étranger» et un «migrant», ce sont surtout
et avant tout la relation inégale (relation politique, économique, culturelle,
etc.), le rapport de force entre les deux pays, les deux sociétés,
les deux cultures.
44. L’utilisation permanente du terme «illégal», signe de la prédominance
de l’incrimination, a des répercussions sur la perception par le
public et sur l’élaboration des politiques. D’ailleurs, l’Assemblée,
dans sa
Résolution 1509
(2006), a marqué sa préférence pour l’expression «migrants
en situation irrégulière» à d’autres comme «migrants illégaux» ou
«clandestins» car ces dernières sont plus stigmatisantes et moins neutres.
3.1. L’importance de
l’image des migrants véhiculée par les médias
45. Les médias structurent une réalité qui finit par
influencer, à des degrés divers, la formation de l’opinion du public.
Certes, il n’y a pas de lien causal direct entre la couverture médiatique
de la criminalité et la peur du crime car, même si les médias sont
la principale source d’informations, le public ne forme pas son
opinion uniquement par cette voie.
46. Mais, il faut reconnaître que les effets immédiats des messages
médiatiques sur des individus et dans des circonstances spécifiques
sont considérables et augmentent encore davantage lorsque, comme
dans le cas de la criminalité des étrangers, le public ne dispose
pas d’autres sources d’information.
47. Comme le souligne M. François Crépeau, spécialiste des droits
de l’homme et des migrants aux Nations Unies, l’usage incorrect
de la terminologie contribue à alimenter le discours négatif sur
la migration et renforce les stéréotypes présentant les migrants
comme des délinquants (Déclaration du rapporteur spécial des Nations
Unies sur les droits de l’homme des migrations, New-York, 2 octobre
2013).
48. Dans les médias européens, l’expression «migrant illégal»
revient souvent dans les interventions sur la migration
. Or cette expression
a pour effet de rendre suspects les migrants aux yeux de la population
et de définir l’acte de franchissement des frontières comme menaçant
alors que ces infractions liées au franchissement des frontières
ne font pas de victimes. De plus, les médias mettent en avant la
nationalité des auteurs présumés des faits, laquelle devient une
constante absolue de la définition des migrants interpellés pour
une infraction quelconque.
49. Cette présentation anonyme, qui renvoie à des groupes ethniques
plutôt qu’à des individus, renforce le sentiment de la menace, tout
en suggérant que l’immoralité est un trait intrinsèque de certaines
cultures étrangères, puisque les comportements ou actes délictueux
ne sont plus attribués à des individus, mais à l’ensemble de la
culture de tel ou tel pays d’origine, ce qui permet la création
de stéréotypes.
50. Dans le double contexte d’une crise économique de longue durée
et de la crise politique en cours en Méditerranée, un débat serein
et productif sur les politiques migratoires réclame un traitement
médiatique objectif et approfondi des problématiques liées à la
migration.
51. La question n’est pas tant de chercher à obtenir un consensus
dans l’opinion publique sur les questions de migration que d’améliorer
la connaissance et la compréhension par l’opinion publique de ce
phénomène et notamment de ses impacts économiques, sociaux et culturels,
afin de limiter la montée de discours racistes et xénophobes.
3.2. La montée des sentiments
populistes en Europe
52. Les relations entre les nationaux et les migrants
sont souvent perçues comme un «jeu à somme nulle» dans un contexte
de compétition pour des ressources limitées: si les migrants obtiennent
davantage, les nationaux ont forcément moins. Fortement enracinée,
cette croyance peut expliquer une part significative des attitudes
hostiles envers la migration et envers toute forme de solidarité
avec les migrants: toute politique publique de soutien à l’intégration
et à la réussite économique des migrants est en effet perçue comme
une spoliation par les nationaux.
53. Dans ce cadre, le qualificatif de populiste désigne les partis
qui cherchent à tirer profit de la crise en développant un discours
contre les «élites», contre les migrants, contre l'euro, contre
l'Europe, contre la globalisation, contre les économies budgétaires,
etc. Dans ce faisceau de causes, la migration est évidemment l'une
des plus importantes.
