1. Introduction:
cadre et but du rapport
1. Les attaques terroristes tragiques qui ont eu lieu
les 7, 8 et 9 janvier 2015 à Paris
, la double
attaque meurtrière, les 14 et 15 février 2015 à Copenhague
, mais
aussi les profanations de cimetières juifs et catholiques en France
et d’autres épisodes de violence qui ciblent des communautés religieuses,
nous montrent, de façon dramatique, la nécessité de reprendre notre
réflexion sur «le vivre ensemble» dans nos sociétés démocratiques.
2. Au-delà de la tristesse et de la consternation que ces actes
barbares provoquent, il faut se demander non pas seulement si nous
aurions pu les éviter, mais comment nous allons agir pour en éviter
d’autres. Se poser cette question n’implique aucune intention de
culpabiliser – voire de nous culpabiliser. Il s’agit simplement
de mieux comprendre la situation afin d’adopter des mesures efficaces.
3. Comprendre, ce n’est pas justifier. Il n’y a pas de justification
possible à ces actes; il n’y a notamment aucune justification liée
à la foi religieuse (réelle ou prétendue) des auteurs. La tuerie,
de même que la profanation des lieux de culte ou des cimetières,
n’a rien d’un acte de foi: c’est tout simplement une offense à toutes
les religions ainsi qu’à la raison humaine que de prétendre le contraire.
4. Comprendre implique savoir distinguer; on ne saurait confondre
les jeunes musulmans dans certains quartiers défavorisés, désemparés
et à la recherche d’une place dans la société, avec les terroristes djihadistes ou
les fanatiques antisémites.
5. J’en arrive ainsi au cœur du thème du présent rapport: la
liberté de religion et le vivre ensemble dans une société démocratique.
Dans une société qui serait totalement homogène d’un point de vue
culturel, y compris religieux, la question de la liberté de religion
ne serait pas problématique. Si nous en discutons de plus en plus,
c’est que nos sociétés européennes sont plurielles et nos identités
culturelles et religieuses sont de plus en plus diversifiées.
6. L’axiome de notre Assemblée est que cette diversité et la
miscégénation des cultures non seulement sont inéluctables mais
constituent une richesse. Nous l’avons affirmé sans détour et de
façon réitérée.
7. Il faut arrêter d’avoir peur de la différence, abandonner
l’idée que tout se passerait mieux si l’autre était comme nous et
changer de discours politique concernant «l’identité» de la communauté
nationale, entendue comme monolithique et qui devient donc négation
de la nature plurielle des identités individuelles et collectives. En
somme, il faut arrêter de souhaiter «l’assimilation» de l’autre
et il faut promouvoir la reconnaissance de la diversité et l’intégration
de tous dans une société plurielle inclusive. Cela ne peut se faire
que si nous savons construire un consensus autour de valeurs communes
– y compris l’interculturalité
– qui fondent le vivre ensemble.
8. Le présent rapport ne saurait appréhender cet enjeu complexe
dans toutes ses multiples facettes, y compris celles qui relèvent
des institutions et processus démocratiques, mais a pour but de
contribuer à la plus vaste réflexion de l’Assemblée parlementaire
sur ces questions.
2. Le fait
religieux et droit à la liberté de religion
9. Les faits religieux sont des réalités historiques,
sociales et culturelles. Leur importance est loin d’être en déclin
et il est important d’en tenir compte. Dans la présente section,
je reprends quelques éléments (sociologiques et juridiques) concernant
le fait religieux et la protection que lui accorde la Convention européenne
des droits de l’homme (STE no 5, «la
Convention»).
2.1. Comprendre le fait
religieux et son ancrage dans la société
10. Comme le Professeur Jean-Paul Willaime
l’a
mis en évidence, les religions constituent des ressources identitaires
et éthiques, et elles offrent du sens dans les trois acceptions
de ce terme, car elles donnent:
- des
significations (de la vie et de la mort, du bonheur et du malheur);
- des orientations (au comportement);
- des sensations (émotions individuelles et collectives).
11. Les groupements religieux, comme toute réalité militante et
de conviction, peuvent générer des attitudes intolérantes, voire
la violence et le fanatisme. Dans ces expressions déviées, les religions
peuvent représenter un danger pour la démocratie et les droits de
l’homme. Cela est inacceptable, mais l’on ne saurait réduire les phénomènes
religieux à ces dérives et les diaboliser
.
12. Bien plus nombreux sont les exemples prouvant que les religions
sont des atouts pour le vivre ensemble. Dans tous nos pays, nous
avons des exemples d’appels, de mobilisations religieuses et d’actions
sur le terrain en faveur des plus faibles, des personnes déshéritées
et en situation d’extrême précarité (les réfugiés, les étrangers,
les Roms, l’enfance abandonnée, les sans-abris, les personnes handicapées,
les personnes âgées…). Les autorités religieuses sont souvent en
première ligne pour rappeler le devoir de solidarité citoyenne et
promouvoir la fraternité entre les peuples. De même, il n’est pas
rare que les leaders religieux prônent un changement du modèle économique
actuel et demandent dans le domaine écologique une gestion plus
avisée des ressources et la sauvegarde de l’environnement.
13. Par ailleurs, le rapport de notre commission sur «La dimension
religieuse du dialogue interculturel», mais aussi les témoignages
de divers experts que nous avons entendus
, nous rappellent la réponse des religions
aux extrémismes et leur engagement sur le terrain de la diversité
culturelle et religieuse.
14. M. Kbibech a souligné que les croyants et les humanistes de
toutes les cultures et de toutes les religions ont pour tâche de
rapprocher les communautés et les peuples. Le Grand Rabbin Guigui
a rappelé que chaque religion doit avoir sa propre identité si elle
veut prendre racine dans un pays, et que la seule façon de prévenir le
djihadisme est de donner à chacun une identité. Mme Marguerite
A. Peeters, renvoyant à l’article 1 de la Déclaration universelle
des droits de l’homme
, a insisté sur l’urgence, «dans
les discours politiques et dans l’éducation et la culture, de mettre
en avant ce que les êtres humains ont en commun: la conscience,
la raison et le cœur»; elle a souligné aussi qu’en ces temps de
fragmentation, le patrimoine des cultures non occidentales peut
contribuer à libérer nos cultures de leur individualisme et à promouvoir
un développement plus complet de la personne humaine.
15. Je souhaite mentionner à cet égard les propos de Sa Sainteté
le Pape François lors de son discours au Conseil de l’Europe du
25 novembre 2015: «La voie privilégiée vers la paix (…) c’est de
reconnaître dans l’autre non un ennemi à combattre, mais un frère
à accueillir.»
