1. Introduction
1. Internet est une ressource
et un outil exceptionnel qui a révolutionné et amélioré de nombreux
aspects de notre vie. Il a créé de formidables nouvelles possibilités
d’expression. Cependant, internet est aussi un forum où des personnes
en nombre incalculable sont chaque jour la cible de propos haineux.
Sexe réel ou supposé, couleur, origine ethnique, nationalité, religion,
statut migratoire, orientation sexuelle, identité de genre, convictions
politiques ou autres, handicap ou autre condition sont autant de
prétextes pour tenir des propos incendiaires et haineux, harceler
et agresser une cible, voire la traquer, proférer des menaces ou
inciter à la violence physique à son encontre. Dans le pire des
cas, ces menaces ou ces incitations se doublent de la publication
de l’adresse ou d’autres informations personnelles de la personne
visée, ce qui la rend vulnérable aux agressions de n’importe quel
membre du public.
2. Nous ne pouvons tolérer ces formes d’intimidation et de menaces
«virtuelles», pas plus que nous ne pouvons tolérer les formes «classiques»
de discrimination dans la vie de tous les jours, les intimidations,
le harcèlement, les discours de haine ou les infractions motivées
par la haine. D’autant plus que les propos haineux en ligne peuvent
avoir des conséquences hors ligne. Premièrement, la peur ressentie
par les personnes qui font l’objet d’intimidation, de harcèlement,
d’une traque ou de menaces d’autre nature sur internet est tout
aussi réelle que celle des personnes confrontées aux mêmes types
de comportement hors ligne. Deuxièmement, les enfants, adolescents
ou adultes cibles d’insultes racistes, sexistes, homophobes ou d’autres
propos haineux en ligne ne peuvent pas simplement oublier cette
haine ni la peur qu’elle engendre après avoir remis leur smartphone
dans leur poche ou éteint leur ordinateur; ce sentiment les accompagne
et gagne d’autres aspects de leur vie. De plus, les manifestions
de haine dans le cyberespace sont parfois suivies d’agressions physiques
sur des personnes. Le nombre de personnes assassinées après avoir
reçu des menaces de mort via internet est tragiquement en augmentation.
De même que le nombre de personnes (souvent des adolescents) qui
mettent fin à leurs jours après avoir été la cible de cyber-harcèlement.
3. Le présent rapport porte sur la façon dont nous pouvons mettre
fin aux propos haineux en ligne. Il vise à prendre la mesure du
problème et à identifier les dispositions que doivent prendre différents
acteurs en vue de l’éradiquer. Quelles formes revêtent les propos
haineux en ligne? Qui touchent-ils, et quels préjudices causent-ils?
Que se passe-t-il quand les mesures prises pour y faire face ne
suffisent pas? Qui doit faire quoi pour arrêter ce déferlement?
4. Je ne saurais trop insister, dans ce contexte, sur l'importance
de la liberté d'expression pour les sociétés démocratiques dans
lesquelles nous vivons. Nous devons la défendre, la protéger et
nous en servir si nous voulons que nos démocraties restent fortes
et en bonne santé. Le but du présent rapport n’est donc pas de fixer
de nouvelles limites à la liberté d'expression dans l'environnement
en ligne. Il est, au contraire, de faire en sorte que la liberté
d'expression – en particulier telle qu’elle est énoncée dans la
Convention européenne des droits de l'homme (STE no 5)
et interprétée par la Cour européenne des droits de l'homme dans
sa jurisprudence – bénéficie à chacun, tant hors ligne qu’en ligne.
2. Pourquoi
agir contre les propos haineux en ligne?
5. Lorsqu’il fonctionne dans des
conditions optimales, internet est un espace de libre expression
où les informations peuvent être échangées librement et largement,
dans l’intérêt de tous. Comme il a été souligné ci-dessus, la liberté
d’expression est l’un des fondements les plus importants des sociétés
démocratiques et il est crucial de la préserver, y compris sur internet.
Internet ne doit en aucun cas devenir un espace dans lequel la censure
et la propagande des gouvernements étouffent les voix discordantes,
ou dans lequel les sociétés privées dictent quelles opinions (et
quelles personnes) on peut écouter.
6. Cela étant, en ligne tout comme dans le monde réel, la liberté
d’expression ne peut véritablement s’exercer que dans un environnement
où tous les utilisateurs se sentent libres d’exprimer leur avis
sans danger. Dans la vie réelle, les affaires montrent que les propos
haineux en ligne peuvent avoir un impact dévastateur pour leurs
victimes, les forcent à changer de comportement à la fois en ligne
et hors ligne, les obligent parfois à cesser leurs principales activités
professionnelles, les mènent parfois au suicide J’examinerai ces
questions de façon plus approfondie ci-après. En outre, comme dans
n’importe quel autre environnement, la banalisation des discours
de haine en ligne crée un climat d’intimidation inacceptable – et qui
de fait n’est pas accepté dans le monde physique. C’est pour toutes
ces raisons qu’il est essentiel de combattre les propos haineux
en ligne.
2.1. Qu'est-ce
on entend par discours de haine en ligne dans le cadre de ce rapport?
7. La définition du discours de
haine (qu’il soit en ligne ou hors ligne) varie grandement d’un
système juridique national à un autre. Dans le présent rapport,
ainsi que je l’ai précisé dès le début de mes travaux, j’ai volontairement
adopté une perspective élargie. J’ai décidé de couvrir un large
éventail de comportements ayant trait non seulement aux formes d’expression
qui correspondent clairement aux définitions nationales du discours
de haine mais aussi à l’utilisation abusive de voies de communication
en ligne par certains individus ou groupes en vue d’en discriminer,
stigmatiser, intimider et/ou menacer d’autres. Ces comportements préjudiciables
vont d’actes isolés commis par des individus qui diffusent des commentaires
destinés à humilier ou à insulter des personnes ou des groupes en
raison de leurs caractéristiques personnelles aux formes les plus
graves de brimades ou de harcèlement en ligne
.
8. Je m’attache ici à étudier les propos haineux et les menaces
adressés en ligne à des personnes en raison de leurs caractéristiques
individuelles, et la manière dont nous pouvons réagir à ce phénomène,
le combattre et l’éradiquer. Cependant, en raison de l'importance
particulière de la protection de la liberté d'expression, j'ai constamment
cherché à garder à l'esprit, en particulier lorsque j’ai examiné
les normes juridiques qui peuvent être appliquées aux propos haineux
en ligne, les conséquences que ces normes pourraient avoir si elles
sont appliquées dans d'autres contextes tels que les cas de diffamation,
le travail des journalistes ou la promotion de l'extrémisme ou du
terrorisme.
9. Je ne souhaite toutefois pas étudier dans le cadre du présent
rapport la façon dont des groupes terroristes utilisent internet
dans le but de promouvoir leurs activités et de recruter de nouveaux
agents; je ne compte pas non plus évoquer la neutralité du réseau
, les piratages de
comptes (l’usurpation d’identités) ou d’autres questions semblables.
Ce rapport n’a également pas pour but d’examiner des questions liées
à la diffamation ou à la réputation personnelle et d’étudier les
droits et les responsabilités des journalistes dans la société de
l'information d'aujourd'hui. Ces dernières questions, qui ne sont
pas directement liées à l'égalité et la non-discrimination, relèvent
de la compétence de la commission de la culture, de la science,
de l'éducation et des médias de l’Assemblée parlementaire, qui est
d'ailleurs en train de préparer un rapport intitulé «Médias en ligne
et journalisme: défis et responsabilités» qui sera examiné, avec
ce rapport, à l’occasion d’un débat commun.
2.2. Quelles
sont les particularités des propos haineux en ligne?
10. Sur internet, la communication
diffère très sensiblement des contacts établis en personne. Il est nécessaire
de comprendre ces différences pour s’attaquer efficacement aux propos
haineux en ligne.
