1. Introduction
1. La proposition de résolution
intitulée «La déchéance de nationalité comme mesure de lutte contre
le terrorisme: une approche compatible avec les droits de l’homme?»
a été renvoyée pour rapport à la commission des questions juridiques
et des droits de l’homme le 13 octobre 2017. La commission m’a nommée rapporteure
lors de sa réunion à Paris le 12 décembre 2017. À l’occasion de
sa réunion à Strasbourg le 26 juin 2018, la commission m’a autorisée
à adresser un questionnaire aux délégations des parlements nationaux
et aux institutions nationales de défense des droits de l’homme,
en vue de réunir davantage d’informations sur la situation de la
législation de leur pays à l’égard du recours éventuel à la déchéance
de nationalité pour lutter contre le terrorisme. Le 10 septembre
2018, lors de la réunion de la commission à Paris, a eu lieu l’audition
du professeur René de Groot, de la Faculté de droit de l’université
de Maastricht (Pays-Bas), et de Mme Sandra Krähenmann,
chargée de recherche à l’Académie de droit international humanitaire
et de droits humains de Genève (Suisse).
2. La proposition susmentionnée porte sur la légitimité de la
déchéance de nationalité et sa compatibilité avec les normes européennes
et internationales des droits de l’homme relatives à la nationalité
dans le contexte des stratégies de lutte contre le terrorisme des
États membres du Conseil de l’Europe. Pour prévenir les actes de
terrorisme sur leur sol, un certain nombre d’États membres du Conseil
de l’Europe adoptent des lois dans l’optique de faciliter la déchéance
de nationalité des individus impliqués, ou soupçonnés de l’être, dans
des activités terroristes. Dans certains pays, la déchéance de nationalité
peut même être appliquée en l’absence de poursuites pénales et de
condamnation. Ces pratiques suscitent des préoccupations liées à
la proportionnalité, au droit à un recours effectif, à l’obligation
de prévenir l’apatridie et, lorsque seuls les individus binationaux
sont concernés, à une différence de traitement qui s’apparente à
une discrimination.
3. En ce qui concerne la politique antiterroriste, certains principes
de base s’imposent à tous les États, tels que l’obligation de garantir
les enquêtes et les poursuites des crimes liés au terrorisme ainsi
que l’efficacité de toute mesure. En outre, le contexte de lutte
contre le terrorisme ne dispense pas les États membres de leurs obligations
de respecter les droits de l’homme. Les États membres ont le droit
souverain légitime d’assurer la sécurité sur leur territoire. Ce
droit inclut la prise de mesures efficaces de lutte contre le terrorisme.
Toutefois, nos sociétés démocratiques ne peuvent être efficacement
protégées que si elles garantissent que ces mesures de lutte contre
le terrorisme respectent l’État de droit. Un récent rapport d’Amnesty
International
souligne que le recours
à la déchéance de nationalité dans le cadre des stratégies de lutte
contre le terrorisme peut être une source considérable de division
de la société.
4. Nous examinerons par conséquent dans le présent rapport les
principaux instruments juridiques internationaux relatifs au droit
à une nationalité, puis nous aborderons la question du recours à
la déchéance de nationalité comme mesure de lutte contre le terrorisme.
2. Le droit à une nationalité
6. L’article 15 de la Déclaration universelle des droits de l’homme
précise que tout individu a droit à une nationalité et interdit
la privation arbitraire de nationalité. L’article 4.a à 4.c de la
Convention européenne sur la nationalité, ratifiée à ce jour par
21 États membres du Conseil de l’Europe
, reprend l’idée de la Déclaration universelle
des droits de l’homme comme suit: «Les règles sur la nationalité
de chaque État Partie doivent être fondées sur les principes suivants:
a. chaque individu a droit à une nationalité; b. l’apatridie doit
être évitée; c. nul ne peut être arbitrairement privé de sa nationalité.»
3. Procédure et garanties procédurales
de la déchéance de nationalité
7. Une personne peut perdre sa
nationalité, soit de plein droit, soit à son initiative ou à l’initiative
de l’État
. Selon les rapports
du Secrétaire général des Nations Unies au Conseil des droits de
l’homme, une mesure de privation de la nationalité doit satisfaire
à un certain nombre de critères: elle doit être nécessaire, proportionnée et
raisonnable pour ne pas être considérée comme arbitraire. Elle doit
être prévue par la loi, poursuivre un objectif légitime, être proportionnée,
être la moins attentatoire possible aux droits d’autrui pour atteindre
son but légitime et respecter les normes de procédure judiciaire
qui permettent sa contestation
.
À cet égard, les États sont tenus d’éviter les cas d’apatridie par
des mesures législatives, administratives ou autres; cette obligation
est le corollaire de leur droit de définir les conditions d’acquisition
d’une nationalité
(voir plus
loin la partie 4).
8. Plus important encore, l’article 8 (4) de la Convention des
Nations Unies de 1961 sur la réduction des cas d’apatridie («Convention
de 1961») précise qu’un État ne saurait exercer sa faculté de priver
un individu de sa nationalité, sauf si cette privation est conforme
à la loi, qui doit reconnaître à l’intéressé le droit à ce que sa
cause soit entendue équitablement par une juridiction ou un autre
organe indépendant. De même, en vertu de la CEN, les États doivent
veiller à ce que les décisions relatives à la perte de nationalité
soient motivées par écrit (article 11) et puissent faire l’objet
d’un recours administratif ou judiciaire, conformément à leur droit interne
(article 12).
9. Les problèmes liés à la perte involontaire de la nationalité,
surtout en rapport avec un comportement indésirable, ont récemment
été examinés par divers experts et par diverses instances, ce qui
a conduit à la formulation de certaines recommandations précieuses.
Ainsi, le projet de recherche financé par l’Union européenne, Perte
involontaire de la citoyenneté européenne, a rédigé en 2015 des
lignes directrices («
ILEC Guidelines 2015»). Celles-ci recommandent que la perte de nationalité
due à un comportement indésirable, comme un acte gravement préjudiciable
aux intérêts essentiels de l’État ou l’engagement dans des forces militaires
étrangères, soit soumise à la réunion des conditions suivantes:
a) l’intéressé ne deviendra pas apatride; b) les autorités compétentes
ont pris une décision explicite; c) «le caractère inacceptable du comportement
indésirable de l’intéressé doit être démontré au-delà de tout doute
raisonnable. Ce comportement doit être constitutif d’un crime et
son auteur doit avoir été condamné par une juridiction pénale (ligne
directrice IV.3).
