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Résolution 2293 (2019)

L’assassinat de Daphne Caruana Galizia et l’État de droit à Malte et ailleurs: veiller à ce que toute la lumière soit faite

Auteur(s) : Assemblée parlementaire

Origine - Discussion par l’Assemblée le 26 juin 2019 (24e séance) (voir Doc. 14906, rapport de la commission des questions juridiques et des droits de l’homme, rapporteur: M. Pieter Omtzigt). Texte adopté par l’Assemblée le 26 juin 2019 (24e séance).

1. Daphne Caruana Galizia, la journaliste d’investigation la plus connue et la plus lue de Malte, qui s’était spécialisée dans les faits de corruption des responsables politiques et publics maltais, a été assassinée dans un attentat à la voiture piégée, près de son domicile, le 16 octobre 2017. La communauté internationale a immédiatement réagi. Au sein du Conseil de l’Europe, la Présidente de l’Assemblée parlementaire, le Secrétaire Général et le Commissaire aux droits de l’homme ont tous appelé à ce que soit menée une enquête approfondie sur ce meurtre. Le meurtre de Mme Caruana Galizia et le fait que les autorités maltaises n’aient toujours pas traduit en justice les assassins présumés ou n’aient pas identifié les commanditaires de son assassinat soulèvent de graves questions à propos de l’État de droit à Malte.
2. Rappelant les récentes conclusions de la Commission européenne pour la démocratie par le droit (Commission de Venise) et du Groupe d’États contre la corruption (GRECO) au sujet de Malte, l’Assemblée observe ce qui suit:
2.1. les dispositions constitutionnelles en vigueur à Malte confèrent au Premier ministre une place prépondérante au cœur du pouvoir politique, ainsi que des pouvoirs étendus de nomination;
2.2. le cabinet du Premier ministre a étendu sa compétence à divers domaines d’activité particulièrement exposés au risque de blanchiment de capitaux, dont les jeux en ligne, l’immigration des investisseurs («passeports en or») et la régulation des services financiers, notamment des cryptomonnaies;
2.3. les hauts responsables de la fonction publique sont nommés par le Premier ministre, ce qui pose problème sur le plan des freins et contre-pouvoirs. Un grand nombre de «personnes de confiance» sont nommées à des postes publics selon une procédure dépourvue de transparence qui fait exception au principe des nominations fondées sur le mérite, ce qui peut être illicite et représente un danger pour la qualité de la fonction publique;
2.4. le parlement monocaméral de Malte se compose de députés qui ne travaillent qu’à temps partiel et sont faiblement rémunérés; le gouvernement a confié à un grand nombre d’entre eux (notamment aux membres du parti au pouvoir) des fonctions bien rémunérées de manière contractuelle, en qualité de personne de confiance ou au sein d’organismes publics, ce qui contribue – si on y ajoute le fait que près de la moitié des membres du parti au pouvoir sont également ministres – à ce que le parlement dans son ensemble n’exerce pas de contrôle effectif sur l’exécutif;
2.5. les juges et les magistrats sont nommés par le Premier ministre, qui les désigne de façon totalement discrétionnaire parmi des candidats officiellement qualifiés et qui peut même s’abstenir de suivre l’avis de l’instance mise en place pour déterminer la qualification des candidats. Cette procédure permet l’exercice éventuel d’une influence politique qui est incompatible avec l’indépendance de la justice et l’État de droit;
2.6. le procureur général est nommé par le Premier ministre; il dispense des conseils juridiques au gouvernement et engage des poursuites pénales, ce qui pose problème au regard des freins et contre-pouvoirs démocratiques, et de la séparation des pouvoirs;
2.7. le projet de loi récemment déposé relatif à l’avocat de l’État ne répond pas à l’ensemble des recommandations de la Commission de Venise et est insuffisant pour réformer la fonction de procureur général;
2.8. le chef de la police est nommé et peut être révoqué par le Premier ministre, qui a révoqué ou vu démissionner quatre chefs de la police entre 2013 et 2016. Cette situation contribue à susciter dans l’opinion publique le sentiment que les forces de police au service de l’État ne font pas preuve de neutralité politique lorsqu’elles appliquent la loi et protègent les citoyens;
