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Résolution 2127 (2016)
L’immunité parlementaire: remise en cause du périmètre des privilèges et immunités des membres de l’Assemblée parlementaire
1. Nul parlement d’un Etat membre
du Conseil de l’Europe, même s’il se prévaut d’une tradition démocratique
ancienne et d’institutions stables, ne peut se considérer, dans
l’absolu, à l’abri d’atteintes qui pourraient être portées à sa
souveraineté et à son intégrité, ou à l’indépendance et à la liberté
d’expression de ses membres dans l’exercice de leur mandat.
2. L’Assemblée parlementaire reconnaît que, malgré une tradition
constitutionnelle commune, le régime des immunités parlementaires
est fortement imprégné des traditions et de la culture politique
propres à chaque pays, et présente une grande variété en Europe,
que ce soit quant à sa nature, à sa portée ou quant aux pratiques
parlementaires existantes. Dans leur quasi-totalité, les Etats membres
reconnaissent à leurs élus nationaux une immunité parlementaire,
qui découle de la nécessité de protéger le principe même de la démocratie
représentative.
3. L’Assemblée rappelle que la finalité première de l’immunité
parlementaire, sous ses deux aspects – l’irresponsabilité et l’inviolabilité
–, tient dans la protection fondamentale de l’institution parlementaire
et dans la garantie tout aussi fondamentale de l’indépendance des
élus, nécessaire à l’exercice effectif de leurs fonctions démocratiques
sans crainte d’ingérences ou de pressions de l’exécutif ou du judiciaire.
4. Le régime de l’irresponsabilité reste, en règle générale,
d’une grande stabilité dans les Etats membres. En théorie et par
principe, l’irresponsabilité a un caractère absolu, permanent et
perpétuel. Elle soustrait les parlementaires à toute poursuite judiciaire
pour les actes, les propos, les votes émis ou les opinions exprimées dans
le cadre des débats parlementaires ou dans l’exercice de leurs fonctions
parlementaires.
5. L’inviolabilité constitue une protection juridique spéciale
en vertu de laquelle certaines actions judiciaires – arrestation,
détention ou poursuite – visant des actes étrangers aux fonctions
parlementaires ne peuvent pas être engagées à l’encontre d’un parlementaire
sans le consentement du parlement dont il est membre, sauf en cas
de flagrant délit ou de condamnation définitive. Elle a un caractère
temporaire, sa portée étant limitée à la durée du mandat, et peut
donc toujours être levée. Ce régime présente des différences non
négligeables quant à la nature et au degré de protection offerte
aux parlementaires dans les Etats membres.
6. Depuis l’adoption de la Résolution
1325 (2003) sur les immunités des membres de l’Assemblée parlementaire,
le contexte politique en Europe a évolué et des critiques se sont
élevées dans la société civile, au nom du principe d’égalité de
tous devant la loi, pour remettre en cause la légitimité de certaines
formes d’immunité, dénoncées comme octroyant aux parlementaires
un régime d’impunité.
7. La protection absolue des actes et des paroles des parlementaires
pose en effet problème dans le contexte actuel de montée de l’extrémisme
et du nationalisme sur fond de recrudescence du terrorisme et de crise
migratoire, notamment en ce qui concerne plus spécifiquement le
discours de haine. L’Assemblée observe et se félicite du fait que,
dans certains Etats, les propos insultants ou diffamatoires, l’incitation
à la haine ou à la violence, ou les propos racistes, notamment,
échappent au cadre de l’irresponsabilité.
8. De même, l’immunité parlementaire peut être détournée à des
fins d’abus ou d’entrave à la justice, notamment dans le cadre de
la lutte que de nombreux Etats livrent contre la corruption. L’Assemblée
constate, avec la Commission européenne pour la démocratie par le
droit (Commission de Venise), que l’existence d’un tel régime d’immunité
peut saper la confiance du public dans son parlement et jeter le
discrédit sur la classe politique.
9. L’Assemblée se félicite du développement et de la consolidation
de l’Etat de droit et de la société démocratique en Europe qui ont
conduit à la diminution du besoin de l’inviolabilité parlementaire,
qui n’est plus considérée comme une protection impérieuse. Certains
Etats membres en ont restreint la portée. Le système paneuropéen
de protection des droits de l’homme conjugué à l’efficacité du système
judiciaire est aujourd’hui censé protéger un parlementaire contre
tout harcèlement, pression injustifiée ou accusation indue.
