«En réalité, il n’existe
pas un, mais des modèles sociaux européens, et certains sont bien
meilleurs que d’autres. L’expérience montre que les pays qui ont
su s’adapter s’en sont bien sortis sur le marché mondial tout en
maintenant des niveaux élevés de justice sociale.»
Anthony Giddens, «Le nouveau
modèle européen» (2008)
«Ce sont précisément les pays
européens qui disposent des meilleurs systèmes de protection sociale
et au sein desquels la concertation sociale est la plus développée
qui figurent parmi les économies les plus performantes et les plus
compétitives du monde.»
José Manuel Durão Barroso, ancien
Président de la Commission européenne
1. Introduction
1. L’Europe est à un carrefour, et il est temps de décider
de la direction à prendre. Depuis son apparition en 2008, la crise
financière, économique et sociale domine l’actualité. Des mesures
d’austérité continuent d’être mises en œuvre dans de nombreux pays,
la pauvreté s’accroît dans plusieurs pays d’Europe et les inégalités
économiques se creusent. Les programmes d’austérité sont de plus
en plus remis en question, comme c’est le cas, par exemple, en Grèce
après les dernières élections de janvier 2015. Dans ce contexte, l’on
est fondé à se demander ce qu’il va advenir du «modèle social» européen.
Ce modèle existe-t-il seulement? Et, le cas échéant, résistera-t-il
aux tensions économiques et sociales de plus en plus fortes? Ou bien
le président de la Banque centrale européenne (BCE), Mario Draghi,
avait-il raison d’affirmer en 2012 que «le modèle social européen
est mort»
?
2. Force est de constater que la crise que traverse l’Europe
depuis plusieurs années a mis à mal certains droits et acquis sociaux
dans de nombreux pays: les conditions de travail se sont détériorées,
les droits sociaux individuels et collectifs ont reculé, les salaires
des secteurs public et privé ont baissé et les taux de chômage fortement
augmenté, notamment chez les jeunes. Des experts de tous horizons
politiques cherchent désormais à savoir si le modèle social européen
a été irrémédiablement compromis, modifiant le contexte socio-économique
et renforçant les inégalités actuelles à long terme, ou s’il faut
considérer les évolutions récentes comme de simples ajustements
nécessaires de l’économie européenne au contexte relativement jeune
d’une économie mondialisée. Un nouveau modèle social européen est-il
en train de voir le jour, qui pourrait également être une chance
et un moyen de sortir de la crise?
3. La mission du Conseil de l’Europe, structurée autour des trois
piliers que sont l’Etat de droit, la démocratie et les droits humains,
est étroitement liée aux fondements du modèle social européen. Ce
modèle implique la reconnaissance de l’égale dignité de tous les
êtres humains et la réalisation de cet objectif au moyen d’une solidarité
organisée. La mise en œuvre de ce modèle a permis une progression
remarquable des indicateurs du développement humain, étroitement
liée à une croissance économique largement partagée grâce à une
réduction des inégalités et à la promotion de sociétés inclusives.
Les retombées de ce modèle se reflètent aussi profondément, et de
façon mesurable, dans diverses expressions de l’activité humaine
et dans l’existence d’une paix durable dans les pays où il a eu
une incidence majeure.
4. La question de savoir comment mieux intégrer les questions
clés de l’emploi et des politiques publiques, notamment sociales,
dans le contexte des défis actuels, en tenant compte d’un ensemble
de valeurs communes, sera examinée dans le présent rapport. De mon
point de vue, même si une modernisation s’impose dans une certaine
mesure dans beaucoup de pays, il convient de conserver des systèmes
de sécurité sociale solides en matière d’emploi, de retraite et
de soins de santé, d’assurer un accès égal pour tous à des emplois
décents et à l’éducation ainsi qu’un accès aux services de base
(logement, approvisionnement en eau, assainissement, chauffage,
etc.) – prévoyant des mesures spécifiques pour les groupes les plus
vulnérables de la population selon les besoins. L’Europe doit trouver
une voie durable pour son modèle social, qui est respecté partout
dans le monde, en proposant des approches novatrices face aux enjeux
que représente le développement économique dans un monde globalisé,
ainsi qu’une vision d’une société européenne unie plaçant les droits
humains et la dignité au cœur de ses préoccupations.
2. Origines,
concepts de base et composantes du modèle social européen
2.1. Origines
5. Le modèle social européen (ci-après «MSE») a vu le
jour dans différents pays d’Europe occidentale au lendemain de la
seconde guerre mondiale, avec la mise en place et/ou le renforcement
des systèmes de protection sociale et d’un dialogue social afin
d’éviter les conflits sociaux qui avaient marqué la période de l’entre-deux-guerres.
Au cours de cette période, le MSE a trouvé une expression normative
dans le Traité de Rome de 1957 et la Charte sociale européenne (STE
no 35) de 1961, laquelle, dans sa version
révisée (STE no 163) de 1996, reste à
ce jour une référence majeure, visant à consolider le MSE et à promouvoir l’homogénéité
des systèmes de protection sociale dans la Grande Europe. Très souvent,
le MSE permet de différencier les approches socio-économiques européennes
(fondées sur des services publics plus ou moins universellement
accessibles) du modèle américain (caractérisé par des objectifs
sociaux davantage fondés sur la responsabilité individuelle).