10. Les «Conclusions de Tunis»
font
désormais de l’interdiction de la privation arbitraire de nationalité
une norme du droit international. Se référant à l’article 8.4 de
la Convention de 1961, elles déclarent que, «[e]n cas d’actes criminels
allégués, il est fortement souhaitable que la privation de nationalité
survienne uniquement à la suite d’une procédure en deux étapes,
qui commence logiquement par la reconnaissance de la culpabilité de
l’intéressé par une juridiction pénale. Elle est suivie par une
décision de privation de nationalité prise par l’autorité compétente,
de préférence une juridiction». S’agissant de la privation de nationalité
motivée par un comportement de nature à porter un préjudice grave
aux intérêts essentiels de l’État (article 8.3.a.ii de la Convention
de 1961), cette exception établit un seuil extrêmement élevé de
privation de nationalité entraînant l’apatridie. L’expression «de
nature à porter un préjudice grave» signifie que l’intéressé a la
capacité d’avoir un impact négatif sur l’État, tandis que les «intérêts
essentiels» fixent un seuil beaucoup plus élevé que celui des «intérêts
nationaux», comme le confirment les travaux préparatoires. Cette
exception ne vise pas les infractions pénales à caractère général;
mais les actes de trahison et d’espionnage peuvent, en fonction
de l’interprétation retenue par le droit interne, relever du champ
d’application de cette exception. Les actes commis par l’intéressé
doivent être incompatibles avec le devoir de «loyalisme» à l’égard
de l’État de la nationalité. Il est important de noter que «l’expérience
de certains États montre que les gouvernements ne tirent pas profit
du fait de rendre un individu apatride par l’application de cette
exception, en particulier parce qu’il peut s’avérer difficile dans
la pratique d’expulser l’intéressé»
.
11. Selon un rapport de 2013 du Secrétaire général des Nations
Unies, de nombreux États autorisent la privation de nationalité
des auteurs d’actes de nature à porter un préjudice grave aux intérêts
essentiels de l’État, mais le mode d’expression de ce motif en droit
interne varie considérablement d’un État à l’autre. Certains États
exigent que l’intéressé ait été condamné pour un crime ou un délit
qui met en danger la sécurité de l’État, tandis que d’autres «autorisent
la privation de nationalité lorsque celle-ci est jugée conforme
à l’intérêt général, va dans le sens du bien public ou se justifie
par des considérations de sécurité nationale»
. En raison des inquiétudes
croissantes que suscite le terrorisme, certains États ont étendu
les motifs de privation de nationalité aux infractions contre la
nationalité ou dans l’intérêt général ou ont davantage fait usage
du pouvoir de privation dont ils disposaient déjà. La marge d’appréciation
considérable dont disposent les États pour décider s’il y a lieu
de priver une personne de sa nationalité risque de conduire au non-respect
de l’interdiction de la privation arbitraire de nationalité.
12. L’article 9 de la Convention de 1961 interdit de priver une
personne ou un groupe de personnes de leur nationalité pour des
raisons d’ordre racial, ethnique, religieux ou politique. De même,
l’article 5 de la CEN précise que les dispositions d’un État relatives
à la nationalité «ne doivent pas contenir de distinction ou inclure des
pratiques constituant une discrimination fondée sur le sexe, la
religion, la race, la couleur ou l'origine nationale ou ethnique»
(paragraphe 1) et que chaque État partie «doit être guidé par le
principe de la non-discrimination entre ses ressortissants, qu’ils
soient ressortissants à la naissance ou aient acquis leur nationalité
ultérieurement» (paragraphe 2).
4. L’interdiction d’entraîner l’apatridie
14. Il importe de noter que la déchéance de nationalité entraînant
l’apatridie n’est pas en soi arbitraire et contraire au droit international
, malgré l’interdiction qui en est faite
par l’article 8.1 de la Convention de 1961 et les dispositions des
articles 4.b et 7.3 de la CEN. Plus particulièrement, une personne
peut être privée de sa nationalité si elle l’a obtenue par une fausse
déclaration ou tout autre acte frauduleux (article 8.2.b de la Convention
de 1961). En outre, certains États contractants ont déclaré qu’ils
se réservaient le droit de privation de nationalité, que prévoyait
déjà le droit interne au moment de la signature, de la ratification
ou de l’adhésion à la Convention de 1961, pour un ou plus des trois
motifs supplémentaires. L’article 8.3.a autorise cette privation
si, «dans des conditions impliquant de sa part un manque de loyalisme
envers l’État contractant», un individu a apporté son concours à
un autre État ou reçu de lui des émoluments, au mépris d’une interdiction expresse
de l’État contractant (alinéa (i)) ou a eu un comportement de nature
à porter un préjudice grave aux intérêts essentiels de l’État (alinéa
(ii))
. L’article 8.3.b autorise également
la privation de nationalité si «un individu a prêté serment d’allégeance
ou a fait une déclaration formelle d’allégeance à un autre État,
ou a manifesté de façon non douteuse par son comportement sa détermination
de répudier son allégeance envers l’État contractant».
15. L’article 7.1 de la CEN prévoit des motifs de perte involontaire
de la nationalité, dont l’acquisition de la nationalité à la suite
d’une conduite frauduleuse, par fausse information ou par dissimulation
d’un fait pertinent de la part de l’auteur de la demande (alinéa
(b)), l’engagement volontaire dans des forces militaires étrangères (alinéa
(c)), un comportement portant un préjudice grave aux intérêts essentiels
de l’État Partie (alinéa (d)) ou l’absence de tout lien effectif
entre l’État partie et un ressortissant qui réside habituellement
à l’étranger (alinéa (e)). L’article 7.2 de la CEN règle la situation
des enfants qui peuvent perdre leur nationalité lorsque leurs parents
perdent la leur, à l’exception des cas visés par les alinéas c)
et d) du paragraphe 1. Si l’un de ses parents conserve cette nationalité,
l’enfant ne la perd pas. La Convention relative aux droits de l’enfant,
et en particulier son article 8 lu de concert avec les articles
2 et 3, peut être interprétée comme limitant toute privation de
la nationalité d’un enfant en raison du comportement des parents,
que ces derniers conservent ou non leur nationalité.