2.9. les enquêtes préliminaires menées par les magistrats sur les infractions pénales permettent indûment aux victimes et aux auteurs supposés de crimes ou de délits de choisir les modalités d’enquête. Elles sont mal coordonnées avec les enquêtes policières, prennent un temps anormalement long et sont sources de confusion, d’inefficience et d’inefficacité;
2.10. la procédure de mise en accusation d’un prévenu devant une juridiction pénale peut être extrêmement lente, ce qui a de graves conséquences si elle aboutit à la libération sous caution de l’intéressé à l’expiration du délai de détention provisoire;
2.11. l’efficacité des services du médiateur parlementaire est compromise par le fait que le gouvernement ne lui communique pas les informations nécessaires à son action et que le parlement n’agit pas dans les situations où les pouvoirs publics écartent ses recommandations;
2.12. l’efficacité de la Cour des comptes est compromise par son manque de moyens, qui entraîne des retards dans d’importantes vérifications;
2.13. le rôle joué par la Cellule d’analyse du renseignement financier – l’instance maltaise spécialisée dans la lutte contre le blanchiment de capitaux – dans divers scandales récents a nui à son autorité et à sa réputation. L’Autorité bancaire européenne (ABE) a constaté que la Cellule d’analyse du renseignement financier avait enfreint les normes de l’Union européenne en matière de lutte contre le blanchiment de capitaux d’une manière qui met en évidence des défaillances générales et systémiques;
2.14. le Commissariat aux normes de la vie publique, qui vise à prévenir les conflits d’intérêts chez les responsables politiques et les agents de la fonction publique, semble manquer des moyens nécessaires à l’exercice efficace de sa mission, notamment de pouvoirs d’enquête et de sanction;
2.15. la loi relative à la liberté de l’information est compromise par les nombreuses exceptions au principe de l’accès aux documents officiels, ce qui entraîne le fait que les pouvoirs publics font systématiquement obstruction aux demandes de documents officiels et que la transparence de l’administration n’est plus garantie;
2.16. la loi relative à la protection des lanceurs d’alerte, pourtant digne d’éloges à plusieurs égards, est compromise par le manque de protection des lanceurs d’alerte qui signalent des faits aux médias, par le rôle joué par le procureur général et le chef de la police dans l’octroi d’une immunité aux éventuels lanceurs d’alerte, et par le fait que le dispositif de signalement prévu pour les lanceurs d’alerte externes passe par le cabinet du Premier ministre;
2.17. la Commission permanente de lutte contre la corruption est structurellement biaisée, en pratique totalement inefficace, et pourrait être supprimée, sous réserve que d’autres réformes nécessaires soient mises en place.
3. L’Assemblée note que ces défaillances fondamentales ont permis à de nombreux scandales majeurs de survenir et de rester sans contrôle à Malte ces dernières années, notamment les faits suivants:
3.1. les révélations des Panama Papers concernant plusieurs personnalités de haut rang du gouvernement et leurs collaborateurs, qui n’ont toujours pas fait l’objet d’une enquête, hormis une enquête préliminaire menée par un magistrat principalement sur le Premier ministre, Joseph Muscat, et son épouse, dont les conclusions complètes n’ont toujours pas été rendues publiques;
3.2. l’affaire Electrogas, dans laquelle Konrad Mizzi, ministre de l’Énergie et des Eaux à cette époque, a supervisé une procédure très irrégulière d’attribution d’un important marché public à un consortium. Ce consortium comportait l’entreprise nationale azerbaïdjanaise de l’énergie, qui a également réalisé d’importants bénéfices grâce à un contrat connexe de fourniture de gaz naturel liquide à un prix nettement supérieur au prix du marché. Un autre membre du consortium possédait une société occulte à Dubaï, 17 Black, qui devait effectuer d’importants versements mensuels à des sociétés occultes panaméennes appartenant à M. Mizzi et à Keith Schembri, chef de cabinet du Premier ministre. 17 Black a reçu d’importantes sommes d’argent d’un ressortissant azerbaïdjanais et d’une société détenue par un troisième membre du consortium. Bien qu’elle ait été officiellement informée de l’affaire par la Cellule d’analyse du renseignement financier, la police n’a pris aucune mesure contre M. Mizzi ou M. Schembri;