54. Plusieurs facteurs contribuent à la montée de ce sentiment
populiste en Europe: la peur de la perte du bien-être social conquis
au fil des ans (le «jeu à somme nulle» mentionné ci-dessus), la
défense des origines chrétiennes surtout en ce qui concerne les
sentiments «islamophobes» et la perte de confiance en l’Etat vis- à-vis
de «l’invasion étrangère». Finalement, le populisme est issu, pour
une grande partie, d’une accumulation de peurs.
55. La pression des partis populistes et xénophobes qui hantent
le paysage politique européen du nord au sud – le FN en France,
le UKIP au Royaume-Uni, le FPÖ autrichien, l’AFD en Allemagne, le
PVV aux Pays-Bas, la Ligue du Nord en Italie, le Jobbik hongrois
ou l’UDC en Suisse – renforce aussi le processus de criminalisation
des migrants.
56. D’ailleurs, ces nouveaux mouvements populistes et anti-migration
ont obtenu une grande adhésion lors des dernières élections européennes de
mai 2014. La coalition du Groupe Europe de la liberté et de la démocratie
directe (EFDD) – qui inclut des partis politiques comme l’UKIP britannique
ou Ordre et Justice lituanien et des personnalités politiques comme
Joëlle Bergeron pour la France et Robert Iwaszkiewicz pour la Pologne
– a obtenu 6,39 % des votes et est représenté au Parlement européen
avec 48 députés. De plus, la coalition des Non-Inscrits, comprenant
les partis politiques du FPÖ autrichien, le PVV néerlandais, la
Ligue du Nord italienne, le Jobbik hongrois et le Front National
français, a obtenu 6,92 % des votes avec une représentation de 52
députés.
3.3. La criminalisation
des migrants comme obstacle pour l’obtention du droit d’asile
57. Les demandeurs d’asile ont le droit d’accéder à la
protection internationale, sans aucune discrimination. Mais quand
les aspirants à la migration sont encore dans les pays de départ
ou dans les pays extérieurs aux frontières européennes, ils sont
définis comme des «migrants en situation irrégulière» même s’il
s’agit de réfugiés ou de personnes qui risquent leur vie pour migrer.
58. Le fait que les migrants en situation irrégulière soient communément
considérés comme des délinquants est une source de difficultés s’agissant
de leur droit à l’asile: exigences liées aux visas, sanctions infligées
aux passeurs, interception en mer en vue d’interdire l’accès au
territoire, sanctions pénales pour utilisation de faux papiers,
etc.
59. Une fois entrés en Europe, les demandeurs d’asile sont souvent
exposés à d’autres sanctions pénales: poursuites pénales relatives
aux modalités de leur entrée sur le territoire, interdiction de
travailler etc.
60. Un autre problème est celui de la rétention des demandeurs
d’asile. Comme le rappelle la
Résolution 1707
(2010) de l’Assemblée sur la rétention administrative des demandeurs
d’asile et des migrants en situation irrégulière en Europe, il est
nécessaire d’opérer une distinction, en matière de rétention administrative,
entre les migrants en situation irrégulière et les demandeurs d’asile
car, pour ces derniers, la rétention, qui vise à déterminer leur
statut, devrait être aussi brève que possible et se dérouler dans
des centres spécialisés.
61. De plus, l’article 31 de la Convention de Genève relative
au statut des réfugiés (1951) affirme que les Etats ne doivent pas
sanctionner pénalement les demandeurs d’asile pour le franchissement
irrégulier des frontières ou le séjour irrégulier s’ils viennent
d’un territoire où leurs vies et/ou leur liberté sont mis en danger et
s’ils se présentent sans délai aux autorités compétentes.
62. Il faut noter toutefois que la criminalisation et le racisme
servent souvent d’argumentaires pour justifier le maintien de ces
migrants dans une zone de non-droit.
