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Résolution 2121 (2016)
Le fonctionnement des institutions démocratiques en Turquie
1. La Turquie est engagée dans un
dialogue postsuivi avec l’Assemblée parlementaire depuis 2004. Dans sa Résolution 1925 (2013) sur
le dialogue postsuivi avec la Turquie, l’Assemblée encourage la
Turquie, membre fondateur du Conseil de l’Europe et partenaire stratégique
pour l’Europe, à poursuivre ses efforts pour mettre sa législation
et ses pratiques en conformité avec les normes du Conseil de l’Europe,
et pour répondre aux exigences du dialogue postsuivi restées en
suspens. Avec la guerre qui sévit en Syrie et dans les pays voisins,
et les attaques terroristes perpétrées sur son sol, la situation
géopolitique de la Turquie reste délicate et complexe. La poursuite
du conflit en Syrie a intensifié l’afflux massif de réfugiés sur
son territoire. L’Assemblée salue une nouvelle fois l’effort remarquable
fait par le pays depuis 2011 pour accueillir pas loin de 3 millions
de réfugiés (dont 262 000 dans des camps), à qui il faut assurer
l’accès à un hébergement, à l’éducation et aux services médicaux
et sociaux. Depuis plus de cinq ans, la Turquie applique une «politique de
la porte ouverte» à l’égard des Syriens qui fuient le climat de
guerre dans leur pays et, conformément à ses obligations internationales,
met en œuvre le principe de «non-refoulement». L’Assemblée salue
les mesures adoptées par les autorités turques pour améliorer les
conditions de vie des réfugiés syriens, en particulier celles qui
leur permettent d’obtenir un permis de travail depuis le 15 janvier 2016.
L’Assemblée se félicite aussi des efforts financiers exceptionnels
consentis par l’Etat pour faire face à cette situation, même s’il
subsiste des problèmes, notamment le fait que 400 000 enfants syriens
réfugiés sont privés de toute éducation.
2. En août 2014, pour la première fois, le Président de la République
a été élu au suffrage direct. Des élections législatives se sont
tenues le 7 juin 2015, et des élections législatives anticipées
ont été organisées le 1er novembre 2015.
Alors que le Parti de la justice et du développement (AKP) a obtenu
la majorité au parlement en novembre 2015, le Parti démocratique
des peuples (HDP) – parti politique pro-kurde, précédemment entré
au parlement par l’élection de candidat/es indépendant/es ayant
par la suite formé un groupe politique – a fait son entrée au parlement
pour la première fois en tant que parti, et ce malgré le seuil électoral
de 10 %, dont l’Assemblée a demandé à plusieurs reprises l’abaissement
sensible.
3. Pour la Turquie, l’intégration dans l’Union européenne reste
un objectif stratégique. Dans le contexte de l’accord de 2016 entre
l’Union européenne et la Turquie concernant la crise des migrants
et de la mise en œuvre d’une feuille de route sur la libéralisation
du régime des visas, l’Assemblée se félicite de la récente ratification
du Protocole no 15 portant amendement
à la Convention européenne des droits de l’homme (STCE no 213),
de la Convention du Conseil de l’Europe relative au blanchiment,
au dépistage, à la saisie et à la confiscation des produits du crime
et au financement du terrorisme (STCE no 198),
de la Convention du Conseil de l’Europe sur la lutte contre la traite
des êtres humains (STCE no 197), du Protocole
additionnel à la Convention sur le transfèrement des personnes condamnées
(STE no 167). L’Assemblée réaffirme sa conviction
que l’ouverture de chapitres additionnels à l’acquis communautaire,
en particulier les chapitres 23 (pouvoir judiciaire et droits fondamentaux)
et 24 (justice, liberté et sécurité), permettrait de consolider
le processus de réforme et de conforter l’action du Conseil de l’Europe
auprès de la Turquie pour l’amener à harmoniser sa législation et
sa pratique avec les normes du Conseil de l’Europe. Les relations
entre la Turquie et l’Union européenne, qui devraient être renforcées,
seront d’une grande importance non seulement pour la stabilité et
la prospérité des deux parties, mais aussi pour la région tout entière.
