1. Introduction
1.1. Procédure
1. Le 1er juin
2018, la proposition de résolution «Les prisonniers politiques en
Azerbaïdjan» (
Doc. 14538) a été renvoyée devant la Commission des questions juridiques
et des droits de l’homme pour rapport
.
J’ai été nommée rapporteure de la commission lors de sa réunion
du 26 juin 2018 à Strasbourg.
2. Au cours de la préparation du rapport, la Commission, conjointement
avec la commission pour le respect des obligations et engagements
des Etats membres du Conseil de l'Europe (commission de suivi),
a procédé le 9 avril 2019 à une audition d’experts à laquelle ont
participé M. Otari Gvaladze de l’administration présidentielle de
l’Azerbaïdjan et les anciens prisonniers politiques Mme Leyla
Yunusova, M. Ilgar Mammadov (par vidéoconférence) et M. Rasul Jafarov
. J’ai effectué une visite d’information
en Azerbaïdjan du 4 au 7 septembre 2019, au cours de laquelle j’ai
rencontré Mme Bahar Muradova, Vice-Présidente
du Milli Mejlis (Parlement) et Présidente de sa commission des droits
de l’homme, M. Ali Huseynli, Président de la commission parlementaire
de la politique juridique et de la constitution de l’État et M. Samad
Seyidov, Président de la délégation azerbaïdjanaise auprès de l’Assemblée
parlementaire, ainsi que d’autres parlementaires et des représentants
de la Cour suprême, du ministère de la Justice, du ministère public
et de l’administration présidentielle. J’ai également rencontré
des membres de la communauté diplomatique à Bakou, des défenseurs
des droits de l’homme, des militants de la société civile et des
représentants d’ONG. J’ai aussi rendu visite à quatre personnes
actuellement incarcérées et généralement considérées comme des prisonniers
politiques: M. Taleh Bagirzade, M. Abbas Huseynov, M. Afgan Mukhtarli
et M. Said Dadashbayli. Je voudrais profiter de cette occasion pour
remercier la délégation azerbaïdjanaise, en particulier M. Seyidov, et
les autorités pour leur coopération avant et pendant ma visite,
ainsi que toutes les personnes que j’ai rencontrées – notamment
les personnes incarcérées – pour le temps qu’ils m’ont consacré
et leur contribution à mon travail.
1.2. Contexte
3. La question des prisonniers
politiques en Azerbaïdjan est une source de préoccupation majeure
pour le Conseil de l’Europe depuis l’adhésion du pays à l’Organisation.
Dans son
Avis n° 222
(2000) sur la demande d’adhésion de l’Azerbaïdjan, l’Assemblée
avait demandé à Cet État «de libérer ou rejuger ceux des prisonniers qui
sont considérés comme des "prisonniers politiques" par des organisations
de protection des droits de l’homme». Les personnes qui ont été
emprisonnées avant l’adhésion de l’Azerbaïdjan au Conseil de l’Europe ne
pourront toutefois pas se prévaloir de la voie de recours qu’offre
la Cour européenne des droits de l’homme (la Cour) contre les violations
à propos desquelles elles n’auront pas obtenu gain de cause devant
les juridictions nationales, puisque l’adhésion à la Convention
européenne des droits de l’homme (la Convention) ne crée ni droits
ni obligations rétroactifs.
4. Par conséquent, en février 2001, conformément à la décision
du Comité des Ministres, le Secrétaire Général du Conseil de l’Europe
de l’époque avait nommé trois experts internationaux
pour «préparer
un avis confidentiel sur [les cas de prisonniers politiques présumés
en Azerbaïdjan ainsi qu’en Arménie] en indiquant si les personnes
en question pouvaient être définies comme prisonniers politiques
sur la base de critères objectifs à la lumière de la jurisprudence
de la Cour européenne des droits de l’homme et des normes du Conseil
de l’Europe». Les experts ont présenté leur rapport au Secrétaire
Général en juillet 2001. Face à une liste de plus de 700 cas, les
experts ont retenu 23 «affaires pilotes», considérant qu’ils représentaient
des «cas typiques liés à des événements historiques précis». Dans
17 de ces 23 affaires pilotes, ils ont reconnu la qualité de prisonniers
politiques à des détenus (dont les trois personnes expressément
citées dans l’
Avis n° 222
(2000)), en présumant que «d’autres personnes détenues dans
les mêmes conditions ou des conditions similaires étaient aussi
des prisonniers politiques». La qualité de prisonniers politiques
n’a pas été reconnue aux détenus de cinq autres affaires, tandis
que la dernière affaire a été «radiée» par manque d’information. L’Arménie
a libéré toutes les personnes recensées comme «prisonniers politiques»,
alors que l’Azerbaïdjan ne l’a pas fait.
5. Depuis lors, l’Assemblée n’a jamais cessé de suivre cette
question de près. Dans sa
Résolution
1272 (2002) sur les prisonniers politiques en Azerbaïdjan, adoptée
six mois après la présentation du rapport des experts indépendants,
elle observait que seuls six des dix-sept prisonniers politiques
des «affaires pilotes» avaient été libérés, sur un total d’environ
220 prisonniers politiques présumés. Les trois personnes citées
dans l’
Avis n° 222 (2000) n’avaient pas été libérées. L’Assemblée a donc appelé
l’Azerbaïdjan à «faire preuve d’une volonté politique plus forte
pour résoudre l’ensemble du problème», se réservant le droit de
«prendre toutes les mesures appropriées à sa disposition pour convaincre
les autorités de l’Azerbaïdjan de la nécessité de libérer ou de
rejuger tout prisonnier considéré comme prisonnier politique». En
janvier 2004, au moment où l’Assemblée adoptait sa
Résolution
1359 (2004), 284 autres prisonniers politiques avaient été libérés,
mais six détenus des «affaires pilotes» identifiés en juillet 2001
étaient toujours en prison. L’Assemblée a alors «instamment [demandé]
aux autorités d’Azerbaïdjan de trouver une issue définitive à ce
problème et [déploré] le fait qu’elles continuent de clamer que
le problème posé [était] surtout un problème juridique et, d’ailleurs, que
la plupart de ces prisonniers [étaient] de vrais criminels, et qu’il
faudrait des mois, voire des années, pour voir tous ces prisonniers
libérés, en raison d’une prétendue pression de l’opinion publique».
