1. En ma qualité de rapporteur
pour le présent avis et de membre de longue date de la commission
des questions sociales, j’apprécie grandement le souci du détail
dont a fait preuve mon collègue M. Volker Ullrich dans son rapport
sur l’immunité de juridiction des organisations internationales
et les droits de leurs personnels. Son rapport définit et explique
les droits des agents des organisations internationales et leur immunité
juridictionnelle respective, et cite en exemple les organes compétents
pour trancher les litiges du travail au sein des organisations internationales
ainsi que la jurisprudence pertinente de la Cour européenne des
droits de l’homme. Je ne peux que soutenir pleinement sa recommandation
selon laquelle les États membres du Conseil de l’Europe devraient
assurer une meilleure transparence des travaux des organisations internationales
et veiller à ce que ces organisations mettent en place des mécanismes
de protection des droits de leurs personnels, ainsi que des procédures
d’appel.
2. Cependant, M. Ullrich s’est spécifiquement concentré sur le
droit d’accès à un tribunal et non pas sur les droits sociaux des
employés des organisations internationales, tout en admettant qu’ils
«mériteraient un examen plus détaillé»
;
il a néanmoins considéré que cela dépassait le cadre de son rapport.
En tant que rapporteur pour avis de la commission des questions
sociales, dont les travaux sont fortement orientés sur les droits
sociaux, je vais m’efforcer de fournir cet examen plus détaillé
dans le présent avis.
3. Tout d’abord, il me semble important de souligner ici que
les droits sociaux sont des droits fondamentaux à part entière.
Cela a toujours été reconnu par le Conseil de l’Europe et l’Assemblée
parlementaire, en dernier lieu dans la
Résolution 2180 (2017) «Le “Processus de Turin”: renforcer les droits sociaux
en Europe»
. Le fait que les droits sociaux, au
niveau du Conseil de l’Europe, ne soient pas aussi aisément justiciables
que les droits dits de première génération ne les rend pas moins
importants; les faire respecter est simplement plus difficile –
tout particulièrement si une organisation internationale qui bénéficie
d’une immunité de juridiction fonctionnelle refuse de lever cette
immunité.
4. Nul n’ignore que les signataires de la proposition de résolution
initiale avaient à l’esprit la situation à l’Office européen des
brevets (OEB) lors du dépôt de cette proposition. L’OEB – comme
d’autres organisations internationales – n’est pas précisément un
modèle de transparence s’agissant de son fonctionnement interne, mais
les choses se sont dégradées à un tel point ces dernières années
qu’il est même devenu le point de mire de certains médias
.
Cette couverture médiatique laisse supposer que le Président de
l’OEB, qui a pris ses fonctions en 2010, a lancé une campagne contre
les membres du personnel qui s’opposent à ses efforts de réforme
(laquelle vise au premier chef les représentants du personnel membres
du syndicat SUEPO
): en 2016, trois délégués
du personnel avaient été licenciés et d’autres rétrogradés ou avaient
subi des réductions de salaire ou de leur pension. Les agents dénoncent
une campagne d’intimidation, de harcèlement et de discrimination
qui a généré des cas de burn-out et autres maladies, et même des
suicides: sur les quatre dernières années, cinq agents de l’OEB
se sont suicidés, dont deux sur leur lieu de travail.
5. Comme indiqué au paragraphe 44 de l’exposé des motifs de M. Ullrich,
le SUEPO (avec d’autres syndicats) s’est vu dans l’obligation de
porter l’affaire devant les tribunaux néerlandais, étant donné qu’il
n’avait pas qualité pour former un recours devant les instances
internes de l’OEB ou celles de l’Organisation internationale du
travail (OIT) – affaire qu’il a finalement perdue, y compris devant
la Cour européenne des droits de l’homme
.