63. J’aimerais rappeler que dans beaucoup d’ Etats membres du
Conseil de l’Europe, les parlementaires ont le droit d’effectuer
des visites dans les centres de rétention administrative pour migrants
en situation irrégulière et demandeurs d’asile et que la commission
des migrations, des réfugiés et des personnes déplacées travaille
depuis longtemps sur cette problématique et a notamment développé
un guide visant à encourager et aider les parlementaires dans l’exercice
de ce droit
.
4. La situation particulière
des migrants en situation irrégulière
64. Au sens large, et tel que défini par l’Organisation
internationale pour les migrations, la catégorie des migrants en
situation irrégulière englobe tous les «migrant[s] contrevenant
à la réglementation du pays d'origine, de transit ou de destination,
soit qu'il soit entré irrégulièrement sur le territoire d’un Etat,
soit qu'il s'y soit maintenu au-delà de la durée de validité du
titre de séjour, soit encore qu’il se soit soustrait à l'exécution d'une
mesure d'éloignement».
65. Le «délit de migration» renvoie au fait que ces migrants contreviennent
à la réglementation nationale en matière de franchissement des frontières
et qu’ils sont donc coupables d’une infraction généralement passible d’une
peine d’emprisonnement et/ou d’une amende en vertu de la législation
pénale des Etats européens, et d’un refoulement, conformément à
la Directive «Retour».
66. D’ailleurs, selon cette Directive, l’emprisonnement d’un migrant
sous le motif d’avoir irrégulièrement franchi les frontières ou
séjourné sur le territoire d’un Etat membre ne devrait pas avoir
la priorité sur l’application de cette Directive qui d’ailleurs
prévoit la sauvegarde des droits fondamentaux des migrants.
67. Je suis persuadé que le droit de jouir pleinement des droits
de l'homme n’est pas fondé sur l'autorisation par les autorités
de l'Etat de la présence d'un individu sur le territoire. Cependant,
en règle général, un migrant en situation irrégulière ne peut pas
prétendre à des droits puisqu’il ne dispose pas du droit premier,
c’est-à-dire celui de séjour.
4.1. Entre perte des
droits sociaux et activités illégales: quel rapport?
68. La politique de séjour des étrangers n’est plus une
politique d’attribution de droits, mais une politique de tolérance:
l’obtention d’un permis de séjour n’est plus un droit mais il est
devenu une faveur étatique.
69. Cette politique se déploie dans un contexte d’intolérance.
Aux pratiques de tolérance qui supposent de “rendre invisibles”
les nouveaux migrants s’ajoutent des discours de criminalisation
de la migration qui servent à légitimer d’une part la répression
et la politique d’expulsion, et d’autre part le refus de faire accéder
les migrants aux droits sociaux.
70. Si les migrants en situation régulière (qui ont des revenus
et/ou un statut «légal») peuvent accéder à la protection de la Charte
sociale européenne révisée (STE no 163)
et aux prestations sociales du pays d’arrivée, ceux qui se trouvent
en situation irrégulière doivent faire face à une totale, ou presque,
absence de droits. C’est pourquoi leur situation sociale est basée
sur des stratégies de survie, et par la force des choses doivent
parfois avoir recours à des activités illégales qui leur permettent
de subvenir à leur besoins primaires.
71. Mais le droit international, et particulièrement la Déclaration
universelle des droits de l’homme (DUDH, 1948), n’établit généralement
pas de distinction entre nationaux et non-nationaux du point de
vue des droits qui sont reconnus aux individus et les droits sociaux
sont clairement considérés comme l’un des éléments auxquels s’applique
le principe d’égalité.
72. Le Pacte International relatif aux droits économiques, sociaux
et culturels (PIDESC, 1966), que tous les Etats membres du Conseil
de l’Europe (à l’exception d’Andorre) ont ratifié, souligne également
l’absence de discrimination dans le plein exercice des droits reconnus
et garantis par la DUDH et le PIDESC.
