1. Introduction
1. Au cours de ces dernières années,
des membres de l’Assemblée parlementaire ont exprimé de plus en plus
ouvertement leurs préoccupations à l’égard des pressions qu’ils
subissaient au sein de leur délégation nationale, de leur parlement
national, de leur parti politique, ou de leur groupe politique à
l’Assemblée parlementaire.
2. Plusieurs cas ont ainsi été évoqués devant la commission du
Règlement, des immunités et des affaires institutionnelles, relatifs
à des pressions politiques qui se sont exercées sur des membres
de l’Assemblée, révélant notamment deux types d’abus:
- le détournement des règles de
fonctionnement interne des parlements nationaux, afin de restreindre
le déplacement ou d’empêcher la participation d’un membre d’une
délégation à une partie de session ou une réunion de commission
de l’Assemblée;
- la motivation politique du remplacement de membres dans
les délégations qui, sous couvert de démission individuelle ou de
recomposition générale, pouvait révéler une sanction déguisée.
3. Lors de sa réunion du 1er octobre
2013, la commission du Règlement a examiné la question des limites à
l’indépendance du mandat et à la liberté d’expression des membres
de l’Assemblée
et
elle a considéré que cette question devait faire l’objet d’une réflexion
approfondie. A sa demande, la commission a donc été chargée par
l’Assemblée, le 27 janvier 2014, de préparer un rapport sur «La
nature du mandat des membres de l’Assemblée parlementaire».
4. Les exemples suivants illustrent plus précisément les préoccupations
soulevées:
- Au cours de la partie
de session d’avril 2013, l’Assemblée a tenu un débat sur la contestation
des pouvoirs non encore ratifiés d’un membre de la délégation ukrainienne,
désigné pour y remplacer M. Sergiy Vlasenko, déchu de son mandat
parlementaire national par une décision de justice qui pouvait avoir
une motivation politique .
- Au cours de la même partie de session, la commission de
suivi a examiné une proposition visant à ouvrir une procédure de
suivi à l’égard de la Hongrie, sur la base d’un projet d’avis préparé
par deux corapporteures, mais en l’absence de l’une d’elles, démissionnaire
la veille de la réunion.
- La présidente de la délégation parlementaire slovène s’est
plainte auprès du Président de l’Assemblée d’avoir subi des «pressions
politiques considérables» dans son pays, ayant été mise en cause
du fait des propos tenus dans son discours pendant le débat sur
«La corruption: une menace à la prééminence du droit» lors de la
partie de session de juin 2013 .
- En novembre 2013, le groupe PPE/DC a alerté la commission
du Règlement sur des événements se déroulant au sein du Parlement
arménien qui étaient de nature à remettre en cause la représentation équitable
des partis politiques au sein de la délégation parlementaire arménienne,
ainsi que la participation de l’une de ses membres aux activités
de l’Assemblée. De fait, cette parlementaire n’a pas été redésignée
dans la délégation arménienne pour la session 2014.
- En janvier 2014, le départ et le remplacement de plusieurs
membres clés de la délégation parlementaire turque, y compris sa
présidente, dans le contexte des manifestations de masse anti-gouvernementales de
2013, ont alimenté les spéculations.
- Lors de la réunion de la Commission permanente de novembre
2015, les pouvoirs non encore ratifiés de la délégation parlementaire
du Royaume-Uni ont été contestés au motif que trois membres conservateurs
du Parlement britannique, appartenant à la délégation sortante,
avaient été exclus de la nouvelle délégation, après l’intervention
directe du Premier ministre, pour s’être affranchis du respect de la
ligne gouvernementale au cours d’un vote à la Chambre des Communes .
- En mars 2016, une rapporteure de la commission des questions
juridiques et des droits de l’homme, membre de la délégation parlementaire
macédonienne, s’est vu refuser l’autorisation de son parlement pour
se rendre à Paris, deux jours avant la réunion.
5. Du point de vue interne à l’Assemblée parlementaire, ce qui
est donc ici clairement en cause à travers ces divers cas, c’est
la participation effective des membres aux travaux de l’Assemblée
et de ses commissions. D’un point de vue plus global, c’est la liberté
d’expression des membres de l’Assemblée qui est mise en péril. En
démocratie, la liberté d’expression des parlementaires est une condition sine qua non de leur indépendance dans
l’exercice de leur mandat.