Elle s’était également déclarée «extrêmement préoccupée» par de
nouveaux cas signalés de prisonniers politiques. La situation s’était
encore dégradée en juin 2005, au moment où l’Assemblée adoptait
sa
Résolution
1457 (2005) sur le suivi de la
Résolution 1359 (2004), dans laquelle elle «[condamnait] fermement les dysfonctionnements
graves du système judiciaire de l’Azerbaïdjan», notant que «les
autorités azerbaïdjanaises [avaient] continué à procéder à l’arrestation
et à la condamnation de centaines de personnes, pour des raisons
manifestement politiques».
6. L’Assemblée est revenue sur cette question plus récemment,
dans sa
Résolution
2184 (2017) sur le fonctionnement des institutions démocratiques
en Azerbaïdjan, dans laquelle elle «[demeurait] préoccupée par les
informations faisant état de poursuites et du maintien en détention
de dirigeants d’ONG, de défenseurs des droits de l’homme, de militants
politiques, de journalistes, de blogueurs et d’avocats, en s’appuyant
sur des allégations d’infractions en relation avec leurs activités»
et demandait aux autorités azerbaïdjanaises «d’examiner les affaires
desdits “prisonniers politiques”/”prisonniers d’opinion” placés
en détention du chef d’une infraction pénale, à la suite de procès
dont la conformité avec les normes relatives aux droits de l’homme a
été contestée par la Cour européenne des droits de l’homme, la société
civile et la communauté internationale». Dans la
Résolution
2185 (2017), intitulée «Présidence azerbaïdjanaise du Conseil de
l’Europe: quelles sont les suites à donner en matière de respect
des droits de l’homme?», l’Assemblée appelait l’Azerbaïdjan à «libérer
les défenseurs des droits de l’homme, les journalistes, les militants
politiques et ceux de la société civile qui ont été emprisonnés
pour des motifs politiques».
7. J’aimerais également évoquer le «Rapport Strässer» sur le
suivi de la situation des prisonniers politiques en Azerbaïdjan
, qui a servi de fondement à un projet
de résolution rejeté par l’Assemblée en janvier 2013. Le rapport
de M. Strässer ayant été approuvé par notre commission, je l’ai
utilisé comme source d’information. Le rapport du Groupe d’enquête
indépendant sur les allégations de corruption au sein de l’Assemblée parlementaire
décrit en détail les actes de corruption perpétrés pour défendre
les intérêts de l’Azerbaïdjan lors du vote du texte en 2013. Depuis,
la Cour a rendu plusieurs arrêts sur la détention arbitraire en
Azerbaïdjan, dont certains ont expressément conclu à une utilisation
abusive du système de justice pénale pour des motifs politiques
(voir plus loin). Nombre d’entre eux concernent des affaires qui
figurent dans le rapport de M. Strässer et des événements qui se
sont produits pendant sa préparation et justifient clairement ses conclusions.
2. Arrêts
récents de la Cour européenne des droits de l’homme
8. Ces dernières années, la Cour
européenne a rendu de nombreux arrêts ayant un lien direct avec
le présent rapport. Parmi eux se trouvent six arrêts novateurs,
qui constatent des violations de l’article 18 de la Convention dans
neuf affaires distinctes; une constatation sans précédent du refus
de l’Azerbaïdjan de s’acquitter de son obligation d’exécuter l’arrêt
de la Cour, suite au recours du Comité des Ministres à la «procédure
en manquement» prévue à l’article 46, paragraphe 4, de la Convention
;
et de nombreux autres arrêts constatant des détentions arbitraires
pénales ou administratives, souvent assorties de procès inéquitables
et/ou de violations de la liberté d’association.
2.1. Arrêts concernant
l’article 18 – utilisation abusive des restrictions au droit à la
liberté et à la sécurité
9. L’article 18, intitulé «Limitation
de l’usage des restrictions aux droits», est l’une des dispositions
les plus méconnues de la Convention; or, elle présente néanmoins
une importance fondamentale. Comme l’indiquent clairement les travaux
préparatoires de la Convention, son objectif est de prévenir le
totalitarisme. Il stipule que «les restrictions qui, aux termes
de la présente Convention, sont apportées auxdits droits et libertés
ne peuvent être appliquées que dans le but pour lequel elles ont
été prévues». Comme l’observe le Guide sur l’article 18 de la Convention
européenne des droits de l’homme, «l’article 18 n’a pas souvent
été invoqué et, lorsqu’il l’a été, la Cour a rarement déclaré le
grief recevable, et plus rarement encore conclu à une violation.
Compte tenu du faible nombre de précédents concernant l’article 18
dans sa jurisprudence, la Cour exerce une diligence accrue lorsqu’elle
statue sur des allégations de motifs illégitimes». En effet, la
Cour n’a constaté de violations de l’article 18 que dans dix-sept
affaires de requérants (quatorze arrêts). Neuf de ces affaires (six
arrêts) concernent l’Azerbaïdjan et l’ensemble des six arrêts présentent
un intérêt pour le présent rapport
.