10. L’Assemblée s’inquiète de l’interprétation qui pourrait être
faite de la position prise par la Commission de Venise, en 2014,
dans son Rapport sur l’étendue et la levée des immunités parlementaires,
invitant les Etats «dans lesquels les parlementaires jouissent de
l’inviolabilité» à réviser leur régime «pour évaluer son fonctionnement
et déterminer s’il est encore justifié et adapté au contexte actuel,
ou s’il conviendrait de le réformer». Elle tient à souligner que
l’ancrage d’une culture démocratique véritable et stable sur l’ensemble
du continent européen suppose la consolidation d’une culture de
l’alternance politique, de transparence de la vie politique et de
respect des droits de l’opposition politique dans tous les Etats.
Un tel stade n’a pas encore été atteint dans certaines des démocraties
les plus récentes en Europe qui n’ont pas encore évacué leur passé autoritaire,
et où l’on peut encore craindre que le gouvernement porte de fausses
accusations contre les adversaires politiques, et que les tribunaux
soient sensibles aux pressions politiques. Par ailleurs, dans ce contexte,
la volonté des gouvernements en place d’asseoir leur pouvoir se
traduit notamment par des changements successifs de la législation
électorale et des modifications de la Constitution, qui visent ainsi
à affaiblir l’opposition.
11. L’Assemblée constate que l’inviolabilité parlementaire continue
à remplir son rôle initial fondamental dans les pays qui n’offrent
pas les moyens adéquats de protection des parlementaires, notamment
en raison des garanties insuffisantes offertes par leur système
judiciaire et leur justice pénale. La protection des parlementaires
contre toute action judiciaire inspirée par l’intention de nuire
à leur activité politique constitue d’une manière générale une garantie
importante pour la minorité politique et un outil de protection
de l’opposition. Par conséquent, l’Assemblée dénonce les méthodes
de pression politique qui se traduisent par l’ouverture ou la réouverture
de poursuites contre des parlementaires pour des affaires sans aucun
lien avec leur mandat parlementaire, comme les questions fiscales,
ou l’initiation de poursuites pénales contre des membres de leur
famille. Elle réaffirme donc la nécessité de maintenir un régime
d’inviolabilité qui, ainsi que le reconnaît la Cour européenne des
droits de l’homme, permet de prévenir «toute éventualité de poursuites pénales
(…), protégeant par là même l’opposition des pressions ou abus de
la majorité» (arrêt Kart c.Turquie du
3 décembre 2009).
12. L’Assemblée invite les Etats membres qui envisagent d’évaluer
le régime des immunités protégeant les parlementaires ou qui ont
d’ores et déjà entrepris sa révision, en réponse aux critiques,
à prendre en considération les principes généraux suivants:
12.1. l’immunité est une garantie
démocratique fondamentale qui procède de la nécessité de préserver l’intégrité
et l’indépendance des parlements, leur fonctionnement et leurs actes
en tant qu’institution; elle n’est pas un attribut personnel à la
disposition de l’élu et ne vise pas à protéger ses intérêts particuliers;
12.2. l’immunité parlementaire protège le libre exercice du
mandat parlementaire et, qu’elle couvre des actes strictement liés
aux fonctions parlementaires ou des actes qui leur sont étrangers,
elle ne doit pas être détournée à des fins d’abus ou d’entrave à
la justice; l’exercice d’un mandat électif implique le respect d’un
comportement éthique et l’obligation de rendre compte de ses actes;
l’immunité n’est pas un régime d’impunité;
12.3. le régime fondamental de l’immunité parlementaire doit
être consacré, au moins dans ses aspects les plus importants comme
sa portée, son étendue et les modalités de sa levée, par des dispositions
de valeur constitutionnelle; sa reconnaissance au sommet de la hiérarchie
des normes permet de garantir de manière pérenne l’intégrité des
parlements et l’indépendance de leurs membres dans l’exercice de
leur mandat en cas d’instabilité politique ou de tentative d’ingérence
de l’exécutif;
12.4. la révision de la portée et de l’étendue de l’immunité
parlementaire doit faire l’objet d’un examen approfondi quant à
ses objectifs, ses critères et son impact, être inspirée par une
démarche rationnelle exempte de toute démagogie ou populisme, être
débattue de manière objective et faire l’objet d’un vaste débat
public; une telle révision devrait éviter tout changement brutal
du régime de l’immunité, en basculant par exemple d’un régime très
protecteur à une suppression totale des garanties parlementaires;
12.5. dans ce contexte, il doit être tenu compte de l’impérieuse
nécessité de préserver les droits et l’intégrité des membres de
la minorité politique durant et après le mandat parlementaire;
12.6. la liberté de parole est inhérente à la fonction parlementaire,
les élus doivent pouvoir débattre, sans crainte, de toutes sortes
de sujets d’intérêt public, y compris de questions controversées, polémiques
ou en rapport avec le fonctionnement du pouvoir exécutif ou judiciaire;
toutefois, pourront être exclus du champ de l’irresponsabilité les
propos et déclarations incitant à la haine, à la violence ou à la
destruction des droits et des libertés démocratiques; les parlementaires
qui détournent l’utilisation de la tribune publique pourraient s’exposer
à des mesures disciplinaires internes, selon une procédure réglementaire
transparente et impartiale, voire à la révocation de leur mandat
parlementaire en cas de violation grave et persistante;
12.7. la procédure de levée de l’inviolabilité parlementaire
doit respecter les principes de transparence, de sécurité juridique
et de prévisibilité, et les garanties procédurales de respect des
droits de la défense, afin de prévenir toute possibilité de décision
sélective ou arbitraire.