11. Premièrement, la communication en ligne permet d’entrer facilement
en relation avec des individus que l’on ne rencontrerait très probablement
pas en personne. Grâce à internet, chacun peut contacter voire attaquer
de façon directe quelqu’un qui n’aurait auparavant pas été à sa
portée. En outre, il est aujourd’hui bien plus simple et rapide
de contacter quelqu’un directement et donc de lui adresser des propos
haineux sur des réseaux sociaux comme Twitter, qu’il ne l’était
par le passé d’envoyer des lettres haineuses par la poste.
12. Deuxièmement, la communication en ligne permet de partager
des contenus des milliers de fois. Les contenus en ligne peuvent
devenir viraux en une fraction de seconde. Ce qui avant aurait été
invisible pour un large public peut à présent être vu instantanément
par des centaines ou des milliers de personnes (ou plus). Le retrait
d’un contenu de son site d'origine aura peu d'impact s’il a déjà
été partagé des dizaines, des centaines, voire des milliers de fois.
Le sentiment d’humiliation que la cible peut ressentir (notamment
dans les cas de vengeance pornographique ou de cyber-harcèlement)
s’en trouve amplifié. De plus, il est alors facile pour un grand
nombre d’internautes de se liguer très rapidement contre un individu
(«mobbing»).
13. Troisièmement, internet engendre un sentiment d’anonymat,
même pour ceux qui ne cherchent pas activement à cacher leur identité.
Par ailleurs, on constate que l’environnement de «solitude interactive»
sans contrainte dans lequel les personnes publient des messages
sur internet et les réseaux sociaux favorise l’indifférence à l’égard
des sentiments des autres, et permet au discours de haine en ligne
de devenir banal
.
14. Quatrièmement, internet facilite les rencontres entre des
personnes exprimant des opinions tranchées similaires. Or, les points
de vue véhéments s’alimentent mutuellement, en raison aussi des
algorithmes utilisés dans les moteurs de recherche et les médias
sociaux, et virent rapidement à l’extrême, en particulier lorsque des
opinions contradictoires sont diffusées. Lorsque des discussions
face à face s’enflamment, l'intervention d'une voix calme et l'utilisation
d'un ton et d’un langage plus mesurés sont souvent appréciées et
permettent aux débats de se poursuivre sur une base plus constructive.
Dans les échanges écrits sur internet, cependant, les points de
vue modérés sont souvent étouffés.
15. Cinquièmement, le problème est tel que certaines victimes
sont contraintes de renoncer à tenir un blog et à intervenir en
public alors que ces activités constituent pour elles une source
de revenus indispensable dans la mesure où elles rendent leur travail
accessible à un large public. D’autres (notamment un nombre croissant
de personnalités politiques) cessent de se servir des réseaux sociaux
car le flot incessant de haine est ingérable. D’autres encore perdent
leur réputation et avec elle, des possibilités d’emploi, les campagnes haineuses
faisant figurer des messages préjudiciables et souvent faux parmi
les premiers résultats des recherches associées à leur nom sur leur
navigateur.
16. En tout cela, la communication en ligne est très différente
de la communication hors ligne et ses effets sont aussi radicalement
différents. C’est pourquoi des mesures spécifiques sont nécessaires
pour faire face aux propos haineux sur internet. Il faut cesser
de minimiser le discours de haine sur internet en l’assimilant à une
affaire privée et, au contraire, le considérer comme un problème
concernant la société dans son ensemble
.
2.3. Pourquoi
les mesures actuelles ne sont-elles pas efficaces? La banalisation
des propos haineux en ligne
17. Une réponse couramment faite
aux victimes de propos haineux en ligne est que les règles et les
attentes «ordinaires» ne s’appliquent pas au cyberespace; internet,
c’est le «Far West», et ceux qui n’arrivent pas à le gérer devraient
arrêter de se plaindre et partir. Les auteurs de provocations intentionnelles
et malveillantes (trolls) tendent à banaliser ainsi leur propre
comportement agressif, à faire comme s’il s’agissait d’une plaisanterie
ou à arguer que leurs victimes ne sont pas capables de jouer le
jeu, que c’est donc leur problème et qu’elles «méritent» ce qui
leur arrive
.
18. Cet argument nie le rôle essentiel qu’internet joue aujourd’hui
dans notre vie; «partir» n’est pas envisageable pour les personnalités
publiques qui comptent sur internet pour communiquer avec leurs électeurs,
ou pour les professionnels qui comptent dessus pour promouvoir leur
travail. «Partir» n’est pas plus réaliste pour ceux (de plus en
plus nombreux) qui utilisent internet pour consulter les actualités,
communiquer avec des membres éloignés de la famille ou des amis,
ou faire des achats.
19. L’argument du «Far West», est aussi une des façons d’ignorer
le préjudice subi par les victimes. Les victimes s’entendent dire
qu’elles réagissent de manière excessive, et ce même si elles sont
la cible de menaces explicites et violentes de viol ou de mort.
Il leur est reproché d’être incapables de réagir à ce type de comportement,
d’avoir choisi de traiter de sujets controversés ou (dans les cas
de vengeance pornographique) d’avoir partagé des photos avec une
personne en qui elles avaient confiance. Cela revient quelque peu
à dire à une femme victime de harcèlement dans la rue qu’elle a
eu tort de «provoquer» son agresseur.
20. Ces différentes attitudes constituent autant d’obstacles à
l’efficacité des réponses juridiques et sociétales aux abus en ligne.
Un comportement généralement jugé insignifiant par la société ne
sera pas traité en priorité par la police, dont les ressources pour
lutter contre la criminalité demeurent limitées
.
21. Un autre argument tendant à être utilisé par les fournisseurs
de services internet et les opérateurs de réseaux sociaux ou d’autres
forums et plateformes en ligne est que «les propos haineux en ligne
reflètent la haine présente dans nos sociétés». C’est assurément
vrai et, comme je l’examinerai ci-après, les stratégies d’élimination
des manifestations de haine dans l’environnement en ligne doivent
aussi s’attaquer à l’hostilité contenue dans le cœur et l’esprit
des individus. Cela étant, cette réalité ne dispense pas les sociétés
qui rendent les réseaux sociaux et autres forums ou plateformes
d’échanges accessibles en ligne de s’occuper des problèmes réels
qui se posent sur leurs services.
2.4. Comment
lutter contre les propos haineux en ligne sans porter atteinte à
la liberté d’expression?
22. Comme indiqué plus haut, la
liberté d’expression est cruciale pour nos sociétés démocratiques,
et il faut la préserver sur internet. La censure, les mécanismes
généraux et le filtrage intensif ne sont pas de bonnes solutions,
et les organisations œuvrant à défendre et à promouvoir la liberté
d’expression ont raison de souligner que quand les gouvernements
pressent des plateformes internet de supprimer du contenu, cette suppression
devrait se faire sous réserve d’une décision de justice. Lors de
notre audition qui a eu lieu en septembre 2016, Brittany Smith,
analyste principale des politiques chez Google, a cité en exemple
les vidéos d’un prêcheur extrémiste publiées sur YouTube dans l’intention
d’en dénoncer le contenu, pas de le cautionner. Cet exemple illustre
les subtilités en jeu et le soin avec lequel il convient de décider
si une suppression est nécessaire ou non.
23. D’un point de vue législatif, il faut concilier, d’une part,
le droit de chacun à s’exprimer librement et, d’autre part, le droit
de chacun à ne pas être la cible de propos haineux. En matière de
droit pénal, en particulier, des définitions étroites de ce qui
constitue un comportement criminel peuvent sembler essentielles pour
éviter de tomber dans deux pièges: empiéter sur la liberté d’expression
ou jeter les bases d’une censure débridée. La conclusion, lorsque
la question se pose en ces termes, est souvent que «la seule réponse
au discours de haine est le contre-discours».
24. Cette conclusion est toutefois bien trop simpliste. Les campagnes
répétées à coup de contenus misogynes en ligne par exemple, souvent
assortis d’autres phénomènes comme la traque et les menaces de viol
ou de mort, ont conduit de nombreuses femmes à suspendre temporairement
ou définitivement leurs activités sur des blogs ou sur Twitter.