16. Enfin – à l’instar du professeur Willaime –, est-il essentiel
d’insister sur le fait qu’il est erroné de vouloir faire taire les
religions sur des sujets qui prêtent à controverse (questions relatives
à la sexualité, au genre, à la filiation, à la gestation pour autrui,
à la procréation médicalement assistée, au risque d’eugénisme, à
la fin de vie et à l’euthanasie, à une recherche scientifique sans
bornes éthiques…). Même lorsqu’ils gênent par leurs prises de position,
il est clair que les citoyens qui adhèrent à une conviction religieuse
ont le droit – comme les autres et avec les mêmes limitations –
à la «liberté d’expression». La reconnaissance du fait religieux
par les Etats passe aussi par cette acceptation d’un désaccord possible,
dans le respect de l’ordre constitutionnel. Je reviendrai sur cette
question plus loin.
2.2. Le droit à la liberté
de religion: signification, portée et étendue de la protection
17. Bien entendu, à la base de la relation entre Etats
et groupes religieux, il y a le droit à la liberté de religion. La
liberté de pensée, de conscience et de religion est protégée par
l’article 9 de la Convention européenne des droits de l’homme, qui
dispose:
«1. Toute personne a
droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion; ce droit
implique la liberté de changer de religion ou de conviction, ainsi
que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction individuellement
ou collectivement, en public ou en privé, par le culte, l’enseignement,
les pratiques et l’accomplissement des rites.
2. La liberté de manifester sa religion ou ses convictions
ne peut faire l’objet d’autres restrictions que celles qui, prévues
par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société
démocratique, à la sécurité publique, à la protection de l’ordre,
de la santé ou de la morale publiques, ou à la protection des droits
et libertés d’autrui.»
18. L’article 2 du Protocole no 1 à
la Convention (STE no 9) porte sur un
aspect particulier de la liberté de religion, à savoir le droit
des parents d’assurer l’éducation de leurs enfants conformément
à leurs convictions religieuses:
«...
L’Etat, dans l’exercice des fonctions qu’il assumera dans le domaine
de l’éducation et de l’enseignement, respectera le droit des parents
d’assurer cette éducation et cet enseignement conformément à leurs
convictions religieuses et philosophiques.»
19. Notre rapport sur «La dimension religieuse du dialogue interculturel»
inclut une analyse détaillée
de la place de la religion dans les Etats européens et des règles
qui régissent le culte en Europe, ainsi qu’une présentation de la
jurisprudence concernant l’article 9 de la Convention. Le Greffe
de la Cour européenne des droits de l’homme a publié, en octobre
2013, un aperçu actualisé de la jurisprudence de la Cour en matière
de liberté de religion
.
Sur cette base, les paragraphes ci-dessous mettent en lumière certains
principes clés qui devraient orienter nos travaux.
20. La liberté de pensée, de conscience et de religion, consacrée
par l’article 9 de la Convention, représente l’une des assises d’une
«société démocratique» au sens de la Convention. Le terme «religion»
doit être envisagé dans un sens non restrictif: les croyances religieuses
ne sauraient se limiter aux «grandes» religions. Tous les groupements
religieux et leurs adeptes bénéficient d’une égale garantie au regard
de la liberté consacrée par l’article 9.
21. Cette liberté figure, dans sa dimension religieuse, parmi
les éléments les plus essentiels de l’identité des croyants et de
leur conception de la vie. La liberté de religion implique, notamment,
celle d’adhérer ou non à une religion et celle de la pratiquer ou
de ne pas la pratiquer
.
22. L’article 9 doit s’interpréter à la lumière de l’article 11
de la Convention qui protège la vie associative contre toute ingérence
injustifiée de l’Etat. Vu sous cet angle, le droit des fidèles à
la liberté de religion suppose que la communauté puisse fonctionner
paisiblement, sans ingérence arbitraire de l’Etat
.
La participation à la vie de la communauté est une manifestation
particulière de la religion qui jouit en elle-même de la protection de
l’article 9 de la Convention
.
23. La liberté de religion présente un double aspect: interne
et externe. Sur le plan «interne», cette liberté est absolue. Sur
le plan «externe», la liberté religieuse implique aussi la liberté
de «manifester sa religion» individuellement et en privé, ou de
manière collective, en public et dans le cercle de ceux dont on
partage la foi.
24. L’article 9 énumère les diverses formes que peut prendre la
manifestation d’une religion ou d’une conviction, à savoir: le culte,
l’enseignement, les pratiques et l’accomplissement des rites. Sur
ce plan, la liberté en question n’est que relative, puisque l’ordre
public peut être concerné, voire menacé. La liberté de religion ne
protège pas n’importe quel comportement, pour peu qu’il soit motivé
par des considérations d’ordre religieux ou philosophique. L’article
9 de la Convention protège ce qui relève du for intérieur de l’individu
mais pas nécessairement tout comportement public dicté par la conviction:
c’est la raison pour laquelle il n’autorise pas à se soustraire
à une législation générale
.
Néanmoins, toute ingérence d’un Etat dans l’exercice du droit à la
liberté de religion doit être «nécessaire dans une société démocratique».
Cela signifie qu’elle doit répondre à un «besoin social impérieux»
.
25. Dans l’exercice de son pouvoir de réglementation en la matière
et dans sa relation avec les diverses religions, cultes et croyances,
l’Etat se doit d’être neutre et impartial; il y va du maintien du
pluralisme et du bon fonctionnement de la démocratie
.
26. Dans ce domaine délicat qu’est l’établissement de rapports
entre les communautés religieuses et l’Etat, ce dernier jouit en
principe d’une large marge d’appréciation
.
La Cour en délimite l’ampleur en tenant compte de la nécessité de
maintenir un véritable pluralisme religieux, inhérent à la notion
de société démocratique
. La Cour a également affirmé
que lorsque se trouvent en jeu des questions sur les rapports entre
l’Etat et les religions, sur lesquelles de profondes divergences
peuvent raisonnablement exister dans une société démocratique, il
y a lieu d’accorder une importance particulière au rôle du décideur
national
.
27. L’article 14 de la Convention et l’article 1 du Protocole
no 12 (STE no 177)
ne permettent pas à l’Etat de traiter différemment des personnes
dans des situations substantiellement analogues, sans une justification objective
et raisonnable. L’Etat bénéficie d’une certaine marge d’appréciation
lorsqu’il évalue si et dans quelle mesure les différences qui existent
justifient un traitement différent, mais la différence de traitement
doit poursuivre une finalité légitime et respecter le critère d’une
proportionnalité raisonnable
.