6. A la fin du XXe siècle, le MSE
a trouvé diverses expressions dans plusieurs régions d’Europe, décrites comme
suit par certains analystes
:
- le modèle social-démocrate nordique
(Finlande, Norvège et Suède, ainsi que Pays-Bas) caractérisé par des
niveaux élevés de dépenses sociales et l’universalité des prestations
sociales;
- le modèle continental (Allemagne, Autriche, Belgique,
France et Luxembourg) qui accorde une large place au droit du travail
et à la négociation collective;
- le modèle libéral anglo-saxon (Irlande et Royaume-Uni)
qui repose sur un rôle fort des marchés, une intervention minimale
de l’Etat et un faible niveau de réglementation;
- le modèle méditerranéen (Espagne, Grèce, Italie et Portugal) dans lequel les pensions de vieillesse sont
un axe prioritaire des dépenses publiques dans leur composante non
contributive;
- le modèle élaboré dans les pays post-communistes (à savoir
l’Europe de l’Est) qui se sont efforcés de parvenir à des systèmes
de protection sociale proches de ceux des Etats providence occidentaux .
7. Cette classification théorique peut certes paraître simpliste
et entend surtout décrire des «archétypes», mais elle permet toutefois
de nous rafraîchir la mémoire sur les différentes traditions socio-économiques
qui sous-tendent le MSE. En réalité, les données empiriques font
apparaître que les Etats providence qui se sont le mieux adaptés
au changement sont ceux qui ont mis en place des «modèles hybrides»
empruntés pour partie à d’autres. Ce qui montre que l’apprentissage
mutuel a toujours été possible et utile
.
2.2. Définitions et
concepts
8. Il n’existe aucune définition officielle du MSE mais
les Etats providence européens et leurs économies se rejoignent
toujours sur certains principes communs. D’après les dernières recherches
entreprises par l’Organisation internationale du travail (OIT),
le MSE repose sur les grands piliers suivants
:
- des droits minimaux renforcés en matière de conditions
de travail;
- des systèmes de protection sociale universels et durables;
- des marchés de l’emploi inclusifs;
- un dialogue social fort et performant;
- des services publics et des services d’intérêt général;
- l’inclusion et la cohésion sociales.
9. Le concept développé par l’OIT est sans conteste très complet
et orienté vers les actions à mener – il permet en effet de mesurer
l’évolution d’indicateurs spécifiques sur des périodes longues –
mais il ne doit pas pour autant nous amener à limiter le MSE aux
systèmes de protection sociale ou à la législation du travail. Le MSE
en tant qu’ensemble de valeurs partagées dans toute l’Europe ne
se réduit pas à cela. Il s’agit d’une combinaison de valeurs, d’acquis
et d’aspirations, réalisés à des degrés divers et sous des formes
variées dans les différents Etats européens. A ce titre, je souscris
pleinement à la définition plus générale du MSE que donne Anthony
Giddens, à savoir un concept englobant:
- un Etat développé et interventionniste, financé par des
niveaux de fiscalité relativement élevés;
- un système de protection sociale solide, assurant une
couverture efficace à l’ensemble des citoyens mais avec un effort
particulier en direction des plus démunis;
- la limitation des différentes formes d’inégalités, économiques
ou autres;
- un rôle essentiel dévolu aux «partenaires sociaux», c’est-à-dire
aux syndicats et autres organisations défendant les droits des travailleurs;
- un ensemble général de valeurs fondamentales, notamment:
le partage des risques et des possibilités par l’ensemble de la
société, l’attachement à la solidarité et à la cohésion sociales,
la protection des membres les plus vulnérables de la société grâce
à une intervention sociale active, l’encouragement à la concertation
(plutôt qu’à l’affrontement) dans les relations de travail et l’attribution
à l’ensemble de la population d’un large éventail de droits économiques
et sociaux .
10. Au-delà de cette définition élémentaire, je tiens à faire
remarquer que le MSE n’est ni un concept statique ni la description
d’un état figé. Compte tenu des défis socio-économiques plus généraux
du XXIe siècle, il est certain que le
MSE lui-même doit être repensé. A ce titre, les différentes parties
prenantes ne devraient pas essayer de préserver à tout prix les
modèles et systèmes traditionnels mais s’orienter «vers un nouveau
modèle social européen», comme le suggère l’intitulé du présent
rapport, fondé sur l’expérience et les valeurs.
2.3. Les normes européennes
au service de la protection du MSE
11. Nous constatons, à la lumière des définitions énoncées
ci-dessus, que les droits sociaux individuels et collectifs, la
protection et les prestations sociales, la réglementation du travail
ainsi que le dialogue social figurent parmi les composantes essentielles
du modèle social européen. Ces droits sont pour certains inscrits dans
des textes européens ou internationaux, pour la plupart juridiquement
contraignants. L’Europe dispose donc d’un certain nombre d’instruments
auxquels il convient de se référer dès lors que l’on veut renforcer
la législation nationale ou élaborer des politiques ciblées pour
protéger un MSE tourné vers l’avenir.
12. Au niveau du Conseil de l’Europe, la Charte sociale européenne,
y compris sa version originale de 1961, ses protocoles d’amendement
et additionnels et le texte révisé de 1996, constitue sans conteste
la norme la plus importante et la plus complète. Elle est assortie
d’un mécanisme de suivi mis en œuvre par le Comité européen des
Droits sociaux (CEDS) et d’un système de réclamations collectives.
La promotion de ces normes a tout récemment été déclarée comme une
priorité du Conseil de l’Europe, notamment lors de la Conférence à
haut niveau sur la Charte sociale européenne tenue à Turin les 17
et 18 octobre 2014.
13. Au niveau de l’Union européenne, différents traités et normes
visent à garantir le respect des droits sociaux dans les politiques
européennes et nationales, établissant un mécanisme paneuropéen.