Comme le montrent notamment les affaires Kathy Sierra
, Caroline Criado-Perez
et Stella Creasy
, le fait
de laisser les discours de haine se multiplier en ligne ne favorise
pas la liberté d’expression: au contraire, cela force les cibles
à se retirer des conversations. Prévenir le discours de haine n’est
pas une façon de limiter la liberté d’expression: c’est permettre
à chacun de participer au débat sur un pied d’égalité.
25. Les menaces et les discours de haine misogyne en ligne ont
été suivis dans certains cas par des violences physiques. Il s’agit
également donc, en prévenant et en combattant les propos haineux
en ligne, de reconnaître que les manifestations de haine en ligne
peuvent être directement liées à des actes d’hostilité violents
dans le monde réel.
26. En notre qualité de législateurs et de décideurs politiques,
notre tâche est de trouver les outils adéquats pour faire face aux
propos haineux en ligne, et d’atteindre l’équilibre approprié entre
les dispositifs législatifs et autres, de sorte que les conversations
continuent de se dérouler en toute liberté, sécurité et égalité
dans l’environnement en ligne.
3. Réponses
juridiques
27. De nombreuses lois de lutte
contre le discours de haine, l’intimidation et le harcèlement dans
le monde «réel» existent déjà La question est de savoir si elles
sont efficaces face aux spécificités des propos haineux en ligne
et si elles peuvent réellement s’appliquer dans ces cas – et si
ce n’est pas le cas, ce qu’il faut faire pour y remédier.
3.1. L’intimidation,
le harcèlement, la traque et les menaces
28. En ce qui concerne l’intimidation,
le harcèlement, la traque et les menaces dirigés contre des individus sur
internet et fondés sur des caractéristiques supposées ou réelles
comme le sexe, la couleur, l’orientation sexuelle, la religion,
les opinions politiques ou autres, l’identité de genre, l’origine
ethnique, le handicap ou une autre situation, un grand nombre de
ces formes de comportement sont déjà interdits par la loi lorsqu'ils
sont commis en personne. Des menaces proférées en face à face contre
une ou des personnes sont ainsi punissables en vertu du droit pénal;
la traque peut aussi être un délit pénal et le harcèlement est interdit
au titre de nombreuses lois nationales contre la discrimination
ou de la législation pénale. Il doit également être possible d'engager
des poursuites judiciaires contre les auteurs de tels actes lorsqu'ils
sont commis en ligne.
29. La difficulté n’est pas tant de définir quels types de comportement
sont interdits par la loi – bien que cela doive être fait si ce
n’est pas déjà le cas – mais de garantir que la loi s’applique effectivement
à ces mêmes comportements lorsqu’ils sont commis non seulement hors
ligne mais aussi en ligne.
30. Publiées en juin 2013 et récemment révisées, les Crown Prosecution
Guidelines sur la poursuite des affaires en Angleterre et aux Pays
de Galles concernant des communications diffusées via les réseaux
sociaux constituent à cet égard un bon exemple. Ces lignes directrices
définissent clairement quels comportements tenus sur les réseaux
sociaux peuvent constituer des infractions pénales au regard de
la loi existante – tels que des menaces crédibles de violence envers
une personne ou une propriété, visant spécifiquement une personne
ou un groupe de personnes (harcèlement ou traque), ou des communications
extrêmement injurieuses, indécentes, obscènes ou fausses. Elles
expliquent comment les procureurs doivent tenir compte du contexte
et de l’approche, comment traiter les cas de vengeance pornographique,
comment déterminer s’il est nécessaire d’engager des poursuites
dans l’intérêt public (une analyse qui doit être effectuée dans
le système juridique du Royaume-Uni avant d'intenter une poursuite),
ce qu’il faut garder à l’esprit lorsque les auteurs de ces communications
sont des enfants ou de jeunes adultes, etc. Ces lignes directrices
sont un outil précieux pour veiller à ce que la façon dont la loi
est appliquée dans la juridiction concernée soit cohérente et claire.
Elles peuvent être particulièrement utiles lorsque la loi est énoncée
en termes généraux ou ne reflète pas directement les évolutions
de la technologie, qui devancent souvent la législation.
3.2. Le
discours de haine
31. Comme indiqué plus haut, la
définition du discours de haine (qu’il soit proféré en ligne ou
hors ligne) varie grandement d’un système juridique national à l’autre.
Ces différences existaient déjà bien avant que le mode d’expression
en ligne ne devienne omniprésent, mais elles ne sont plus, désormais,
de simples curiosités juridiques dans un monde où des millions de
communications internet traversent les frontières à chaque minute
qui passe. Dans un environnement en ligne où les frontières sont
facilement et couramment traversées et dans lequel les internautes
peuvent utiliser activement les différents forums à leur profit,
ces différences peuvent rendre l’application de la loi pénale très
difficile. Il conviendrait donc d’harmoniser les normes au niveau
international pour disposer d’un outil très puissant permettant
de lutter contre ces phénomènes de manière plus efficace.
32. Les types de discours qui peuvent être interdits en vertu
du droit pénal dans le cadre de l’incitation à la haine font généralement
l’objet d’une définition étroite. Le terme «incitation à la haine»
désigne en général des remarques visant des groupes dans leur ensemble,
qui sont identifiés en fonction de caractéristiques précises, comme
le sexe, la couleur, l’orientation sexuelle, la religion, les opinions
politiques ou autres, l’identité de genre, l’origine ethnique, le
handicap ou une autre situation. En Angleterre et au Pays de Galles,
le discours de haine en ligne est visé par des dispositions sur
les communications extrêmement injurieuses, indécentes, obscènes
ou fausses figurant dans la législation qui couvre expressément
les communications électroniques
. Au cours de ma visite
d’information à Londres en novembre 2016, un certain nombre de mes interlocuteurs
ont déclaré en toute franchise que le seuil qui doit être respecté
pour engager des poursuites pour ce type de communications est actuellement
trop élevé et qu’une modification de la loi dans ce domaine devrait
être inscrite en priorité dans le prochain programme de réforme
de la législation de la Commission du Droit de l'Angleterre et du
Pays de Galles.
33. J'ai déjà fourni, lors de mes travaux précédents sur ce rapport,
un compte rendu détaillé de plusieurs instruments européens qui
peuvent être utiles ici et je considère qu'il n’est pas nécessaire
de le reproduire dans son intégralité. Je tiens cependant à attirer
l'attention sur quelques points clés qui doivent être retenus en
ce qui concerne la Convention européenne des droits de l'homme et
d'autres instruments européens.
Convention européenne des droits
de l'homme.
34. L’article 10 de la Convention
européenne des droits de l’homme garantit le droit à la liberté
d’expression. Il a été élaboré en particulier pour protéger les
individus contre l'ingérence de l'Etat dans la liberté d'expression, et
cette protection reste absolument cruciale. Il convient de rappeler
ici qu’il est de jurisprudence constante de la Cour européenne des
droits de l’homme que la liberté d'expression «vaut non seulement
pour les “informations” ou “idées” accueillies avec faveur ou considérées
comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui
heurtent, choquent ou inquiètent l'Etat ou une fraction quelconque
de la population. Ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et
l’esprit d’ouverture sans lesquels il n’est pas de “société démocratique”
». Cette
protection s’étend à la critique et à la satire. Cependant, le discours
de haine ne bénéficie pas de la protection de l'article 10
. La
Cour a constaté que la tolérance et le pluralisme doivent être assurés
dans les sociétés démocratiques mais qu’on «peut juger nécessaire,
dans les sociétés démocratiques, de sanctionner voire de prévenir
toutes les formes d’expression qui propagent, incitent à, promeuvent
ou justifient la haine fondée sur l’intolérance
». Dans
sa jurisprudence, la Cour a mis l'accent sur le discours raciste
comme une forme d'expression à laquelle la garantie de la liberté
d'expression ne s’étend pas. Elle a également précisé que l'article
10 de la Convention est applicable à internet comme un moyen de communication,
et a observé que «[bien que] les sites internet contribuent grandement
à améliorer l’accès du public à l’actualité et, de manière générale,
à faciliter la communication de l’information ... le risque de préjudice posé
par le contenu et les communications sur internet à l'exercice et
la jouissance des droits de l’homme et des libertés fondamentales,
notamment le droit au respect de la vie privée, est certes plus
élevé que celui posé par la presse
».