16. En vertu de l’article 7.3 de la CEN, il est uniquement possible
de priver une personne de sa nationalité et que l’intéressé devienne
ainsi apatride dans le cas où la nationalité a été acquise par des
moyens frauduleux. Dans tout autre cas, le retrait de la nationalité
n’est pas autorisé si la personne devenait apatride. La privation
de la nationalité dans le cas de double ou multiple nationalités
est uniquement permis si le comportement porte un préjudice grave
aux intérêts essentiels de l’État Partie. En dessous de ce seuil,
la privation de nationalité n’est pas autorisée. La mention d’un
«comportement» apporte la précision qu’une évaluation individuelle
doit être mise en œuvre et que l’application à des catégories d’individus
est prohibée. La privation de nationalité ne peut alors être invoquée
qu’en cas de double nationalité ou nationalité multiple. Le
Rapport explicatif
de la CEN (paragraphe 67) indique de plus que ce motif de déchéance
de la nationalité n’est pas établi de manière systématique dans
les cas liés au terrorisme. Il explique que l’expression «comportement
portant un préjudice grave aux intérêts essentiels de l’État partie»
inclut la trahison et les autres activités dirigées contre les intérêts
essentiels de l’État concerné (par exemple le fait de travailler
pour des services secrets étrangers), mais pas les infractions pénales
à caractère général, quelle que puisse être leur gravité. Malgré
ces limitations, les actes terroristes prévus par la législation
nationale de certains États membres de l’Union européenne revêtent
de nombreuses formes différentes
. Il est intéressant de constater que la
CEN ne comporte pas les deux motifs mentionnés à l’article 8.3.a.i
et 8.3.b de la Convention de 1961, c’est-à-dire le fait de recevoir
des émoluments interdits d’un autre État et de prêter serment d’allégeance
ou faire une déclaration formelle d’allégeance à un autre État,
et que le rapport explicatif de la CEN reste muet sur ce point.
Ce silence peut s’interpréter comme une exclusion de ces deux types
de comportement du champ d’application du «comportement portant
un préjudice grave aux intérêts essentiels de l’État partie». D’après
le professeur de Groot, la législation nationale autorise la privation
de nationalité pour ce dernier motif dans 22 États membres du Conseil
de l’Europe, dont sept États qui ont ratifié la CEN.
5. Jurisprudence de la Cour européenne
des droits de l’homme
17. Bien que le droit à une nationalité
ne soit pas garanti en tant que tel par la Convention européenne
des droits de l’homme (STE no 5, «la
Convention») ou ses Protocoles, la Cour européenne des droits de
l’homme («la Cour») a observé qu’un refus arbitraire d’accorder
la nationalité pouvait, dans certaines circonstances, poser problème
sous l’angle de l’article 8 de la Convention, compte tenu des répercussions
qu’un tel refus pourrait avoir sur la vie privée de l’intéressé
. Dans l’arrêt
Mennesson c. France , la Cour a rappelé que
la nationalité était un élément de l’identité d’une personne et
que l’incertitude inquiétante dans laquelle se trouvaient deux des
quatre requérants (enfants nés d’une gestation pour autrui transfrontière)
quant à la possibilité d’obtenir la reconnaissance de la nationalité
française était susceptible d’avoir des répercussions négatives
sur la définition de leur identité personnelle. Dans l’affaire
Ramadan c. Malte , qui concernait la perte
de nationalité acquise par mariage, la Cour a souligné que le retrait
arbitraire de la nationalité pouvait poser problème sous l’angle
de l’article 8 de la Convention. Dans ce cas toutefois, la décision
de l’État n’a pas été considérée comme arbitraire, dans la mesure
où, d’une part, elle avait un fondement légal et respectait la procédure
et, d’autre part, les répercussions de ce retrait n’étaient pas
considérées comme suffisamment graves puisque le requérant continuait
à vivre à Malte malgré la perte de sa nationalité. Dans l’affaire
K2 c. le Royaume-Uni, la Cour a
examiné la question de la privation de nationalité dans le contexte
du terrorisme et des considérations de sécurité nationale. Elle
a déclaré cette requête irrecevable au motif qu’elle était manifestement
mal fondée, puisque les mesures en question avaient respecté les
garanties procédurales exigées au titre de l’article 8. Elle a également
noté que le requérant ne deviendrait pas apatride en perdant sa
nationalité britannique, puisqu’il avait acquis par la suite la
nationalité soudanaise. Il convient aussi de mentionner les éléments
du «test» de procédure régulière défini par la Cour, par exemple,
au paragraphe 50 de l’arrêt
K2:
«Pour déterminer l’arbitraire, la Cour a examiné si la révocation
était conforme à la loi; si elle était accompagnée des garanties
procédurales nécessaires, y compris si la personne privée de la
citoyenneté avait la possibilité de contester la décision devant
les tribunaux offrants les garanties pertinentes; si les autorités
ont agi avec diligence et rapidité (
Ramadan
c. Malte, précité, par. 86-89).» La Cour examine en ce
moment des affaires qui concernent la déchéance de la nationalité
française en avril 2015 de quelques individus condamnés pour des
actes liés au terrorisme
.
18. Il est intéressant de constater que la question de la discrimination
illégale entre ressortissants danois de souche et ressortissants
danois d’origine ethnique étrangère a été examinée par la Cour dans
l’affaire
Biao c. Danemark sous
l’angle de l’article 14 de la Convention, qui interdit la discrimination
. La
Cour a conclu à la violation de l’article 14 de la Convention combiné
avec l’article 8, en raison du refus des autorités danoises d’accorder
le regroupement familial à la femme du requérant, naturalisée danoise;
ce refus était dû à l’application de «l’exigence d’attachement»
à laquelle peuvent uniquement satisfaire les personnes qui possèdent
la nationalité danoise depuis au moins 28 ans. La Cour a estimé
que «la règle des 28 ans» avait un effet discriminatoire, puisqu’elle
favorisait les ressortissants danois d’origine ethnique danoise.
Ce faisant, la Cour s’est notamment référée à l’article 5.2 de la
CEN.
6. Jurisprudence de la Cour de Justice
de l’Union Européenne
19. Alors que les règles sur l’acquisition
de la nationalité ne relèvent pas du champ d'application du droit
de l'Union européenne, les règles relatives au retrait de la citoyenneté
de l’Union en font partie. Dans son arrêt du 2 mars 2010,
Rottmann contre Freistaat Bayern , la Cour de Justice de l’Union européenne
(CJUE) précise que la situation d’un citoyen de l’Union européenne
devenant apatride par suite du retrait de sa nationalité entre dans
le champ d’application du droit de l’Union européenne. En effet,
l’intéressé perdrait ainsi le statut de citoyen de l’Union européenne
conféré par l’article 20 du
Traité
sur le fonctionnement de l’Union européenne, qui est censé être le statut fondamental des ressortissants
des États membres. Concernant l’examen du critère de proportionnalité,
la CJUE a jugé qu’il incombait au juge national de prendre en considération
les conséquences potentielles d’une telle décision pour la personne
concernée et, si nécessaire, pour sa famille, sur le plan de la
perte des droits inhérents à la citoyenneté de l’Union. À cet égard,
il est nécessaire d’établir, en particulier, si cette décision se
justifie en fonction de la gravité de l’infraction commise, du temps
écoulé entre la prise de la décision de naturalisation et la décision
de retrait de la nationalité et si la personne concernée pourrait
retrouver sa nationalité d’origine.