Il convient à ce titre de mentionner plus particulièrement: 1) la
Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne de 2000 qui
comporte des dispositions relatives aux droits sociaux dans différents
articles; au droit général à l’éducation, viennent s’ajouter, notamment
au titre IV («Solidarité»; articles 27 et suivants), l’exercice
de droits individuels et collectifs pour les travailleurs, la conciliation
de la vie professionnelle et de la vie familiale ainsi que l’accès
à la sécurité sociale, à l’aide sociale et aux soins médicaux; et
2) le Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne de 2007
(TFUE) qui dispose que les politiques de l’Union européenne doivent
chercher à éliminer les inégalités, promouvoir un niveau d’emploi
élevé, garantir une protection sociale adéquate, lutter contre l’exclusion
sociale, assurer l’accès à un niveau élevé d’éducation et de formation
et combattre toutes les formes de discrimination (articles 8 à 10),
et mentionne une stratégie européenne pour l’emploi et le rôle du
dialogue social (articles 145 à 150, 154 et 155)
.
3. Défis et menaces
pour le modèle social européen
14. La crise financière et économique qui domine l’actualité
européenne et internationale depuis 2008 est souvent évoquée comme
étant une menace sérieuse pour le MSE et ses composantes, y compris
par l’Assemblée parlementaire elle-même. Déjà dans sa
Résolution 1884 (2012) «Mesures d’austérité – un danger pour la démocratie
et les droits sociaux», l’Assemblée appelait «à des mesures énergiques
en faveur de la reprise économique» à la place d’une approche d’austérité,
ainsi qu’à la protection du modèle social européen. Les récentes
analyses d’experts de grande renommée sont très claires à cet égard:
«La théorie de l’austérité expansionniste a été mise à l’épreuve
et a échoué. Partout où des mesures d’austérité ont été mises en
œuvre, la reprise économique a été stoppée»
;
ou encore: «En effet, on a opéré un transfert au détriment des pauvres
et en faveur des riches. Or les premiers dépensent, tandis que les
seconds n’ont pas besoin de dépenser, d’où un affaiblissement de
la demande globale»
– pour n’en citer que quelques-unes.
15. En tant que rapporteure pour le présent rapport, je reconnais
pleinement que nous avons tous été touchés par la crise et que dans
mon propre pays, le Portugal, elle a indéniablement été ressentie
par beaucoup ces dernières années. Toutefois, je ne crois pas que
la crise actuelle soit le seul défi qui se pose au MSE; il est confronté
à d’autres problèmes bien plus profonds, liés aux évolutions socio-économiques mondiales
qui remontent au XXe siècle et qui posent
aujourd’hui de graves difficultés parce que beaucoup de nos pays
ne s’y sont pas adaptés assez rapidement ou assez efficacement et
que les mécanismes européens destinés à régler les questions relatives
à la zone euro et à la mondialisation n’étaient ni complets, ni
effectifs. En outre, de nouveaux défis sont apparus au début du
XXIe siècle, appelant à des politiques
publiques porteuses de solutions plus transversales et plus novatrices
que jamais et nous obligeant à remettre en question les valeurs
fondamentales de nos modes de vie actuels.
3.1. Défis socio-économiques
généraux à relever
16. Les analystes et les décideurs s’accordent tous sur
le fait que le MSE a été mis à rude épreuve ces dix dernières années,
et ce pour diverses raisons, que nous pourrions résumer comme suit:
- les facteurs extérieurs, comme
l’effondrement du monde bipolaire marqué par les clivages géopolitiques d’après-guerre,
l’accélération de la mondialisation, l’essor d’une société mondiale
de l’information, une industrie manufacturière en perte de vitesse
(notamment en raison des délocalisations vers des pays moins développés);
- les évolutions structurelles internes à l’Europe, notamment
les tendances démographiques caractérisées par un vieillissement
de la population et un recul de la natalité, la pénétration des technologies
de l’information et de la communication dans toutes les sphères
économiques et sociales, la désindustrialisation de l’Europe, la
transformation des structures familiales et l’augmentation des migrations;
- au niveau des valeurs de la société, l’émergence de nouvelles
formes d’individualisme et de consumérisme .
17. Ces tendances ont également été observées par les partenaires
économiques, à l’instar des employeurs européens
, lesquels font régulièrement valoir que
les niveaux élevés de chômage en Europe ne sont pas seulement imputables
à la crise mais sont une caractéristique persistante et une faiblesse
structurelle des marchés européens de l’emploi. Les employeurs sont
par ailleurs convaincus que les principales faiblesses structurelles
que l’Union européenne doit surmonter (parce qu’elles seraient la
cause du manque de compétitivité à l’échelle mondiale) sont les
coûts du travail non salariaux, la rigidité des systèmes de relations du
travail et l’inadéquation générale entre les qualifications des
individus et les besoins du marché de l’emploi.
18. Ainsi, les employeurs de nombreux pays d’Europe demandent
régulièrement des mesures plus souples pour créer des emplois en
période de récession économique et un investissement plus important
dans les systèmes d’éducation et de formation. Néanmoins, forte
de mon expérience au Portugal où nombre de jeunes ne peuvent espérer
que des emplois précaires, sous-payés et à temps partiel, je ne
suis pas d’accord pour dire qu’une flexibilité toujours plus grande
de l’emploi nous aidera à relever le défi du chômage à long terme
et de l’égalité des chances pour la jeune génération; je souscris
en revanche pleinement à l’idée que l’éducation et la formation
sont essentielles pour faire face aux défis économiques actuels.