35. Je tiens également à souligner que certaines requêtes ont
été déclarées irrecevables par la Cour sur la base de l'article
17 de la Convention, qui interdit l'abus de droit
. Je considère qu'il est important d'attirer l'attention
sur ces affaires parce que ces formes extrêmes de discours telles
que celles qui sont en jeu dans ces affaires, notamment le recours
à des images et à des slogans incendiaires, sont courantes sur internet. Cependant,
et malgré le fait que la Cour ait constaté qu’il s’agit d’abus de
droit qui ne sont donc pas protégés par la Convention, je ne suis
pas au courant de beaucoup d’exemples de manifestations de haine
dans l'environnement en ligne qui ont fait l'objet d'une procédure
judiciaire au niveau national.
36. La vengeance pornographique n’est pas l'objet principal du
présent rapport mais il convient également de noter que la possibilité
expressément fournie par l’article 10 de la Convention de prescrire
par la loi les formalités, les conditions, les restrictions ou les
sanctions qui sont nécessaires dans une société démocratique pour
protéger la réputation ou les droits d’autrui, ou pour empêcher
la divulgation d’informations confidentielles, semblerait permettre
aux Etats d’adopter une législation interdisant la vengeance pornographique
sans enfreindre l’article 10.
37. J’examinerai ci-après, dans la section portant sur le rôle
des intermédiaires internet, les obligations que doivent respecter
les plateformes de médias sociaux tels que Facebook, Google et Twitter
ainsi que d'autres forums en ligne au titre de la Convention.
Protocole additionnel à la Convention
sur la cybercriminalité, relatif à l’incrimination d’actes de nature
raciste et xénophobe commis par le biais de systèmes informatiques
(STE no 189)
38. Ce protocole à la Convention
du Conseil de l'Europe sur la cybercriminalité (STE no 185)
vise à harmoniser le droit pénal matériel dans la lutte contre le
racisme et la xénophobie sur internet et à améliorer la coopération
internationale dans ce domaine
. Dans ce contexte,
il invite les parties à prévoir dans leur droit interne un certain
nombre d'infractions pénales commises intentionnellement et sans
droit au moyen de systèmes informatiques. Les Parties au protocole
doivent incriminer les menaces racistes ou xénophobes commises par
le biais de systèmes informatiques et le fait d’aider à perpétrer
une telle infraction, conformément aux conditions prévues dans les
articles 4 à 7 du protocole. La diffusion publique de matériel raciste
et xénophobe, d’insultes racistes et xénophobes ainsi que la banalisation
ou la négation du génocide ou de crimes contre l'humanité, lorsqu'elles
sont commises par le biais de systèmes informatiques, sont également
érigées en infractions (articles 3, 5 et 6 respectivement). Cependant,
les trois dernières dispositions permettent aux Etats de se réserver
le droit d’appliquer une interprétation restrictive de ces infractions
ou de ne pas les appliquer intégralement. Près de la moitié des
Etats qui ont ratifié le protocole ont utilisé cette possibilité
pour au moins l’un de ces articles
.
39. Bien que la Convention sur la cybercriminalité soit désormais
en vigueur dans 40 Etats membres du Conseil de l'Europe et 9 Etats
non-membres, le Protocole additionnel ne s’applique que dans 24
Etats membres et n’a été signé que par 2 Etats non-membres, malgré
la souplesse inhérente au texte, évoquée ci-dessus
.
40. Il convient de noter par ailleurs que le protocole s’applique
uniquement au matériel raciste et xénophobe. Même dans les Etats
qui l’ont ratifié, il ne fournit aucune protection aux victimes
des propos haineux en ligne reposant sur d’autres motivations, comme
le genre, l’orientation sexuelle ou l’identité de genre, le handicap, l’âge
ou d’autres critères.
Recommandations de politique
générale no 6 de l’ECRI sur la lutte
contre la diffusion de matériels racistes, xénophobes et antisémites
par internet et no 15 sur la lutte contre
le discours de haine
41. Le 21 mars 2016, la Commission
européenne contre le racisme et l’intolérance (ECRI) a publié sa Recommandation
de politique générale no 15 sur la lutte
contre le discours de haine. Ses dispositions sont envisagées de
sorte à être applicables à toutes les formes de discours de haine,
notamment celles qui sont fondées sur des motifs tels que la «race»,
la couleur, l’ascendance, l’origine nationale ou ethnique, l’âge,
le handicap, la langue, la religion ou la croyance, le sexe, l’identité
de genre ou l’orientation sexuelle et d'autres caractéristiques
personnelles ou situations
.
L'ECRI soulignait que, dans de nombreux cas, l’on peut et doit faire
face au discours de haine sans restreindre la liberté d’expression.
42. S’agissant du droit pénal, l’ECRI soulignait qu’il convient
de définir clairement les infractions pénales, en veillant toutefois
à ce que leur application permette de suivre les évolutions technologiques;
que les poursuites ne doivent pas être menées de manière abusive
pour réprimer toute critique visant des politiques officielles; que
les personnes visées par le discours de haine doivent pouvoir réellement
participer aux procédures judiciaires; et que la loi doit prévoir
des sanctions efficaces mais proportionnées.
43. L’ECRI invitait aussi les Etats à clarifier l’étendue et l’applicabilité
de la responsabilité en droit civil et administratif lorsque le
discours de haine est utilisé dans le but d’inciter à commettre
des actes de violence, d’intimidation, d’hostilité ou de discrimination
à l’encontre des personnes visées, ou dont on peut raisonnablement
s’attendre à ce qu’il ait cet effet. Elle recommandait aux Etats
de déterminer les responsabilités particulières des auteurs de discours
de haine, des prestataires de services internet, des forums en ligne
et des hébergeurs de sites, des intermédiaires en ligne, des plateformes
de médias sociaux, des modérateurs de blogs et d’autres intervenants
jouant des rôles analogues. Les Etats doivent veiller à ce qu’il
soit possible, sous réserve de l’autorisation ou de l’approbation
d’un tribunal, d’ordonner la suppression du discours de haine dans
les informations accessibles en ligne et de bloquer les sites y
ayant recours; d’ordonner aux éditeurs de médias (dont les fournisseurs
d’accès à internet, les intermédiaires en ligne et les plateformes
de médias sociaux) de publier un avis reconnaissant qu’un message
publié par eux constituait un discours de haine; d’interdire la
diffusion du discours de haine et d’ordonner la divulgation de l’identité
de ceux qui y participent. L’ECRI a également recommandé que les
organisations non gouvernementales (ONG) compétentes et d'autres
organes soient autorisés à saisir la justice, même en l’absence
d’un plaignant.
44. L’ECRI a également insisté sur l'autorégulation et les codes
de conduite qui peuvent être appliqués par les institutions publiques
et privées, ainsi que les médias, notamment les fournisseurs d'accès
internet, les intermédiaires en ligne et les médias sociaux. Ils
seront examinés de manière plus approfondie ci-dessous, dans la
section portant sur le rôle des intermédiaires en ligne.
45. Dans sa Recommandation de politique générale no 6,
adoptée en 2000, l’ECRI avait alors déjà reconnu l’importance de
lutter contre la diffusion de matériels racistes, xénophobes et
antisémites par internet. Elle y préconisait notamment que les Etats
intègrent cette question à tous les travaux entrepris au plan international tendant
à réprimer les contenus illégaux sur internet; développent la coopération
internationale dans ce domaine; s’assurent que la législation nationale
sur les propos racistes, xénophobes ou antisémites s’applique aussi
aux infractions commises sur internet et poursuivent les auteurs
de ces infractions; forment les représentants des forces de l’ordre
à ce sujet; clarifient les responsabilités des hébergeurs de contenus,
des fournisseurs de services et des éditeurs de sites; et soutiennent
les mesures d’autoréglementation prises par le secteur d’internet.