Le Tribunal administratif de l’OIT (TAOIT), en tant que juridiction
d’appel du système de recours interne de l’OEB (les Chambres de
recours), est cependant submergé de requêtes individuelles mettant
en cause cette organisation (qui représentent près des trois quarts
des affaires dont il est saisi). La Direction générale de l’OIT
s’est même vue dans l’obligation d’alerter l’organe directeur de
l’OIT à ce sujet, étant donné que le volume des requêtes émanant
de fonctionnaires de l’OEB «obère les capacités de traitement du
Tribunal»
.
6. Par deux jugements rendus à la fin 2016, le TAOIT a effectivement
annulé plus d’un an de décisions de la Chambre de recours de l’OEB,
estimant, entre autres, qu’elle n’avait pas été constituée de façon réglementaire
. Ceci montre que la direction de
l’OEB ne peut pas, en définitive, agir en toute impunité, mais révèle
aussi les limites du système actuel de recours interne: les agents
bénéficient certes d’un droit de recours individuel, mais l’organe
à saisir en première instance (la Chambre de recours de l’OEB) n’ayant
pas été constitué de façon réglementaire, ne pouvait donc pas rendre
de décisions valables; et l’instance d’appel (le TAOIT) est tellement
submergée de requêtes que ses capacités de traitement en sont affectées
– d’où une lenteur excessive des procédures. Il n’existe pas de
tribunal d’appel contre les décisions du TAOIT.
7. Bien que certaines de ces requêtes individuelles pourraient
finir par être portées devant la Cour européenne des droits de l’homme
et pourraient même être déclarées recevables si la Cour considère
que la Chambre de recours de l’OEB et le TAOIT ne constituent pas
des «voies raisonnables» de protection des droits individuels des
agents, il est néanmoins manifeste qu’il est beaucoup plus difficile
de faire respecter des droits collectifs, comme l’a tenté le syndicat
SUEPO. Se pose alors la question de savoir si la procédure de réclamations
(collectives) prévue par le Protocole additionnel à la Charte sociale
européenne (STE no 158) pourrait constituer
une meilleure voie de recours pour le SUEPO, étant donné qu’elle
est en vigueur aux Pays-Bas
.
8. Par lettre datée du 21 octobre 2017 et adressée à M. Ullrich,
lettre qui m’a été transmise, le Président de l’Union Syndicale
Fédérale (USF)
, M. Bernd Loescher, a demandé à l’Assemblée
parlementaire d’aborder la question de la discrimination des agents
des organisations internationales par rapport à l’ensemble des citoyens
et salariés dans les États membres du Conseil de l’Europe ayant
ratifié la Convention européenne des droits de l’homme (STE no 5)
et la Charte sociale européenne. Son syndicat soutient que les droits
consacrés par ces instruments devraient aussi s’appliquer aux personnels
des organisations internationales, en l’absence d’intention déclarée
des États membres de ces organisations internationales ou des organisations
elles-mêmes d’exclure les organisations internationales et leurs
personnels du champ d’application des conventions
.
Le syndicat propose, par conséquent, la désignation d’un organe
quasi-judiciaire chargé de coopérer avec les organes juridictionnels
des organisations internationales en vue d’assurer un meilleur respect
de ces droits, ou un élargissement du mandat du Comité européen
des Droits sociaux afin qu’il puisse agir comme tel (par exemple,
en émettant des avis juridiques pour le TAOIT). Le syndicat est
également favorable à une limitation de l’étendue de l’immunité
dont jouissent les organisations internationales devant les juridictions
nationales, à une amélioration des normes encadrant les systèmes
de recours interne de ces organisations à la lumière des prescriptions
de l’article 6 de la Convention, et à la création d’une juridiction
d’appel centrale pour les systèmes de recours internes déjà en place
dans les organisations internationales.