19. L’Organisation de coopération et de développement économiques
(OCDE) a contribué de manière substantielle au débat ces dernières
années. Dès 2008, elle montrait que, au cours des années précédentes, l’écart
entre les riches et les pauvres s’était creusé dans la plupart de
ses pays membres (jusqu’à un écart de 1 à 9 entre les revenus des
plus riches et ceux des plus pauvres) même dans les pays traditionnellement égalitaires
comme l’Allemagne, le Danemark ou la Suède (écart de 1 à 6 en 2011).
20. Même s’il est certain que la crise a renforcé l’urgence de
remédier aux inégalités existantes, c’est ailleurs qu’il faut chercher
les causes profondes. L’un des scénarios «cause et effet» échafaudé
par l’OCDE commence avec le progrès technologique et les technologies
de l’information qui, bien que moteurs de la croissance économique,
ont davantage profité aux travailleurs les plus instruits et les
mieux rémunérés, tandis que les moins qualifiés sont restés à la
traîne – phénomène encore plus marqué sur les marchés du travail rendus
plus flexibles. Les systèmes de protection sociale (pour aider ceux
qui sont dans le besoin) s’en sont trouvés malmenés, étant eux-mêmes
limités par des règles plus strictes découlant des mesures d’austérité
et ayant donc des effets redistributifs amoindris. L’OCDE propose
donc deux axes d’action pour venir à bout des inégalités persistantes:
1) l’amélioration des qualifications de la main d’œuvre par la formation
et l’éducation (qui doivent commencer dès la prime enfance); et
2) la redistribution grâce à la réforme des politiques fiscales et
sociales (notamment en recherchant une meilleure discipline fiscale
et en réévaluant le rôle de l’impôt vis-à-vis de l’ensemble des
formes de patrimoine, transferts d’actifs compris)
.
21. Pas plus tard qu’en juin 2014, l’OCDE, dans son point régulier
sur les inégalités de revenu, a fait observer que «malgré une reprise
économique déjà bien avancée, la distribution des revenus avant
impôts et transferts reste nettement plus inégalitaire qu’elle ne
l’était avant la crise économique mondiale». Dans son analyse, elle
ajoute que les revenus des 10 % les plus pauvres de la population
continuent de diminuer ou augmentent moins que ceux des 10 % les
plus riches, alors qu’une évolution de long terme déjà observée
s’est accrue pendant la crise: les jeunes ont remplacé les personnes
âgées en tant que groupe le plus exposé au risque de pauvreté monétaire
.
Cela montre une fois encore, me semble-t-il, que la question de
l’emploi des jeunes sera cruciale dans les années à venir.
22. Plus récemment, en décembre 2014, l’OCDE a apporté de nouveaux
éléments prouvant que les inégalités de revenu pesaient sur la croissance
économique
. Dans son Annuel 2014, elle met
l’accent sur la croissance inclusive, l’emploi et la confiance,
appelant notamment à un soutien à la jeune génération, à l’intégration
continue des personnes âgées sur le marché du travail et à l’adoption
de mesures destinées à rétablir la confiance des citoyens dans les
systèmes de finances publiques (par la lutte contre la corruption
et l’instauration de systèmes fiscaux justes)
.
23. S’intéressant aux évolutions qui devraient avoir un impact
positif sur la croissance économique, l’OIT a aussi montré récemment
que les personnes âgées pouvaient constituer un atout à cet égard,
et encourage les politiques incitant ces personnes à conserver leur
emploi plus longtemps. En effet, les économies qui disposent d’une
main d’œuvre plus âgée en moyenne peuvent connaître des accélérations
de croissance grâce à la longue expérience et à la meilleure capacité
de jugement des travailleurs âgés. Cependant, pour relever les défis
liés à la diminution de la population active (due à l’augmentation
du nombre de personnes âgées non actives), l’OIT considère qu’il
est primordial d’embaucher davantage de femmes
.
3.2. Les répercussions
de la crise actuelle sur le MSE
24. L’OIT, en coopération avec la Commission européenne,
a entrepris des recherches approfondies et détaillées sur les répercussions
de la crise et des politiques d’austérité sur les six piliers du
MSE: 1) des droits minimaux renforcés en matière de conditions de
travail; 2) des marchés du travail inclusifs proposant des emplois
de qualité et des rémunérations décentes; 3) des systèmes de protection
sociale universels et viables; 4) un dialogue social fort; 5) des
services publics; et 6) la cohésion et l’inclusion sociales
.
25. Dans ce cadre, l’OIT a notamment trouvé que, dans certains
pays, durant les premières années de la crise, le MSE avait continué
de fonctionner grâce à certains «stabilisateurs automatiques» en
place, comme des dépenses sociales accrues pour amortir les effets
sociaux du choc économique ou le dialogue social pour limiter les
licenciements et le chômage. Les pays dans lesquels les systèmes
de protection sociale ou de dialogue social étaient moins performants,
comme certains nouveaux Etats membres de l’Union européenne (notamment
des pays d’Europe centrale et orientale), se sont souvent retrouvés
aux prises avec des licenciements immédiats et massifs.
26. Dans la deuxième phase de la crise, cependant, des programmes
d’austérité ont été appliqués dans l’ensemble de l’Europe et les
considérations budgétaires ont donné lieu au réexamen des politiques
sociales dans la plupart des pays. S’il est vrai que les pays accusant
les déficits budgétaires les plus élevés ont subi la pression la
plus forte, nombreux ont été les pays à ressentir les effets des
programmes d’austérité sur l’ensemble des six piliers du MSE.