4. Les récents développements intervenus en Turquie concernant
la liberté d’expression et la liberté des médias, l’érosion de l’Etat
de droit et les violations des droits de l’homme liées aux opérations
de sécurité antiterroristes menées dans le sud-est de la Turquie
soulèvent, toutefois, de sérieuses questions quant au fonctionnement
de ses institutions démocratiques. Ces constats sont corroborés
par de récents rapports adoptés par plusieurs mécanismes de suivi
du Conseil de l’Europe, notamment la Commission européenne pour
la démocratie par le droit (Commission de Venise), le Groupe d’Etats
contre la corruption (GRECO) et le Bureau du Commissaire aux droits
de l’homme, qui font apparaître les mêmes préoccupations profondes auxquelles
la Turquie devrait répondre sans plus attendre.
5. La révélation d’affaires de corruption les 17 et 25 décembre
2013, dans lesquelles quatre ministres et le fils de M. Recep Tayyip
Erdoğan, alors Premier ministre, étaient soupçonnés d’être impliqués,
a été le point de départ de changements dans les processus politiques
nationaux, en particulier l’adoption de législations restrictives
(modifications apportées au Code pénal et au Code de procédure pénale
en 2014, et loi sur la sécurité intérieure de mars 2015), un contrôle
renforcé de l’exécutif sur le judiciaire (amendements à la loi sur le
Conseil supérieur de la magistrature en 2014), la création de tribunaux
spéciaux («magistrature pénale de paix») en juin 2014 et l’adoption
de la loi no 5651 relative à internet
en mars 2015, qui renforce la capacité de l’autorité turque de régulation
des télécommunications (TIB) à bloquer des sites web.
6. L’Assemblée regrette que les pourparlers de paix pour résoudre
la question kurde aient tourné court à l’été 2015, compromettant
le processus d’élargissement des droits linguistiques et culturels
de la communauté kurde, lancé et promu dans la période qui a précédé,
y compris par sa représentation politique au parlement après la
tenue des élections législatives et des élections législatives anticipées
de 2015. La rupture des pourparlers de paix en avril 2015 s’est
soldée par une montée de la violence et des attaques terroristes
en juillet 2015, des attentats à la bombe par le PKK et des mesures
de représailles par les forces de sécurité turques, dont des couvre-feux
imposés depuis décembre 2015 dans plusieurs districts du sud-est
de la Turquie pour la conduite d’opérations de sécurité.
7. Dans ce contexte, l’Assemblée se déclare très préoccupée par
la décision, adoptée le 20 mai 2016 par la Grande Assemblée nationale
turque, de lever l’immunité d’un grand nombre de parlementaires
en suspendant à titre provisoire l’article 83 (première phrase)
de la Constitution, ce qui exclut un examen au cas par cas des éléments
de fond des affaires. Bien que les parlementaires de tous les groupes
politiques soient concernés, l’Assemblée note avec inquiétude que
cette décision touche de façon disproportionnée les partis d’opposition,
en particulier le parti HDP, dont de nombreux membres ont été mis
en examen en raison de leurs déclarations en vertu de la loi antiterroriste
(no 3713). L’Assemblée, réitérant son
appel formulé dans la Résolution
1925 (2013), exhorte le Gouvernement turc à revoir la
législation et les pratiques en matière de terrorisme conformément
aux normes européennes, afin de réduire la portée de sa définition
et d’introduire un critère de proportionnalité.
8. L’Assemblée rappelle que l’immunité parlementaire devrait
avant tout permettre aux élus de travailler et de s’exprimer sans
craindre d’être harcelés par le pouvoir exécutif, les tribunaux
ou des opposants politiques. Elle est donc préoccupée par les conséquences
politiques potentielles de cette décision, qui pourrait porter atteinte
à la vie parlementaire et nuire à l’environnement politique sain
dont la Turquie a besoin pour relever les défis actuels, notamment
les menaces terroristes et le besoin urgent de résoudre le problème
kurde par des moyens politiques et pacifiques. Dans un contexte
marqué par des allégations de manque d’indépendance du système judiciaire,
l’Assemblée exhorte les autorités turques à s’assurer que les poursuites
engagées contre des parlementaires sont conduites dans le respect
des normes du Conseil de l’Europe en matière de procédures et de
procès équitables, et de la liberté d’expression, que la Turquie
s’est engagée à défendre.