10. Le premier arrêt rendu contre l’Azerbaïdjan au titre de l’article 18
remonte à mai 2014, dans l’affaire
Ilgar Mammadov . M. Mammadov était, et est toujours,
un homme politique influent de l’opposition, cofondateur du parti
Mouvement civique pour une alternative républicaine (REAL). Il envisageait
de se présenter aux élections présidentielles de novembre 2013.
En janvier 2013, il s’était rendu dans la ville d’Ismayilli à la
suite d’une vague d’émeutes qui aurait été déclenchée par un incident
impliquant V. A., fils du ministre du Travail et neveu d’un homme
politique local. Dans un article de son blog, M. Mammadov a attribué
les émeutes à «la tension générale résultant de la corruption et
de l’insolence» des fonctionnaires. Quelques jours plus tard, le
ministère de l’Intérieur et le parquet général avaient déclaré publiquement
que M. Mammadov ferait l’objet d’une enquête pour des actes visant
à provoquer la déstabilisation sociale et politique d’Ismayilli.
Le procureur a alors organisé deux «confrontations directes»
entre M. Mammadov
et deux habitants d’Ismayilli, qui avaient affirmé que M. Mammadov
leur avait enjoint de jeter des pierres en direction de la police,
ce qu’il niait. Il avait ensuite été accusé d’avoir organisé des
actions constitutives de troubles à l’ordre public, ou d’y avoir activement
participé. Un tribunal avait ordonné sa mise en détention pendant
deux mois, au motif qu’il risquait de s’enfuir ou de perturber le
déroulement de l’enquête. Ni les accusations officielles ni l’ordonnance
de mise en détention ne faisaient fait mention des confrontations
directes. Il est resté en détention jusqu’à ce qu’il soit reconnu
coupable en mars 2014 d’accusations plus graves d’incitation aux
troubles à l’ordre public et de résistance ou de violence à l’encontre
d’agents publics, menaçant leur vie ou leur santé, et condamné à sept ans
d’emprisonnement. La Cour européenne des droits de l’homme a conclu
que, sur la base des faits, aucun «soupçon plausible» ne permettait
de justifier son placement en détention et que les tribunaux nationaux n’avaient
pas vérifié le caractère raisonnable du soupçon lors de la prolongation
de sa détention, en violation de l’article 5, paragraphes 1 et 4
de la Convention, respectivement. La Cour a estimé que la déclaration
du ministère de l’Intérieur et du procureur général ne pouvait qu’encourager
le public à croire que M. Mammadov était coupable, en violation
du droit à la présomption d’innocence prévu à l’article 6, paragraphe 2,
de la Convention. Enfin, la Cour a considéré que la violation de
l’article 5, paragraphe 1, montrait que les autorités avaient agi
de mauvaise foi et que son arrestation et son placement en détention
étaient en fait liés à ses critiques à leur égard lorsqu’il avait
rendu compte des événements survenus à Ismayilli, ce qui constituait
une violation de l’article 18.
11. En mars 2016, la Cour a rendu un deuxième arrêt contre l’Azerbaïdjan
au titre de l’article 18, dans l’affaire
Rasul
Jafarov .
M. Jafarov était, et est toujours, un défenseur des droits de l’homme
et militant bien connu de la société civile, également actif au
niveau international (notamment au sein du Conseil de l’Europe) et
cofondateur de l’ONG Human Rights Club. En juillet 2014, M. Jafarov
avait été interrogé par le parquet général dans le cadre d’une procédure
pénale relative à des irrégularités financières supposées de plusieurs ONG.
Les locaux de Human Rights Club avaient ensuite été perquisitionnés
et un certain nombre de documents comptables avaient été saisis.
En août 2014, M. Jafarov avait été arrêté et inculpé de gestion d’entreprise
illégale, d’évasion fiscale à grande échelle et d’abus de pouvoir,
avant d’être placé en détention provisoire pendant trois mois sur
décision judiciaire. Il était resté en détention jusqu’en avril
2015, date à laquelle il avait été reconnu coupable de tous les
chefs d’accusation, ainsi que d’une accusation supplémentaire de
détournement de fonds. Avant et après son arrestation, M. Jafarov
avait été dépeint comme un espion étranger et un traître dans les
médias progouvernementaux et par plusieurs personnalités politiques. En
novembre 2014, son avocat Khalid Bagirov (bien connu pour représenter
de nombreux requérants à la Cour européenne des droits de l’homme)
avait été radié du barreau et s’était vu interdire de rendre visite
à M. Jafarov en prison. La Cour a estimé que les faits invoqués
par l’accusation n’établissaient aucun soupçon raisonnable quant
aux infractions dont M. Jafarov était accusé et que les tribunaux
n’avaient pas procédé à un examen approprié de sa détention, en
violation de l’article 5, paragraphes 1 et 4. Elle a également considéré que
l’arrestation et la mise en détention de M. Jafarov s’étaient déroulées
à un moment où «la législation applicable aux activités et au financement
des ONG se faisait de plus en plus sévère et restrictive» et où plusieurs
autres défenseurs des droits de l’homme connus avaient eux aussi
été arrêtés et fait l’objet d’accusations similaires. Ceci, combiné
aux accusations d’espionnage et de trahison, «indiquait que les mesures
prises à l’encontre de M. Jafarov visaient en réalité à le réduire
au silence et à le punir pour ses activités dans le domaine des
droits de l’homme», en violation de l’article 18. Enfin, la Cour
a estimé que la radiation de M. Bagirov ne l’empêchait pas de représenter
des clients devant la Cour européenne des droits de l’homme. En
lui interdisant de rencontrer son client, M. Jafarov, les autorités
azerbaïdjanaises avaient donc violé l’article 34 de la Convention
.