28. De façon symétrique, il découle de la jurisprudence sur l’article
14 que, dans certaines circonstances, l’absence d’un traitement
différencié à l’égard de personnes placées dans des situations sensiblement différentes
peut emporter violation de cette disposition
. Ainsi, la Cour ne
néglige pas les particularités des diverses religions (sur le plan
dogmatique, rituel, organisationnel ou autre), lorsque ces particularités
peuvent avoir une signification essentielle dans la solution du
litige porté devant elle.
29. Dans une société démocratique, où plusieurs religions (voire
plusieurs branches d’une même religion) et convictions coexistent
au sein d’une même population, il peut se révéler nécessaire d’assortir
la liberté de religion de limitations propres à concilier les intérêts
des divers groupes et à assurer le respect des convictions de chacun
.
3. Liberté de religion
et pratiques religieuses
30. Même si, globalement, les ordres juridiques des Etats
européens offrent une reconnaissance et une protection adéquate
aux diverses convictions (religieuses et non religieuses), comme
Mme Kitanović (Conférence des Eglises
d’Europe – KEK) nous en a fait état, les groupes religieux minoritaires
ont des doléances, notamment en ce qui concerne la possibilité réelle
de pratiquer leur religion sans discrimination.
31. Dès lors, il est utile d’insister sur le fait qu’au-delà du
droit de se constituer en personne morale – que les Etats devraient
garantir sans discrimination aux Eglises et aux communautés religieuses
et de conviction – les législations nationales devraient – comme
le demande la KEK
– assurer également d’autres droits
très concrets, concernant la libre pratique de la religion, y compris
le droit pour une communauté religieuse:
- de pratiquer sa foi publiquement et librement dans des
lieux de culte désignés à cette fin par elle-même ou d’autres lieux
accessibles au grand public, selon ses propres rites et coutumes;
- de gérer des institutions diaconales (hôpitaux, ateliers
de travail pour personnes handicapées, foyers de personnes âgées,
jardins d’enfants, etc.) et des écoles (lieux d’instruction);
- de faire connaître son opinion au grand public sans être
soumise à la censure.
32. Les témoignages des représentants du culte juif et du culte
musulman que nous avons entendus ont également porté sur les restrictions
– de droit ou de fait – à
la possibilité pour les fidèles de respecter certaines «pratiques
religieuses» considérées comme essentielles à l’expression de leur
identité et convictions religieuses. Ces pratiques étant considérées
des éléments constitutifs des croyances religieuses, les restrictions
pouvant les affecter posent la question d’atteintes éventuelles
à la liberté de religion.
33. Les pratiques religieuses que je prendrai en compte dans le
cadre du présent rapport sont celles qui vont au-delà de la «sphère
privée» et ont, du moins dans une certaine mesure, une «dimension
publique». C’est évidemment le cas lorsque les droits d’autres personnes
que les croyants sont en jeu et, plus généralement, lorsque la pratique
religieuse s’exerce dans un «espace public».
34. La circoncision entre dans cette catégorie, mais beaucoup
d’autres pratiques soulèvent des questions. Par exemple, au-delà
des problèmes particuliers que pose le voile intégral, les vêtements
ou symboles religieux qui sont portés ostensiblement sont fréquemment
interdits dans les établissements scolaires et les services publics
(ou même privés) pour préserver la neutralité entre les différentes
croyances et convictions. D’autres prescriptions pertinentes sont
celles qui concernent les aliments; à cet égard l’abattage rituel
est très important pour les communautés juives et musulmanes. Les
pratiques religieuses qui exigent des croyants de ne pas travailler
certains jours peuvent aussi créer des tensions entre les salariés
et les employeurs.
3.1. La circoncision
35. La pratique de la circoncision fait l’objet de nombreuses
polémiques dans plusieurs pays
. Après l’adoption de la
Résolution 1952 (2013) de l’Assemblée sur le droit des enfants à l’intégrité
physique, certains lecteurs ont mal interprété la position de l’Assemblée,
estimant qu’elle avait appelé à interdire la circoncision des jeunes
garçons. Il est important de préciser que ce n’est pas le cas. Au
contraire, l’Assemblée a appelé notamment les Etats membres du Conseil
de l’Europe à «définir clairement les conditions médicales, sanitaires et
autres à respecter s’agissant des pratiques qui sont aujourd’hui
largement répandues dans certaines communautés religieuses, telles
que la circoncision médicalement non justifiée des jeunes garçons» (paragraphe
7.5.2).
36. Toutefois, cette résolution, et plus précisément son paragraphe
2, risque de soulever la délicate question de savoir si la circoncision
peut être qualifiée de «violation de l’intégrité physique des enfants»
ou, en
d’autres termes, si la circoncision soulève en soi la question de
la compatibilité avec le droit des enfants à leur intégrité physique.
Il serait inexact, à mon avis, de conclure en ce sens. La circoncision
a certes une incidence sur l’intégrité physique de l’enfant et entraîne
une «altération permanente» (bien que mineure) du corps de l’enfant;
toutefois, ce n’est pas une «violation en soi» de l’intégrité physique
de l’enfant.
37. A cet égard, le lecteur a pu être induit en erreur par le
fait que la
Résolution
1952 (2013) mentionne la circoncision dans la même liste que notamment
les mutilations génitales féminines et les interventions médicales
à un âge précoce sur les enfants intersexués. Il s’agit là évidemment
de types très différents d’«altération physique» et, d’après moi,
l’Assemblée n’a jamais eu l’intention de mettre sur le même plan
ces pratiques et la circoncision des jeunes garçons.
38. Il est inutile d’examiner ici les avantages sanitaires potentiels
de la circoncision par rapport à ses éventuels inconvénients. Au
sein des sociétés européennes, dans de nombreux cas, c’est la croyance religieuse
des parents qui est le principal motif de la circoncision, sinon
le seul. A mon avis, il est tout à fait compréhensible et admissible
que les parents souhaitent partager leur foi avec leurs enfants
et leur désir de voir leurs enfants faire partie de leur communauté
religieuse n’a rien de condamnable.
39. Il faut, bien sûr, s’accorder sur la nécessité de protéger
l’enfant: l’intérêt de l’enfant doit être considéré comme primordial.
C’est pourquoi il est bon que les Etats «réglementent» la circoncision
en tant qu’acte médical. A cet égard:
- premièrement, la circoncision ne doit pas être autorisée
à moins qu’elle ne soit pratiquée par une personne ayant la formation
et le savoir-faire requis, dans des conditions médicales et sanitaires adéquates.