9. Ces dernières années, la Turquie a été confrontée à des attaques
terroristes massives et répétées, perpétrées par «l’Etat islamique
de l’Irak et du Levant» (EIIL/Daech), le «Parti des travailleurs
du Kurdistan» (PKK) et le «Parti des Faucons de la liberté du Kurdistan»
(TAK), affilié au PKK. Ces attaques ont fait des centaines de victimes
à Ankara, Suruç, Istanbul, Bursa ou Diyarbakır. En outre, la ville
frontalière de Kilis a été visée par des tirs d’obus venus du territoire
syrien. L’Assemblée condamne catégoriquement ces attaques ainsi
que tous les actes terroristes et les violences, qu’ils soient le
fait du PKK, de Daech ou de toute autre organisation, qui ne sauraient
en aucun cas être tolérés. L’Assemblée insiste sur le droit et le
devoir de la Turquie de lutter contre le terrorisme et de résoudre
les questions de sécurité afin de protéger ses citoyens. Elle rappelle
toutefois que les opérations de sécurité doivent être conduites
dans le respect du droit international, et conformément au principe
de proportionnalité et de nécessité. Il convient de trouver le juste équilibre
entre sécurité et liberté individuelle en Turquie.
10. Les opérations de sécurité se sont considérablement intensifiées
dans le sud-est de la Turquie depuis août 2015. En dépit des assurances
données par les autorités turques de maintenir un équilibre entre
la liberté et la sécurité dans les opérations policières et militaires
dans le sud-est de la Turquie, de façon à protéger le droit à la
vie des citoyens, qui est le droit le plus fondamental, et à garantir
la sécurité publique, l’Assemblée est vivement préoccupée par les
conséquences, sur le plan humain, des couvre-feux de longue durée
sans précédent, imposés 24 heures sur 24 dans 22 districts, dont
Sur, Silvan (province de Diyarbakır), Nusaybin, Dargeçit (province
de Mardin), le centre de Sirnak, Cizre, Silopi, Idil (province de
Sirnak) et Yüksekova (province de Hakkari). Ces couvre-feux affectent
1,6 million de personnes et ont eu pour conséquence le déplacement
d’au moins 355 000 personnes et des restrictions d’accès à l’eau,
à l’électricité, à l’éducation et aux soins de santé, y compris
les soins médicaux d’urgence, avec une issue fatale pour beaucoup
d’habitants. La Fondation des droits de l’homme de Turquie a rapporté
la mort d’au moins 338 civils au 20 avril 2016. Selon le ministère
de l’Intérieur, entre juillet 2015 et le 13 mai 2016, ces opérations
avaient causé la mort de 458 agents des services de sécurité et
3 321 d’entre eux avaient été blessés, tandis que le chef d’état-major
de l’armée turque annonçait que 2 583 membres du PKK avaient été
tués sur le territoire turc et 2 366 autres en Irak lors de frappes
aériennes, à la date du 23 mai 2016.
11. Comme cela est clairement expliqué dans l’avis de la Commission
de Venise en réponse à la demande du président de la commission
de suivi de l’Assemblée, «les couvre-feux imposés depuis août 2015
n’ont pas eu comme fondement le cadre constitutionnel et législatif
qui régit de manière spécifique, en Turquie, le recours à des mesures
d’exception, y compris le couvre-feu. Pour être conforme à ce cadre,
toute décision de couvre-feu devrait être associée à un état d’exception
tel que ceux prévus par la Constitution aux articles 119 à 122».
Selon ces articles de la Constitution, les couvre-feux ne peuvent
être déclarés que dans le contexte d’une loi martiale ou d’un état
d’exception, dont l’application requiert une décision du parlement
– qui n’a jamais été prise. L’Assemblée attend de la Turquie qu’elle
respecte ses propres lois et modifie son cadre juridique conformément
à l’avis de la Commission de Venise sur cette question, daté du
13 juin 2016.
12. Malgré les efforts déployés par les autorités turques pour
assurer aux personnes déplacées l’accès à la nourriture et à un
hébergement, à des emplois temporaires par l’intermédiaire des agences
de placement de l’Etat et à des prestations sociales, y compris
une compensation pour la perte de revenus, l’avenir de ces personnes
reste incertain. Il semble que de grandes parties des zones soumises
à des couvre-feux aient été détruites pendant et suite aux couvre-feux,
et durant les opérations de déminage mises en œuvre par la suite pour
éliminer les engins explosifs enterrés. Cette situation est particulièrement
regrettable dans le quartier historique de Sur, qui a été inscrit
au patrimoine culturel mondial de l’UNESCO en 2015.