6. En fin de compte, il convient de s’interroger sur la problématique
de l’indépendance des parlementaires et de leur responsabilité,
et plus spécifiquement de la nature de leurs relations avec les
partis politiques, d’une part, et avec les citoyens ou électeurs,
d’autre part. C’est la raison pour laquelle, la perspective du présent rapport
mérite d’être élargie au fonctionnement des parlements nationaux.
Une analyse plus approfondie des conditions d’exercice du mandat
parlementaire nécessite donc que l’on examine préalablement la question fondamentale
de la nature de celui-ci.
2. Le mandat des membres à l’Assemblée
parlementaire
2.1. Généralités
7. A l’inverse des membres du
Parlement européen, élus au suffrage universel direct, les parlementaires siégeant
à l’Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe – ou dans les
autres institutions interparlementaires – sont élus au sein du parlement
national ou fédéral ou désignés parmi leurs membres (article 25
du Statut du Conseil de l'Europe (STE no 1)
et article 6 du Règlement de l’Assemblée). La composition des délégations
nationales et la nomination ou le remplacement de leurs membres
relèvent des parlements nationaux, suivant leurs procédures internes.
8. Compte tenu des fondements de sa représentation, il est logique
que le Règlement du Parlement européen précise d’emblée, à son article
2 relatif à l’indépendance du mandat, que «les députés au Parlement européen
exercent leur mandat de façon indépendante. Ils ne peuvent être
liés par des instructions ni recevoir de mandat impératif», alors
que le Règlement de l’Assemblée parlementaire, tout comme le Statut
du Conseil de l'Europe – et pas davantage les règlements des autres
institutions de coopération interparlementaire – ne déterminent
la nature du mandat des membres de l’Assemblée.
9. En conséquence, analyser la nature du mandat des membres de
l’Assemblée parlementaire suppose de se référer aux régimes dont
ils relèvent en tant que parlementaires nationaux (mandat libre
à caractère représentatif ou mandat impératif; mandat professionnel
ou non professionnel; mandat général ou non), ainsi que cela est
spécifié dans la constitution de leur pays, ou dans une disposition
législative ou réglementaire (voir chapitre 3 ci-dessous).
10. Les membres de l’Assemblée parlementaire y siègent en tant
que membres d’une délégation nationale mais également, pour la grande
majorité d’entre eux, au titre d’un groupe politique auquel ils
ont déclaré leur affiliation. En tant qu’élu national, le parlementaire
reçoit mandat de ses électeurs d’agir au nom de l’intérêt général,
mais dans le respect des valeurs politiques prônées par son parti
politique. En tant que membre de l’Assemblée, il s’engage à adhérer
aux objectifs et aux principes fondamentaux du Conseil de l'Europe
(article 6.2 du Règlement) et, pour autant qu’il soit affilié à
l’un des cinq groupes politiques de l’Assemblée – et que le règlement
ou le statut du groupe en dispose ainsi – à promouvoir les objectifs,
valeurs et principes du groupe
(voir
chapitre 2.4 ci-dessous).
11. Ainsi que l’a résumé un parlementaire national au cours d’un
séminaire organisé par l’Union interparlementaire en 2005, «pour
pouvoir accomplir nos fonctions, nous devons pouvoir nous exprimer librement
sans crainte de représailles, d’où qu’elles viennent. C’est une
condition sine qua non pour garantir l’indépendance du parlement
même et la séparation des pouvoirs. (…) Cependant, la liberté d’expression
dont doit jouir chaque parlementaire peut être sérieusement limitée
par la discipline des partis politiques, dont le non-respect peut
même conduire à la perte du mandat parlementaire. La discipline
de parti peut avoir pour effet de nous empêcher de parler au nom
de notre électorat»
.
2.2. Dispositions
réglementaires en vigueur au sein de l’Assemblée parlementaire
12. Le Statut du Conseil de l’Europe
dispose que l’Assemblée «est composée de représentants de chaque [Etat]
Membre, élus par son parlement en son sein ou désignés parmi les
membres du parlement selon une procédure fixée par celui-ci (…)»
(article 25). Le Règlement de l’Assemblée vient compléter cette
disposition, en précisant que «les représentants et suppléants désignés
par les parlements nationaux de chaque Etat membre se constituent
en délégations nationales» (article 18), elles-mêmes «composées
de façon à assurer une représentation équitable des partis ou groupes
politiques existant dans leurs parlements» (article 6), et que les
représentants et suppléants «peuvent former des groupes politiques»,
lesquels «doivent s’engager à respecter la promotion des valeurs
du Conseil de l'Europe, notamment le pluralisme politique, les droits
de l’homme et la prééminence du droit» (article 19). Le Règlement
reconnaît donc le triple lien qui unit tout membre de l’Assemblée
à son Etat, à travers l’institution parlementaire nationale, son
groupe politique à l’Assemblée et son parti politique national.
