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Résolution 2263 (2019)

La déchéance de nationalité comme mesure de lutte contre le terrorisme: une approche compatible avec les droits de l’homme?

Auteur(s) : Assemblée parlementaire

Origine - Discussion par l’Assemblée le 25 janvier 2019 (9e séance) (voir Doc. 14790, rapport de la commission des questions juridiques et des droits de l’homme, rapporteure: Mme Tineke Strik). Texte adopté par l’Assemblée le 25 janvier 2019 (9e séance).Voir également la Recommandation 2145 (2019).

1. L’Assemblée parlementaire rappelle sa Résolution 1989 (2014) sur l’accès à la nationalité et la mise en œuvre effective de la Convention européenne sur la nationalité, sa Résolution 1840 (2011) sur les droits de l’homme et la lutte contre le terrorisme, sa Résolution 2091 (2016) sur les combattants étrangers en Syrie et en Irak, sa Résolution 2090 (2016) «Combattre le terrorisme international tout en protégeant les normes et les valeurs du Conseil de l'Europe» et sa Résolution 2190 (2017) «Poursuivre et punir les crimes contre l'humanité, voire l'éventuel génocide commis par Daech».
2. L’Assemblée souligne que les États membres du Conseil de l’Europe jouissent d’un légitime droit souverain de garantir la sécurité sur leur territoire, mais que nos sociétés démocratiques ne peuvent être protégées efficacement qu’à condition que ces mesures antiterroristes respectent l’État de droit. Étant donné que la privation de nationalité, dans le contexte des stratégies de lutte contre le terrorisme, est une mesure radicale qui peut être source de profondes fractures sociales, cette mesure peut être en contradiction avec les droits de l’homme. Dans tous les cas, la déchéance de nationalité ne devrait pas être politiquement motivée.
3. L'Assemblée rappelle que le droit à une nationalité a été reconnu comme «le droit d'être titulaire de droits» et est consacré par des instruments juridiques internationaux comme la Déclaration universelle des droits de l'homme, le Pacte international relatif aux droits civils et politiques et la Convention européenne sur la nationalité (STE no 166). Bien que la Convention européenne des droits de l’homme (STE no 5, «la Convention») ne garantisse pas ce droit en tant que tel, la jurisprudence récente de la Cour européenne des droits de l’homme montre que certains aspects de ce droit sont protégés au titre de l’article 8 de la Convention, qui consacre le droit au respect de la vie privée et familiale.
4. L’Assemblée observe que, si en droit international il convient de prévenir et d’éradiquer l’apatridie, et d’interdire la privation arbitraire de la nationalité, les États conservent une marge d’appréciation étendue pour décider des personnes auxquelles ils peuvent octroyer la nationalité ou auxquelles ils peuvent la retirer. La Convention des Nations Unies de 1961 sur la réduction des cas d’apatridie, qui a été ratifiée à ce jour par 32 États membres du Conseil de l’Europe, fixe les critères selon lesquels un État peut prévoir la privation de nationalité. La Convention européenne sur la nationalité de 1997 limite davantage les circonstances dans lesquelles la privation de nationalité peut survenir; mais cette dernière convention n’a jusqu’ici été ratifiée que par 21 États membres du Conseil de l’Europe.
5. L’Assemblée est préoccupée par le fait que certains États considèrent la nationalité comme un privilège, et non comme un droit. De nombreux États conservent la faculté de priver de nationalité, notamment, les personnes dont le comportement est de nature à porter gravement atteinte aux intérêts essentiels de l’État et/ou qui s’engagent volontairement dans des forces militaires étrangères. Certains États membres du Conseil de l’Europe disposent d’une législation qui autorise la déchéance de nationalité d’individus condamnés pour des infractions terroristes et/ou soupçonnés de mener des activités terroristes (par exemple le Danemark, la France, les Pays-Bas, la Suisse ou le Royaume-Uni), ainsi que pour des infractions moins graves. Certaines de ces lois ont été adoptées assez récemment (par exemple en Belgique, en Norvège ou en Turquie). Dans certains États membres, la décision de retirer la nationalité peut même être prise sans condamnation pénale. Une telle décision administrative peut faire l’objet d’un appel, mais sans les garanties procédurales du droit pénal, et, la plupart du temps, à l’insu et/ou en l’absence de la personne concernée. De telles procédures violent les éléments constitutifs de l’État de droit. L’Assemblée s’inquiète également du fait que la privation de nationalité soit souvent utilisée dans le seul but de permettre l’expulsion ou le refus de la réadmission d’une personne qui a ou pourrait avoir pris part à des activités terroristes.