3.3. l’affaire Egrant, dans laquelle, neuf mois après la présentation d’un rapport censé disculper le Premier ministre, le magistrat chargé de l’enquête – qui avait été nommé par le Premier ministre – a été promu juge par ce même Premier ministre. L’Assemblée invite le Premier ministre à tenir sa promesse de publier le rapport d’enquête complet, sans plus tarder;
3.4. l’affaire Hillman, dans laquelle M. Schembri aurait été impliqué dans des faits de blanchiment de capitaux avec Adrian Hillman, à l’époque directeur général d’Allied Newspapers. La police n’a pris aucune mesure, malgré un rapport de la Cellule d’analyse du renseignement financier, et l’enquête judiciaire est toujours en cours au bout de deux ans;
3.5. l’affaire des «passeports en or», dans laquelle M. Schembri a reçu 100 000 euros de son vieil associé Brian Tonna, propriétaire du cabinet d’expertise comptable Nexia BT, qui a agi pour le compte des candidats à l’octroi de passeports en or. La Cellule d’analyse du renseignement financier a constaté que M. Tonna avait reçu cet argent de trois candidats à l’octroi de passeports en or. La police a refusé d’enquêter et l’enquête préliminaire est toujours en cours depuis deux ans;
3.6. l’affaire Vitals Global Healthcare, dans laquelle M. Mizzi, aussi ministre de la Santé à l’époque, a attribué un important contrat hospitalier à un consortium dépourvu d’expérience antérieure dans ce domaine et auquel le gouvernement aurait promis ce contrat avant le début de la procédure d’appel d’offres. Vitals Global Healthcare a peut-être reçu jusqu’à 150 millions d’euros du gouvernement, mais a fait des progrès négligeables dans les hôpitaux au regard des investissements promis, avant d’être vendu à une société de soins de santé des États-Unis d’Amérique. La Cour des comptes enquête actuellement sur cette affaire;
3.7. le fait que M. Tonna et sa société Nexia BT, qui ont joué un rôle essentiel dans l’affaire des Panama Papers, l’affaire Electrogas, l’affaire Egrant, l’affaire Hillman et l’affaire des «passeports en or», aient tous deux obtenu des contrats lucratifs du gouvernement, y compris au moment où M. Tonna faisait l’objet d’une enquête. Le Conseil des experts-comptables a refusé de prendre des mesures disciplinaires à leur encontre;
3.8. le rôle joué par la Pilatus Bank, à laquelle l’Autorité maltaise des services financiers a rapidement octroyé une licence, ce qui a suscité de vives préoccupations de la part de l’Autorité bancaire européenne; parmi les clients de cette banque figuraient principalement des «personnalités politiques exposées», dont M. Schembri, et des sociétés détenues par les filles du Président azerbaïdjanais. Le propriétaire de cette banque, qui entretenait des liens avec le Premier ministre et M. Schembri, a été arrêté par les autorités des États-Unis et accusé d’avoir enfreint les sanctions prises contre l’Iran. L’Autorité maltaise des services financiers et la Banque centrale européenne ont par la suite mis fin aux activités de cette banque.
4. L’Assemblée conclut que l’extrême faiblesse du système de freins et contre-pouvoirs porte gravement atteinte à l’État de droit à Malte. Constatant que des personnes comme MM. Mizzi, Schembri et Tonna semblent jouir d’une impunité, sous la protection du Premier ministre Muscat en personne, pour leur implication dans les affaires susmentionnées, l’Assemblée estime que les événements récemment survenus à Malte illustrent le préjudice considérable que peuvent causer les dysfonctionnements de son système. Malgré la prise de certaines mesures récentes, Malte doit encore procéder à une réforme globale profonde, notamment en soumettant le Premier ministre à un système efficace de freins et contre-pouvoirs en garantissant l’indépendance de la justice et en renforçant les services répressifs et les autres instances de l’État de droit. Les défaillances de Malte sont une source de vulnérabilité pour l’ensemble de l’Europe: la nationalité maltaise confère la citoyenneté de l’Union européenne; un visa maltais est un visa Schengen, et une banque maltaise donne accès au système bancaire européen. Si Malte ne peut pas ou ne veut pas corriger ses défaillances, les institutions européennes doivent intervenir.