27. Parmi les répercussions directes, l’OIT a notamment observé
une tendance vers la détérioration des conditions de travail (précarité
des contrats et dégradation du milieu de travail) et une progression
des faibles revenus, de la pauvreté et des inégalités (en particulier
pour les ménages qui étaient déjà pauvres). La classe moyenne a
également été de plus en plus touchée par les carences sociales:
son revenu s’est diminué dans beaucoup de pays et son accès aux
services éducatifs et/ou de santé s’est trouvé limité; cela est particulièrement
préoccupant dans la mesure où la classe moyenne a toujours été une
importante source de financement pour les systèmes de sécurité sociale
. La pauvreté
est devenu un phénomène de grande ampleur (20 % ou plus de la population)
et les situations de dénuement grave sont en nette progression.
28. D’autres répercussions d’ordre économique font également obstacle
à la reprise: la consommation réduite des ménages, une motivation
et une productivité moindres, des conflits sociaux en hausse et
des taux de chômage record, une fois encore surtout chez les jeunes.
Parmi les enjeux stratégiques identifiés comme pertinents pour préserver
le MSE, figurent: les ajustements structurels du marché du travail;
la nécessité de politiques plus équilibrées; la distinction entre
les changements nécessaires pour des raisons de durabilité (par exemple
la réforme des systèmes de retraite) et ceux répondant à des impératifs
budgétaires; la «reconquête» des «acquis sociaux»; et le renforcement
du rôle des acteurs nationaux et européens
.
29. Force est de constater que dans plusieurs pays, sous la pression
de la crise, les syndicats ont perdu de l’influence et les conventions
collectives ont été fragilisées, comme le montre également le rapport
qui a donné lieu à la
Résolution
2033 (2015) sur la protection du droit de négociation collective,
y compris le droit de grève, adoptée par l’Assemblée pas plus tard
qu’en janvier 2015. Les emplois temporaires et à temps partiel ne
sont plus des mesures exceptionnelles mises en œuvre pour surmonter
des situations difficiles: ils s’inscrivent de plus en plus dans
des mesures générales à long terme. A plusieurs reprises ces dernières
années, la Confédération européenne des syndicats (CES) a donc appelé
à «un contrat social pour l’Europe», qui serait porteur de progrès
social dans l’ensemble de l’Union européenne en compensant les effets
des politiques d’austérité actuelles. Toute feuille de route sur
la dimension sociale devrait s’attaquer de manière efficace aux problèmes
éthiquement inacceptables que sont les inégalités, la pauvreté,
le chômage et le travail précaire, cela étant une condition préalable
essentielle à une gouvernance économique durable
. Comme l’a rappelé le Président
de l’Irlande, Michael D. Higgins, lors de la première partie de
la session ordinaire de 2015 de l’Assemblée parlementaire
, il est fondamental que les délibérations
sur les questions économiques comportent une dimension éthique.
30. D’autres observateurs ont même averti que la crise actuelle
pourrait entraîner une crise de la démocratie. En effet, les évolutions
que connaît actuellement l’Europe risquent de mettre en péril ses
acquis démocratiques, au nom d’un «dogme économique pervers» fondé
sur des programmes d’austérité permanents alors qu’une relance économique
est nécessaire. Après la seconde guerre mondiale, l’établissement
d’un consensus politique entre les partis a abouti à la mise en
place de programmes de protection sociale dans de nombreux pays
qui ont permis de diminuer la pauvreté, de réduire les inégalités
et d’améliorer les niveaux de vie. Mais ce consensus politique et
le contrat social étant aujourd’hui mis à mal, on observe dans beaucoup
d’Etats une profonde crise de la gouvernance qui se traduit notamment
par l’augmentation des votes protestataires en faveur de mouvements
extrémistes et populistes
.
3.3. Le MSE: une solution
à la crise économique?
31. D’après la Commission européenne, les effets des
récents chocs économiques sur l’emploi et les revenus ont été moindres,
et donc la résilience plus grande, dans les pays disposant de marchés
du travail plus ouverts et moins segmentés, de systèmes de protection
sociale plus efficients, proposant et utilisant davantage des dispositifs
de chômage partiel, ayant davantage investi dans l’éducation tout
au long de la vie et offrant des allocations de chômage et autres
prestations sociales qui bénéficient au plus grand nombre et qui
tiennent compte des cycles économiques
. Cela montre que le MSE, ou tout
du moins certaines de ses composantes essentielles, peuvent servir
de facteurs de résilience et être la clé de voûte d’une sortie de
crise.
32. Si l’on se penche sur l’histoire socio-économique de l’Europe
et sur ses schémas de développement, on en trouve également une
illustration dans la réussite remarquable, tant économique que sociale, de
certains Etats de l’Union européenne: au tournant du siècle, les
résultats les plus impressionnants ont été ceux du Danemark, de
la Finlande et de la Suède qui ont généré des taux de croissance
plus élevés que par exemple ceux de l’Allemagne, de la France ou
de l’Italie. Leurs «schémas d’investissement social» ont été invoqués comme
l’une des caractéristiques essentielles de leur succès. Il s’agit,
notamment, d’investissements majeurs dans les technologies innovantes
via la recherche et l’éducation, l’introduction d’éléments de «flexicurité»
sur le marché du travail et la promotion de politiques favorables
à la famille, et donc un investissement massif dans les enfants
et une influence renforcée de la main d’œuvre féminine
.
33. Je ne suis pas certaine que toutes les mesures appliquées
dans les pays nordiques puissent être «exportées» en l’état dans
d’autres pays. Je pense toutefois que les responsables politiques
et les autres parties prenantes devraient s’inspirer de ces exemples,
ainsi que d’autres bonnes pratiques plus récentes, pour de futures
politiques sociales. L’échange européen de bonnes pratiques dans
ce domaine, notamment par le biais d’instances parlementaires comme
notre Assemblée, doit se poursuivre et être encouragé.