12. Le troisième arrêt de la Cour concernant l’article 18 a été
rendu en avril 2018, dans l’affaire
Mammadli . M. Mammadli, qui a également
collaboré avec le Conseil de l’Europe, a fondé plusieurs ONG spécialisées dans
la surveillance des élections, qui ont régulièrement critiqué le
gouvernement et que les autorités ont, soit refusé d’enregistrer,
soit dissoutes. En décembre 2013, après la publication par l’une
de ses ONG non enregistrées d’un rapport critiquant l’élection présidentielle
de 2013, M. Mammadli avait été arrêté et accusé de gestion d’entreprise
illégale, d’évasion fiscale à grande échelle et d’abus de pouvoir.
Par la suite, il avait également été accusé de détournement de fonds
et de faux dans l’exercice d’une fonction publique. Il avait été maintenu
en détention jusqu’en mai 2014, date à laquelle il avait été reconnu
coupable de tous les chefs d’accusation et condamné à cinq ans d’emprisonnement.
La Cour a estimé qu’aucune information ni élément de preuve ne permettaient
de fonder un soupçon raisonnable que M. Mammadli avait commis les
infractions pour lesquelles il avait été initialement placé en détention,
et que les tribunaux nationaux n’avaient pas suffisamment examiné
la légalité de sa détention, en violation de l’article 5, paragraphes
1 et 4, respectivement. Constatant que l’arrestation et la détention
de M. Mammadli «s’inscrivaient dans le cadre d’une campagne plus
vaste visant à réprimer les défenseurs des droits humains en Azerbaïdjan»
et notant que les accusations initiales ont été portées quelques
jours seulement après la publication du rapport critique, à un moment
où les responsables du parti politique au pouvoir décrivaient les
militants des ONG et les défenseurs des droits de l’homme arrêtés
comme des «espions» et des «traîtres», la Cour a estimé que «les
mesures contestées visaient en réalité à réduire au silence et à
punir le militant de la société civile pour ses activités de surveillance
électorale», en violation de l’article 18.
13. En juin 2018, la Cour a rendu un autre arrêt concernant l’article 18,
dans l’affaire
Rashad Hasanov et autres
.
M. Hasanov et les trois autres requérants étaient membres de NIDA,
un mouvement pour la jeunesse qui avait organisé début 2013 des
manifestations pacifiques contre la mort de soldats survenue alors
qu’ils ne combattaient pas. Peu avant une manifestation prévue en
mars 2013, trois autres membres de NIDA avaient été arrêtés et inculpés
de détention de drogues et de cocktails Molotov. Les quatre requérants
avaient été arrêtés et placés en détention pour des motifs identiques:
s’être procuré des cocktails Molotov et les avoir fournis aux trois
autres membres du NIDA détenus. La Cour a relevé des incohérences,
des «lacunes importantes» et un manque de preuve dans l’accusation
portée à l’encontre des requérants, et a constaté que les juridictions
nationales n’avaient pas examiné les demandes de maintien en détention
émanant du ministère public. Ainsi, en l’absence de soupçon raisonnable
à l’encontre des requérants, leur détention constituait une violation
de l’article 5, paragraphe 1. La Cour a estimé que, puisqu’il n’existait
pas de soupçons raisonnables à l’encontre des requérants, les autorités
avaient dissimulé le motif véritable de leur détention. Notant que d’autres
membres du NIDA avaient été arrêtés auparavant et que les autorités
avaient qualifié les activités du NIDA d’«illégales», sans motif
ni élément de preuve, et rappelant les rapports des organisations
internationales de défense des droits de l’homme sur la «répression
de la société civile en Azerbaïdjan», la Cour a conclu que l’arrestation
et la détention des requérants visaient en réalité à les réduire
au silence et à les sanctionner pour leur participation active au
NIDA, ce qui constituait une violation de l’article 18.
14. La Cour a rendu son cinquième arrêt contre l’Azerbaïdjan au
titre de l’article 18 en septembre 2018, dans l’affaire
Aliyev . Intigam Aliyev est un avocat
azerbaïdjanais renommé, spécialisé dans les droits de l’homme, qui
a représenté de nombreux requérants devant la Cour et présidé la
«Legal Education Society». En juin 2014, il a présenté un rapport
sur la situation des droits de l’homme en Azerbaïdjan lors d’un
événement organisé pendant la période de session de l’Assemblée
à Strasbourg. En août 2014, dans le cadre de la même enquête sur
les ONG qui a abouti à des violations des droits de l’homme dans
l’affaire
Rasul Jafarov (voir
ci-dessus), M. Aliyev avait été accusé de gestion d’entreprise illégale,
d’évasion fiscale à grande échelle et d’abus de pouvoir aggravé.
En décembre, il avait été également inculpé de détournement de fonds,
d’évasion fiscale à très grande échelle et de faux dans l’exercice
d’une fonction publique (en substance, les mêmes accusations que
celles portées contre M. Mammadli – voir ci-dessus). Au cours des
perquisitions menées à son domicile et à son bureau, les autorités
avaient non seulement saisi des documents relatifs à son association,
mais également des dossiers concernant les affaires qu’il suivait
devant la Cour européenne des droits de l’homme. En avril 2015,
il avait été reconnu coupable et condamné à sept ans et demi d’emprisonnement,
une peine qui avait été ramenée en mars 2016 à cinq ans de prison
avec sursis, entraînant sa libération
. La Cour a estimé qu’il n’y avait eu
«aucun fait ou information susceptibles de convaincre un observateur
objectif que la personne concernée pouvait avoir commis l’infraction
reprochée», et donc aucun motif raisonnable de soupçonner la perpétration
d’une infraction pénale. Par conséquent, sa détention constituait
une violation de l’article 5, paragraphe 1. Il y a également eu
violation de l’article 5 paragraphe 4, puisque «les tribunaux [nationaux]
ont automatiquement approuvé le dossier de l’accusation sans exercer aucun
contrôle véritable et indépendant de la légalité de sa détention».