9. Pour conclure, j’estime pour ma part, que les organisations
internationales devraient avant tout respecter les droits de leurs
personnels – ce qui englobe tous les droits fondamentaux de la personne humaine,
y compris les droits sociaux consacrés par la Charte sociale européenne,
d’où l’amendement A. Très
franchement, si la «réussite» d’une organisation internationale
comme l’OEB est construite sur des campagnes de harcèlement et d’intimidation
qui poussent des membres du personnel au suicide, le prix de cette
réussite est trop élevé. Ceci devrait être évident pour les instances
dirigeantes de l’organisation concernée et par conséquent, dans
l’absolu, dans l’hypothèse où de tels agissements seraient constatés,
ces instances devraient veiller à ce que la Direction mette fin
aux abus et respecte les droits des agents. Dans le cas contraire,
le système de recours interne des organisations internationales
devrait permettre de régler le problème. C’est pourquoi je souscris
pleinement aux propositions de M. Ullrich et de la commission des questions
juridiques visant à assurer que toutes les organisations internationales
mettent en place les mécanismes appropriés ainsi que de procédures
d’appel afin de protéger les droits de leurs personnels.
10. Nous devons cependant veiller à ce que cela soit fait efficacement.
Certaines organisations internationales ont une dimension vraiment
restreinte
et que chacune établisse son propre
tribunal, par exemple, n’aurait aucun sens. Par conséquent, je propose
à l’
amendement B, que les
organisations les plus petites satisfassent à ces exigences en reconnaissant
la compétence de tribunaux créés au sein d’autres organisations
internationales
. Il est
également très important que les syndicats ou autres groupes œuvrant pour
la protection des droits des agents aient accès à ces voies de recours
– l’
amendement C que je propose vise
à énoncer clairement que ces «groupes» englobent les comités du
personnel ainsi que les associations du personnel.
11. La commission des questions juridiques a également proposé,
à juste titre, d’introduire des procédures d’appel contre les décisions
des juridictions internes des organisations internationales dans
les litiges employeur/employé. Cependant, comme pour l’amendement B,
il importe de rester efficace, idéalement en créant des tribunaux
d’appel – là où il n’en existe pas encore – pour les juridictions
internes plus grandes et bien établies (comme le Tribunal administratif
de l’OIT et le Tribunal administratif du Conseil de l’Europe), dont la
compétence serait aussi reconnue par des organisations plus petites
(amendement D). Je pense
qu’une telle formule serait plus efficace que la création d’une
juridiction d’appel centrale pour toutes les organisations internationales,
qui serait probablement rapidement débordée par la charge de travail.
12. Il importe par ailleurs, non seulement d’assurer l’accès aux
mécanismes de recours interne, conformément à la première ligne
de l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme
(STE no 6), mais aussi d’assurer le respect
des autres droits garantis par cette disposition, c’est-à-dire de
garantir que les voies de recours internes, à tous niveaux, soient
indépendantes et impartiales, respectent le principe de l’égalité
des armes et rendent des décisions motivées, et que ces mécanismes
soient dotés de moyens pour fonctionner efficacement et sans ingérence
indue, afin que les décisions soient équitables et prononcées dans un
délai raisonnable (amendement E).
13. L’amendement F reprend
la proposition de l’amendement D, spécifiquement pour le Tribunal administratif
du Conseil de l’Europe, à savoir entamer une réflexion sur la question
de savoir si le Tribunal administratif du Conseil de l’Europe devrait
être complété par un organe d’appel judiciaire mis en place au sein de
l’Organisation elle-même ou constitué en partageant les ressources
avec d’autres organisations internationales pour créer une juridiction
d’appel commune à plusieurs tribunaux administratifs. L’amendement propose
également au Comité des Ministres de veiller à ce que les syndicats
aient accès au Tribunal Administratif.
14. Pour finir, le but de l’amendement
G est d’élargir le mandat de l’étude comparative proposée
au-delà de l’article 6 de la Convention de façon à ce qu’elle couvre
d’autres droits fondamentaux pertinents (dont les droits sociaux).
Il invite aussi, le cas échéant, à formuler des recommandations
sur les moyens d’améliorer les systèmes de recours interne des organisations
internationales en vue de parvenir à un plus haut degré de protection
de ces droits.