13. S’agissant des nominations en commission, celles-ci relèvent
de la seule responsabilité des délégations nationales (articles
44.2 et 44.5) – du moins pour six des neuf commissions – et en cas
de contestation, les propositions de nominations sont renvoyées
à la délégation nationale concernée.
2.3. Dispositions
réglementaires au sein des parlements nationaux
14. Les dérives qui ont pu être
signalées au sein de délégations à l’Assemblée mettent souvent en
évidence les lacunes et les manquements des réglementations internes
des parlements nationaux concernés. Il conviendrait donc d’examiner
un peu plus attentivement celles-ci, s’agissant en particulier de
la désignation des délégations nationales, de la composition des
commissions et de la participation aux travaux. En effet, à l’occasion
de la contestation des pouvoirs de délégations, la réglementation
interne des parlements nationaux a parfois été mise en cause, en
ce qu’elle peut servir de paravent légal à des mesures de sanction
déguisée, fondées sur une motivation politique, s’agissant tout
particulièrement du remplacement d’un membre
.
15. Outre les règles de désignation des délégations, il importe
également de faire le point sur les règles relatives à la participation
de leurs membres aux sessions de l’Assemblée et aux réunions de
ses commissions. En effet, le règlement – ou plus simplement la
pratique – de nombre de parlements dispose que seuls les représentants
à l’Assemblée (et les membres titulaires des commissions) sont habilités
à participer aux sessions et aux réunions des commissions, et pris
en charge financièrement. Or, nombre de suppléants à l’Assemblée
appartiennent aux partis d’opposition, et n’ont, du fait de l’application
de ces règles, guère l’opportunité de se rendre à Strasbourg. Il
conviendrait donc d’examiner plus avant dans quelle mesure, au sein
des parlements nationaux, les réglementations ou les pratiques relatives
aux droits des remplaçants de participer aux sessions de l’Assemblée
et aux réunions des commissions sont ou non conformes au Statut
du Conseil de l'Europe et au Règlement de l’Assemblée
.
16. Concernant les commissions, l’existence de telles réglementations
régissant la participation et le défraiement des parlementaires
soulève la question de leur utilisation éventuelle à des fins politiques,
dès lors que les nominations dans les commissions peuvent se faire
au détriment des partis d’opposition, dont les membres seraient
principalement affectés à des postes de suppléants. La nomination
dans la délégation, tout comme dans les commissions, peuvent ainsi
être un moyen pour la majorité politique au pouvoir de contrôler l’opposition.
17. Ces questions, au vu de leur importance pour le bon fonctionnement
de l’Assemblée, font l’objet d’un rapport séparé de la commission
du Règlement sur la représentation et participation effective à
l’Assemblée parlementaire des parlementaires de l’opposition dans
les Etats membres
.
18. Dans le cadre de ce rapport en préparation, un questionnaire
avait été adressé aux délégations nationales, en juillet 2015, relatif
à la réglementation existante et à la pratique suivie dans les parlements nationaux
s’agissant de la formation et du fonctionnement des délégations.
Les réponses adressées par 25 des délégations nationales à l’Assemblée
permettent d’avoir un éclairage plus précis sur l’existence de réglementations
ou de pratiques susceptibles d’engendrer des situations d’abus.
19. S’agissant de la participation effective aux activités de
l’Assemblée parlementaire, elle est encadrée dans les parlements
plus par la pratique que par le Règlement intérieur (la Belgique,
le Danemark et la Lettonie faisant exception).
20. La décision peut être prise de manière collégiale par la délégation:
tel est le cas à Saint-Marin, à Malte (mais avec l’accord du Président
du parlement), en Lituanie (la délégation établit un programme annuel
de déplacements, mais l’accord du président de la délégation est
décisif). La participation des membres peut relever de la décision
d’un organe du parlement (Steering Committee pour la République
tchèque, le Presidium pour la Lettonie sur proposition du président
de la délégation, le Board of the Seimas pour la Lituanie, la Présidence
de l’Assemblée pour «l’ex-République yougoslave de Macédoine», le
Collegium of the President au Monténégro); au Liechtenstein, la
délégation décide pour les parties de session mais le Bureau pour
les commissions; en Pologne, le président de la délégation décide
de la participation des membres aux activités de l’Assemblée et
de ses commissions.