Notant que «la législation applicable aux activités et au financement
des ONG se faisait de plus en plus sévère et restrictive en Azerbaïdjan»
et que les mesures prises à l’encontre de M. Aliyev «ont également
eu un effet paralysant les activités des ONG dans leur ensemble»,
la Cour a estimé que «les restrictions imposées à M. Aliyev visaient
en réalité à le réduire au silence et à le punir», violant ainsi
l’article 18.
15. L’arrêt Aliyev a marqué
une nouvelle étape importante dans la réponse de la Cour aux abus
du système de justice pénale motivés par des considérations politiques
en Azerbaïdjan. Rappelant ses arrêts rendus dans les affaires Ilgar Mammadov, Rasul Jafarov, Mammadli et Rashad Hasanov et autres (voir
ci-dessus), la Cour a noté «avec préoccupation que les événements
examinés dans chacune de ces cinq affaires ne pouvaient être considérés
comme des incidents isolés. Les motifs des violations évoquées ci-dessus
sont similaires et liés les uns aux autres. De fait, ces arrêts
témoignent d’une troublante tendance marquée à l’arrestation et
à la détention arbitraires de personnes critiques à l’égard du gouvernement,
de militants de la société civile et de défenseurs des droits de
l’homme au moyen de poursuites engagées en guise de représailles
et d’un détournement du droit pénal au mépris de la prééminence
du droit […]. La Cour constate en conséquence que les actes de l’État
qui s’inscrive dans cette tendance peuvent donner lieu à d’autres
requêtes répétitives. En effet, la Cour ne peut ignorer à cet égard
qu’un certain nombre de requêtes soulevant des questions similaires
à celles qui viennent d’être évoquées ont été communiquées au gouvernement
azerbaïdjanais ou sont actuellement pendantes devant la Cour.» La
Cour a ensuite rejeté l’efficacité du recours et de la protection que
les juridictions internes azerbaïdjanaises offrent contre la détention
pour des motifs politiques: «les juridictions nationales […] ont
systématiquement omis de protéger les requérants contre les arrestations arbitraires
et leur maintien en détention provisoire dans les affaires qui ont
abouti aux arrêts adoptés par la Cour, limitant ainsi leur rôle
à une confirmation automatique des demandes faites par le ministère
public de placer les requérants en détention, sans exercer de véritable
contrôle juridictionnel». Sur ce fondement, la Cour a jugé que l’Azerbaïdjan
devait mettre en œuvre des mesures générales axées, «en priorité,
sur la protection des personnes qui critiquent le gouvernement,
des militants de la société civile et des défenseurs des droits
de l’homme contre leurs arrestations et détentions arbitraires.
Les mesures à prendre doivent aussi garantir qu’il sera mis fin
aux poursuites engagées en guise de représailles et au détournement
du droit pénal contre ce groupe de personnes et que des pratiques
similaires ne se reproduiront pas à l’avenir.»
16. Le dernier arrêt relatif à l’article 18 a été rendu en novembre
2019, dans l’affaire
Natig Jafarov . M. Jafarov est le cofondateur
du mouvement politique REAL. En 2016, REAL avait décidé de faire
campagne contre la réforme constitutionnelle proposée qui prévoyait,
entre autres choses, d’accroître les pouvoirs du président et de
prolonger son mandat, ainsi que de créer un nouveau poste de vice-président
non élu
. Un référendum sur ces propositions
était prévu pour septembre 2016. En août 2016, M. Jafarov avait
été arrêté et inculpé de gestion d’entreprise illégale et d’abus
de pouvoir aggravé pour des fonds reçus de la Fondation nationale
pour la démocratie entre 2011 et 2014. Peu après cette arrestation,
deux autres militants du mouvement REAL avaient également été arrêtés
et condamnés à des peines de détention administrative. Quelques
jours plus tard, le mouvement REAL avait annoncé qu’il renonçait
à participer à la campagne référendaire en raison de pressions politiques,
notamment l’arrestation de ses membres. Début septembre 2016, M. Jafarov
avait été libéré à la demande du procureur, les motifs justifiant
sa détention n’existant plus. La Cour, relevant les fortes similitudes
entre les charges retenues contre Natig Jafarov et celles retenues contre
Rasul Jafarov en 2014 (voir ci-dessus), a de nouveau conclu qu’il
n’y avait aucun soupçon raisonnable justifiant sa détention, en
violation de l’article 5, paragraphe 1. La Cour a également constaté
que «la restriction en cause [n’avait] pas seulement touché le requérant
à titre individuel, ou les militants et partisans de l’opposition
se réclamant de lui, mais l’essence même de la démocratie comme
mode d’organisation de la société dans le cadre duquel la liberté
individuelle ne peut être limitée que dans l’intérêt général». «L’objectif inavoué
des mesures contestées était de punir le requérant pour son engagement
politique actif et de l’empêcher de participer à la campagne référendaire
en tant que représentant de l’opposition», en violation de l’article 18.
La Cour a estimé que le présent cas relevait du «schéma… d’arrestations
et de détentions arbitraires […] en violation de l’article 18» décrit
dans l’arrêt
Aliyev (voir
ci-dessus).