7. La législation nationale relative
à la déchéance de nationalité, et plus particulièrement à la déchéance
de nationalité pour infractions terroristes
20. Afin de réunir des informations
supplémentaires sur la privation de nationalité envisagée comme
une mesure de lutte contre le terrorisme, j’ai adressé un questionnaire
aux délégations des parlements nationaux, par l’intermédiaire du
Service de recherche du Parlement européen (EPRS), et aux institutions
nationales de défense des droits de l’homme (INDH), grâce à l’assistance
du Réseau européen des institutions nationales des droits de l'homme
(REINDH). J’ai reçu les réponses de 27 États membres: Allemagne,
Albanie, Andorre, Autriche, Croatie, Chypre, Espagne, Estonie, Finlande,
Géorgie, Grèce, Hongrie, Lettonie, «l'ex-République yougoslave de
Macédoine», Lituanie, Luxembourg, Norvège, Pays-Bas, Pologne, Portugal,
République slovaque, Slovénie, Suède, Suisse, République tchèque
et Turquie. Quatre INDH ont également répondu à mon questionnaire:
la Commission nationale consultative des droits de l’Homme de France,
la Commission nationale des droits de l’homme de Grèce, le Centre
national slovaque des droits de l’homme et le médiateur d’Ukraine.
21. Le questionnaire comportait les questions suivantes:
i. Dans quel(s) cas votre législation
autorise-t-elle la déchéance de nationalité?
ii. La décision de déchoir une personne de sa nationalité
dépend-elle de la durée de sa nationalité (à la naissance, par naturalisation,
par mariage, etc.)? Si oui, quels arguments ont été avancés pour
justifier la différence de traitement entre les catégories distinctes
de citoyens?
iii. Est-il possible de déchoir une personne de sa nationalité
si celle-ci devient de ce fait apatride?
iv. Si votre législation autorise la déchéance de nationalité
pour des infractions liées au terrorisme ou d’autres infractions
graves, quelle est la procédure de déchéance? Veuillez préciser,
s’il y a lieu, le rôle joué par la procédure pénale.
v. Si votre législation ne permet actuellement pas la déchéance
de nationalité pour les motifs susmentionnés, une modification de
la loi est-elle en cours pour autoriser ce type de déchéance de nationalité?
22. S’agissant de la première question, il ressort des réponses
reçues que certains États n’autorisent pas la déchéance de nationalité
si celle-ci est contraire à la volonté de l’intéressé. Il est donc
uniquement possible de perdre sa nationalité par renonciation et/ou
par l’exercice du droit au choix (en Croatie, dans «l'ex-République
yougoslave de Macédoine», en Pologne, République slovaque avec quelques
exceptions, Suède, République tchèque et, dans une certaine mesure,
au Portugal). Les Constitutions de la Croatie, de la République
tchèque, de la Pologne et de la République slovaque précisent clairement
qu’un ressortissant peut uniquement perdre à sa nationalité à sa
demande.
23. D’autres États membres autorisent la perte involontaire de
nationalité pour divers motifs prévus par leur législation, comme
l’acquisition de la nationalité d’un autre État (Allemagne, Autriche,
Andorre, Estonie, Géorgie, Grèce, Lituanie, Lettonie, Norvège, Pays-Bas,
Portugal, République slovaque et Ukraine, ainsi que l’Espagne dans
certaines circonstances), la résidence à l’étranger (Grèce et Pays-Bas),
l’engagement volontaire dans les forces armées ou dans une organisation
militaire d’un autre État et/ou le fait de servir un pays étranger
contre les intérêts de l’État de nationalité (Allemagne, Andorre,
Autriche, Estonie, Espagne, France, Géorgie, Grèce, Lettonie, Lituanie,
Pays-Bas, Slovénie, Turquie et Ukraine), le refus de servir dans
les forces militaires de l’État (France) ou la communication intentionnelle
de fausses informations ou la dissimulation de faits applicables
aux conditions d’acquisition de la nationalité dans une attestation
ou pendant la procédure de naturalisation (Allemagne, Belgique,
Chypre, Espagne, Estonie, Finlande, Géorgie, Hongrie, Lettonie,
Lituanie, Luxembourg, Norvège, Pays-Bas et Ukraine). Certains États
autorisent également la privation de nationalité pour d’autres actes
préjudiciables à la sécurité de l’État: Chypre, lorsque l’intéressé «manque
de loyalisme», «porte atteinte à l’honneur de la République» ou
se livre à un commerce illicite avec l’ennemi en temps de guerre,
et la Lettonie et la Slovénie, en cas d’activités visant à renverser
l’ordre constitutionnel.
24. Dans quelques États membres, la déchéance de nationalité est
possible pour une infraction pénale commise par l’intéressé: à Chypre,
pour les «crimes odieux moralement obscènes», ou en Slovénie, si l’intéressé
est un «auteur récidiviste d’infractions pénales passibles de poursuites
de plein droit et de troubles à l’ordre public».
25. En Belgique, en France, aux Pays-Bas, en Suisse et en Turquie,
la déchéance de nationalité est possible si l’intéressé a commis
une infraction grave, y compris une infraction à caractère terroriste.
26. En Norvège, à la suite de la récente modification de la loi
relative à la nationalité, il sera désormais possible, à compter
du mois de janvier 2019, de déchoir de sa nationalité un citoyen
qui «s’est conduit de manière gravement préjudiciable aux intérêts
essentiels de l’État», c’est-à-dire qui a été condamné pour des crimes
tels que le génocide, le crime contre l’humanité, le crime de guerre,
l’atteinte aux intérêts nationaux ou pour des actes à caractère
terroriste ou liés au terrorisme, si ces infractions sont passibles
d’une peine de plus de six ans d’emprisonnement.
27. Les parlements et/ou les INDH de certains États qui autorisent
la perte involontaire de nationalité ont clairement indiqué que
leur législation nationale n’autorisait pas la déchéance de nationalité
pour les infractions liées au terrorisme (Allemagne, Albanie, Andorre,
Espagne Finlande, Grèce, Hongrie, Lettonie, Lituanie, République
slovaque et Ukraine) ou pour quelque infraction que ce soit (Hongrie).