C’est là un impératif non négociable;
- deuxièmement, les parents devraient, je crois, prendre
des «décisions éclairées», ce qui signifie que, quelle que soit
l’importance accordée à l’acte d’un point de vue religieux, les
parents doivent être dûment informés de tout risque médical potentiel
ou de possibles contre-indications et les prendre en compte lorsqu’ils
décident de ce qui est préférable pour leur enfant.
40. Pour conclure sur cette question, je suis sûr que ni les autorités
religieuses responsables, ni les communautés elles-mêmes ne demanderaient
aux parents de causer un préjudice à leur enfant. Par conséquent,
je pense aussi que les autorités religieuses elles-mêmes pourraient
souhaiter trouver des moyens de concilier au mieux la tradition
religieuse et les droits de l’enfant dans les cas où il y aurait
des raisons médicales précises de s’opposer clairement à la pratique
de la circoncision.
3.2. Le voile intégral:
l’arrêt dans l’affaire S.A.S. c. France
41. Dans son arrêt de Grande Chambre dans l’affaire
S.A.S. c. France ,
la Cour européenne des droits de l’homme établit que l’interdiction
de porter une tenue destinée à dissimuler le visage – en l’espèce,
le voile intégral – dans l’espace public en France n’est pas contraire
à la Convention européenne des droits de l’homme.
42. La Cour constate que l’interdiction légale de dissimuler le
visage constitue une «ingérence permanente» dans l’exercice des
droits garantis par les articles 8 (droit au respect de la vie privée
et familiale) et surtout 9 (droit à la liberté de pensée, de conscience
et de religion) de la Convention. Néanmoins, l’interdiction contestée peut
par conséquent passer pour «proportionnée».
43. La Cour rejette les arguments du gouvernement français concernant
la «sécurité» ou la «sûreté» publiques ni, au titre de la «protection
des droits et libertés d’autrui», les arguments concernant le respect
de l’égalité entre les hommes et les femmes et de la dignité des
personnes. Néanmoins, pour la Cour, le fait de porter un voile cachant
le visage dans l’espace public peut porter atteinte à une autre
valeur d’une «société démocratique ouverte»: le «vivre ensemble».
44. A cet égard, la Cour souligne que le visage joue un rôle important
dans l’interaction sociale et que la possibilité de relations interpersonnelles
ouvertes, en vertu d’un consensus établi, est un élément indispensable
à la vie en société. Elle dit pouvoir comprendre le souhait que
des pratiques ou des attitudes mettant fondamentalement en cause
cette possibilité ne se développent pas. Ainsi, pour la Cour, le
voile intégral représente une «clôture» qui peut être perçue comme
portant atteinte au «droit d’autrui d’évoluer dans un espace de
sociabilité facilitant la vie ensemble».
45. Ensuite, la Cour note, en particulier, que l’acceptation ou
non du port du voile intégral dans l’espace public relèvent d’un
choix de société et qu’il manque une communauté de vues entre les
Etats membres du Conseil de l’Europe sur cette question
. Dans ce contexte, l’Etat concerné
dispose d’une ample marge d’appréciation et la Cour se doit de faire
preuve de réserve dans l’exercice de son contrôle de conventionnalité dès
lors qu’il la conduite à évaluer un arbitrage effectué selon des
modalités démocratiques au sein de la société en cause. L’interdiction
contestée peut par conséquent passer pour proportionnée au but poursuivi,
à savoir la préservation du «vivre ensemble».
46. Dans le cadre du présent rapport, je ne souhaite pas prendre
position par rapport à cet arrêt et ses implications possibles.
Je me limiterai à la remarque suivante: si l’affirmation de l’existence
du «droit d’autrui d’évoluer dans un espace de sociabilité facilitant
la vie ensemble», en l’espèce, porte à justifier une restriction de
la liberté de religion, elle peut aussi être le point de départ
pour développer une nouvelle conception du rôle de l’Etat dans la
promotion du «vivre ensemble».
47. J’ajouterai que la Cour reconnaît le fort impact négatif de
cette interdiction générale sur la situation des femmes qui souhaitent
porter le voile intégral en raison de leurs convictions et note
que de nombreux acteurs nationaux et internationaux de la protection
des droits fondamentaux considèrent qu’une interdiction générale est
disproportionnée
.
48. La Cour souligne également qu’un Etat qui s’engage dans un
tel processus législatif prend le risque de contribuer à consolider
des stéréotypes affectant certaines catégories de personnes et d’encourager l’expression
de l’intolérance alors qu’il se doit au contraire de promouvoir
la tolérance. Elle rappelle encore que des propos constitutifs d’une
attaque générale et véhémente contre un groupe identifié par une
religion ou des origines ethniques sont incompatibles avec les valeurs
de tolérance, de paix sociale et de non-discrimination qui sous-tendent
la Convention et ne relèvent pas du droit à la liberté d’expression
qu’elle consacre.
3.3. L’abattage rituel
49. Dans beaucoup de pays européens, l’abattage rituel
exigé par la religion juive et musulmane, va à l’encontre du principe
selon lequel l’animal à abattre doit, après immobilisation, être
préalablement étourdi (c’est-à-dire plongé dans un état d’inconscience
où il est maintenu jusqu’à intervention de la mort) pour lui éviter
toute souffrance.
50. En Suisse, suite à un référendum sur l’abattage rituel, la
Constitution a été modifiée en 1983 pour y introduire l’article
25 bis, qui interdit de saigner les animaux de boucherie sans les
avoir étourdis préalablement. Cette disposition, qui s’applique
à tout mode d’abattage et à toute espèce de bétail, interdit depuis
1894 l’abattage rituel. L’abattage d’animaux sans étourdissement
préalable est également interdit en Islande, Norvège et Suède.
51. Plusieurs Etats autorisent l’abattage sans étourdissement
préalable, mais sous des conditions spécifiques, telles que l’étourdissement
postérieur «immédiat». En Allemagne, des exemptions à l’étourdissement
peuvent être accordées aux abattoirs, mais seulement s’ils démontrent
qu’ils ont une clientèle religieuse locale. En juin 2011, la chambre
basse du Parlement des Pays-Bas avait voté en faveur d’une interdiction
de l’abattage sans étourdissement préalable. La communauté juive
a fermement condamné cette décision. En juin 2012, le Sénat des
Pays-Bas a rejeté le projet de loi et a proposé, comme compromis,
que durant l’abattage soit présent un vétérinaire et que la mort
de l’animal ait lieu avant 40 secondes.
52. En France, la dérogation est soumise à certaines conditions:
les abattages rituels doivent avoir lieu dans des abattoirs agréés;
les opérateurs doivent être titulaires d’un certificat de compétence
Protection animale (CCPA) et doivent être habilités par des organismes
religieux agréés (le Grand Rabbinat de France en ce qui concerne
l’abattage Cacher); les animaux doivent être immobilisés avant leur
saignée par des matériels de contention conformes.