21. Dans plusieurs parlements, la décision relève du président
du parlement: en Autriche (en application du Règlement et de la
pratique); en Allemagne (en application des lignes directrices sur
les voyages, et sous la réserve de l’aval du groupe parlementaire
du membre; s’agissant des réunions qui se tiennent alors que le Bundestag
est en session, la participation des membres est conditionnée par
leur engagement à revenir à Berlin en cas de vote important); en
Grèce et en Ukraine (en application du Règlement). Parfois, c’est
le président de la délégation qui est compétent (Serbie). Enfin,
dans d’autres parlements, les membres eux-mêmes sont libres de leurs
activités (Belgique, France (sans autorisation préalable), Italie,
Pays-Bas, Slovénie, Suisse).
22. Concrètement, au Danemark, en France et aux Pays-Bas, tous
les membres de la délégation, quel que soit leur statut de représentant
ou de suppléant, sont autorisés à participer aux parties de session
comme aux réunions des commissions dont ils sont membres. En revanche,
la participation aux parties de session n’est possible que pour
les représentants et les suppléants qui les remplacent (Italie,
Serbie). La participation aux commissions est possible pour les
titulaires et les remplaçants en l’absence des titulaires (Autriche)
ou seulement lorsque les commissions se réunissent à Strasbourg
(Finlande), sauf si les membres occupent des fonctions de président
de commission ou de rapporteur (Serbie).
23. La commission du Règlement est consciente des problèmes budgétaires
auxquels plusieurs parlements continuent de faire face, et qui impactent
directement les déplacements des membres de leurs délégations. Plusieurs
délégations reconnaissent que, depuis plusieurs années, elles limitent
le nombre de leurs représentants lors des parties de session au
nombre de sièges détenus
, et certaines déclarent ne plus envoyer
de suppléants siéger à l’Assemblée ou dans ses commissions.
2.4. Affiliation
des membres à un groupe politique
24. Ainsi que cela a été mentionné,
les représentants et suppléants à l’Assemblée «peuvent former des groupes
politiques». Les règlements intérieurs et statuts des groupes politiques
déterminent les conditions d’affiliation, et le cas échéant de suspension
et d’exclusion du groupe:
- Ainsi,
le Groupe socialiste à l’Assemblée «se compose de membres [ceux-ci
appartiennent à un parti officiellement affilié à l’Internationale
socialiste] et de membres associés [qui n’appartiennent pas un parti
affilié, ou qui n’appartiennent à aucun parti]». Tout membre du
groupe pourra être provisoirement suspendu s’il «va plusieurs fois
à l'encontre du comportement décidé par le Groupe», et il pourra
en être exclu s’il «continue à aller à l'encontre du comportement
décidé par le Groupe» (article II du Statut).
- Les membres du Groupe du Parti populaire européen (PPE/DC)
doivent appartenir à un parti membre, membre associé ou observateur
du PPE ou s’engager à accomplir leur mandat en respectant les valeurs et
les objectifs promus par le groupe (article 4).
- L’Alliance des démocrates et des libéraux pour l’Europe
(ADLE) est ouverte aux membres de l'Assemblée parlementaire «appartenant
à un parti affilié au Parti des Européens libéraux, démocrates et
réformateurs (ELDR) ou à l'Internationale libérale (IL). D'autres
représentants dont l’action politique s'inspire de ces mêmes valeurs
peuvent devenir membres du Groupe (…)».
- Le règlement du Groupe des conservateurs européens (CE)
est en cours de révision. Dans la version antérieure, l’adhésion
d’un membre de l’Assemblée parlementaire au groupe était conditionnée
par son acceptation des buts, objectifs, constitution et règles
du groupe.
- Le statut du Groupe pour la gauche unitaire européenne
(GUE) dispose que les membres de l’Assemblée qui souhaitent rejoindre
le groupe s’engagent à en respecter le statut (article 6); ils peuvent être
suspendus ou exclus (article 10) s’ils n’agissent pas dans le respect
des objectifs fondamentaux, des valeurs et des principes du groupe
stipulés à l’article 2 (la promotion et la protection des droits
de l’homme, de l’Etat de droit et de la démocratie) ou ne respectent
pas les obligations qui s’imposent aux membres.