28. Pour ce qui est de la deuxième question, certains États membres
qui autorisent la perte involontaire de la nationalité indiquent
qu’en général la décision de retrait de la nationalité ne dépend
pas de son mode d’acquisition (Allemagne, Andorre, Autriche, Chypre,
Grèce, Lettonie, Suisse et Turquie). Pour d’autres États, le mode
d’acquisition de la nationalité peut avoir une importance pour son
retrait (Norvège et Espagne). En Belgique, Estonie, France et Luxembourg,
il est uniquement possible de priver de leur nationalité les citoyens naturalisés,
et non ceux qui ont acquis leur nationalité à la naissance. Aucune
explication n’est cependant donnée pour cette différence de traitement.
29. Certaines délégations ont répondu que la décision de privation
de nationalité ne dépendait pas de la durée de la nationalité dans
un État donné (Allemagne, Grèce, Norvège, Pays-Bas, Slovénie et
Turquie). L’exception à cette règle est toutefois fréquente en cas
de naturalisation obtenue par des moyens frauduleux (par exemple
en Allemagne, en Hongrie et en Lettonie). À Chypre, l’individu condamné
à une peine d’emprisonnement pour «crimes odieux» au cours des dix
années qui suivent l’acquisition de la nationalité peut être déchu
de sa nationalité.
30. S’agissant de la troisième question, la plupart des réponses
indiquent qu’il n’est pas possible de déchoir une personne de sa
nationalité si celle-ci devient de ce fait apatride (par exemple
en Belgique, en France, au Luxembourg, en Norvège, aux Pays-Bas
et en Suisse). Mais la législation de certains États membres autorise la
privation de nationalité même si celle-ci entraîne l’apatridie de
l’intéressé, en particulier lorsque la nationalité a été acquise
par acte frauduleux ou lorsque la décision de naturalisation est
invalide (Allemagne, Belgique, Lettonie, Norvège et Pays-Bas).
31. La réponse turque indique que la législation turque relative
à la nationalité repose sur le principe selon lequel «toute personne
devrait avoir une nationalité». Toutefois, il n’existe aucune réglementation
relative à l’apatridie lorsque les conditions de perte de la nationalité
sont réunies, sauf en cas de perte de la nationalité turque par
l’exercice du droit au choix. La délégation hongroise a indiqué
que l’un des principes de la loi relative à la nationalité hongroise
consistait à diminuer les cas d’apatridie; toutefois, «l’apatridie
n’est pas un facteur d’exclusion».
32. Quant à la quatrième question, les informations suivantes
ont été communiquées au sujet de la procédure de déchéance de la
nationalité pour des infractions liées au terrorisme (Belgique,
France, Norvège, Pays-Bas, Suisse et Turquie) ou d’autres infractions
graves (Chypre et Slovénie). L’Autriche a indiqué qu’il était possible
de priver de nationalité les individus ayant rejoint des forces
militaires étrangères ou se portant volontaires pour intégrer un
groupe de combattants organisés prenant part à des conflits violents
à l’étranger: la privation de nationalité est décidée à la suite
d’une procédure administrative.
33. En Belgique, en vertu des articles 23.1 et 23.2 du Code belge
de la nationalité, depuis juillet 2015 la privation de nationalité
peut-être être infligée comme peine accessoire à une personne reconnue
coupable d’une infraction terroriste et condamnée à une peine d’emprisonnement
d’au moins cinq ans. Cette décision est prise par la cour d’appel
à la demande du procureur. Elle est susceptible de recours au même
titre que la peine principale, conformément au Code de procédure
pénale, et devient exécutoire une fois la privation de nationalité
inscrite au registre de l’État civil.
34. À Chypre, l’auteur d’un «crime odieux» peut être déchu de
sa nationalité sur décision du Conseil des ministres.
35. En France, une personne condamnée pour une infraction terroriste
peut être privée de sa nationalité si les faits sur lesquels repose
sa condamnation ont eu lieu avant l’acquisition de la nationalité
ou au plus tard 15 ans après celle-ci (article 25-1 du Code civil).
En vertu de l’article 61 du Décret no 93-1362
du 30 décembre 1993, l’intéressé doit être informé des motifs juridiques
et factuels de sa privation de nationalité. Il dispose d’un mois
pour formuler ses observations. À l’expiration de ce délai, le gouvernement
peut déclarer par décret et après avis du Conseil d’État la déchéance
de la nationalité française de l’intéressé. Cette décision est susceptible
de recours devant le Conseil d’État
.
36. Aux Pays-Bas, la déchéance de nationalité pour activités terroristes
est possible dans deux cas: après condamnation définitive pour certaines
infractions terroristes ou lorsqu’un citoyen a rejoint une organisation terroriste
à l’étranger qui représente une menace pour la sécurité nationale.
Dans le premier cas, la décision est prise par le ministre compétent,
qui doit tout d’abord informer l’intéressé de son intention de révoquer
sa nationalité et de la possibilité qui lui est donnée de formuler
des observations avant la prise de cette décision. La décision est
ensuite susceptible de recours dans le cadre d’une procédure de
contestation administrative ou devant une juridiction. La durée
de la peine est d’une importance limitée pour le ministre. Dans
le deuxième cas, c’est-à-dire celui de «l’apparente appartenance
à une organisation terroriste à l’étranger», la déchéance de nationalité
n’est pas soumise à une condamnation pénale préalable. Cette procédure
est applicable si l’intéressé a quitté le territoire néerlandais
et si, sur la base de son comportement, il est établi au-delà de
tout doute raisonnable qu’il souscrit aux idées d’une organisation
terroriste inscrite sur la liste établie par le ministre, qui ne
comprend pour l’instant que des organisations liées à l’islam, qu’il
a l’intention de rejoindre cette organisation et qu’il a agi pour
le compte de celle-ci. La déchéance de nationalité doit intervenir
dans l’intérêt de la sécurité nationale. La personne concernée n’est
pas informée au préalable de la décision de déchéance de nationalité
en cours, car le but poursuivi par le gouvernement est d’empêcher
le retour de ces personnes aux Pays-Bas. Cette décision est susceptible
de recours direct devant une juridiction administrative. Le recours doit
être déposé dans un délai de quatre semaines à compter de la prise
et de la publication de la décision. La juridiction saisie procède
à un contrôle «minime», c’est-à-dire procédural, de la décision,
souvent en absence de l’intéressé. Cette procédure de déchéance
de nationalité qui ne doit pas être basée sur une condamnation pénale
peut être appliquée aux personnes ayant 16 ans ou plus
.