6. L’Assemblée estime que l’application des textes de loi tels que ceux mentionnés ci-dessus peut poser problème au regard des droits de l’homme à plus d’un titre. Premièrement, elle peut entraîner l’apatridie. Deuxièmement, elle suppose souvent une discrimination directe ou indirecte à l’égard des citoyens naturalisés, qui est contraire à l’article 9 de la Convention sur la réduction des cas d’apatridie et à l’article 5.2 de la Convention européenne sur la nationalité. Troisièmement, la privation de nationalité peut survenir sans garanties procédurales adéquates, surtout si elle est décidée à la suite d’une procédure administrative, sans contrôle juridictionnel, ce qui pose problème sous l’angle des articles 6 (droit à un procès équitable) et 13 (droit à un recours effectif) de la Convention européenne des droits de l’homme. Quatrièmement, dans certaines circonstances, la privation de nationalité à la suite d’une condamnation pénale peut porter atteinte au principe ne bis in idem, selon lequel nul ne peut être jugé ou condamné deux fois pour les mêmes faits (article 4 du Protocole no 7 à la Convention européenne des droits de l’homme (STE no 117)), dès lors qu’elle représente une peine supplémentaire.
7. Le recours à la privation de nationalité doit dans tous les cas être appliqué dans le respect des normes qui découlent de la Convention européenne des droits de l’homme et des autres instruments juridiques internationaux pertinents. Toute privation de nationalité en raison d’activités terroristes doit être décidée et examinée par un tribunal pénal, dans le respect scrupuleux de l’ensemble des garanties procédurales, ne doit pas être discriminatoire et ne doit pas entraîner l’apatridie; elle doit avoir un effet suspensif, être proportionnée au but poursuivi et ne doit être appliquée que si les autres mesures prévues par le droit interne s’avéraient inefficaces. La non-application de ces garanties peut entraîner une privation de nationalité arbitraire. La privation préventive de nationalité, sans contrôle juridictionnel, doit être évitée. La privation de nationalité d’un parent ne doit pas entraîner la privation de nationalité de son enfant.
8. L’Assemblée observe par ailleurs que le fait de priver de nationalité les personnes qui prennent part à des activités terroristes (notamment les «combattants étrangers») ou qui sont soupçonnées d’y prendre part peut conduire à une «exportation des risques», puisque ces personnes peuvent se rendre ou demeurer dans des zones de conflit terroriste situées hors d’Europe. Cette pratique va à l’encontre du principe de coopération internationale dans la lutte contre le terrorisme, réaffirmé notamment dans la Résolution 2178 (2014) du Conseil de sécurité des Nations Unies, qui vise à empêcher les combattants étrangers de quitter leur État de résidence ou de nationalité, et peut exposer les populations locales à des violations du droit international des droits de l’homme et du droit international humanitaire. Elle compromet également la capacité des États de s’acquitter de leur obligation d’enquêter sur les infractions terroristes et d’en poursuivre les auteurs. Dans ce contexte, la privation de nationalité est une mesure antiterroriste inefficace et peut même aller à l’encontre des objectifs de la politique antiterroriste. En outre, elle peut avoir une grande valeur symbolique, mais un faible effet dissuasif.
9. L’Assemblée appelle par conséquent les États membres du Conseil de l’Europe:
9.1. à revoir leur législation à la lumière des normes internationales qui interdisent la privation arbitraire de nationalité et à abroger tout texte de loi qui l’autoriserait;
9.2. à s’abstenir d’adopter de nouveaux textes de loi qui permettraient la privation de nationalité arbitraire, notamment parce qu’elle ne réaliserait pas un objectif légitime, serait discriminatoire ou disproportionnée, ou manquerait de garanties procédurales ou de fond;
9.3. à veiller à ce que tout critère similaire à celui du «comportement de nature à porter un préjudice grave aux intérêts essentiels de l’État» applicable à la privation involontaire de nationalité utilise une terminologie précise et soit accompagné d’indications écrites (et accessibles au public) quant à leur portée et à leur interprétation. Ces orientations doivent favoriser une interprétation restrictive tenant compte des normes des droits de l’homme et du devoir de ne pas discriminer ou être arbitraire;
9.4. à prévoir des garanties contre l’apatridie dans leur législation nationale;
9.5. à ne pas faire de discrimination entre les citoyens en fonction de leur mode d’acquisition de la nationalité, afin d’éviter toute forme de discrimination indirecte à l’encontre des minorités;
9.6. dans la mesure où leur législation autorise la privation de nationalité des individus reconnus coupables ou soupçonnés d’activités terroristes, à réexaminer ces dispositions à la lumière des obligations internationales en matière de droits de l’homme, à s’abstenir d’appliquer cette mesure et à envisager et privilégier un recours plus large aux autres mesures de lutte contre le terrorisme prévues par leur droit pénal interne respectif et d’autres textes de loi (interdiction de déplacement, mesures de surveillance ou ordonnance d’assignation à résidence, par exemple), tout en respectant les normes des droits de l’homme et de l’État de droit;
9.7. à abolir – ou à s’abstenir d’introduire – les procédures administratives permettant une privation de nationalité non fondée sur une condamnation pénale;
9.8. à s’abstenir de priver les mineurs de leur nationalité;
9.9. dans la mesure où ils ne l’ont pas encore fait, à signer et/ou à ratifier la Convention des Nations Unies de 1954 relative au statut des apatrides, la Convention des Nations Unies sur la réduction des cas d’apatridie et la Convention européenne sur la nationalité.