2.2. Autres arrêts
concernant la détention arbitraire au pénal
17. Lorsqu’on examine les nombreux
autres arrêts de la Cour constatant une détention arbitraire, il
convient de garder à l’esprit les arrêts rendus par la Cour au sujet
de l’article 18 et sa constatation de l’existence «d’un schéma troublant
d’arrestations et de détentions arbitraires de personnes critiquant
le gouvernement, de militants de la société civile et de défenseurs
des droits de l’homme au moyen de poursuites punitives et d’un détournement
du droit pénal au mépris de la prééminence du droit». Nombre de
ces arrêts portent sur la détention administrative, que j’aborderai
séparément un peu plus loin. En ce qui concerne la détention pénale, au
cours des cinq années qui ont suivi l’arrêt
Ilgar
Mammadov, la Cour a notamment rendu les arrêts suivants:
- Dans l’affaire Yagublu, le requérant, vice-président
du parti d’opposition Musavat et chroniqueur pour le journal Yeni
Musavat, avait accompagné Ilgar Mammadov à Ismayilli en janvier
2013 (voir ci-dessus) et avait ensuite fait l’objet de poursuites
pénales similaires, entraînant une violation de l’article 5, paragraphe 1.
(Contrairement à M. Mammadov, M. Yagublu n’a pas invoqué l’article 18,
malgré les similitudes que présentaient les deux affaires.)
- Dans l’affaire Ilgar Mammadov (no 2),
la Cour a examiné le procès de M. Mammadov et les procédures d’appel
lancées par la suite. La Cour a constaté que sa condamnation était
fondée sur des éléments de preuves forgés de toutes pièces ou sur
une présentation déformée des faits, que ses objections à cet égard
n’avaient pas été traitées de façon satisfaisante et que les preuves
qui lui étaient favorables avaient été systématiquement rejetées
de manière abusive, en violation de l’article 6. (La Cour n’a pas jugé
utile de réexaminer les griefs de M. Mammadov fondés sur l’article 18.)
- Dans l’affaire Haziyev,
le requérant était un membre actif du parti d’opposition du Front
populaire, et par ailleurs chroniqueur au journal Azadliq et présentateur
d’un programme de télévision par satellite critique à l’égard du
gouvernement. En août 2014, il avait été arrêté suite à une altercation
avec un inconnu dans la rue, après avoir lui-même sollicité l’aide
de la police. Accusé de hooliganisme et placé en garde à vue, il
était resté en détention jusqu’en janvier 2015, date à laquelle
il avait été reconnu coupable et condamné à cinq ans d’emprisonnement.
La Cour a estimé que sa détention initiale était injustifiée et arbitraire
et que les tribunaux nationaux n’avaient pas procédé à un contrôle
adéquat de sa légalité, en violation de l’article 5, paragraphes
1 et 3. La Cour n’a pas jugé utile d’examiner séparément la question de
l’article 18 dans cette affaire .
- Dans l’affaire Rustamzade,
le requérant était un étudiant et un militant de la société civile
qui avait participé à la création de l’ONG Free Youth en 2011. Début
2013, aux côtés du mouvement civique NIDA, il avait participé et
contribué à l’organisation d’une série de manifestations contre
la mort de soldats azerbaïdjanais survenue alors qu’ils ne combattaient
pas (M. Rustamzade avait été interrogé comme témoin dans l’affaire
Rashad Hasanov – voir ci-dessus). En mai 2013, il avait été arrêté,
placé en détention et accusé de hooliganisme au motif qu’il avait
fait preuve «d’un manque manifeste de respect envers la société».
Cette accusation était fondée sur une vidéo diffusée sur Internet
où l’on voyait un groupe de ses amis exécuter une danse populaire
dans un jardin public, au cours de laquelle l’un de ses amis avait
fait des gestes sexuellement suggestifs près d’une statue. En mai
2014, il avait été reconnu coupable de hooliganisme et d’autres
chefs d’accusation ajoutés entre temps, notamment de troubles à
l’ordre public et diverses infractions liées aux armes, et condamné
à huit ans d’emprisonnement. La Cour a estimé qu’il ne pouvait y
avoir de «soupçon raisonnable» justifiant sa détention, en violation
de l’article 5, paragraphe 1. Elle a jugé sa requête introduite
au titre de l’article 18 irrecevable pour des raisons de procédure
(non-épuisement des recours internes) .
18. Comme indiqué plus haut, pour diverses raisons, la Cour n’a
pas examiné les questions de fond liées à l’article 18 dans ces
arrêts. Toutefois, les faits étaient suffisamment similaires pour
que l’on puisse penser que, si la Cour avait examiné l’article 18,
elle serait parvenue aux mêmes conclusions que dans les six arrêts mentionnés
précédemment.
2.3. Arrêts concernant
la détention administrative arbitraire
19. Qu’elle soit «administrative»
ou «pénale», la détention reste une privation de liberté: s’il n’y
a en réalité aucun soupçon raisonnable de commission d’une infraction
ni aucun contrôle judiciaire effectif, alors la détention viole
l’article 5 de la Convention. Comme l’indiquent clairement les arrêts
de la Cour
,
la détention administrative est particulièrement vulnérable aux
abus. En outre, trente, soixante, ou quatre-vingt-dix jours de détention
administrative suffiraient amplement pour empêcher la participation
à une manifestation et décourager de nombreuses personnes de mener
des activités politiques futures – ce qu’a fait observer la Cour
.
20. Les arrêts de la Cour montrent que les autorités azerbaïdjanaises
ont aussi largement abusé de la détention administrative
.