13. Il y a eu des allégations d’atteintes graves aux droits de
l’homme, notamment à Cizre, qui exigent que soient conduites des
enquêtes appropriées et effectives, et que des éléments de preuve
soient collectés avant que les zones ne soient nettoyées. L’Assemblée
considère que l’accès à l’information, favorisé par la présence accrue
des médias et une couverture médiatique impartiale et fiable de
la situation dans le sud-est de la Turquie, mais aussi la transparence
des procédures et la poursuite des auteurs de crimes ou de violations
des droits de l’homme pourraient contribuer à la restauration de
la confiance. L’Assemblée note que la Turquie est l’un des 116 pays
qui propose une invitation ouverte aux procédures spéciales du Conseil
des droits de l’homme des Nations Unies depuis 2001. L’Assemblée
se félicite des récentes visites du Groupe de travail des Nations
Unies sur les disparitions forcées ou involontaires en mars 2016
et du Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe,
M. Nils Muižnieks, dans le sud-est du pays en avril 2016, ainsi
que de la visite annoncée de représentants du Haut-Commissaire des
Nations Unies aux droits de l’homme. Elle invite la Turquie à envisager
la constitution d’une équipe d’enquête formée d’experts indépendants
et de personnalités bénéficiant de la confiance de tous les groupes
de la société turque, qui serait chargée d’observer la situation en
matière de droits de l’homme dans les districts touchés et de publier
des rapports crédibles. L’Assemblée encourage par ailleurs la Turquie
à renforcer les organismes nationaux indépendants de défense des
droits de l’homme de manière à raffermir la confiance des citoyens
dans ces mécanismes, et à intensifier leur utilisation.
14. L’Assemblée exprime également sa vive préoccupation après
la mort de quatre civils (Hüseyin Paksoy (16 ans), Serhat Altun,
Cihan Karaman et Orhan Tunç) grièvement blessés pendant le couvre-feu
à Cizre. Au mépris des mesures provisoires de la Cour européenne
des droits de l'homme, le Gouvernement turc a refusé l’accès de
ces civils à une assistance médicale. L’Assemblée note que M. Ramazan
Demir, l’avocat qui avait saisi la Cour pour demander des mesures
provisoires afin que ces personnes et plusieurs autres civils blessés puissent
être transférés vers des hôpitaux, a été arrêté le 4 juin 2016.
15. L’Assemblée note que des enquêtes administratives ont été
ouvertes contre 63 agents des services de sécurité en raison de
leur comportement répréhensible au cours des opérations menées dans
le sud-est de la Turquie. Elle attend des autorités turques qu’elles
mènent des enquêtes effectives sur toutes les accusations de mauvais
comportement de la part des membres des services de sécurité pendant
ces opérations. Toutefois, l’Assemblée est horrifiée par les préparatifs
en vue de l’adoption d’une nouvelle loi rétroactive, déjà approuvée par
la Commission parlementaire de la défense nationale, qui permet
les poursuites judiciaires pour les violations des droits de l’homme
commises par le personnel militaire avec l’autorisation de leurs
supérieurs et autorise l’armée à mener des opérations de sécurité
en passant outre la compétence des tribunaux sous prétexte d’urgence.
L’Assemblée est extrêmement préoccupée par cette évolution, qui
pourrait porter davantage atteinte à l’Etat de droit.
16. L’adoption par le gouvernement d’un décret d’urgence sur l’expropriation
le 21 mars 2016 concernant Sur (Diyarbakır) a provoqué des inquiétudes
parmi les personnes déplacées. Le manque d’informations sur les
procédures judiciaires, les futurs projets de construction urbaine
et le droit des personnes déplacées à retourner vivre dans leur
quartier soulèvent de nombreuses questions. L’absence d’informations
transparentes tend à nourrir les craintes et l’insécurité des personnes
concernées. L’Assemblée attend de la Turquie qu’elle prenne dûment
en compte les besoins de la population locale et qu’elle garantisse
une juste compensation pour les pertes endurées par les civils en
cas de procédures d’expropriation – qu’il faudrait mettre en œuvre dans
le respect des normes du Conseil de l’Europe et compte tenu des
droits de propriété et de leurs garanties en vertu de la Convention
européenne des droits de l’homme (la Convention, STE n° 5).