53. Au niveau européen, l’abattage rituel est autorisé par la
Convention du Conseil de l’Europe sur la protection des animaux
d’abattage (STE no 102) de 1979 et par
le Règlement de l’Union européenne 1099/2009 sur la protection des
animaux au moment de leur mise à mort (qui s’applique depuis le
1er janvier 2013, remplaçant la Directive
93/119). Ce règlement permet que les méthodes d’abattage sans étourdissement
(pour motifs religieux) existantes puissent continuer; néanmoins,
les autorités nationales peuvent imposer des règles plus strictes,
y compris en refusant d’exempter l’abattage religieux des normes
sur l’étourdissement préalable.
54. Dans ce contexte et vu la diversité des solutions, il n’est
pas aisé de prendre une position tranchée dans un sens ou dans l’autre.
A titre personnel, il me semble que des législations comme celles
en France ou en Allemagne réconcilient de manière équilibrée le
souci légitime d’éviter aux animaux des souffrances injustifiées et
le respect du droit à la liberté de religion, qui implique aussi
le droit de manifester sa religion par l’accomplissement des rites
.
55. Mis à part le fait que le droit à la liberté de religion est
un droit fondamental, ces solutions me semblent aussi, en fin de
compte, répondre mieux au souci des protéger les animaux. En effet,
certains Etats justifient leur choix – qui sans doute répond au
ressenti de leurs populations – en expliquant que, de toute façon,
il est toujours possible pour les membres des religions concernées
d’importer la viande dont ils ont besoin; or, cet argument me semble
étrange: pour ceux qui tiennent à protéger les animaux, il devrait
être préférable d’assurer le respect de garanties strictes (établies
dans leur ordre juridique) plutôt que de déplacer le problème dans
d’autres pays, où peut-être l’abattage rituel s’effectue sans contraintes
particulières quant à la protection des animaux lors de leur mise
à mort.
4. La place des religions
dans une société démocratique
56. Il serait trop long – et peu utile au vu des finalités
de ce rapport – de poursuivre une analyse détaillée du traitement
dans les différents Etats d’autres pratiques religieuses qui soulèvent
des tensions. Par exemple, la question des tenues vestimentaires
– surtout le voile, mais pas seulement – pourrait vraisemblablement
faire l’objet à elle seule d’un rapport spécifique. Il suffit de
songer aux nombreux arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme
(dont quelques-uns déjà cités avant) ou, pour ne prendre que le
cas de la France, au fleuve d’encre qui a coulé sur l’affaire «Baby
Loup»
ou aux débats sur des questions
comme la suivante: peut-on accepter qu’une mère musulmane accompagne
des enfants en sortie scolaire avec son voile?
57. Comme nous l’a expliqué M. Kbibech, les débats sur le «voile
intégral», l’«identité nationale» ou l’«islamisation de la France»,
qui stigmatisent la communauté musulmane, peuvent engendrer un profond malaise
chez les jeunes musulmans: leur identité est remise en question
par les doutes persistants sur la compatibilité de leur «culture»
et de leurs «convictions religieuses» avec la vie en France. Par
contrecoup, même ceux qui n’affirmaient pas leurs différences culturelles
ou cultuelles se sentent obligés d’affirmer l’identité qu’on leur
impose. C’est un danger que nous devons prendre en compte dans notre
recherche de solutions pour faire barrage à la radicalisation.
58. Les tensions peuvent être d’intensité différente – et peuvent
être réduites – en fonction aussi de l’approche retenue par les
autorités nationales concernant le principe de laïcité et sa mise
en œuvre. Par ailleurs, la solution éventuelle à plusieurs conflits
passe par la volonté – ou non – de rechercher des «aménagements
raisonnables». Je traite ces questions dans les sections suivantes.
4.1. Vers une laïcité
de reconnaissance
59. Notre attachement au principe de laïcité ne saurait
être remis en cause. C’est un pilier de nos sociétés démocratiques
plurielles et nous devons nous assurer qu’il soit respecté. Néanmoins,
force est de constater que la façon dont la laïcité est comprise
et appliquée n’est pas univoque. Or, ces diverses conceptions de
la laïcité ont un impact sur les façons de concevoir la place et
le rôle des religions dans nos démocraties. A cet égard, je reprends
dans cette section quasiment in extenso l’analyse
faite de cette question par le professeur Willaime lors de son échange
de vues avec notre commission, à laquelle je souscris entièrement.
60. Le langue anglaise fait une distinction nette entre
secularity et
secularism,
et entre
Secular State et
Secularist State
. Alors que la sécularité
de l’Etat et des pouvoirs publics est une composante essentielle
des sociétés libérales, le sécularisme est une position idéologique
cherchant à promouvoir un ordre séculariste au nom de valeurs individualistes
qui lui sont propres. La laïcité, ce n’est pas l’Etat séculariste,
c’est l’Etat séculier (
Secular State)
soit, dans les sociétés démocratiques, un Etat neutre et impartial
par rapport aux religions et convictions de ses ressortissants,
autrement dit un Etat qui, en tant qu’Etat, ne professe ni une religion particulière,
ni une quelconque philosophie athée de la vie.
61. Cet Etat séculier, qui implique aussi le caractère séculier
des institutions et services publics (et de leurs agents), ne signifie
pas que la société soit laïque. Les personnes qui composent cette
dernière peuvent y avoir des options religieuses ou philosophiques
très diverses et les Etats peuvent prendre en compte de diverses manières
cette composante des sociétés civiles en intégrant leurs contributions
à la vie publique.
62. Cette laïcité, avec l’Etat qui adopte une position en principe
neutre en matière de conceptions de la vie, repose sur les trois
éléments suivants:
- la liberté
de conscience, de pensée et de religion qui inclut la liberté d’avoir
une religion ou de ne pas en avoir, la liberté de changer de religion
et de pratiquer ou non la religion de son choix (dans les seules limites
du respect des lois, de la démocratie et des droits de l’homme);
- l’égalité de droits et de devoirs de tous les citoyens
quelles que soient leurs identifications religieuses ou philosophiques,
c’est-à-dire la non-discrimination par l’Etat et les pouvoirs publics
des personnes en fonction de leurs appartenances religieuses ou
philosophiques;
- l’autonomie respective de l’Etat et des religions, ce
qui signifie aussi bien la liberté de l’Etat par rapport aux religions
que la liberté des religions par rapport à l’Etat (dans le respect
des lois et des droits de l’homme en démocratie).