3. Le
mandat national des membres de l’Assemblée parlementaire
3.1. Généralités
25. La question de la nature du
mandat parlementaire a fait l’objet d’une importante étude comparative mondiale
sur le mandat parlementaire publiée par l’Union interparlementaire
en 2000
. Son auteur, Marc Van der
Hulst, relève que le mandat impératif – considéré par ses partisans
comme plus progressiste et plus démocratique parce qu'il découle
directement de la théorie de la souveraineté populaire – est devenu l’exception
et le mandat de représentation libre – l’élu jouissant d’une indépendance
absolue et se déterminant librement dans l’exercice de son mandat
– la règle. La Commission européenne pour la démocratie par le droit (Commission
de Venise) rappelle, dans un rapport sur le mandat impératif et
les pratiques similaires
, que la doctrine démocratique
libérale a posé le principe de la démocratie représentative et de
son antagonisme avec le mandat impératif, considéré comme incompatible
avec la démocratie.
26. Toutefois, dans un rapport sur la démocratie, la limitation
des mandats et l’incompatibilité de fonctions politiques
,
la Commission de Venise souligne que la démocratie, reposant sur
le principe politique de la représentation, établit entre les représentants
et les personnes représentées un lien qui garantit la défense des intérêts
du peuple et l’expression de son point de vue. «Dans une démocratie,
les responsables politiques doivent rendre des comptes avant tout
aux citoyens qui les élisent, bien que leurs rapports avec les électeurs soient
ténus (…) Dans les systèmes où l’on vote pour des listes de partis
plutôt que pour des représentants individuels, les responsables
politiques élus tendent à rendre des comptes aux chefs de partis
et dans un second temps seulement aux électeurs; enfin, les personnalités
désignées à des fonctions de responsabilité par les autorités au
pouvoir peuvent estimer qu’elles doivent allégeance aux décideurs
politiques, d’où un sentiment distant et diffus de responsabilité
à l’égard de la population.» La Commission de Venise constate que
«dans un certain nombre de pays démocratiques, bien qu’il existe
un véritable pluralisme, l’influence des appareils des partis et
le contrôle assuré par leurs dirigeants s’accroisse et se demande
en fin de compte «ce que les élus représentent et si l’on peut vraiment
dire que ceux qui ont été élus représentent réellement les électeurs.»
27. En 2014, à l’occasion d’un rapport sur «le changement postélectoral
d’affiliation politique des membres et ses répercussions sur la
composition des délégations nationales», la commission du Règlement
s’était interrogée sur la nature des relations entre les parlementaires
et les partis politiques, à travers le phénomène du changement d’affiliation
politique et de ses conséquences au niveau des parlements nationaux
, au regard notamment des exigences
de transparence, d’intégrité, de responsabilité et de confiance
qui fonde le contrat qui lie l’élu aux citoyens. Les réponses données
par les parlements nationaux à un questionnaire adressé dans le
cadre de la préparation de ce rapport par l’intermédiaire du Centre
européen de recherche et de documentation parlementaires (CERDP),
apportent des informations utiles sur les dispositions en vigueur concernant
la nature du mandat des élus dans les parlements nationaux
.
28. Quarante réponses à la requête émanant de 36 parlements nationaux
ont ainsi été reçues
,
fournissant des informations sur les dispositions constitutionnelles
et législatives – ainsi que toute autre disposition (réglementation
interne des partis politiques) ou toute pratique ou tradition politique
ou parlementaire – relatives à la nature du mandat des représentants
élus (mandat représentatif, mandat impératif), et à qui ils représentent
au parlement (le peuple, la nation, leur parti politique, leur circonscription).
3.2. Caractéristiques
générales du mandat parlementaire
29. En Europe, les parlementaires
nationaux exercent un mandat représentatif, qui a pour caractéristiques d’être
général, libre et non révocable, et pour corollaire la liberté d’action,
d’opinion et d’expression et un droit de vote personnel. Ils ne
sont liés par aucun ordre ou aucune injonction de leurs électeurs,
ni engagements contractés lors de la campagne électorale, et ne
sont pas tenus de suivre des instructions de leur parti; ils n’ont pas
de comptes à rendre à ceux qui les ont désignés. Toutefois, ainsi
que l’indique Mark Van der Hulst dans son étude précitée, «le mandat
de représentation libre n'est pas, en soi, une condition suffisante
pour le fonctionnement démocratique d'un système parlementaire».