17. L’Assemblée est aussi vivement préoccupée par le risque que
les tensions et les conflits se propagent à d’autres régions de
la Turquie. Elle exhorte le PKK à cesser ses attaques terroristes
et à déposer les armes. L’Assemblée exhorte aussi le Gouvernement
turc à recourir à des moyens politiques pour enrayer l’escalade de
la violence. Le Parlement turc, qui pourrait s’ériger en tribune
politique pour une résolution pacifique des conflits, devrait envisager
de mettre en place des mécanismes permettant de relancer le processus
de paix, dont une commission parlementaire multipartite jointe,
ou une commission «vérité et réconciliation» qui impulserait un
nouvel élan au processus et permettrait de guérir les traumatismes
du passé. Toutes les forces politiques concernées doivent pouvoir
réfléchir à des solutions politiques au sein du parlement. Un système approprié
d’inviolabilité parlementaire – ne couvrant pas les propos incitant
à la haine, à la violence ou encore à la destruction des droits
ou libertés démocratiques – est par conséquent nécessaire pour garantir
que les questions d’intérêt public peuvent être débattues avec les
représentants élus sans la crainte d’une ingérence de l’exécutif
ou du judiciaire.
18. L’Assemblée est également préoccupée par l’arrestation, dans
le sud-est de la Turquie, de 21 maires kurdes démocratiquement élus
et la destitution de 31 autres, justifiées par l’accusation controversée
d’avoir «aidé et encouragé une organisation terroriste», ce qui
aggrave encore la condition des pouvoirs locaux, déjà affaiblis,
des zones de conflit. L’Assemblée appelle les responsables politiques,
aux niveaux central et local, à adopter une approche plus inclusive
et tolérante pour résoudre les problèmes existants par le dialogue
et la responsabilité partagée. Les partis politiques démocratiques
devraient condamner et adopter une position ferme contre le terrorisme,
dans le plein respect des droits de l’homme, de l’Etat de droit
et des normes du Conseil de l’Europe.
19. La préparation annoncée d’une législation habilitant les gouverneurs
à nommer de nouveaux maires soulève aussi des questions concernant
le respect des dispositions de la Charte européenne de l’autonomie locale
(STE no 122), que la Turquie a ratifiée
en 1992. L’Assemblée réitère son appel lancé à la Turquie, conformément
aux exigences du dialogue postsuivi, de poursuivre la décentralisation
dans le plein respect de l’intégrité territoriale du pays, et de
ratifier la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires
(STE no 148) et la Convention-cadre pour
la protection des minorités nationales (STE no 157),
qui pourraient, de plus, aider à restaurer la confiance entre les
communautés.
20. Concernant la liberté d’expression et la liberté des médias, l’Assemblée partage les préoccupations
du Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe quant
à l’ampleur alarmante du recours à une notion extrêmement large
du terrorisme pour punir des déclarations non violentes et la criminalisation
du moindre message qui semble simplement coïncider avec des intérêts
perçus comme étant ceux d’une organisation terroriste. L’Assemblée
exhorte la Turquie à se conformer pleinement à ses obligations en
vertu de tous les traités relatifs aux droits de l’homme qu’elle
a ratifiés. L’Assemblée reste préoccupée par l’interprétation extensive
de la loi antiterroriste, en contradiction avec les normes du Conseil
de l’Europe. Elle renouvelle par conséquent l’appel lancé à la Turquie
en 2013 de revoir la définition des infractions liées au terrorisme
et à l’appartenance à une organisation criminelle, conformément
au «Plan d’action sur la prévention des violations de la Convention
européenne des droits de l’homme», adopté par la Turquie en février
2014.
21. Rappelant sa Résolution
2035 (2015) sur la protection de la sécurité des journalistes
et de la liberté des médias en Europe, l’Assemblée s’inquiète des
événements intervenus récemment dans le domaine de la liberté d’expression
et de la liberté des médias, qu’il convient de comprendre à la lumière
de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme
relative à l’article 10 de la Convention. Elle s’inquiète notamment de
ce que les transferts de la propriété de sociétés de médias servant
des intérêts commerciaux aient eu pour objectif, et pour résultat,
l’exercice d’une influence politique significative sur les médias.
22. L’Assemblée considère que l’application abusive de l’article
299 (offense au Président de la République) – dans quelque 2 000
affaires en deux ans impliquant des journalistes et des universitaires,
mais aussi des citoyens ordinaires – conduit à une restriction excessive
de la liberté d’expression, selon la jurisprudence de la Cour européenne
des droits de l’homme relative à l’article 10 de la Convention.