3.3. Questions
générales concernant les réponses juridiques aux propos haineux
en ligne
46. Les éléments ci-dessus mettent
en lumière une série de questions qui peuvent influer sur la mesure dans
laquelle la loi est ou peut être utilisée pour traiter des manifestations
de haine dans l’environnement en ligne
.
47. Premièrement, un large éventail d’infractions motivées par
la haine peut être commis en ligne. Comme indiqué ci-dessus, les
dispositions du droit pénal ou civil existantes, y compris la législation
antidiscrimination, qui ne sont pas propres à internet peuvent parfaitement
offrir des voies de recours aux victimes. C’est le cas par exemple
des dispositions de droit pénal concernant les menaces ou le harcèlement,
ou les dispositions relatives au harcèlement des lois de lutte contre
la discrimination. Il est toutefois indispensable que ces dispositions
s’appliquent clairement aux infractions commises en ligne et qu’elles
puissent couvrir les types de communication par lesquels ces infractions
sont commises en ligne. L’une des inquiétudes en la matière porte par
exemple sur le fait que certaines lois stipulent que les menaces
ou le discours agressif doivent être adressés directement aux personnes
visées. Cette disposition ne tient pas compte du mode de fonctionnement d’internet.
Une personne peut réellement et à juste titre se sentir menacée
en raison de déclarations publiées sur des messageries ou des forums
auxquels elle participe régulièrement, ou en raison de déclarations postées
sur Twitter avec des hashtags qu’elle utilise régulièrement, même
si elle n’a pas reçu de menace dans sa boîte électronique personnelle.
Ces modes de communication peuvent avoir un effet dissuasif sur
la liberté d’expression des personnes visées et doivent être pris
en compte par la loi.
48. Deuxièmement, le harcèlement ne prend pas la même forme sur
internet que dans la vie réelle. Il est très facile, par exemple,
de se liguer contre un individu sur internet. La persécution collective
(mobbing) est une réalité. Les lois contre le harcèlement ou la
traque qui demandent aux plaignants d’identifier un comportement
impliquant plusieurs actes perpétrés par une personne risquent de
ne pas couvrir correctement les affaires comprenant un déferlement
de messages de haine envoyés par des centaines ou des milliers de personnes
qui ne se manifestent qu’une fois. Ces affaires peuvent aussi avoir
un effet dévastateur sur les personnes visées et doivent être traitées
avec efficacité.
49. Troisièmement, il peut se révéler extrêmement difficile d’identifier
les auteurs de discours de haine sur internet, notamment les harceleurs
ou les personnes prenant part à une persécution collective. Certaines personnes
participent de manière anonyme et savent très bien masquer leur
identité, d’autres utilisent un ordinateur public ou en réseau,
ce qui rend le poste utilisé pour envoyer le message de haine particulièrement difficile
à repérer. Les fournisseurs de services internet ne conservent pas
toujours le journal des activités des utilisateurs sur de longues
périodes. Il est par conséquent essentiel d’intervenir rapidement
et de disposer de moyens efficaces pour obtenir des preuves afin
de maximiser les chances d’identifier les auteurs.
50. Quatrièmement, ainsi que cela a été indiqué plus haut, les
comportements sociaux qui banalisent la haine en ligne constituent
un obstacle à la mise en œuvre de réponses juridiques efficaces
aux abus commis en ligne. Un comportement communément perçu par
la société comme étant sans importance, voire comme étant en partie
de la faute des victimes, sera rarement traité en priorité par la
police, dont les ressources pour lutter contre la criminalité sont
limitées. Il est par conséquent crucial de sensibiliser davantage
la société à l’étendue et à l’impact des propos haineux en ligne
afin de garantir que les organes de répression y apportent une réponse
efficace. De même, il est impératif de veiller à ce que les poursuites
ne servent pas à réprimer toute critique visant des politiques officielles
51. Cinquièmement, les représentants des forces de l’ordre doivent
bénéficier d’une formation complète dans ce domaine. Les policiers,
les procureurs et les juges doivent être formés à reconnaître la
gravité des propos haineux en ligne et à appliquer la loi de manière
effective. La police manque souvent des capacités techniques nécessaires
aux enquêtes et ne sait pas à qui demander de l’aide. Il lui faut
savoir quels mécanismes peuvent servir à identifier des internautes
anonymes, comment contacter les réseaux sociaux et d’autres plateformes
pertinentes dans les affaires de propos haineux en ligne, et comment
coopérer avec les victimes de crimes de haine en ligne. Les procureurs
peuvent qualifier les infractions de délits mineurs alors qu’ils
pourraient appliquer des dispositions plus sévères. Les juges n’échappent
pas à la perception des propos haineux qu’a la société, considérés
comme un phénomène inhérent au paysage internet, dont il faut s’accommoder
plutôt que de le sanctionner.
52. Sixièmement, les affaires internationales nécessitent une
coopération efficace et une compréhension commune. Enfin, différentes
définitions juridiques des infractions motivées par la haine existent
dans différents Etats. Il en résulte une mosaïque très semblable
à celle des paradis fiscaux, permettant aux internautes qui s’y
connaissent un peu de rechercher la juridiction la plus favorable
et d’échapper aux poursuites pour propos haineux en ligne. L’harmonisation
des définitions et des pratiques favoriserait assurément le renforcement
des réponses juridiques opposées aux propos haineux en ligne. Le
Protocole additionnel à la Convention sur la cybercriminalité, relatif
à l’incrimination des actes de nature raciste et xénophobe commis
par le biais de systèmes informatiques, offre une base de coopération
qui peut être appliquée dans l’espace du Conseil de l’Europe et
au-delà, mais ce protocole n’est pas encore aussi largement ratifié
qu’il pourrait l’être.
53. Septièmement, et il s’agit d’un point capital, de nombreuses
normes internationales applicables aux propos haineux en ligne concernent
uniquement les discours racistes et xénophobes, ainsi que les discours antisémites.
Or les propos misogynes et les discours de haine fondés sur l’orientation
sexuelle, l’identité de genre ou le handicap sont également fréquents
et leurs cibles nécessitent la même protection que les victimes de
discours racistes. Cette question doit être abordée de toute urgence.
A cet égard, je tiens à évoquer une initiative positive qui m’a
été signalée au cours de ma visite d'information à Londres et qui
a été prise au cours de cette année par la police de Nottinghamshire
(Angleterre). L’initiative a consisté à inclure les incidents à caractère
misogyne dans la liste des catégories d'incidents pouvant faire
l’objet d’une enquête dans le cadre des crimes de haine
.
Il s’agit d’une première étape, importante, pour donner aux forces
de l’ordre la possibilité d'enquêter efficacement sur toutes les
formes de haine en tant que telles.
4. Le
rôle des intermédiaires en ligne
54. Une grande partie des abus
en ligne se produisant sur des plateformes de médias sociaux tels
que Facebook, Google et Twitter ou sur des sites internet communautaires
ou de partage de favoris tels que Reddit ou 4chan, la tentation
est forte de conclure que ce sont ces structures qui doivent assumer
la responsabilité de tout le contenu publié sur leurs plateformes.
Je suis assurément convaincue que ces sociétés doivent adopter une
approche éthique à l’égard de leurs produits et être attentives
à leurs effets sur nos sociétés. Je pense cependant qu’elles ne
doivent pas être tenues entièrement responsables de l’élimination
des propos haineux en ligne, car une telle approche évite de répondre
aux questions plus générales posées par la lutte contre la haine
dans nos sociétés. Néanmoins, les contre-arguments tels que «ce
ne sont que des outils; les outils sont neutres; c’est la façon
dont ils sont utilisés qui compte» sont tout aussi simplistes. Cette
section examine la façon de s’orienter dans ces questions et le
rôle que doivent jouer les intermédiaires en ligne dans la prévention
et la lutte contre les propos haineux en ligne.