34. S’agissant en particulier de la dimension sociale de l’Union
européenne, les chercheurs appellent également à l’adoption de nouvelles
approches. Ils préconisent de reconnaître «que nous sommes confrontés à
des problèmes économiques et de financement public, et non à des
problèmes découlant d’Etats providence «hypertrophiés» au sein de
l’Union européenne», et que «si les Etats providence et la cohésion
sociale au sein de la zone euro ne sont pas viables dans les périodes
difficiles, la légitimité de l’intégration européenne peut sérieusement
être remise en question». En fait, ce que l’on cherche à déterminer,
c’est si l’objectif d’une grande solidarité entre les Etats membres
de l’Union européenne pourra être atteint par la voie politique
.
35. Cependant, d’autres observateurs soutiennent que toute nouvelle
proposition relative à une Europe sociale doit prévoir une sortie
rapide de la récession et une baisse du chômage, promouvant l’idée
d’un salaire minimum européen (qui varierait selon les pays) en
tant que «rempart» contre la déflation
.
L’approche la plus audacieuse suggère même l’introduction d’un revenu
minimum garanti européen, qui serait géré par une nouvelle «agence
de l’Union européenne pour le plein emploi» et qui pourrait être
financé par des fonds de pension ou des obligations émises par la
Banque centrale européenne (BCE), dont le statut sera élargi
. Ces approches spécifiques et ambitieuses
– et d’autres – devront être étudiées de façon plus approfondie
et faire l’objet de négociations entre les Etats membres, et au
sein de ceux-ci, dans le processus de définition d’un modèle social
européen pour l’avenir.
36. Dans sa stratégie Europe 2020, l’objectif général défini par
l’Union européenne est de parvenir à une croissance qui soit intelligente
(en investissant de manière plus efficace dans l’éducation, la recherche
et l’innovation), durable (en favorisant la transition vers une
économie à faible émission de carbone) et inclusive (en mettant
l’accent sur la création d’emplois et la réduction de la pauvreté),
en s’attachant aux cinq objectifs phare dans les domaines de l’emploi,
de l’innovation, de l’éducation, de la réduction de la pauvreté
et du climat/de l’énergie
. Ou comme l’a affirmé en 2013 le
commissaire européen László Andor: «En investissant dans nos citoyens
– en développant leurs compétences et leurs aptitudes et en leur
assurant des moyens de subsistance suffisants – nous serons mieux
préparés pour sortir de la crise plus forts, plus solidaires et
plus compétitifs à long terme
.»
37. Le modèle social européen n’est pas un concept du passé; c’est
un ensemble de valeurs et de droits sociaux qui pour certains nous
ont aidés à traverser la récente crise (alors que d’autres droits
ont été mis à mal) et qui serviront de rempart contre de futures
crises économiques. Cependant, force est de constater que, dans
le contexte socio-économique mondial actuel, le MSE lui-même doit
être quelque peu «modernisé» et qu’un nouveau consensus politique
et social doit être trouvé. Seul un modèle social européen renouvelé
sera à même de relever véritablement les grands défis socio-économiques
du XXIe siècle. Il ne s’agit pas ici
de vouloir «inventer» un modèle socio-économique entièrement nouveau
mais je tiens à attirer l’attention sur certaines mesures d’intervention
et actions prioritaires décisives qui sont nécessaires pour réduire
les inégalités dans un nouveau contexte démographique et de mondialisation
et pour donner naissance à des Etats providence modernes et pérennes
selon le principe du partage des responsabilités.
4. «Vers un nouveau
modèle social européen»: une conception nouvelle et les étapes pour
y parvenir
38. Une nouvelle conception commune du modèle social
européen ne peut-être que collective et devra résulter d’un processus
de négociation entre les différents acteurs socio-économiques, notamment
les partis politiques, les pouvoirs publics, les partenaires sociaux
et la société civile. Dans la mesure où il n’y a pas un mais plusieurs
modèles sociaux en Europe, il faudra sans doute adapter les nouvelles
visions aux différents pays, en tenant compte non seulement de la
société que souhaitent façonner les individus dans un pays donné mais
aussi de ce qui est réalisable dans un contexte économique donné.
39. Je souhaiterais néanmoins partager ma conception personnelle
d’un nouveau MSE. Elle correspond en partie à la définition de l’OIT
qui figure plus haut et englobera donc – il s’agit de mes propres
termes – une égalité d’accès pour tous à l’emploi, à des conditions
de travail décentes, aux systèmes de protection sociale et aux services
publics, dont l’éducation et les soins de santé, dans la perspective
de surmonter, ou tout au moins minimiser, les inégalités à différents
niveaux à moyen terme. Il prévoirait également un soutien spécial pour
les personnes ayant des besoins particuliers en matière de protection,
à savoir les enfants, les jeunes, les personnes âgées et les personnes
qui sont régulièrement victimes de discrimination comme les personnes handicapées,
les minorités ethniques et les migrants. Un modèle sociétal européen
devrait défendre des valeurs humanistes comme la solidarité, l’inclusion
et la cohésion sociales.
40. Dans un monde idéal, les services fournis par les Etats providence
modernes seraient organisés de manière totalement durable, en veillant
à ce que nous ne vivions pas aux dépens des générations futures.