Elle rappelle à ce propos que les affaires de diffamation peuvent
être examinées dans le cadre de procédures civiles ou au titre des dispositions
générales de l’article 125 du Code pénal sur l’injure.
23. L’Assemblée condamne l’initiative du ministère turc des Affaires
étrangères qui appelle ses citoyens résidant à l’étranger à dénoncer
tout manque de respect à l’égard du Président de la Turquie en vue
d’engager des poursuites dans les pays concernés.
24. L’Assemblée est profondément préoccupée par les poursuites
engagées à l’encontre de journalistes d’investigation à la suite
de leurs enquêtes sur des questions d’intérêt général. Le journalisme
d’investigation, national comme étranger, devrait pouvoir s’exercer
sur tous les sujets, et dans toutes les régions. L’Assemblée est
consternée par les peines de prison sévères prononcées à l’encontre
de ces journalistes. Elle attend des institutions judiciaires qu’elles
prennent à l’avenir leurs décisions à la lumière de la jurisprudence
bien établie de la Cour européenne des droits de l’homme, et des
autorités qu’elles harmonisent la législation et son interprétation
par les juridictions internes avec les normes du Conseil de l’Europe
en la matière. A cet égard, l’Assemblée salue le rôle important
joué par la Cour constitutionnelle de la Turquie pour garantir la
liberté d’expression et la liberté des médias, ainsi que par les
requêtes individuelles devant la Cour constitutionnelle, qui restent
un moyen efficace de protéger les droits énoncés par la Convention
européenne des droits de l’homme.
25. Les poursuites engagées à l’encontre d’universitaires qui
avaient signé une déclaration de paix appelant à mettre fin à la
campagne militaire dans le sud-est de la Turquie et accusant le
gouvernement de violer le droit international («Nous ne cautionnons
pas ce crime!») sont un autre exemple qui soulève de graves questions quant
à la portée de la loi antiterroriste. Sur les 1 128 signataires
initiaux de la déclaration, 495 universitaires font l’objet d’une
enquête. Le 14 janvier 2016, la police aurait brièvement arrêté
27 d’entre eux. Le 15 janvier 2016, le Secrétaire Général du Conseil
de l’Europe a fait une déclaration exprimant sa préoccupation à
propos de ces arrestations. Quatre signataires (Esra Mungan, Muzaffer
Kaya, Kıvanç Ersoy et Meral Camcı) ont été arrêtés et placés en
garde à vue le 16 mars 2016 pour «propagande terroriste» (article
7/2 de la loi antiterroriste). Lors de la première audience, le
procureur a décidé d’abandonner les chefs d’inculpation de terrorisme
et a envisagé d’ouvrir une information judiciaire en vertu de l’article
301 du Code pénal (propos injurieux vis-à-vis de l’Etat) – sous
réserve de l’autorisation du ministre de la Justice. Dans l’intervalle,
les quatre universitaires ont été relâchés, le 22 avril 2016. Des
poursuites disciplinaires et pénales ont été engagées contre d’autres
signataires d’une déclaration appelant à mettre fin à la violence
qui, selon le Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe,
restait dans les limites de la liberté d’expression, que l’on soit
d’accord ou non avec leurs messages.
26. L’Assemblée reste préoccupée par le grand nombre de sites
web bloqués (110 000) et de demandes de fermeture de comptes Twitter.
Le blocage de sites web semble être une mesure extrêmement disproportionnée,
qui fait obstacle au droit du public de recevoir et de se voir fournir
des informations sur internet, et qui a des incidences négatives
sur le pluralisme des médias et la liberté d’expression. L’Assemblée exhorte
la Turquie à renforcer son cadre juridique conformément à la Convention
européenne des droits de l’homme, et notamment à réexaminer la loi
no 5651 relative à internet, conformément
aux recommandations de la Commission de Venise (à adopter en juin
2016), concernant la réglementation des publications sur internet
et la lutte contre les crimes commis au moyen de ces publications.