4.1. L'autorégulation
et les normes ou codes de conduite communautaires
55. Facebook, Twitter et d’autres
réseaux sociaux ont déjà mis en place des normes communautaires
ou des codes de conduite similaires, qui précisent de façon informelle
les types de communication qu’elles soutiennent et quels contenus
sont susceptibles d’être supprimés s’ils sont portés à leur attention
(nudité, menaces directes, etc.). Ces systèmes fonctionnent sur
la base de plaintes ou de signalements. Ainsi, l’utilisateur qui
considère que le contenu affiché par un autre utilisateur ne respecte
pas les normes communautaires pertinentes peut signaler le contenu
et demander qu'il soit retiré. Les sociétés disposent d’équipes
travaillant 24 heures sur 24 à traiter ces plaintes. Les tâches
sont hiérarchisées en fonction de la raison du signalement du contenu.
Toutefois, Facebook est fréquemment critiqué notamment du fait que
sa politique intransigeante envers la nudité est appliquée plus
rapidement et plus systématiquement que son interdiction des menaces
directes.
56. En somme, ce que font les réseaux sociaux basés aux Etats-Unis,
c’est d’appliquer à l’ensemble de leurs plateformes, partout dans
le monde, les normes de ce pays relatives à la liberté d’expression.
Dans la mesure où cette approche fournit un rempart contre la censure
gouvernementale, elle est bienvenue à mes yeux et je l’encourage.
Toutefois, pour ce qui est des discours de haine, de l’intimidation,
du harcèlement, de la traque ou des menaces en ligne, il semble
que ces sociétés n’aient pas encore identifié de méthodes efficaces
pour fournir une protection contre les communications racistes,
sexistes, homophobes ou similaires les visant des individus.
57. Il convient de noter que ces sociétés semblent de plus en
plus reconnaître qu’elles ont tout intérêt à proposer des services
sûrs et accueillants à tous leurs utilisateurs. Bien qu’il ne s’applique
qu’au racisme et à la xénophobie, le Code de conduite pour la lutte
contre la diffusion en ligne de discours de haine illégaux récemment
adopté par Facebook, Twitter, YouTube et Microsoft, en collaboration
avec la Commission européenne, en est une manifestation, tout comme,
par exemple, la création par Twitter d’un Conseil «Confiance et
sécurité» en février 2016. En outre, les communications croissantes
de ces sociétés au sujet de ces enjeux, la participation de représentants
de Facebook et de Google à l’audition de la commission sur l'égalité
et la non-discrimination du 9 septembre 2016, ainsi que ma rencontre
avec Twitter pendant ma visite d’information à Londres, sont autant
de signes encourageants.
58. Cependant, il est clair que les défis posés par la technologie
mise à disposition des internautes par ces sociétés sont énormes.
A titre d’exemple, environ 400 heures de vidéo sont publiées chaque
minute sur YouTube (soit un chiffre bien supérieur à 500 000 heures
de vidéo par jour). Si la grande majorité des matériels publiés
en ligne sont inoffensifs, la quantité d’informations en jeu est
colossale, et il n’est pas certain que les équipes chargées de traiter
les plaintes (signalements) soient de taille suffisante, ce qui
signifie que les discours de haine peuvent rester en ligne longtemps.
En l’absence d’algorithmes capables d’identifier les discours de
haine de manière fiable, toutes les plaintes doivent être examinées
manuellement. De plus, les systèmes comme la certification du contenu
ne sont pas équipés pour faire face aux avancées comme la diffusion
en direct. Veiller à ce que les propos haineux en ligne sous toutes
leurs formes soient repérés et éliminés rapidement constitue un
véritable défi pour les intermédiaires internet, et rien ne prouve
pour le moment qu’ils seront capables de le relever.
59. A cet égard, je tiens à mentionner une récente initiative
du quotidien britannique
The Guardian, qui a publié une série
d’articles autour du thème «The Web We Want» (Le Web que nous voulons).
L’analyse des données relatives aux 70 millions de commentaires
postés sur son site web depuis janvier 1999, et notamment ceux qui
ont été bloqués parce qu'ils ne correspondaient pas à ses normes
communautaires
, a permis au
Guardian de mettre en évidence des
données quantitatives qui montrent clairement que, quel que soit
le sujet, les articles écrits par des femmes sont l’objet de beaucoup
plus de provocations intentionnelles et malveillantes que ceux écrits
par des hommes, et que les femmes et les minorités ethniques sont
victimes d’agressions de façon disproportionnée
.
Le
Guardian, qui met en œuvre
une modération
a posteriori de
son espace de commentaires
, applique une approche
rigoureuse ayant pour objectif de permettre à ses lecteurs de participer
à un dialogue varié et de qualité concernant le cœur du sujet journalistique,
considérant qu’il s’agit d’un choix éditorial dans un paysage médiatique
vaste et varié. Lorsqu’un sujet qui est couvert simultanément dans
plusieurs articles a déjà suscité d’après l’expérience du
Guardian un grand nombre de propos
offensants, le quotidien limite le nombre de ces articles ouverts
aux commentaires afin d'être en mesure de maintenir ses normes communautaires.
Si, tout comme des sociétés gérant des réseaux sociaux tels que
Facebook, Twitter et Google, le
Guardian a
constaté que la grande majorité des contenus ajoutés par ses utilisateurs
respecte ses normes communautaires, le projet «The Web We Want»
l’a conduit à se pencher sur comment améliorer encore ses systèmes
de modération et ses normes communautaires, afin d’identifier des
dispositifs plus efficaces pour permettre aux lecteurs de continuer
à ajouter leurs commentaires aux articles tout en préservant un
environnement respectueux pour ce faire.
60. Enfin, je tiens à souligner que les sociétés informatiques
commencent à investir dans des initiatives de la société civile
visant à enseigner aux enfants à utiliser leurs plateformes en toute
sécurité, ainsi que dans des initiatives visant à donner aux ONG
les moyens de communiquer efficacement en ligne et ainsi de renforcer les
contre-discours et les discours alternatifs. De telles initiatives
sont essentielles et doivent être encouragées et soutenues. Je les
examinerai plus en détail ci-après.
4.2. Les
dispositifs pour bloquer et masquer d'autres utilisateurs, et outils
similaires
61. Ce rapport ne serait pas complet
si je ne mentionnais pas les différents outils mis en place par
les plateformes de médias sociaux pour donner aux utilisateurs la
possibilité de bloquer ou de masquer d'autres utilisateurs, par
exemple ceux qui envoient des commentaires offensants ou haineux.
Ces outils répondent à une demande des utilisateurs de médias sociaux
et sont utiles dans la mesure où ils leur permettent d'évoluer dans
un environnement plus confortable qui n’est pas déstabilisé par
des contenus perturbants. Il faut cependant garder à l’esprit que
ces outils ne traitent pas la source du problème et qu’ils ne suppriment
pas les propos haineux en tant que tels. Ils les empêchent simplement
d’être vus ou entendus par l'utilisateur concerné.
62. Cette réalité met à nouveau en évidence l’importance de traiter
de la même façon les menaces crédibles reçues en ligne et les menaces
reçues personnellement. Les utilisateurs qui reçoivent des menaces
en ligne crédibles doivent impérativement comprendre qu’ils doivent
s’adresser à la police pour qu’une enquête soit menée à ce sujet.
La police peut alors collaborer avec la société informatique concernée
afin d’identifier l’origine des menaces. Il faut une nouvelle fois
souligner qu'il est important de veiller à ce que la police soit correctement
formée pour intervenir dans de telles affaires.
4.3. Les
obligations légales
63. La Cour européenne des droits
de l’homme a commencé à examiner dans quelle mesure les fournisseurs
de services et les plateformes internet devraient être tenus responsables
du contenu des publications mises en ligne par d’autres sur les
sites qu’ils hébergent. Elle a été appelée à examiner cette question
dans deux affaires récentes qui ont eu un grand retentissement.