4.2. Sur les droits
sociaux
73. La tendance de plus en plus répandue en Europe, qui
consiste à pénaliser les migrants et les personnes qui leur viennent
en aide, approche qui est maintenant soutenue par la législation
de l’Union européenne, constitue un obstacle général à l’accès effectif
des migrants en situation irrégulière à un niveau minimal de protection
des droits sociaux.
74. L’accès aux droits sociaux comme le logement, les soins de
santé, l’éducation, la libre participation à la vie civique et religieuse,
est prévue dans la Convention européenne des droits de l’homme.
En effet, la Convention s’applique «à toute personne relevant de
leur [des Etats membres] juridiction» et «sans distinction aucune,
fondée notamment sur (…) l’origine nationale ou sociale» (articles 1 et 14).
75. Par peur d’être placés dans un centre de rétention de sûreté,
les migrants en situation irrégulière évitent en règle générale
tout établissement public, y compris les établissements médicaux,
et ils ont peur d’inscrire leurs enfants à l’école et de les enregistrer
à l’état civil.
76. Le droit au logement, interprété comme le droit à un lieu
ou l’on puisse vivre en sécurité, dans la paix et la dignité, est
reconnu par la DUDH et par le PIDESC et s’applique en principe à
toute personne, indépendamment de sa nationalité ou statut juridique.
77. Un logement décent permet ainsi la jouissance d’autres droits
comme celui de ne pas être soumis à des traitements dégradants,
le droit au respect de la vie privée et familiale et l’interdiction
des traitements discriminatoires.
78. D’ailleurs, le droit aux soins de santé perd tout son sens
en l’absence du droit à un logement décent, qui lui-même n’est pas
entièrement accompli si la personne n’a pas accès à des revenus,
c’est-à-dire au droit à l’emploi.
79. Universellement reconnu, le droit à l’éducation présente encore
aujourd’hui des obstacles à sa jouissance complète par les enfants
des migrants irréguliers.
80. En dépit du fait que tous les Etats membres adhèrent à l’idée
d’une éducation universelle, des obstacles légaux, administratifs
ou pratiques sont mis en place pour empêcher l’accès a l’instruction
aux non-nationaux dont les parents se trouvent en situation irrégulière
(voir l’obligation pour les enseignants de dénoncer les migrants
en situation irrégulière ou la privation de l’attestation de fin
de scolarité pour les enfants migrants irréguliers ou encore le
manque de programmes scolaires adaptés à leur situation particulière).
81. Le droit aux soins médicaux est universellement reconnu comme
un droit de l’homme fondamental et garanti par les instruments internationaux.
Toutefois, il n’y a pas un consensus commun sur sa définition: soins médicaux
d’urgence (dans une interprétation restrictive ou large); soins
nécessaires ou prophylactiques, les Etats membres ne consentent
pas l’accès à ce droit de la même façon.
82. Ainsi, en ce qui concerne l’accès gratuit et anonyme aux soins
médicaux pour les migrants en situation irrégulière, dans la pratique,
certains Etats européens mettent en place des systèmes informels
qui, de fait, interdisent l’accès à ces soins. Le manque de ressources
financières, les problèmes linguistiques, la peur d’être dénoncés
(face à l’obligation pour les médecins de dénoncer les «sans-papiers»),
la complexité des procédures administratives, la subordination des
soins à une résidence stable ou encore le manque d’information (pour
les migrants autant que pour les opérateurs de la santé) représentent
de vrais obstacles à la jouissance du droit aux soins médicaux pour
ces personnes.
83. Les migrants en situation irrégulière, et quiconque emploie
une personne dans cette situation, s’exposent à des poursuites pénales
et à des amendes administratives. La Directive 2009/52/CE de l’Union européenne,
prévoyant des normes minimales concernant les sanctions et les mesures
à l’encontre des employeurs de ressortissants de pays tiers en séjour
irrégulier, est très claire à ce sujet.