En effet, si, en théorie, les règles juridiques qui régissent le
fonctionnement des institutions disposent que les parlementaires
exercent leur mandat de manière libre et indépendante, dans la pratique,
l’exercice du mandat est strictement encadré par les partis politiques et
conditionnés par les mécanismes et procédures parlementaires. Les
mécanismes électoraux, quels qu’ils soient, font que seuls les candidats
présentés sous une étiquette partisane, et bénéficiant du soutien
logistique et financier d’un parti, ont une chance d’être élus.
Cela a pour conséquence que les parlementaires se trouvent liés
par la ligne de leur parti, même si celle-ci va parfois à l'encontre
de leurs convictions personnelles, et sont tenus d’observer la discipline
parlementaire dictée par leur parti
.
3.2.1. Mandat
représentatif : général, libre et non révocable
30. Les dispositions constitutionnelles
ou législatives régissant le fonctionnement du système parlementaire dans
les Etats membres ou observateurs du Conseil de l'Europe mettent
d’abord en évidence le caractère non impératif ou conditionnel du
mandat
.
Le mandat est représentatif, c'est-à-dire que l'élu jouit juridiquement d'une
indépendance absolue à l'égard de ses électeurs. Les parlementaires
sont réputés pouvoir se déterminer librement dans l'exercice de
leur mandat et ne pas être liés par des engagements qu'ils auraient
pu prendre avant leur élection, ni par des consignes qu'ils pourraient
recevoir de leurs électeurs en cours de mandat. Ils ne peuvent être
les défenseurs d'intérêts particuliers.
31. Dans la quasi-totalité des Etats membres et observateurs du
Conseil de l'Europe, le mandat impératif est expressément interdit,
en règle générale par une disposition constitutionnelle (Allemagne,
Andorre, Arménie, Autriche, Belgique, Bulgarie, Croatie, Danemark,
Espagne, Estonie, Finlande, France, Hongrie, Italie, Lituanie, Luxembourg,
Pays-Bas, Pologne, Slovénie, République slovaque, République tchèque, Roumanie,
Suisse). La Constitution portugaise se borne à indiquer que «les
députés exercent librement leur mandat»; la loi fondamentale allemande
dispose que les membres du Bundestag ne sont liés par aucun mandat
ni instruction et qu'ils ne sont soumis qu’à leur conscience
. Une telle
formulation figure également dans les Constitutions de la République
slovaque, de la République tchèque, du Danemark, de la Grèce, de la
Lituanie et de «l'ex-République yougoslave de Macédoine»; par exemple,
la Constitution arménienne indique que «le député s’inspire de sa
conscience et de ses convictions»; la Constitution finlandaise stipule, en
outre, que «dans l'exercice de son mandat, tout député est tenu
d'agir selon la justice et la vérité».
32. Au Canada (niveau fédéral), à Chypre, en Israël, au Monténégro,
en Norvège, en Suède, en Ukraine, il n’existe aucune disposition
constitutionnelle ou législative régissant spécifiquement la nature
du mandat des représentants élus.
33. Le mandat parlementaire présente un caractère général, ce
qui signifie que son titulaire, bien qu’élu dans une circonscription,
représente, en principe, la collectivité toute entière. Nombre de
constitutions disposent explicitement que le parlementaire ne représente
pas ses électeurs, sa circonscription ou le département dont il
est l'élu, mais la Nation ou la Nation tout entière (Belgique, France,
Grèce, Italie, Lituanie, Pologne, Turquie), le peuple ou l’ensemble
du peuple (Allemagne, Espagne, Finlande, Pays-Bas) ou le pays (Luxembourg)
ou le pays tout entier (Géorgie, Portugal). En Roumanie, les députés
«sont au service du peuple». Toutefois, dans quelques rares pays,
la constitution précise au contraire que les parlementaires représentent
leur circonscription (Irlande); au Royaume-Uni, les membres de la
Chambre des Communes sont élus afin de représenter leur circonscription,
tout en étant libre de leur vote. La constitution bulgare stipule
que les parlementaires représentent non seulement leurs électeurs,
mais également le peuple tout entier. La Bosnie-Herzégovine présente
une singularité, en l’absence de toute disposition constitutionnelle:
la loi électorale dispose que le mandat d’un élu n’appartient pas
au parti politique, à la coalition ou à la liste qui l’a nommé.