A long terme, cela signifie également que les défis connexes, comme
la protection de l’environnement et le changement climatique ou
les politiques migratoires, devront un jour ou l’autre recevoir
toute l’attention des sociétés européennes; toutefois, ces questions
ne seront pas développées ici car elles sortent du cadre du présent
rapport.
41. A moyen terme, pour garantir la pérennité des systèmes de
protection sociale, il sera nécessaire de rétablir la confiance
des citoyens dans les finances publiques, ce qui passe par la lutte
contre la corruption et la fraude fiscale et par la révision des
modes de redistribution, en réévaluant les taxes sur l’ensemble
des formes de patrimoine (qui sont souvent les principales sources
de revenu des classes aisées). A cet égard, même l’Union européenne
a récemment appelé à des «réformes fiscales qui concilient les objectifs
d’efficacité et d’équité», encourageant notamment à poser un regard
critique sur la fiscalité élevée à laquelle est soumise le travail
(et qui peut constituer un obstacle à la création d’emplois) et
à lutter contre la fraude fiscale (afin de contribuer positivement
à l’emploi et aux politiques sociales)
.
42. Autre question fondamentale pour la pérennité des systèmes
de protection sociale: les politiques de santé. En effet, la santé
publique (et individuelle) non seulement garantit la productivité
et le bien-être des travailleurs, mais elle constitue également
une source de nouveaux emplois et de revenu
. En outre, la durabilité
des systèmes de santé eux-mêmes doit être garantie, notamment dans
les périodes où les ressources financières sont restreintes, pour
continuer à assurer à tous un accès universel à des soins de santé
de qualité. Par conséquent, les stratégies actives d’inclusion sociale
devraient prévoir un large accès à des services de santé abordables
et de grande qualité, comme le préconise également la Commission européenne
.
43. Toutefois, l’emploi doit être considéré comme un enjeu essentiel
par les décideurs politiques lors de la conception et de la mise
en œuvre des politiques européennes et nationales dans le contexte
de la crise. En effet, le travail n’est pas seulement une source
de satisfaction et de revenus personnels; il favorise également l’inclusion
et la cohésion sociales dans toute la société. Ou, pour reprendre
la formule d’Anthony Giddens dans son ouvrage «Le nouveau modèle
européen» (
Europe in the Global Age):
«Avoir un emploi décent est le meilleur moyen de sortir de la pauvreté
.»
44. Il importe d’insister plus particulièrement sur la question
de l’emploi des jeunes, étant donné que dans la plupart des pays
touchés par la crise actuelle, il est particulièrement difficile
pour les jeunes d’accéder au marché du travail ou de trouver un
emploi décent. Les deux questions que sont le chômage des jeunes
et les emplois décents ont déjà été abordées par l’Assemblée parlementaire
dans des textes récents qui font apparaître quelques-unes des mesures
essentielles à prendre
.
Au niveau de l’Union européenne, le programme «Garantie pour la
jeunesse», adopté en 2013 et mis en œuvre depuis 2015, est un pas
dans la bonne direction, mais il convient de s’assurer que les gouvernements
nationaux déploient également suffisamment de ressources pour permettre
à cette nouvelle approche de fonctionner
.
45. Pour conclure, et sans vouloir entrer davantage dans le détail,
je dirai que: l’Europe devrait être en première ligne de ceux qui
vont de l’avant, non seulement pour ce qui est de réformer et d’affiner
ses politiques socio-économiques mais aussi lorsqu’il s’agit de
proposer des valeurs sociétales nouvelles et plus durables. Les
organisations internationales et les gouvernements s’efforcent de
mettre au point de nouveaux paradigmes pour définir et mesurer le
bien-être économique et social
. Là encore, l’Assemblée s’est
déjà longuement penchée sur cette question dans le cadre de l’élaboration
de la
Résolution 2023
(2014) «Mesurer et améliorer le bien-être des citoyens européens»
(voir également Doc. 13539). D’autres recherches sur le comportement
économique, le bonheur, le bien-être au travail et la croissance
durable nous éclairent également sur de nouvelles voies possibles
qui ne sont pas incompatibles avec le MSE. Gardons à l’esprit que la
légitimité politique provient du peuple et poursuivons le travail
à la recherche du bien commun.
46. Aussi, s’agissant des nouvelles conceptions du MSE, la croissance
économique ne doit pas être la seule et unique solution pour parvenir
à plus d’égalité et de bien-être pour tous. En termes de développement véritablement
durable, j’ai la conviction qu’il nous faut, à un moment donné,
remettre en cause notre idéologie actuelle de la croissance, même
lorsqu’elle se présente sous les traits d’une «croissance intelligente,
durable et inclusive».
5. Conclusions
et recommandations
47. Le sujet du présent rapport est vaste et pourrait
presque donner lieu à une tentative d’orienter l’évolution future
des sociétés européennes et leur fonctionnement économique et social.
Cet objectif n’étant pas réaliste, je propose que l’Assemblée parlementaire
se concentre sur les recommandations principales, qui visent à renouveler
et à renforcer le MSE face aux défis les plus urgents.