37. En Slovénie, en vertu de l’article 26 de la loi relative à
la nationalité, «l’auteur récidiviste d’infractions pénales poursuivies
de plein droit et de troubles à l’ordre public» peut être privé
de sa nationalité. La privation de nationalité est décidée par le
service administratif compétent et est susceptible de recours devant
le ministre de l’Intérieur, puis devant le tribunal administratif.
38. En Suisse, la privation de la nationalité peut être décidée
à l’issue d’une condamnation pénale, bien que cette dernière ne
soit pas indispensable dans certains cas (par exemple si la procédure
pénale n’a pu aboutir à une condamnation faute de coopération internationale
et par manque de preuves provenant de l’étranger). La procédure
est lancée par le secrétariat d’État aux Migrations, qui entend
l’intéressé avant de prendre la décision de le priver de sa nationalité.
La décision est susceptible de recours devant le tribunal administratif dans
un délai de 30 jours à compter de sa notification.
39. En Turquie, à la suite de la modification de la loi relative
à la nationalité turque en 2017, il est désormais possible de procéder
à une déchéance de nationalité en cas d’infraction liée au terrorisme
et d’autres infractions graves. En conséquence, les citoyens qui
font l’objet d’une enquête en cours du procureur ou d’une procédure
pénale en cours devant un tribunal pour les infractions énumérées
par le Code pénal turc et qui ne peuvent être contactés parce qu’ils
se trouvent à l’étranger font l’objet d’une notification auprès
du ministère, un mois avant la date de leur audition par le procureur
ou de l’audience du tribunal. En l’absence de leur retour dans un
délai de trois mois à compter de l’annonce faite par le ministère
de l’Intérieur, ils peuvent être déchus de leur nationalité turque
par décision du Président de la République.
40. En Norvège, en vertu d’un nouvel article de la loi relative
à la nationalité norvégienne qui entrera en vigueur en 2019, les
personnes condamnées pour des infractions terroristes passibles
d’une peine de plus de six ans d’emprisonnement pourront être déchues
de leur nationalité. Cette décision peut être prise après une condamnation
pénale.
41. S’agissant de la cinquième question, la plupart des réponses
indiquent qu’aucune modification de la législation n’est prévue
par les parlements nationaux. Toutefois, en Allemagne, en Finlande
et au Portugal ont été déposées des propositions de modification
de la législation relative à la nationalité, en vue de permettre
la déchéance de nationalité des personnes titulaires de plusieurs
nationalités condamnées pour des infractions terroristes. En République
tchèque, en 2016, le dirigeant du mouvement Liberté et Démocratie
directe (SPD) a tenté de lancer un débat sur une modification de
la Constitution visant à permettre la déchéance de nationalité des
terroristes condamnés, mais sa proposition n’a pas abouti.
42. J’ai obtenu à propos de certains États membres qui n’avaient
pas répondu à mon questionnaire des informations provenant d’autres
sources. D’après un document du EPRS
, d’autres États membres de
l’Union européenne autorisent la déchéance de nationalité des auteurs
de graves infractions commises à l’encontre de l’État (Bulgarie
et Danemark), des auteurs d’actes commis à l’encontre de l’ordre
constitutionnel et des institutions de l’État (Danemark), des personnes
qui ont manqué de loyalisme par leurs actes ou leurs discours (Malte
et Irlande) et, plus généralement, des auteurs d’actes commis à
l’encontre des intérêts nationaux (Roumanie et Royaume-Uni). En
Bulgarie, en Irlande et à Malte, ces motifs peuvent uniquement être
invoqués pour déchoir de leur nationalité des citoyens naturalisés.
Une autre étude révèle que la loi relative à la nationalité bulgare
permet de priver de sa nationalité un citoyen naturalisé condamné
pour une «grave infraction commise à l’encontre de la République»,
mais uniquement s’il se trouve à l’étranger et ne devient pas apatride
.
Au Danemark, la privation de nationalité en cas de double nationalité
est possible pour les personnes condamnées pour une infraction liée
au terrorisme, y compris pour les infractions accessoires de préparation,
d’incitation et de recrutement
. Au Royaume-Uni, l’article 40 de
la
loi relative
à la nationalité britannique autorise la privation de nationalité lorsque le ministre
de l’Intérieur la juge «conforme au bien public» et si elle n’entraîne
pas l’apatridie de l’intéressé. Toutefois, depuis la loi relative
à l’immigration de 2014, le ministre de l’Intérieur peut priver
un citoyen naturalisé de sa nationalité si l’intéressé «s’est conduit
de manière gravement préjudiciable aux intérêts essentiels du Royaume-Uni,
de l’une de ses îles ou d’un territoire britannique d’outre-mer»
et s’il existe «des raisons valables de croire que l’intéressé peut,
en vertu de la législation d’un pays ou territoire étranger, devenir
ressortissant de ce pays ou territoire» (article 40.4.a de la loi).
La conduite jugée «gravement préjudiciable aux intérêts essentiels
du Royaume-Uni» est soumise à des critères plus exigeants que ceux
qui prévalent pour la prise d’une décision «conforme au bien public»;
elle concerne la sécurité nationale et les personnes qui prennent
les armes contre les forces britanniques ou alliées. Le ministre
de l’Intérieur est habilité à priver une personne de la nationalité
britannique sans qu’une condamnation préalable soit nécessaire.
Ses décisions font l’objet d’un contrôle juridictionnel et, lorsque
la sécurité nationale est en jeu, ce contrôle est exercé par une
juridiction spéciale – la Commission spéciale des recours en matière
d’immigration – dont la procédure est en partie secrète.
8. Les travaux antérieurs de l’Assemblée
43. L’Assemblée travaille depuis
longtemps sur les questions liées à la nationalité, comme en témoigne
la
Résolution 1989 (2014) sur l’accès à la nationalité et la mise en œuvre effective
de la Convention européenne sur la nationalité. Dans cette résolution,
elle déplore le faible nombre de ratifications de la CEN par les
États membres et appelle tous les États membres du Conseil de l’Europe
concernés à la signer et/ou à la ratifier.
44. Dans sa
Résolution
1840 (2011) sur les droits de l’homme et la lutte contre le terrorisme,
l’Assemblée considère que le terrorisme doit être traité en priorité
par le système de justice pénale, assorti des garanties d’un procès
équitable, dont le respect est soigneusement vérifié et qui permettent
de protéger la présomption d’innocence et le droit à la liberté
de tous. Elle souligne que les mesures administratives coercitives
prises à des fins préventives devraient avoir une durée limitée,
n’être appliquées qu’en dernier ressort et être soumises à des conditions
rigoureuses, notamment à des exigences minimales sur le plan des
éléments de preuve, du contrôle juridictionnel ou d’un contrôle
politique approprié
.