63. La laïcité qui est fondée sur ces trois principes est le bien
commun de tous, des croyants comme des incroyants. La neutralité
laïque de l’Etat signifie aussi le traitement équitable des différents
cultes. Néanmoins, la neutralité de l’Etat et des pouvoirs publics
n’est pas relativiste: elle est enracinée dans le socle des valeurs communes
que constituent les droits de l’homme et l’Etat de droit, la sécurité
publique et la morale publique.
64. Charles Taylor adopte une position très semblable. En évoquant
le «
secularism» – terme qu’il
assimile à «laïcité» –, Taylor déclare que «la neutralité de l’Etat
consiste à éviter de favoriser ou de défavoriser non seulement les
croyances religieuses, mais aussi toutes les idées essentielles,
qu’elles soient de nature religieuse ou non. Selon lui, la «laïcité»
est liée à «la réponse correcte apportée par l’Etat démocratique
à la diversité» et suppose trois conditions ou objectifs
:
- «personne ne doit être contraint
en matière de religion ou de croyance fondamentale»;
- «il doit y avoir une égalité entre les personnes de foi
ou de croyances fondamentales différentes»;
- «toutes les familles spirituelles doivent être entendues
et intégrées au processus continu qui vise à définir ce qu’est la
société (son identité politique) et quelles sont les modalités de
réalisation de ses buts».
Taylor ajoute un quatrième
objectif: «s’efforcer, autant que faire se peut, de maintenir des
relations d’harmonie et de respect entre les adeptes des différentes
religions et des différentes
Weltanschauungen» («visions
du monde»). Je suis convaincu que cette démarche devrait ouvrir
la voie à des politiques constructives en vue d’instaurer le «vivre
ensemble».
65. Les événements tragiques de 2015 à Paris et à Copenhague,
et les terrorismes qui se réclament de l’islam, nous apprennent
que les religions peuvent être instrumentalisées. De là l’importance
d’une laïcité comme protection contre les menées cléricales et absolutistes
que peuvent avoir les religions lorsqu’elles veulent imposer par
la contrainte leur normativité à leurs membres, voire étendre leur
normativité à toute la société. Les religions peuvent mener aux
communautarismes si elles tendent à «enfermer» leurs membres dans
leur réseau en les coupant le plus possible de la société environnante,
voire à leur faire percevoir la société globale – ou telle société,
l’occidentale par exemple – comme une réalité diabolique qu’il faut
fuir et combattre.
66. Néanmoins, dans les pays démocratiques, plutôt qu’adopter
une conception purement défensive de la laïcité visant à protéger
la société des religions, il faudrait accueillir une conception
proactive et inclusive de la laïcité qui peut prendre positivement
en compte les apports des composantes religieuses de la société.
En fait, en Europe, prévalent diverses formes de laïcité de reconnaissance
des religions, c’est-à-dire des formes de laïcité qui associent
l’indépendance réciproque de l’Etat et des religions et une prise
en compte explicite de la place et du rôle des religions dans la
société.
67. «Laïcité de reconnaissance» c’est surtout dans le sens d’une
reconnaissance sociale des communautés religieuses.
Il y a reconnaissance sociale des religions quand elles sont considérées
comme des réalités sociales et culturelles spécifiques. Les Etats
reconnaissent socialement les religions à travers cinq dimensions:
- une dimension proprement juridique en leur offrant des cadres
juridiques spécifiques pour déployer leurs activités religieuses (en
France même avec les associations cultuelles et les congrégations);
- une dimension proprement sociale en
prenant en compte leurs apports dans les domaines de la solidarité
sociale et de l’éducation;
- une dimension éthique en
les consultant sur des enjeux engageant des conceptions de la personne humaine;
- une dimension plus politique lorsque
les Etats prévoient des relations de partenariat et de coopération avec
les groupements religieux pour œuvrer à des objectifs communs;
- une dimension plus symbolique lorsque
les Etats mobilisent les religions ou, plus souvent la religion majoritaire,
pour célébrer la communion nationale à certaines occasions (décès,
catastrophes, …).
68. Une laïcité de reconnaissance ne peut que favoriser à la fois
des partenariats constructifs entre les autorités publiques et les
communautés religieuses, ainsi que la recherche, dans le cadre de
tels partenariats, de solutions raisonnées et raisonnables aux tensions
que des exigences contraposées peuvent soulever; solutions qui nous
aideraient donc à vivre ensemble en harmonie.
4.2. Le concept d’aménagement
raisonnable: la possibilité de l’appliquer au domaine de la liberté de
religion
69. Lorsque l’on examine les obligations des Etats membres
en rapport avec la garantie effective du droit à la liberté de religion,
un concept intéressant est celui d’«aménagement raisonnable»
. Ce concept est apparu pour
la première fois aux Etats-Unis et au Canada dans la législation
sur l’égalité comme moyen de gérer la diversité religieuse. Il a
été appliqué ensuite à d’autres motifs de discrimination, principalement
au handicap
.
70. Ce concept signifie que des mesures doivent être prises pour
garantir l’égalité effective et la pleine jouissance des droits.
Il ne s’applique pas à des groupes ou à des catégories d’individus
mais, au cas par cas, à des individus expressément et personnellement
lésés par des règlements ou mesures qui les empêchent de jouir pleinement
de leurs droits. Par conséquent, l’objectif n’est pas d’exclure
l’application générale de la loi mais de lever les obstacles que
rencontrent les personnes en situation de discrimination.
71. L’obligation d’aménagement raisonnable est généralement admise
par les Etats membres du Conseil de l’Europe lorsqu’elle s’applique
au handicap, en tant que corollaire de l’interdiction d’exercer
une discrimination indirecte, mais seul un nombre très restreint
d’entre eux reconnaissent cette obligation dans d’autres domaines.
Toutefois, il faut noter que, dans la pratique, ce principe est
appliqué dans de nombreux Etats membres du Conseil de l’Europe concernant
les horaires de travail flexibles et les congés pour fêtes religieuses
dans le secteur de l’emploi ou s’agissant de régimes alimentaires.
72. Dans l’affaire
Glor c. Suisse , sans expressément mentionner
cette obligation en tant que telle, la Cour a affirmé que l’article 14
de la Convention «n’empêche pas une différence de traitement si
elle repose sur une appréciation objective des circonstances de
fait essentiellement différentes et si, s’inspirant de l’intérêt
public, elle ménage un juste équilibre entre la sauvegarde des intérêts
de la communauté et le respect des droits et libertés garantis par
la Convention». La Cour a ensuite observé que «des formes particulières
de service civil, adaptées aux besoins des personnes se trouvant
dans la situation du requérant, sont parfaitement envisageables»
et a conclu à la violation de l’article 14 du fait de l’incapacité
des autorités suisses de ménager «un juste équilibre entre la sauvegarde
des intérêts de la communauté et le respect des droits et libertés garantis
au requérant».