48. S’agissant des niveaux d’intervention requis, compte tenu
des défis évoqués plus haut, et des mesures les plus urgentes à
prendre pour venir à bout des inégalités actuelles, je considère,
notamment, que les lignes d’action suivantes sont nécessaires (et
doivent être recommandées aux Etats membres du Conseil de l’Europe):
- Droits sociaux aux niveaux européen
et national:
- garantir la compatibilité
des nouvelles mesures avec les droits sociaux individuels et collectifs, notamment
en consultant à l’avance les institutions nationales de droits de
l’homme;
- améliorer la mise en œuvre des droits sociaux en renforçant
les mécanismes de contrôle, en particulier en ratifiant le Protocole
portant amendement à la Charte sociale européenne et son Protocole
additionnel prévoyant un système de réclamations collectives;
- Politiques économiques et sociales:
- concevoir et mettre en œuvre des stratégies globales pour
lutter contre la pauvreté des enfants et pour promouvoir l’emploi
des jeunes, en remédiant en particulier aux difficultés que rencontrent
actuellement ces derniers pour accéder au marché du travail;
- renforcer la participation des femmes et les intégrer
dans le marché du travail en proposant des services de garde d’enfants
qui soient abordables, fiables et de qualité;
- mettre en œuvre des solutions novatrices pour continuer
à employer les personnes âgées dans une société vieillissante (par
exemple par le biais de modèles souples de travail à temps partiel, du
mentorat, etc.);
- concevoir et mettre en œuvre des stratégies spécifiques
en matière d’emploi pour favoriser l’inclusion des groupes qui sont
régulièrement victimes de discrimination (minorités ethniques, migrants,
personnes handicapées);
- proposer des mesures d’incitation innovantes ou investir
directement dans de nouvelles activités pour stimuler la création
d’emplois (dans des secteurs comme les énergies renouvelables, les infrastructures
technologiques numériques ou les services sanitaires et sociaux
novateurs);
- Politiques relatives à l’éducation et à la formation:
- concevoir des politiques et
systèmes éducatifs visant à assurer l’égalité des chances dès le
plus jeune âge (pour briser le «cercle vicieux de l’inégalité» en
intervenant à un stade précoce), et englobant des stratégies d’apprentissage
tout au long de la vie;
- assurer des formations professionnelles initiales et continues
qui tiennent compte des dernières avancées technologiques (technologies
numériques, biotechnologies, etc.);
- renforcer les systèmes éducatifs qui ont fait leurs preuves
dans certains contextes nationaux (par exemple les systèmes de formation
en alternance combinant la formation en entreprise et l’enseignement
académique);
- orienter les jeunes dans leur passage du système éducatif
au marché du travail pour éviter le risque d’inadéquation entre
les profils existants et les emplois disponibles, et favoriser l’entreprenariat;
- Législation et politiques fiscales:
- renforcer les effets redistributifs des régimes de taxation
au moyen de réformes pertinentes (notamment en réévaluant l’imposition
sur le patrimoine et les transactions financières);
- améliorer le respect des obligations fiscales en luttant
contre la fraude fiscale et le recours aux paradis fiscaux, et affecter
les recettes à des investissements économiques et sociaux, de façon à
créer des possibilités d’emploi de qualité;
- Enveloppe budgétaire pour les systèmes de protection sociale
et les prestations sociales:
- améliorer
la pérennité des systèmes de protection sociale, en veillant notamment
à ce que les prestations sociales soient accordées de façon ciblée;
- garantir la bonne gouvernance des systèmes de prestations
sociales et lutter contre toutes les formes de corruption pour maximiser
les effets redistributifs de ces systèmes;
- Services et investissement publics:
- affecter les économies réalisées grâce à d’autres mesures
aux politiques d’«investissement social», en mettant l’accent sur
de nouveaux types d’infrastructures et services (notamment les énergies
renouvelables, les technologies numériques, et les soins et méthodes
de prévention innovants en matière de santé);
- moderniser la prestation de services publics en ayant
recours aux nouvelles technologies numériques, en développant les
compétences des citoyens à cet égard et en décentralisant l’élaboration
des politiques, tout en garantissant un accès universel à ces services.
49. Pour conclure: Il va de soi que la mise au point du nouveau
modèle social européen prendra du temps. Elle implique un processus
visant à atteindre un nouveau consensus européen sur les droits
sociaux et les normes minimales à garantir, sur le dialogue social
et les processus démocratiques à assurer dans tous les domaines
de la société, y compris dans les relations et les décisions économiques,
et sur les valeurs que constituent la solidarité et la cohésion,
qui doivent rester les principes directeurs des politiques socio-économiques.
Des décisions pertinentes doivent être prises par le biais des procédures
démocratiques et électorales habituelles. Il existe actuellement
en Europe une large convergence de vues quant au fait que la protection
contre la pauvreté et l’inégalité des revenus est une caractéristique
importante de la démocratie
. Ces questions
sont par conséquent au cœur de l’ambition du Conseil de l’Europe
pour le continent.
50. Toute action publique ou privée menée en Europe aujourd’hui
devrait reposer sur une vision commune fondée sur le partage des
responsabilités, l’égalité des chances pour tous dès le plus jeune
âge, des systèmes de sécurité sociale solides et des niveaux équitables
de redistribution. Toutefois, comme le rappelle Anthony Giddens
, ce modèle doit être
durable. C’est pourquoi l’Europe devrait passer du traditionnel
«Etat providence» à un «Etat d’investissement social» ou «Etat providence
positif», qui encourage l’éducation et le développement des compétences,
la prospérité, les choix de vie actifs et la participation économique
et sociale. Tandis que l’Etat providence classique consistait davantage
en un système de gestion du risque, l’Etat d’investissement social
devrait permettre de mieux anticiper les évolutions et de trouver
un nouvel équilibre entre les responsabilités et les contributions
individuelles, d’une part, et les interventions de l’Etat, d’autre
part, sans négliger sa fonction en matière de protection sociale
et de stabilisation de l’économie. Comme le Comité de la protection
sociale l’a récemment indiqué
: «Il est temps de construire des
systèmes de protection sociale appropriés et effectifs, qui combinent
une dimension forte d’investissement social avec une meilleure protection.»