45. Dans son rapport sur les combattants étrangers en Syrie et
en Irak de janvier 2016, la commission des questions politiques
et de la démocratie insiste sur le fait que les mesures prises pour
retirer la nationalité ne semblent pas être véritablement dissuasives
et pourraient même avoir l’effet inverse
. Par ailleurs,
dans un rapport intitulé «Combattre le terrorisme international
tout en protégeant les normes et les valeurs du Conseil de l’Europe»,
la même commission s’oppose aux «lois prévoyant de retirer aux binationaux
leur citoyenneté européenne, car elles sont susceptibles de créer
une discrimination entre les citoyens d’un pays européen, à savoir
entre les binationaux et les autres». De son point de vue, si ce
type de mesure était appliqué à tous les ressortissants nationaux,
elle créerait des apatrides et ne dissuaderait probablement aucun
kamikaze
.
9. Conclusions
et propositions
46. En droit international, le
droit à la nationalité est généralement considéré comme «le droit
d’être titulaire de droits» et, par conséquent, comme un droit de
l’homme. L’apatridie doit être évitée et la privation arbitraire de
nationalité est interdite. Toutefois, la privation de nationalité
ne fait pas en soi l’objet d’une interdiction absolue. La Convention
de 1961 sur la réduction des cas d’apatridie, ratifiée par 32 États
membres du Conseil de l’Europe, l’autorise pour certains motifs,
même si l’intéressé devient de ce fait apatride. La Convention européenne
sur la nationalité limite ces motifs et prévoit que la privation
de nationalité qui entraîne l’apatridie est uniquement admissible
en cas d’acquisition frauduleuse de la nationalité; mais cette convention
a été ratifiée uniquement par 21 des 47 États membres du Conseil
de l’Europe. De nombreux États concernés par la menace du terrorisme,
comme la Belgique, la France et le Royaume-Uni, ne l’ont pas ratifiée.
Compte tenu des risques qui découlent des motifs parfois étendus
de la privation de nationalité, certains États, surtout en Europe
centrale, probablement en raison de leur expérience historique des
régimes autoritaires, ne prévoient pas cette possibilité.
47. De nombreux autres États conservent un motif général de privation
de nationalité en cas d’engagement dans des forces militaires étrangères
et/ou pour diverses formes de comportement de nature à «porter un préjudice
grave aux intérêts essentiels de l’État». Certains États prévoient
expressément la possibilité de priver de leur nationalité les citoyens
qui ont participé ou pourraient avoir participé à des activités
terroristes (Belgique, Danemark, France, Royaume-Uni, Suisse et
Turquie) et d’autres l’autorisent même si l’intéressé devient de
ce fait apatride (Royaume-Uni et Turquie). Le retrait de la nationalité
peut être soit réactif, c’est-à-dire décidé à la suite d’une condamnation
pénale (par exemple en Belgique, au Danemark ou en France), soit préventif,
c’est-à-dire pris sous forme d’une mesure administrative fondée
sur la participation de l’intéressé à une organisation terroriste
(aux Pays-Bas, au Royaume-Uni et en Turquie). Une distinction s’apparentant
à une discrimination (indirecte) est souvent faite entre les ressortissants
qui ont acquis leur nationalité à la naissance et ceux qui l’ont
acquise ultérieurement: dans certains États, seuls ces derniers
peuvent être privés de leur nationalité (Belgique, France, Luxembourg
et Royaume-Uni). En outre, la pratique de certains États montre que
la déchéance de nationalité des citoyens titulaires d’une double
nationalité reconnus coupables ou soupçonnés d’actes de terrorisme
est possible: cette pratique a été signalée aux Pays-Bas, où la
déchéance de nationalité est souvent utilisée comme mesure de lutte
contre le terrorisme à l’encontre des ressortissants titulaires
d’une double nationalité d’origine marocaine ou turque; elle s’apparenterait
à une discrimination indirecte faite entre les citoyens titulaires
d’une seule nationalité et les citoyens titulaires d’une double nationalité
en fonction de leur origine nationale ou raciale. Ces ressortissants
sont très souvent titulaires d’une double nationalité parce qu’ils
ne sont pas autorisés à renoncer à la nationalité de leurs parents
par la législation de l’État de leur autre nationalité (par exemple
le Maroc), malgré l’absence de lien certain avec ce pays
. Il existe donc une tendance
à inscrire la faculté de déchéance de la nationalité dans le cadre
juridique visant à lutter contre le terrorisme. Certains États ont
récemment adopté une nouvelle législation qui leur laisse davantage
de latitude pour déchoir de leur nationalité les personnes susceptibles
de prendre part à des activités terroristes (par exemple la Belgique,
les Pays-Bas, la Turquie ou, tout récemment, la Norvège). D’autres
pays, comme la Suisse, commencent à appliquer les dispositions pertinentes
d’anciens textes de loi sur la privation de nationalité à des actes
considérés comme gravement préjudiciables aux intérêts essentiels de
l’État
.
48. Les universitaires ont critiqué le recours à la privation
de nationalité comme mesure de lutte contre le terrorisme, surtout
lorsqu’elle entraîne l’apatridie
.
Elle peut en effet s’avérer préoccupante à plus d’un titre au regard
des droits de l’homme: discrimination contre les ressortissants
naturalisés; discrimination indirecte en fonction de l’origine,
de la race ou de la religion; absence de recours effectif (surtout
en cas de privation préventive, lorsqu’il n’existe aucun recours
judiciaire ou que le contrôle juridictionnel est limité); droit
à un procès équitable et à des garanties procédurales, consacré
par l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme
(surtout en cas d’accès restreint au dossier de la procédure pénale
pour des raisons de sécurité nationale ou si l’intéressé se trouve
à l’étranger) et principe selon lequel nul ne peut être jugé ou condamné
deux fois pour les mêmes faits (
ne bis
in idem) si la décision se fonde sur une condamnation
pénale préalable (article 4 du Protocole no 7
à la Convention européenne des droits de l’homme). Lorsque la privation de
nationalité est un motif d’expulsion, elle peut également poser
problème sous l’angle de l’article 3 de la Convention si la personne
peut être expulsée vers un pays où elle serait victime de torture
ou de peines ou traitements inhumains ou dégradants. Elle peut également
poser problème au regard de l’article 8 de la Convention, qui consacre
le droit au respect de la vie privée et familiale. Selon l’avis
de la Commission du droit international, la privation de nationalité
«aux seules fins» d’expulsion est «abusive, et même arbitraire»
au sens de l’article 15.2 de la Déclaration universelle des droits
de l’homme
.