27. L’Assemblée rappelle que les journalistes et d’autres acteurs
des médias apportent une contribution essentielle au débat public
et aux processus de formation de l’opinion, qui sont nécessaires
dans une société démocratique. Les Etats membres du Conseil de l’Europe
ont l’obligation positive de garantir la liberté d’expression, la
protection des journalistes et l’accès à l’information, et d’instaurer
les conditions permettant aux journalistes de jouer le rôle de «chiens
de garde» publics ou sociaux et d’informer le public sur des questions
d’intérêt général et d’intérêt public. Trop de mesures actuellement
prises par les autorités, notamment des enquêtes et des poursuites,
mais aussi l’interprétation du Code pénal par les juridictions internes,
ont un effet dissuasif sur les médias. Les attaques à l’encontre
de journalistes et d’organes de presse, la saisie de médias (qui
porte atteinte aux droits de propriété), les pressions exercées
sur les journalistes et la sanction de journalistes qui ne font
que leur métier conduisent à l’autocensure. L’Assemblée exhorte
par conséquent la Turquie à assurer un environnement favorable à
la liberté d’expression telle que garantie par l’article 10 de la
Convention et à mettre en œuvre la Recommandation CM/Rec(2016)4
du Comité des Ministres sur la protection du journalisme et la sécurité
des journalistes et des autres acteurs des médias.
28. L’Assemblée considère qu’améliorer encore le cadre juridique
pourrait aider le pays à venir à bout des restrictions à la liberté
d’expression. A la lumière de l’avis de mars 2016 de la Commission
de Venise, l’Assemblée invite la Turquie:
28.1. à abroger l’article 299 du Code pénal (offense au Président
de la République);
28.2. à abroger l’article 301 (dénigrement de la nation turque,
de l’Etat de la République turque, des organes et des institutions
de l’Etat) ou à le modifier, afin de garantir que toutes les notions
qui y figurent sont claires, précises et prévisibles, et d’assurer
que cette disposition ne s’applique qu’aux discours incitant à la
violence ou à la haine et que son interprétation par les tribunaux
internes est conforme à la jurisprudence de la Cour européenne des
droits de l’homme;
28.3. à limiter l’application de l’article 216 et à recourir
à des sanctions pénales – proportionnées – uniquement dans les cas
d’incitation ouverte à la violence, à la résistance armée ou au
soulèvement, et non pour réprimer les critiques sévères à l’égard
des politiques gouvernementales. En outre, cette disposition devrait
s’appliquer uniquement aux cas extrêmes d’injure à caractère religieux
troublant intentionnellement et gravement l’ordre public, ou d’appels
à la violence publique, et non en cas de simple blasphème;
28.4. à garantir une interprétation stricte de l’article 314
(appartenance à une organisation armée), afin de limiter son application
aux cas qui n’impliquent pas l’exercice des droits à la liberté
d’expression et à la liberté de réunion, conformément aux critères
établis dans la jurisprudence de la Cour de cassation, selon laquelle
les actes attribués à un défendeur doivent, dans «leur continuité,
leur diversité et leur intensité», montrer le «lien organique» que
le défendeur entretient avec une organisation armée ou prouver que
celui-ci a agi sciemment et délibérément au sein de la «structure
hiérarchique» de l’organisation.
29. L’Assemblée encourage les autorités turques à examiner ces
propositions au sein du groupe de travail sur la liberté d’expression
créé en 2016 par le ministère de la Justice et le Conseil de l’Europe,
dans le cadre du Plan d’action de la Turquie sur la prévention des
violations de la Convention européenne des droits de l’homme. Elle
s’attend à ce que les amendements nécessaires à la législation soient
préparés et adoptés en consultation avec le Conseil de l’Europe.
30. L’Assemblée exhorte la Turquie à poursuivre sa coopération
avec le Conseil de l’Europe et à mettre en œuvre les recommandations
du GRECO dans le cadre de sa stratégie de réforme de la justice
qui vise le développement d’un système de justice plus fiable, le
fonctionnement indépendant et impartial des services judiciaires,
et la tenue de procès dans des délais raisonnables. Elle se félicite
de l’adoption le 30 avril 2016 d’un «Plan d’action (2016-2019) sur
l’amélioration de la transparence et l’intensification de la lutte
contre la corruption» pour traiter ces questions, qui est une première
étape.