73. S’agissant des restrictions alimentaires, la Cour a récemment
conclu à une violation de l’article 9 suite au refus des autorités
pénitentiaires d’accorder au requérant un régime végétarien conforme
à ses convictions bouddhistes, faisant état notamment d’une «obligation
positive de l’Etat d’adopter des mesures raisonnables et adéquates
pour protéger les droits du requérant au titre du paragraphe 1 de
l’article 9 de la Convention»
.
74. Dans l’affaire
Eweida et autres
c. Royaume-Uni ,
les requérants ont fait valoir devant la Cour que le droit à la
liberté de religion comportait aussi une obligation d’aménagement
raisonnable. Une fois encore, la Cour n’a pas officiellement reconnu
le concept mais a affirmé des principes généraux qui, du moins implicitement,
induisent l’obligation pour les employeurs de procéder à un aménagement
raisonnable concernant les croyances religieuses de leurs employés.
75. En particulier, dans le cas de Mme Eweida
qui, salariée de British Airways, n’a pas été autorisée par son employeur
à rester à son poste tant qu’elle porterait visiblement une croix
en pendentif, la Cour a estimé que les tribunaux britanniques avaient
accordé trop d’importance à la volonté de l’employeur de projeter
une certaine image commerciale au détriment du désir de l’intéressée
de manifester sa conviction religieuse et que, par conséquent, le
critère de proportionnalité n’avait pas été satisfait en l’espèce.
76. En revanche, dans le cas de la deuxième requérante, Mme Chaplin,
infirmière dans le service gériatrique d’un l’hôpital public, qui
avait aussi été priée d’ôter sa croix pendant son service, la Cour
a considéré que la raison pour laquelle cette demande lui avait
été adressée, à savoir la protection de la santé et de la sécurité dans
un service hospitalier, était par nature plus importante que la
promotion d’une image commerciale et a conclu à la non-violation
de l’article 9 de la Convention.
77. Dans les cas de Mme Ladele et de
M. McFarlane, qui ont été licenciés pour avoir refusé de remplir certaines
fonctions qui, à leurs yeux, cautionnaient l’homosexualité
, la Cour a rejeté
la prétention des plaignants à un aménagement raisonnable, estimant
que le droit à la liberté de religion ne pouvait justifier l’atteinte
portée à d’autres droits fondamentaux comme celui de ne pas faire
l’objet d’une discrimination.
78. De cette jurisprudence, il semblerait que le concept d’aménagement
raisonnable puisse être utilisé comme une sorte de corollaire du
principe de non-discrimination; il permettrait au juge d’analyser
une situation concrète pour vérifier si, pour une mise en œuvre
efficace de ce principe, il faut adopter des solutions spécifiques
pour les sujets concernés, en tenant compte des divers intérêts
en jeu. Si l’on veut, une sorte de justice du cas concret, mais
avec le potentiel de s’étendre à des cas similaires. Une telle évolution
– à savoir une utilisation avisée du principe d’aménagement raisonnable
par les juridictions, afin de corriger une discrimination indirecte
qui pourrait résulter d’une réglementation imposant une charge disproportionnée
aux membres des communautés religieuses – serait pour moi à saluer.
79. Heiner Bielefeldt
,
Rapporteur spécial des Nations Unies sur la liberté de religion
ou de conviction, parle d’«égalité ouverte à la diversité» et avance
que le principe d’aménagement raisonnable a pour but «de surmonter
les effets indirectement discriminatoires des normes sociétales
ou juridiques émanant des traditions religieuses dominantes d’un
pays et de créer des conditions plus adaptées aux membres des minorités,
qui devraient être en mesure de vivre en accord avec leurs convictions».
Dans ce cadre, le critère de «caractère raisonnable» suppose que
les griefs soient sérieux et il vise à éviter leur «inflation», et
les «aménagements» contribuent à atteindre l’«égalité» dans différents
contextes sociétaux.
80. Sur cette base, je souhaiterais proposer, en plus de l’approche
juridique, une approche plus politique: au lieu de laisser au juge
le monopole de la recherche de solutions équitables, j’estime qu’il
incombe aux décideurs politiques de prendre des initiatives constructives
dans ce domaine et de donner des orientations sur la manière de
faciliter le vivre ensemble par des efforts réciproques d’accommodation.
Cette proposition ne concerne pas que les croyants: le principe
d’aménagement raisonnable, par exemple sur le lieu de travail, peut
être utile aux employés non croyants et doit leur être applicable.
81. Je souhaite insister aussi sur la réciprocité: il n’y a pas
d’une part les communautés religieuses qui demandent et de l’autre
l’Etat qui répond. Les témoignages que nous avons entendus vont
aussi dans le sens d’une disponibilité des communautés religieuses
à s’inscrire dans le cadre légal du pays d’accueil; et aussi dans
le sens d’une volonté de rencontre avec d’autres communautés: les
extrémistes et les fanatiques sont l’exception et pas la règle.
5. Conclusions
82. Le vivre ensemble en harmonie se construit autour
de principes et valeurs communs. Pour le Conseil de l’Europe, ces
principes et valeurs peuvent se résumer:
- dans le respect profond de la dignité humaine qui se décline
dans le respect des droits fondamentaux, tels que reconnus et protégés
par nos constitutions démocratiques et par la Convention européenne
des droits de l’homme;
- dans le respect des principes démocratiques et de l’Etat
de droit qui se déclinent, entre autres, dans la reconnaissance
de la diversité et le respect du principe de non-discrimination
entre les divers groupes qui composent nos sociétés plurielles.
83. Ces principes et valeurs, fruit de notre Histoire, ne sont
pas négociables et il est de notre responsabilité à tous – quelle
que soit notre vision du monde, religieuse ou non religieuse – non
seulement de les respecter, mais aussi de les préserver et de les
promouvoir. Il n’est pas question d’accepter à cet égard le «relativisme». L’attachement
inconditionnel et persistant à la garantie effective des droits
fondamentaux de chacun, le respect constant des principes démocratiques
et l’adhésion ferme à l’idée de prééminence du droit sont les points
de référence qui s’appliquent à tous les membres de la communauté
nationale. Néanmoins, cela ne veut pas dire qu’il y a une seule
manière de mettre en œuvre nos principes et valeurs communs dans
des contextes différents. Cette «contextualisation» n’est pas là
pour les affaiblir, mais pour les rendre dynamiques et vivants.