La privation de nationalité porte également atteinte à la jouissance
des droits politiques (notamment le droit de vote) et à une série
de droits socio-économiques, dont le droit au travail, à la sécurité
sociale, à un logement convenable, à la santé, etc. La privation
préventive de nationalité imposée sans décision de justice est particulièrement
controversée. La privation de nationalité d’un parent peut également
entraîner la privation de nationalité de l’enfant et devrait être
évitée, surtout si l’enfant risque de devenir apatride. L’intérêt
supérieur de l’enfant doit être le premier élément pris en compte,
conformément à l’article 3 de la Convention des Nations Unies relative
aux droits de l'enfant. Comme de nombreux États autorisent uniquement
la déchéance de nationalité des ressortissants titulaires d’une
double nationalité ou d’une nationalité multiple, une course à la
privation de la nationalité risque de s’engager entre les États
concernés pour être le premier à priver un individu de sa nationalité.
Cette «course» implique également le risque de négliger les garanties
d’une procédure régulière.
49. La privation de nationalité peut également provoquer une «exportation
des risques», car un terroriste condamné ou supposé peut, une fois
déchu de sa nationalité, devenir un membre permanent de «l’armée internationale
des terroristes», en se rendant ou en demeurant dans les zones de
conflit, comme en Syrie ou en Irak. Le risque se déplace alors d’un
pays européen à la zone de conflit et peut s’avérer plus difficile
à supprimer. Cette pratique est contraire au principe de coopération
internationale énoncé par diverses résolutions des Nations Unies
et en particulier par la
Résolution
2178 (2014) du Conseil de sécurité,
qui vise à empêcher les combattants étrangers de quitter leur pays,
ainsi que par des instruments régionaux (comme la Convention du
Conseil de l’Europe pour la prévention du terrorisme et son protocole
additionnel (STCE nos 196 et 217)). Elle
peut également rendre plus difficile, voire impossible, le suivi
de ces personnes et l’engagement de poursuites à leur encontre.
Ce faisant, les États négligent et échappent à leur obligation d’enquêter
sur les infractions terroristes et de poursuivre leurs auteurs au
détriment d’une sécurité mondiale durable. La sécurité nationale
est uniquement assurée à court terme et la menace principale est
déplacée à l’étranger, ce qui expose les populations locales à des
violations du droit international des droits de l’homme et du droit
international humanitaire.
50. Le but poursuivi par la privation de nationalité dans le cadre
de la lutte contre le terrorisme n’est pas toujours clair. Lorsque
cette mesure est appliquée à la suite d’une condamnation pénale,
elle vise principalement à punir l’intéressé. Lorsqu’elle est préventive,
le risque ainsi prévenu est «exporté». Cela amène à douter de la
proportionnalité de la privation de nationalité conçue comme une
mesure de lutte contre le terrorisme et les États devraient envisager
un recours à d’autres mesures. Si la personne fait l’objet d’une enquête
judiciaire, la juridiction compétente devrait réfléchir à l’application
de mesures provisoires adéquates (par exemple l’interdiction de
déplacement, l’arrestation, l’assignation à résidence, la surveillance
électronique, etc.) et à la nature de la peine à infliger. Une peine
d’emprisonnement, assortie de peines accessoires adéquates (comme
l’interdiction d’exercer certains droits), peut s’avérer suffisante
dans certains cas. Outre les poursuites pénales, certains États
confrontés à la menace terroriste (par exemple la France, les Pays-Bas
ou le Royaume-Uni) recourent à certaines mesures administratives
à des fins préventives. Il existe un vaste éventail de mesures antiterroristes
de ce type à leur disposition: interdiction de déplacement, mesures restrictives,
assignation à résidence, restrictions géographiques, suppression
des prestations sociales, etc. Malgré le caractère controversé de
certaines de ces mesures, elles peuvent être préférables à la privation
de nationalité dès lors qu’elles sont utilisées dans le respect
des normes relatives aux droits de l’homme
.
51. Le droit des droits de l’homme stipule clairement qu’il existe
un droit à la nationalité et une interdiction de la privation arbitraire
de celle-ci, ce qui limite alors considérablement la liberté qu’auraient
les États à concevoir ou traiter la nationalité comme un privilège.
À la lumière de cette interdiction issue du droit international,
la résurgence de l’exercice par les États de leur faculté de priver
de nationalité les personnes soupçonnées de prendre part à des activités
terroristes est très problématique. La loyauté à l’égard de l’État n’est
pas seulement prise en compte dans les décisions d’octroi de la
nationalité, elle reste un important facteur d’appréciation du comportement
de l’intéressé par la suite. Dans certains États, le manque de loyauté
à l’égard de l’État, notamment les activités terroristes, peut entraîner
une déchéance de la nationalité
.
Celle-ci accroît le risque de marginalisation et d’aliénation des
titulaires d’une double nationalité ou des ressortissants naturalisés,
qui risquent de se sentir traités comme des citoyens de seconde
zone. Ce sentiment pourrait éventuellement faire naître une vague
de radicalisation ou une sympathie à l’égard des organisations terroristes.
52. En conclusion, plusieurs arguments parlent en défaveur de
la privation de nationalité en général. Néanmoins, les États conservent
cette faculté et certains d’entre eux ont étendu l’utilisation de
cette mesure à la lutte contre le terrorisme. À la lumière des considérations
relatives aux droits de l’homme et des autres éléments qui précèdent,
la privation de nationalité ne devrait pas intervenir pour des raisons
d’activités terroristes. Les États dont la législation autorise
la privation de nationalité doivent cependant veiller à ce qu’elle ne
soit pas arbitraire. Il importe en particulier qu’elle soit décidée
ou contrôlée par une juridiction pénale, dans le respect scrupuleux
de toutes les garanties de procédure, qu’elle ne soit pas discriminatoire
et qu’elle n’entraîne pas l’apatridie. Elle devrait être proportionnée
au but poursuivi et uniquement appliquée si les autres mesures prévues
par le droit interne se révèlent insuffisantes. La notion de «comportement
de nature à porter un préjudice grave aux intérêts essentiels» doit
faire l’objet d’une interprétation étroite et reposer sur une évaluation
individuelle, et il importe que les intérêts de la sécurité nationale
soient soigneusement appréciés au regard des droits de l’homme.
Le terrorisme représente certes une grave menace pour nos sociétés,
mais il ne doit pas nous conduire à lui sacrifier nos valeurs. En
outre, la privation de nationalité n’est pas une mesure efficace
pour lutter contre le terrorisme et peut même aller à l’encontre
des objectifs de la politique antiterroriste.