Le groupe d’affaires
Gafgaz Mammadov,
rassemblant 21 arrêts pour 70 (soixante-dix) cas individuels concernant
la détention administrative, est actuellement placé sous la surveillance soutenue
du Comité des Ministres. Le résumé du Comité des Ministres indique
que toutes ces affaires impliquent «des violations de la liberté
de réunion des requérants en raison de la dispersion de manifestations pacifiques
non autorisées, organisées/planifiées par l’opposition en 2010-2014
et de leurs arrestations et condamnations à des détentions administratives
de courtes périodes (3-15 jours) pour y avoir participé […]. La Cour
a estimé qu’en prenant [ces] mesures […], les autorités concernées
n’avaient pas agi avec la tolérance et la bonne foi requises envers
le droit des requérants à la liberté de réunion, n’avaient pas avancé de
motifs pertinents et suffisants pour justifier les ingérences et
avaient imposé des sanctions disproportionnées. Elle a considéré
que ces mesures avaient non seulement découragé les requérants,
mais aussi, selon toute probabilité, dissuadé d’autres partisans
de l’opposition et le public de participer à des manifestations
et, plus généralement, de participer à un débat politique ouvert
(violations de l’article 11). La Cour a également constaté que les
procédures pénales ayant abouti aux condamnations administratives des
requérants avaient été inéquitables (violations de l’article 6).
Enfin, la Cour a constaté que l’arrestation et la détention administrative
des requérants étaient arbitraires, sans rapport avec le motif formel
invoqué pour justifier la privation de liberté et motivées uniquement
par leur participation ou leur intention de participer à des manifestations
pacifiques. Les tribunaux nationaux ont également agi de manière
arbitraire dans le cadre de l’examen de la légalité de la privation
de liberté, en omettant d’examiner si la police avait invoqué la
base juridique adéquate pour l’arrestation des requérants ou la
légalité des ingérences de la police dans les manifestations».
21. Il existe des preuves crédibles que le recours abusif à la
détention administrative reste une pratique répandue depuis 2014.
En mai 2019, l’ONG Election Monitoring and Democracy Studies Centre
(EMDS) a publié un rapport intitulé «Politically Motivated Administrative
Detentions in Azerbaijan». En recueillant des preuves auprès des
détenus et de leurs avocats, ainsi que dans les comptes-rendus vérifiés
qu’en avaient fait les médias, l’EMDS a conclu qu’il y avait eu
au moins 131 détentions administratives pour des motifs politiques entre
janvier 2018 et février 2019, le nombre total étant probablement
bien plus élevé. L’ONG a constaté que le recours à la détention
administrative pour prévenir ou punir la participation à des manifestations
avait augmenté depuis 2016, que ce soit pour des manifestations
autorisées ou non autorisées. Par exemple, l’EMDS a indiqué qu’avant
et après les rassemblements autorisés organisés par la coalition
d’opposition le Conseil national des forces démocratiques en septembre-octobre
2017, la police avait convoqué 229 personnes dans tout l’Azerbaïdjan,
dont 18 avaient été condamnées à une peine de détention administrative
de 10 à 30 jours pour résistance aux forces de l’ordre. Lors de
trois autres rassemblements autorisés, organisés à l’occasion de
l’élection présidentielle d’avril 2018, 174 personnes ont été convoquées par
la police et 17 condamnées à une peine de détention administrative.
En mai 2018, un rassemblement organisé par le mouvement REAL s’est
conclu par la convocation de 10 de ses membres et par la condamnation
de 4 d’entre eux à une peine de détention administrative. En janvier
2019, des manifestations de soutien à Mehman Huseynov (voir ci-dessous)
ont abouti à la condamnation de 40 personnes à une peine de détention
administrative. Le même mois, alors que 30 personnes se rassemblaient
devant un tribunal pénal où se déroulaient plusieurs procès concernant
le financement d’un parti d’opposition, 7 d’entre elles se sont retrouvées
en détention administrative. Une autre ONG, l’Institute for Democratic
Initiatives (IDI), a également fait état de façon détaillée de nombreux
cas de détention administrative liés à des réunions publiques organisées
par des groupes politiques d’opposition: 30 en 2016, au moins 20
en 2017, 17 en 2018 et au moins 21 pendant les cinq premiers mois
de 2019
.
2.4. Requêtes pendantes
concernant la détention arbitraire
22. Comme la Cour l’a elle-même
souligné dans l’arrêt
Aliyev (voir
ci-dessus), un grand nombre d’affaires de détention arbitraire en
instance devant la Cour ont été communiquées au gouvernement azerbaïdjanais
. Bon nombre d’entre
elles invoquent l’article 18, notamment
Yunusova
et Yunusov (deux défenseurs des droits de l’homme et
militants de la société civile reconnus coupables de plusieurs infractions,
dont l’évasion fiscale à grande échelle et la haute trahison: violations
également alléguées des articles 3 – interdiction de la torture – 5,
6, 8 – droit au respect de la vie privée et familiale, du domicile
et de la correspondance –, 13 – droit à un recours effectif – et
d’autres encore)
;
Ibrahimov et
2 autres (membres du NIDA, reconnus coupables d’infractions
à grande échelle liées à la drogue: violations également alléguées
des articles 3, 5, 6, 8 et 10 – liberté d’expression)
;
Mukhtarli c. Azerbaïdjan et Géorgie (enlèvement
en Géorgie d’un journaliste critique à l’égard du gouvernement,
arrestation et condamnation éventuelle pour contrebande de devises
en Azerbaïdjan: violations également alléguées des articles 5 et
6)
;
Nuruzade et 5 autres (détention administrative
et condamnation: violations également alléguées des articles 5,
6, 8 – droit au respect de la vie familiale – 10 et, pour deux requérants,
18)
;
Khadija Ismayilova (journaliste
et militante de la société civile arrêtée et détenue pour incitation
au suicide d’un collègue: violations également alléguées des articles
5, 6 et 10)
;
Ilgar Mammadov et 4 autres (détention administrative et condamnation
des membres du parti d’opposition Le Front populaire d’Azerbaïdjan:
violations également alléguées des articles 5, 6 et 10)
; et Rustamzade (condamnation
pénale pour atteintes à l’ordre public: violations également alléguées
des articles 6 et 10)
.