Toutefois, compte tenu des conditions d’élection effectives, les
membres de la Chambre des représentants représentent bien leur parti
politique et les citoyens, et les élus à la Chambre des peuples représentent
leur entité ainsi que les peuples constitutifs.
34. Enfin, le mandat parlementaire est irrévocable et il prend
fin à son terme légal. Une telle disposition peut être expressément
stipulée dans la constitution (article 52 de la Constitution géorgienne,
article 81 de la Constitution ukrainienne, par exemple). L’élu rend
compte de la façon dont il s'est acquitté de son mandat et s’expose
à la censure de ses électeurs quand il se présente devant eux pour
solliciter sa réélection.
35. Il découle du principe de la prohibition du mandat impératif
que le parlementaire a la libre disposition de son mandat et que
celui-ci n’est pas révocable. Le principe de l’irrévocabilité du
mandat parlementaire est expressément consacré dans la constitution
de nombreux Etats. Les parlementaires ne peuvent être destitués de
leur mandat, ni par le parlement, ni par leur parti politique, ni
par les citoyens. La République de Serbie fait exception, puisque,
au terme du Statut des députés, un député est libre de mettre irrévocablement
son mandat à la disposition du parti politique sur la proposition
duquel il a été élu député.
36. Dans un certain nombre d’Etats membres, les cours constitutionnelles
ont statué sur la nature du mandat parlementaire, rappelant que
les représentants élus n’ont pas de mandat impératif et ne sont
pas révocables
, en particulier par
les électeurs
ou
par leur parti
.
37. Au mandat parlementaire sont attachés un certain nombre de
droits – mais aussi d’obligations. Les parlementaires bénéficient
d’un statut spécifique protecteur, afin que leur soient garanties
l’indépendance et la liberté d’expression nécessaires à l’exercice
de leur mandat. Cette protection spécifique est consacrée par le
principe des immunités parlementaires. La question de l’évolution
de la protection du mandat parlementaire dans les parlements nationaux
des Etats membres, et de la remise en cause éventuelle du système
des immunités dans certains pays, fait l’objet d’un rapport séparé
de la commission du Règlement, présentant une analyse complémentaire
indispensable à la compréhension de la nature du mandat parlementaire
.
3.2.2. Les
limites de l’indépendance des parlementaires: l’allégeance au parti
ou groupe politique
38. Si, en théorie, les parlementaires
sont libres de leur décision qui s’incarne dans leur vote, et ne
sont pas obligés de soutenir la position de leur parti ou groupe
politique au sein du parlement, il n’en demeure pas moins que la
discipline de vote est une réalité incontournable du mode de fonctionnement
actuel de l’institution parlementaire. Aucune disposition de nature
constitutionnelle, législative ou réglementaire n’oblige les parlementaires
à soutenir leur parti et à honorer leurs engagements à son égard,
ou à se plier à la discipline de vote de leur groupe parlementaire.
Le poids du système des partis dans la pratique parlementaire repose, d’une
part, en amont, sur le processus de nomination des candidats à l’élection,
et d’autre part, en aval, sur la liberté d’un parti ou un groupe
d’exclure un membre dont le comportement n’est pas loyal ou lui
a causé préjudice. Le principe du libre mandat a ainsi de fait évolué
vers un principe de limitation du mandat par les partis
.
39. Les partis politiques peuvent toutefois prévoir, dans leurs
règlements internes, des dispositions visant à instaurer un lien
d’allégeance ou une discipline de parti et d’en sanctionner la méconnaissance
par l’exclusion (Andorre, Chypre, Danemark, Estonie, Géorgie).
40. Dans la plupart des Etats membres, la constitution – ou d’autres
dispositions législatives – dispose que le vote des parlementaires
est personnel (par exemple, article 27 de la Constitution française)
et qu’il ne peut être délégué (par exemple, l’article 79 de la Constitution
espagnole). Pourtant, dans la pratique parlementaire actuelle, le
principe de l’indépendance du mandat et de son irrévocabilité s’efface
clairement devant la discipline partisane et le respect des consignes
de vote. Qu’importent les dispositions constitutionnelles protectrices
du statut parlementaire: ceux qui ne respectent pas les décisions
du groupe parlementaire et les principes prônés par le groupe, et
se montrent hermétiques à la discipline de vote, s’exposent à des
sanctions. Le comportement d’un parlementaire peut donc entraîner
son expulsion du parti politique ou du groupe parlementaire; cependant,
l’exclusion ne peut en aucun cas entraîner la perte du mandat parlementaire.