13. L’Assemblée rappelle à ses membres qu’ils sont couverts par
un régime d’immunité spécifique, qu’ils partagent avec les membres
du Parlement européen. Cette immunité a un caractère autonome, étant
distincte et indépendante de l’immunité parlementaire nationale
dont les députés peuvent jouir par ailleurs sur le territoire de
leur Etat. L’Assemblée reconnaît la validité des critères développés
ces dernières années par le Parlement européen à l’occasion de l’examen
de demandes de levée de l’immunité de ses membres.
14. L’Assemblée insiste sur le fait que les immunités accordées
à ses membres en vertu du Statut du Conseil de l’Europe (STE no 1)
et des articles 13, 14 et 15 de l’Accord général sur les privilèges
et immunités (STE no 2) s’appliquent
immédiatement à un membre de l’Assemblée, dès qu’il acquiert la
qualité de membre de l’Assemblée, et couvrent toute la période de
son activité en tant que membre de sa délégation nationale auprès
de l’Assemblée durant les sessions de l’Assemblée.
15. L'Assemblée invite les Etats membres à prendre toutes les
mesures propres à garantir le respect des obligations découlant
de l'Accord général sur les privilèges et immunités du Conseil de
l'Europe et de son Protocole additionnel (STE no 10),
pour lesquels ils n'ont pas fait de réserve ou de déclaration interprétative. Elle
est très préoccupée par les modifications apportées aux régimes
nationaux d'immunité parlementaire, par l'amendement ou la suspension
de dispositions constitutionnelles notamment, qui conduisent, dans
la pratique, à priver d'effet l'article 15.a de
l'Accord général sur les privilèges et immunités, et à supprimer de facto la protection reconnue
aux membres de l'Assemblée sur le territoire de leur propre Etat,
telle que l'Assemblée l'a définie dans sa Résolution 1490 (2006) sur l’interprétation
de l’article 15.a de l’Accord
général sur les privilèges et immunités du Conseil de l’Europe.
16. L'Assemblée rappelle aux Etats membres qu’elle doit se prononcer
sur la levée de l'immunité de ses membres dans des cas où les dispositions
nationales prévoient une autorisation préalable du parlement national
à la poursuite pénale de ses membres. Elle considère que le souci
d'assurer le respect de la prééminence du droit et de prévenir toute
tentative déguisée de nuire à l’activité politique d'un membre par l’engagement
d’une action judiciaire (fumus persecutionis) requiert
que l'Assemblée examine la levée de l'immunité dont les membres
de l'Assemblée jouissent en vertu de l'article 15.a de l'Accord général sur les privilèges
et immunités, indépendamment de la procédure qui pourrait avoir
lieu au niveau national.
17. A cet égard, l’Assemblée demande instamment aux Etats membres
de respecter scrupuleusement leurs obligations au titre de l’article
40 du Statut du Conseil de l'Europe, et des articles 13, 14 et 15
de l’Accord général sur les privilèges et immunités, et de son Protocole
additionnel, et de garantir leur application effective. Elle condamne
fermement les atteintes portées par certains Etats au statut de
l’immunité des membres de l’Assemblée, notamment au principe de
libre circulation, et rappelle que la violation de ces dispositions statutaires
relève de l’article 8 du Règlement de l’Assemblée (contestation
de pouvoirs non encore ratifiés pour des raisons substantielles).
18. L'Assemblée décide de demander l'avis de la Commission de
Venise concernant la suspension, par une clause provisoire, de l'article
83 de la Constitution de la Turquie qui garantit l'inviolabilité
parlementaire des députés de la Grande Assemblée nationale.