Ces affaires ne concernent pas des forums tels que les groupes de
discussion sur internet, les sites d’échange ou les plateformes
de médias sociaux, mais plutôt la responsabilité des sociétés qui
exploitent un portail d’actualités sur internet à l’égard des commentaires
publiés par des utilisateurs en relation avec un article publié
sur le portail. La Cour a défini une série de critères pertinents
permettant d’évaluer concrètement s’il y a eu ingérence dans la
liberté d'expression dans les affaires concernant des intermédiaires
en ligne: le contexte des propos litigieux, les mesures appliquées
par la société concernée pour prévenir ou supprimer des commentaires
nuisibles, la responsabilité des auteurs des commentaires comme
alternative à la responsabilité de l'intermédiaire, et les conséquences
des procédures juridiques internes pour la société concernée
.
64. Dans l’affaire
Delfi AS c. Estonie,
les commentaires en cause étaient manifestement des propos haineux illicites
proférés en réaction à un article publié sur un portail d’actualités
géré par une société (Delfi) et exploité à des fins commerciales.
La société, qui n’obligeait pas les utilisateurs à s’enregistrer
ou à s'identifier, n’a retiré les commentaires injurieux que six
semaines après leur publication. Delfi a été jugé responsable des commentaires
en vertu du droit national et condamnée à payer une amende (modérée)
de € 320. La Cour européenne des droits de l’homme a estimé que
la décision de la cour estonienne de tenir la société responsable
avait été justifiée et ne constituait pas une ingérence disproportionnée
dans sa liberté d'expression
.
65. La Cour a appliqué les mêmes critères dans une affaire plus
récente,
Magyar Tartalomszolgáltatók Egyesülete
et Index.hu Zrt c. Hongrie , qui
concernait des commentaires injurieux et grossiers qui n’étaient pas
assimilables à un discours de haine et que les plaignants avaient
retiré immédiatement après en avoir été notifiés. Les juridictions
internes avaient cependant imposé une responsabilité objective aux
sociétés concernées uniquement parce qu’elles avaient fourni un
espace à des commentaires injurieux et dégradants sans examiner
le comportement du requérant ou du plaignant. La Cour a accordé
une attention particulière à la façon dont la société pouvait être
tenue responsable des commentaires publiés par des tiers. Un résultat
qui aurait contraint ces sociétés à supprimer totalement l’espace
de commentaires risquait d’avoir un effet dissuasif sur la liberté
d’expression sur internet. En revanche, des procédures de retrait
sur notification, si elles sont accompagnées de procédures effectives
favorisant une réaction rapide, pourraient fonctionner dans de nombreux
cas et constituer un outil approprié pour trouver un juste équilibre
entre les droits et les intérêts de toutes les parties concernées
.
66. Une étude comparative détaillée sur le blocage, le filtrage
et le retrait de contenus illégaux sur internet a récemment indiqué
que le recours à l'autorégulation n’était pas une base juridique
suffisamment solide pour l’élimination de contenus, et la crainte
d’être poursuivis pouvait conduire des hébergeurs à se livrer à
des suppressions excessives
. Un second modèle, dit «coauteur»,
indique que les règles traditionnelles en droit civil, pénal et
administratif peuvent servir de base légale pour ordonner le retrait
d’un contenu internet par un hébergeur. Ce modèle va généralement
de pair avec l’idée du privilège de l’hébergeur, selon laquelle
un prestataire de services ne saurait être tenu responsable des
informations stockées sur ses services s’il n'a pas réellement connaissance
de l’activité ou du contenu illégal et s’il réagit rapidement pour
supprimer ou désactiver l'accès à ces informations dès lors qu’il
en a connaissance
.
Ce type de raisonnement est présent dans la plupart des systèmes
juridiques nationaux mais il manque peut-être, une fois de plus,
des règles juridiques précises, notamment lorsqu'il existe des normes
et des procédures différentes entre les pays pour faire face aux
discours de haine. C’est pour cette raison que cette étude a conclu
que, du point de vue des droits de l’homme, les procédures de retrait
sur notification sont le modèle le plus apte à traiter la question
de la suppression de contenus illicites par un hébergeur internet.
67. Enfin, je tiens à souligner que nous devrions refuser la sous-traitance
de l’exécution de la loi aux entreprises privées. Les décisions
concernant l’application de la loi doivent être prises par des tribunaux
et non par des entreprises privées. Par ailleurs, il est important
d’être clair sur le fait que les réseaux sociaux et les forums et
plateformes internet ne devraient pas être chargés de mener des
enquêtes pénales. Ces enquêtes doivent être menées par les autorités
de répression, en pleine conformité avec la loi.
5. L’éducation
et les réponses de la société civile
68. Mon travail sur le présent
rapport m'a convaincue plus que jamais que la haine et l'intolérance
doivent être combattues à tous les niveaux. Il est vrai que les
propos haineux en ligne d'aujourd'hui reflètent ce qui se passe
dans les cœurs et l’esprit des individus, mais il est également
vrai que plus nos sociétés sont ouvertes et accueillantes, plus
cette ouverture pourra se refléter dans le monde en ligne.
69. Aujourd’hui, internet fait partie intégrante de notre vie
quotidienne et les enfants doivent apprendre dès leur première utilisation
comment interagir avec les autres de façon respectueuse dans cet
environnement, et comment appréhender des situations dans lesquelles
ils sont la cible de propos haineux. Les jeunes eux-mêmes sont de
plus en plus conscients de leur rôle dans l’instauration d’un environnement
hostile, neutre ou bienveillant sur internet. A cet égard, les initiatives
individuelles d’adolescents, comme une vidéo contre le cyber-harcèlement
et une application pour smartphone
gratuite détectant des messages offensants avant qu’ils ne soient
envoyés et donnant à leur auteur la possibilité d’y réfléchir à
deux fois
, sont des exemples encourageants
de la manière dont les adolescents prennent l’initiative de transformer
l’environnement dans lequel ils opèrent.
70. Les parents et les écoles ont bien sûr un rôle central à jouer
dans l'éducation des enfants et des jeunes au respect des autres,
tant hors ligne qu’en ligne, et à la manière d'utiliser les interactions
sur internet de façon responsable. Les écoles devraient aussi s’emparer
de cette question dans le cadre de leur action dans le domaine de
l’éducation à la citoyenneté démocratique. Je tiens ici à attirer
l'attention sur le manuel renommé du Conseil de l'Europe, Connexions, qui vise à lutter contre
les discours de haine en ligne à travers l'éducation aux droits
de l'homme et qui est un excellent outil dans ce contexte.
71. Les initiatives de la société civile comme le Mouvement contre
le discours de haine du Conseil de l’Europe sont aussi essentielles
pour mobiliser les jeunes dans la lutte contre les propos haineux
en ligne. Cette campagne vise à pousser les jeunes à défendre les
droits de l’homme sur internet par le biais de campagnes nationales
de lutte contre les propos haineux en ligne. Elle suppose principalement
d’acquérir et de partager des compétences en vue de créer un effet
multiplicateur, et d’autonomiser les jeunes pour qu’ils luttent
ensemble et deviennent beaucoup plus efficaces contre la haine qu’en
agissant chacun de son côté.
72. L’élaboration de contre-discours (contre le discours de haine)
et de discours alternatifs est cruciale et requiert un investissement
permanent. Il existe aujourd’hui des initiatives et des groupes
en ligne qui ont justement cet objectif. Des initiatives comme Renaissance
Numérique
, qui ont conscience
des dommages causés par le déferlement de haine sur internet et
du fait que des personnes isolées ne peuvent pas faire grand-chose
pour l’arrêter, cherchent à créer une plateforme de lutte contre
la montée du discours de haine qui diffuse des idées constructives.
Leur but est de donner aux utilisateurs qui rencontrent des propos
haineux en ligne des moyens d’action en mettant à leur disposition
une plateforme où ils trouveront des contenus soigneusement vérifiés
qui leur permettront de ramener les échanges houleux et à forte
charge émotionnelle sur le terrain d’une réalité concrète. Un autre
objectif est de contribuer au renforcement des capacités des individus
à communiquer de façon à rétablir le dialogue, à désamorcer des
situations tendues et à désarmer efficacement les auteurs de provocations
intentionnelles et malveillantes.