84. Ainsi, on peut affirmer que la fermeture totale des frontières
à la migration régulière, qui a conduit à remettre en question ou
à limiter fortement la migration pour des raisons humanitaires ou
politiques, assure la reproduction d'une main-d’œuvre irrégulière
fort utile au profit de l'économie souterraine. Les secteurs qui
ont besoin d’une grande flexibilité, qui doivent faire face à d’importantes
fluctuations conjoncturelles et saisonnières et dont l’intensité
en main-d’œuvre peu qualifiée et faiblement rémunérée est forte,
sont particulièrement friands de ces nouveaux exploités.
85. Bien que travailleurs irréguliers, ces migrants doivent bénéficier
de certains droits, accordés à tout travailleur migrant dans la
Convention internationale sur la protection des droits de tous les
travailleurs migrants et des membres de leur famille (CIPTM, article
25.3, 1990). Malheureusement, à ce jour, seulement trois des Etats
membres du Conseil de l’Europe (Azerbaïdjan, Bosnie-Herzégovine
et Turquie) ont ratifié cette convention.
86. Un cercle vicieux se met en place: les migrants qui restent
en situation irrégulière se considèrent le plus souvent comme «illégaux»
et privés de leurs droits: leur statut de personne en situation
irrégulière les pousse souvent à se livrer à des activités illégales,
dont dans la plupart des cas ils sont les premières victimes (exploitation
sur le marché du travail), et par conséquent ils rentrent dans un
processus d’activités illégales et criminelles qui aggrave leur
situation.
87. De plus, ces migrants n’ont pas facilement accès à un logement:
le marché illégal ou l’hébergement mis à disposition par la communauté
(famille ou réseau «ethnique») sont les seules possibilités qui
s’offrent à eux. Mais quiconque fournit une aide «dans un but lucratif»
en termes de logement à un migrant en situation irrégulière s’expose
à des poursuites pénales prévues par la Décision-Cadre 2002/946/JAI
de l’Union européenne.
88. Privés des soins de santé élémentaires et d’une éducation
de base, les migrants en situation irrégulière vivent dans des conditions
très éloignées des principes de protection et de dignité de l’être
humain.
5. Conclusions
89. Emigrer et immigrer régulièrement ou librement est
devenu difficile: la norme qui interdit la migration est criminogène
parce qu’elle fait de la migration un crime qui, assez souvent,
conduit à la mort de nombreux migrants et crée l’occasion de la
rentabilisation du délit par des délinquants ou criminels.
90. Il est incontestable que l’incrimination constante et croissante
des migrants a des conséquences sur leurs conditions de vie, qu’ils
soient en situation régulière ou irrégulière et quelle que soit
la catégorie à laquelle ils appartiennent.
91. Ces personnes sont les premières à subir des discriminations
dans l’accès au travail et se voient offrir essentiellement des
emplois précaires et mal payés. Elles sont frappées par la stigmatisation
négative qui, dans le quotidien urbain, les fait devenir les premières
à être contrôlées par la police.
92. Ce processus de criminalisation produit aussi l’auto-criminalisation
comme conséquence de l’interdiction de la migration libre et régulière,
de l’ethnicisation des activités informelles et illégales et de
la dégradation des sociétés d’émigration.
93. De plus, l’accroissement du nombre de migrants en situation
irrégulière qui sont arrêtés et détenus entraîne un durcissement
de la législation et des restrictions en matière de migration. La
fermeture des frontières et les limites imposées par les pays européens
ne font qu’augmenter les flux de migration irrégulière, le trafic
illicite de migrants et la traite des êtres humains.
94. Certes, la criminalisation des migrants facilite, voire légitime
l’adoption de politiques de migration de plus en plus dominées par
une logique sécuritaire. Mais les dangers résultant de la mise en
œuvre de ce processus semblent être beaucoup plus graves que les
menaces attribuées aux migrants, dans la mesure où ce processus
met en cause les fondements et les valeurs mêmes des sociétés européennes.