5. En conséquence, l’Assemblée:
5.1. appelle Malte à mettre en œuvre d’urgence la série de réformes recommandées par la Commission de Venise et le GRECO, dans son intégralité. Il importe que ces réformes soient conçues et mises en œuvre comme un ensemble cohérent et coordonné, selon un processus ouvert, largement inclusif et transparent;
5.2. se félicite de l’engagement initialement pris par le Premier ministre de mettre en œuvre l’ensemble des recommandations de la Commission de Venise et l’encourage à adopter la même approche positive envers celles du GRECO;
5.3. appelle le Gouvernement maltais à publier une feuille de route qui définisse les détails essentiels de toutes les propositions de réforme pertinentes et à demander à la Commission de Venise de rendre un avis sur cette feuille de route;
5.4. encourage le Premier ministre à s’abstenir de procéder à de nouvelles nominations de juges jusqu’à ce que la procédure soit réformée conformément aux recommandations de la Commission de Venise;
5.5. se félicite de la coopération des autorités maltaises avec le Conseil de l’Europe sur la réforme de la procédure de mise en accusation;
5.6. invite instamment les services répressifs maltais à mettre fin au climat ambiant d’impunité en procédant résolument à des enquêtes et à l’engagement de poursuites à l’encontre des personnes soupçonnées d’avoir participé aux scandales révélés par Daphne Caruana Galizia et ses confrères, ou d’en avoir bénéficié;
5.7. rappelle que la preuve n’est pas une condition préalable de l’ouverture d’une enquête judiciaire, mais qu’elle peut en être le résultat. Afin de prévenir toute impunité, les enquêtes doivent être ouvertes dès que des informations crédibles, comme les Panama Papers, indiquent qu’une infraction pénale peut avoir été commise.
6. L’Assemblée estime que les défaillances de l’État de droit en général et du système de justice pénale en particulier ont également un lien direct avec son analyse de la réaction des autorités à l’assassinat de Daphne Caruana Galizia. Elle rappelle que dix-huit mois après avoir été inculpés, les trois hommes soupçonnés du meurtre de Mme Caruana Galizia n’ont toujours pas été jugés. À l’expiration du délai de leur détention provisoire, dans deux mois, ils devront être libérés. Aucun commanditaire de l’assassinat n’a été arrêté. L’enquête préliminaire est toujours en cours, sans qu’aucune information ne soit donnée sur son état d’avancement.
7. L’Assemblée constate que l’enquête ouverte au sujet de cet assassinat suscite une série de graves préoccupations, notamment:
7.1. la nécessité de récuser un certain nombre de magistrats chargés de diverses tâches en raison de conflits d’intérêts;
7.2. la nécessité de dessaisir le fonctionnaire de police chargé de l’enquête en raison d’un conflit d’intérêts apparent;
7.3. la décision du Premier ministre de promouvoir à la fonction de juge le magistrat chargé de l’enquête et, de ce fait, de le dessaisir de cette enquête après des mois de travail;
7.4. le fait que les autorités n’aient pas demandé à la police allemande d’éventuels éléments de preuve;
7.5. le fait que la police n’ait pas interrogé Chris Cardona, le ministre de l’Économie, malgré les allégations selon lesquelles il avait eu des contacts avec les suspects;
7.6. l’allégation selon laquelle un fonctionnaire de police a averti les suspects avant leur arrestation;
7.7. les affirmations fallacieuses du ministre de l’Intérieur au sujet des progrès de l’enquête;
7.8. les déclarations incendiaires et trompeuses de personnes proches du Premier ministre;
7.9. le fait que les services de sécurité maltais puissent avoir eu des renseignements préalables sur l’organisation de l’assassinat;
7.10. le fait que le directeur d’Europol se soit plaint au sujet de la coopération de la police maltaise dans cette affaire.
8. Dans ces circonstances, l’Assemblée appelle Malte à mettre en place dès que possible, dans un délai de trois mois, une enquête publique indépendante, afin de garantir le respect des obligations qui lui incombent en vertu de l’article 2 de la Convention européenne des droits de l’homme (STE n° 5).
9. L’Assemblée décide de continuer à suivre l’évolution de la situation à Malte sur les questions susmentionnées et encourage sa commission pour le respect des obligations et engagements des États membres du Conseil de l’Europe (commission de suivi) à les aborder dans son examen périodique de Malte.