C’est donc une certaine forme de «mandat impératif» qui prospère
dans les institutions parlementaires, à travers la menace de suspension
ou d’expulsion de son groupe ou parti politique – les pressions
s’exerçant sur les élus aboutissant à leur démission et à leur changement
d’affiliation politique
.
41. On relèvera à cet égard que, si la révocation du mandat n’est
pas possible dans les parlements nationaux des Etats membres – les
élus qui changent d’affiliation politique ou deviennent non-inscrits
ou indépendants en cours de mandat conservent celui-ci jusqu’à son
terme –, il n’en est pas de même au niveau régional ou local (par
exemple dans certains cantons suisses ou régions espagnoles). Cette
question pourrait faire l’objet d’une réflexion du Congrès des pouvoirs
locaux et régionaux du Conseil de l'Europe.
42. Appréhender la réalité de la discipline partisane dans le
mode de fonctionnement des parlements nationaux consiste à se demander
si et dans quelle mesure les parlementaires peuvent encore de nos
jours véritablement et effectivement se déterminer librement et
«en toute conscience». Un autre questionnaire adressé par l’intermédiaire
du CERDP relatif au vote libre des parlementaires et à la discipline
des partis apporte des éclairages complémentaires quant à la nature
du mandat des élus dans les parlements nationaux et leurs liens
avec les partis politiques
. Il ressort
de cette enquête que, nonobstant les garanties constitutionnelles
qui permettent aux parlementaires de se déterminer librement et
les prémunissent contre toutes pressions, dans la pratique, le vote
libre est rarement autorisé par les partis politiques et, lorsqu’il
l’est, c’est de manière tout à fait exceptionnelle sur des questions
controversées ou d’ordre éthique. Les réglementations ou statuts
des partis politiques comportent rarement la reconnaissance du principe
de la liberté de vote. En règle générale, chaque parti ou groupe
politique détermine une position collective et les membres sont
tenus de la respecter. Aussi se pose très clairement la question
des sanctions auxquelles s’exposent les parlementaires qui soutiennent,
par leur vote, une position divergente
.
3.3. Sanctions
politiques à l’encontre des parlementaires
43. Récemment, un nouveau débat
est apparu en rapport avec les tentatives législatives d’instaurer
des mécanismes de sanctions déguisées des parlementaires nationaux.
On citera ainsi à titre d’exemple la loi adoptée le 16 février 2016
par la Verkhovna Rada amendant la loi sur l’élection des membres
du Parlement de l’Ukraine (loi 3700), qui permet aux partis politiques
de modifier l’ordre des candidats figurant sur leur liste électorale,
dans les circonscriptions plurinominales, après l’annonce des résultats
des élections, et donc d’écarter un candidat de la liste électorale.
La commission de suivi de l’Assemblée a décidé de demander l’avis de
la Commission de Venise sur cette loi.
44. Lors de sa réunion du 17 mai 2016 à Rome, la commission a
tenu un séminaire sur la responsabilité parlementaire, dont les
débats et conclusions invitent à compléter la réflexion sur la question
de la nature du mandat parlementaire, en particulier sur la notion
de sanction. Cette problématique pourrait donner lieu à un rapport
subséquent de la commission.
4. Conclusions
45. Le présent rapport ne vise
pas à analyser l’état de la démocratie représentative en Europe
mais plus sobrement à s’interroger sur la réalité de la fonction
parlementaire, à travers les conditions d’exercice du mandat des
représentants élus, sur un plan global – le fonctionnement des parlements
nationaux – comme sur un plan plus particulier – le fonctionnement
de notre Assemblée parlementaire.
46. En particulier, la rapporteure juge nécessaire, à la lumière
des réglementations internes des parlements nationaux (ou de leur
absence) en ce qui concerne la désignation des délégations nationales,
la composition des commissions, et la participation de leurs membres
aux sessions de l’Assemblée et aux réunions des commissions, d’appliquer
un certain nombre de principes afin de promouvoir des bonnes pratiques
fondées sur un juste équilibre entre la liberté d’opinion et de
vote des parlementaires, et le respect des engagements politiques
dont découle l’affiliation à un parti ou un groupe politique.
47. Enfin, il serait des plus pertinent d’examiner la situation
du mandat parlementaire, non pas uniquement au niveau national,
mais également au niveau régional et local. Le Congrès des pouvoirs
locaux et régionaux du Conseil de l'Europe pourrait être sollicité
par l’Assemblée en ce sens.