73. Nous devons prêter une attention particulière aux initiatives
telles que celles qui sont décrites ci-dessus, qui renforcent les
aptitudes des sociétés à élaborer et diffuser des contre-discours
et des discours alternatifs, à former des alliances, à encourager
les individus à travailler ensemble et à chercher à mettre au point
des outils efficaces facilement accessibles à tous. Nous devons
également attirer l'attention sur les initiatives qui peuvent s’appuyer
sur un effet multiplicateur durable. Les campagnes qui font l’actualité
avant de disparaître rapidement sont peu susceptibles d'avoir un
impact durable sur les comportements des individus. Des manifestations
organisées à intervalles réguliers qui nous rappellent qu’il faut
redoubler d’efforts, à grande échelle et de façon inclusive, pour
lutter contre la haine peuvent être plus efficaces. La journée du
22 juillet, qui pourrait être déclarée «Journée européenne des victimes
de crimes de haine» (l’Assemblée a déjà invité les Etats à le faire
en appuyant une initiative de jeunes militants engagés dans le Mouvement
contre le discours de haine), serait une occasion appropriée à cet
égard. En donnant une visibilité accrue à l’incidence des infractions
motivées par la haine, une telle journée pourrait non seulement
être une occasion précieuse de renforcer le message «Non à la haine»
mais aussi d’encourager d’autres victimes ou témoins de telles infractions
à signaler ces incidents et obtenir le soutien dont ils ont besoin,
s’ils ne l'ont pas encore fait.
74. Comme je l’ai mentionné précédemment, internet facilite les
rencontres dans lesquelles des opinions peuvent s’enrichir mutuellement
et devenir rapidement extrêmes, surtout en cas d’avis divergents. Contrairement
aux discussions directes, en face à face, dans lesquelles une intervention
calme contribue souvent à désamorcer un débat houleux et lui permet
de se poursuivre plus sereinement, les avis modérés sont souvent
étouffés et noyés dans la masse des échanges internet.
75. Il en ressort qu’il faudra déployer des efforts incessants
et concertés pour combattre les propos haineux en ligne. Les gouvernements
doivent être tout à fait conscients que s’ils n’agissent pas pour
lutter contre les attitudes et les croyances qui conduisent les
individus à proférer des propos haineux en ligne, leur passivité permettra
à ces propos de proliférer voire encouragera leurs auteurs à poursuivre
dans cette voie. Connaître l’«autre» est le premier pas vers la
compréhension et l’acceptation d’autrui. Les gouvernements devraient
par conséquent appuyer les initiatives visant à favoriser la communication
entre les différents groupes aussi bien hors ligne qu’en ligne.
Il est crucial de briser les schémas dans lesquels des individus
communiquent toujours avec les mêmes groupes (là encore en ligne
ou hors ligne) et ne sont jamais incités à élargir leurs horizons. Une
telle ouverture doit se produire aussi bien dans le monde «réel»
que dans le monde «virtuel».
6. Conclusions
76. Personne ne devrait être obligé
d'accepter de faire l’objet de propos haineux en ligne, sous quelque forme
que ce soit, quelles que soient les circonstances. Il est urgent
de trouver le moyen de changer notre propre comportement et attitude
en ligne, et de convaincre les autres à faire de même, afin qu’internet devienne
le lieu accueillant, ouvert, équitable et humain que la plupart
d'entre nous aimeraient qu'il soit. Au niveau individuel, nous pouvons
commencer par appliquer systématiquement une règle simple: ne jamais
dire à quelqu’un en ligne ce que nous ne lui dirions pas en face.
Mais de telles initiatives doivent faire partie d'un projet plus
ambitieux et plus global visant à rendre l'environnement internet
positif pour tous ses usagers.
77. Dans ce rapport, je me suis efforcée d’exposer clairement
les préjudices que peuvent provoquer les propos haineux en ligne
et la cyber-discrimination. Les propos haineux en ligne sont trop
facilement considérés comme une question de «libre expression»,
qui doit être protégée à tout prix, alors que leur effet dissuasif
sur la liberté d’expression des personnes visées reste ignoré. Pouvoir
exprimer des critiques est crucial et bienvenu, mais mêmes les critiques
véhémentes ne doivent jamais dégénérer en propos haineux. Tout discours
qui est utilisé pour faire taire les autres est l'antithèse de la
liberté d'expression, et toute contribution que le discours de haine
apporte à un véritable débat public est négligeable. Plus on laisse
la haine proliférer, plus elle est perçue comme normale et inévitable.
C’est pourquoi ces comportements nécessitent que les autorités interviennent,
et qu’elles le fassent maintenant.
78. Lorsque des mesures juridiques sont conçues soigneusement
et appliquées correctement, elles constituent un instrument efficace
de l’arsenal à la disposition des Etats pour lutter contre les propos
haineux en ligne. La loi doit définir clairement ce que doit être
un discours de haine interdit qui peut exposer son auteur et/ou
son éditeur à des poursuites judiciaires. Ce point est particulièrement
important dans le contexte du droit pénal, où une infraction peut
être passible de la privation de liberté. Une définition trop étroite
du discours de haine ne permettra pas de protéger les victimes.
Si, au contraire, elle est trop large, elle risque d’enfreindre
la liberté d’expression et/ou d’ouvrir la voie à une censure incontrôlée.
Aucune de ces éventualités n’est acceptable dans une société démocratique.
Dans ce contexte, l'article 10 de la Convention européenne des droits
de l'homme et la jurisprudence pertinente de la Cour européenne
des droits de l'homme devraient nous guider. Il faudrait également
examiner les approches du droit civil et du droit administratif.
L’objectif et le résultat de ces mesures doivent être de favoriser
la libre expression de tous. Les dispositions interdisant l'intimidation,
le harcèlement, la traque et les menaces doivent également être
clairement applicables à de tels actes lorsqu’ils sont commis en
ligne.
79. L’éducation a un rôle évident à jouer dans la promotion de
l’utilisation responsable des technologies et des forums en ligne.
Nos sociétés doivent investir dans cette éducation. Les parents
doivent comprendre à quel point il est important d’apprendre à leurs
enfants à communiquer en ligne de façon à être en sécurité et à toujours
être respectueux des autres. Ces compétences en matière de communications
en ligne doivent également faire partie intégrante des programmes
scolaires. Nous devrions aussi soutenir les initiatives de la société
civile visant à prévenir la haine et à y faire face, et à apprendre
aux personnes (en particulier aux jeunes, mais pas seulement) comment
appréhender les propos haineux en ligne quand ils surgissent. Nous devrions
concentrer nos efforts en particulier sur les initiatives qui auront
un effet multiplicateur durable.
80. Les réseaux sociaux et d’autres forums ou plateformes semblables
ne devraient pas être chargés d’exécuter la loi, mais ils doivent
déployer davantage d’efforts pour prévenir et supprimer les propos
haineux en ligne.
81. Enfin, en tant qu’hommes et femmes politiques, nous nous devons
de prendre l’initiative et de montrer l’exemple, tant en ligne que
hors ligne. Nous devons bien sûr capitaliser sur notre position
de chefs de file pour élaborer et soutenir des moyens efficaces
pour prévenir et lutter contre les propos haineux en ligne. Nous devons
également garder notre sang-froid dans les débats publics et politiques.
Même si nous sommes (en particulier les femmes politiques) visé(e)s
par des propos haineux en ligne, nous devons, plus que jamais, nous abstenir
de proférer des menaces et des propos haineux nous-mêmes, tout en
préservant pleinement notre droit à la liberté d’expression et en
conservant notre respect pour les opinions des autres. Nous façonnons
les sociétés dans lesquelles nos enfants grandiront et il est de
notre devoir de faire en sorte que ces sociétés demeurent pluralistes
et ouvertes.