84. En son for intérieur, chacun est souverain de la vision du
monde qu’il adopte et est libre de choisir sa foi; dans la vie relationnelle,
cette liberté coexiste avec les libertés des autres. Le droit à
la liberté de religion des uns ne peut pas s’imposer aux autres.
Néanmoins, cela ne saurait impliquer une conception de l’espace public
d’où le religieux devrait disparaître: cela ne serait au fond qu’imposer
à tous une nouvelle religion d’Etat. Il s’agit plutôt de «faire
place» à la rencontre des diverses visions. C’est le sens, je crois,
d’une laïcité de reconnaissance. Notre rôle doit être de bâtir des
sociétés où tous les concitoyens, quelle que soit leur identité religieuse
ou culturelle, vivent ensemble dans le respect et la compréhension
mutuels.
85. Dans tous nos pays, même si à des degrés différents, la rencontre
avec «l’autre», avec ceux qui sont divers, génère malaise social;
et la mixité, notamment celle issue de l’immigration, est perçue
par certains comme symptôme de la dégradation des conditions de
vie et est associée à tous les maux: prolifération de la criminalité
et l’insécurité urbaines (trafics illicites, prostitution, violences,
vols, vandalisme); chômage et déficits des systèmes de protection
sociale, etc.
86. Plus en général, certains considèrent la diversité culturelle
et religieuse comme un risque de perte de ce qu’on nomme l’identité
nationale, qui semble le plus souvent comprise comme étant figée
et sacralisée. Ainsi, le confinement et l’exclusion des membres
des communautés marquées par cette diversité culturelle et religieuse,
voire leur effacement de l’espace social, deviennent de fait ce
que nombre de nos concitoyens souhaitent.
87. Le Grand Rabbin Guigui nous a dit que «la beauté et la richesse
de notre société résident dans sa diversité» et que non seulement
nous ne devons pas craindre les différences, mais nous avons un
«droit à la différence». Pour moi, il ne s’agit pas seulement du
droit d’être différent et d’être accepté, mais aussi du droit de
tirer profit et de nous enrichir de la différence des autres.
88. La pluralité de repères culturels et religieux crée des tensions.
Cela n’est pas une raison pour souhaiter des sociétés sans diversité
ou la ghettoïsation du divers. Ces tensions peuvent être résolues
par le dialogue et la volonté réelle de construire ensemble. Nous
devons donc favoriser la rencontre et les partenariats.
89. Comme Sa Sainteté le Pape François nous l’a dit: «Il s’agit
d’effectuer ensemble une réflexion dans tous les domaines, afin
que s’instaure une sorte de “nouvelle agora”, dans laquelle chaque
instance civile et religieuse puisse librement se confronter avec
les autres, même dans la séparation des domaines et dans la diversité
des positions, animée exclusivement par le désir de vérité et par
celui d’édifier le bien commun.»
90. Pour unir nos forces et construire ensemble une justice sociale
au moyen de politiques inclusives et réceptives, nous devons apprendre
à nous connaître véritablement les uns les autres. Pour cela, nous
devons d’abord faire preuve de compréhension et de respect mutuels.
De nombreux facteurs influent sur la formation de la personnalité.
Les familles et les communautés culturelles et religieuses ont la
responsabilité et le devoir de développer chez les individus l’ouverture
d’esprit, la pensée critique et le dialogue constructif avec autrui; sans
cette volonté de leur part, il est presque impossible d’instaurer
une société démocratique, pluraliste et solidaire.
91. De plus, les médias en général et l’internet en particulier
ont une influence considérable sur la société de l’information mondialisée
telle que nous la connaissons aujourd’hui. Dans l’espace virtuel,
les jeunes se rencontrent et nouent des relations d’homologue à
homologue qui sont essentielles à la structuration de leur personnalité
et de leur identité; mais ces rencontres peuvent être aussi le vecteur
de messages qui déconstruisent la solidarité et instillent la peur,
voire la haine de l’autre. Il est donc primordial de lutter contre l’intolérance
sur le web et d’utiliser l’internet pour promouvoir la reconnaissance
et le respect mutuels. Cette question sort du cadre du présent rapport,
mais j’aimerais néanmoins saluer ici le projet «Mouvement contre le
discours de haine – Des jeunes en campagne pour défendre les droits
de l’homme en ligne» lancé par le Conseil de l’Europe.
92. Le rôle de l’éducation et la présence du phénomène religieux
dans les écoles sont des questions sensibles. Au prix de susciter
débat, j’estime que nous ne faisons pas assez de place à l’enseignement
du fait religieux, ni à la rencontre entre les religions en milieu
scolaire.
93. Quid si à la place de vouloir ôter tous les symboles religieux
dans les écoles on pouvait essayer de se les expliquer réciproquement?
Quid si à la place d’interpréter la présence de ces symboles comme
une atteinte à notre identité personnelle, nous apprenions à l’interpréter
comme l’offre que l’autre nous fait de ce qu’il est? Ce n’est pas
le symbole en lui-même qui est le danger, mais l’attitude que nous
avons en le portant ou en le rejetant. Et c’est sur les attitudes
qu’il faut travailler, y compris en favorisant les rencontres et
le dialogue. Une laïcité de reconnaissance implique peut-être plus
d’efforts de la part des Etats à cet égard.
94. En tant que décideurs politiques, nous avons le devoir d’assurer que:
- les principes de la démocratie
soient respectés non seulement dans un sens formel mais dans leur signification
profonde, donc donnant à chacun son mot à dire dans le processus
qui doit porter à nos choix sociétaux;
- l’on évite que, dans ce contexte, d’utiliser les principes
démocratiques pour justifier la tendance au «majoritarisme», qui
a tendance à ignorer, trop souvent, les besoins et les attentes
d’une «minorité», ou pire encore lui donne le sentiment qu’elle
n’est pas à sa place, qu’elle n’a pas le même droit de cité que la
«majorité».
95. Enfin, j’estime que le Conseil de l’Europe devrait jouer un
rôle plus actif dans la promotion du vivre ensemble. Nous avions
déjà formulé des propositions concrètes au Comité des Ministres,
entre autres dans notre
Recommandation
1962 (2011) sur la dimension religieuse du dialogue interculturel»
et notre
Recommandation
1975 (2011) «Vivre ensemble dans l’Europe du XXIe siècle:
suites à donner au rapport du Groupe d’éminentes personnalités du
Conseil de l’Europe». Certaines de ces propositions sont reprises
dans le projet de résolution et le projet de recommandation contenus
dans le présent rapport.