31. Concernant le respect de la prééminence du droit, l’Assemblée
est vivement préoccupée par les propos tenus récemment par le Président
de la République et par des ministres qui ont affirmé ne pas respecter
une décision de la Cour constitutionnelle concluant à l’illégalité
de la détention provisoire de journalistes d’investigation, qui
se fondait sur la jurisprudence de la Convention européenne des
droits de l’homme. L’Assemblée exhorte les autorités turques à s’abstenir
de toute ingérence indue dans la justice et de toute remise en cause
de la prééminence du droit. Elle se félicite toutefois de ce que
l’ensemble des décisions de la Cour constitutionnelle résultant
de requêtes individuelles aient été appliquées.
32. L’indépendance du système judiciaire est garantie par la Constitution.
Depuis le référendum constitutionnel de 2010, plusieurs paquets
de réformes judiciaires ont été mis en œuvre. Ils prévoyaient l’implication
plus forte des procureurs et des juges élus au sein du Conseil supérieur
de la magistrature, ce qui constituait une évolution positive. Toutefois,
les développements récents et les amendements à la loi relative au
Conseil supérieur de la magistrature, en 2014, soulèvent la question
du manque d’indépendance du pouvoir judiciaire et de l’ingérence
indue de l’exécutif dans la justice.
33. Le GRECO a noté, dans son rapport de mars 2016, que la nomination
des membres élus du Conseil supérieur de la magistrature en 2014,
le recours à des procédures disciplinaires, notamment le limogeage
d’un certain nombre de membres de l’appareil judiciaire, ainsi que
l’influence potentielle de l’exécutif sur cet organe ont alimenté
encore davantage le débat sur le rôle et l’indépendance du Conseil
supérieur de la magistrature, et érodé sérieusement la confiance
du public dans ses institutions judiciaires. L’Assemblée partage
ces préoccupations et invite la Turquie:
33.1. à mettre en œuvre les recommandations du GRECO, notamment
pour renforcer l’inamovibilité des juges et garantir que l’évaluation
de la performance des juges et des procureurs, ainsi que les procédures
disciplinaires à leur encontre sont libres de toute influence indue;
33.2. à réviser à nouveau la loi sur le Conseil supérieur de
la magistrature pour réduire l’influence du pouvoir exécutif en
son sein.
34. L’Assemblée note aussi qu’en 2014 la lutte contre le terrorisme
a été étendue au mouvement Gülen (soi-disant «structure parallèle
d’Etat»), ancien allié du parti AKP. La purge destinée à éliminer
les prétendus partisans gülenistes des institutions de l’Etat pose
la question des garanties procédurales. Cette entreprise, et notamment
le grand nombre de mutations, arrestations et détentions de juges
et de procureurs, a eu une incidence en particulier sur le système
judiciaire et pourrait avoir un effet dissuasif sur ses membres.
35. Enfin, alors que l’Assemblée salue la création de cours régionales,
elle note que le projet de loi portant sur la restructuration de
la Cour de Cassation et du Conseil d’Etat suscite des interrogations.
Elle demande de ce fait à la Commission de Venise un avis sur ce
projet de loi, ainsi que sur les aspects constitutionnels de la désignation
des membres de ces hautes juridictions. L’Assemblée invite par ailleurs
les autorités compétentes à solliciter l’avis de la Cour constitutionnelle
turque et à s’assurer également que la loi adoptée tiendra compte des
recommandations de la Commission de Venise.
36. L’Assemblée conclut que l’évolution récente de la situation
concernant la liberté des médias et la liberté d’expression, l’érosion
de l’Etat de droit et les violations des droits de l’homme liées
aux opérations de sécurité antiterroristes menées dans le sud-est
de la Turquie menacent le fonctionnement des institutions démocratiques
de ce pays et le respect de ses obligations vis-à-vis du Conseil
de l’Europe. L’Assemblée continuera de suivre de près les questions
soulevées dans cette résolution, en particulier la situation des
droits de l’homme dans le sud-est de la Turquie, sur la base des
informations fournies par sa commission de suivi. L’Assemblée rappelle
que les autorités turques sont invitées à répondre aux exigences
restées en suspens dans le cadre du dialogue postsuivi avec l’Assemblée
parlementaire. Elle réitère la disposition du Conseil de l’Europe,
en particulier de la Commission de Venise, à soutenir les efforts
déployés par les autorités turques en ce sens. L’Assemblée note
que les progrès accomplis sur les 12 points du dialogue postsuivi,
y compris les points soulevés dans la présente résolution, feront
l’objet d’un examen dans le rapport de postsuivi qui sera présenté
en 2017.