23. D’autres requêtes pendantes ont toutes les apparences d’une
privation de liberté pour motif politique, même si elles ne mentionnent
pas expressément l’article 18 – ce qui n’empêchera pas la Cour de
soulever d’office la question par la suite. Parmi ces affaires figurent
Agakishiyev (arrestation, condamnation
et détention administratives pour refus d’obtempérer aux forces
de l’ordre: violations alléguées des articles 5 et 6)
; Hasanov (condamnation
et détention administratives pour obstruction d’autoroute: violation
alléguée de l’article 6)
; Gasimov et 4 autres (violations alléguées
de l’article 5 et, pour requérant, un journaliste d’Azadliq, de
l’article 10)
; Ibrahimov (condamnation et détention administratives
pour refus d’obtempérer aux forces de l’ordre: violation alléguée
de l’article 6)
; Mammadov (journaliste et militant de la
société civile condamné pour trafic de drogue, haute trahison et
incitation à la haine: violations alléguées des articles 6 et 10)
; Ramazanov (condamné
pour détention de drogue: violation alléguée de l’article 6)
; Savalanli (condamnation
pour détention de drogue: violation alléguée de l’article 6)
; et Gahramanli
(arrestation et détention du vice-président du parti d’opposition
du Front populaire pour incitation à la violence et au renversement
du gouvernement: violations alléguées des articles 5, 6 et 10)
. Parmi les
autres requêtes potentiellement pertinentes, on peut citer
Rafiyev (arrestation, condamnation
et détention administratives pour refus d’obtempérer aux forces
de l’ordre: violations alléguées des articles 5, 6 et 9)
et Agayev et
6 autres (arrestation, détention et condamnation pour des infractions
liées à leurs activités religieuses islamiques nursistes: violations
alléguées des articles 5, 6 et 9)
.
3. Les arrêts de
la Cour et la définition du «prisonnier politique» donnée par l’Assemblée
24. Les arrêts de la Cour n’indiquent
jamais expressément qu’un requérant est un prisonnier politique.
Cela n’est pas totalement surprenant, puisque la Convention ne comporte
pas la notion de «prisonnier politique» en tant que telle et que
la définition de l’Assemblée n’a aucun statut juridique pour la
Cour. Cependant, pour cette même raison, la Cour ne conclut jamais
qu’un requérant n’est pas un prisonnier politique. La véritable
question est de savoir si les conclusions tirées par la Cour de
l’appréciation des faits correspondent ou non à la définition de
l’Assemblée.
25. Dans sa
Résolution
1900 (2012), l’Assemblée a adopté la définition de «prisonnier politique»
suivante:
«Une personne privée
de sa liberté individuelle doit être considérée comme un “prisonnier
politique”:
1. si la détention a été imposée en violation de l’une
des garanties fondamentales énoncées dans la Convention européenne
des droits de l’homme (CEDH) et ses protocoles, en particulier la
liberté de pensée, de conscience et de religion, la liberté d’expression
et d’information et la liberté de réunion et d’association;
2. si la détention a été imposée pour des raisons purement
politiques sans rapport avec une quelconque infraction;
3. si, pour des raisons politiques, la durée de la détention
ou ses conditions sont manifestement disproportionnées par rapport
à l’infraction dont la personne a été reconnue coupable ou qu’elle
est présumée avoir commise;
4. si, pour des raisons politiques, la personne est détenue
dans des conditions créant une discrimination par rapport à d’autres
personnes; ou,
5. si la détention est l’aboutissement d’une procédure
qui était manifestement entachée d’irrégularités et que cela semble
être lié aux motivations politiques des autorités».
26. La définition donnée dans la
Résolution 1900 s’inspire de celle qu’ont retenue les experts indépendants du
Secrétaire Général lors de l’examen de la situation en Azerbaïdjan
et en Arménie en 2001. La définition des experts a été acceptée
à l'époque par le Comité des Ministres, qui comprenait l'Azerbaïdjan
et l'Arménie. La
Résolution
1900 indique clairement que la définition est destinée à
une application universelle. En effet, le rapport sur lequel se
fonde la
Résolution 1900 a délibérément été établi séparément d’un rapport sur
les prisonniers politiques en Azerbaïdjan, afin de garantir que
la définition ne soit pas considérée comme étant exclusivement applicable
à cette situation.
27. Il ressort explicitement des arrêts de la Cour relatifs à
l’article 18, et clairement de nombre des autres arrêts mentionnés
ci-dessus, qu’un ou plusieurs des critères énoncés dans la
Résolution 1900 sont réunis. Par exemple
:
- Dans le premier arrêt Ilgar Mammadov, la Cour a estimé
qu’il n’y avait eu aucun soupçon raisonnable justifiant sa détention
provisoire et que les tribunaux nationaux avaient omis de vérifier
s’il existait un soupçon raisonnable. En outre, son arrestation
et sa détention étaient en fait liées à ses critiques à l’égard
des autorités, ce qui impliquait une violation de son droit à la
liberté d’expression. Ces conclusions satisfont clairement aux premier,
deuxième et/ou cinquième critère. M. Mammadov doit être considéré
comme ayant été un prisonnier politique.
- Dans l’arrêt Yagublu,
les faits et le raisonnement juridique de la Cour étaient finalement
les mêmes que ceux du premier arrêt Ilgar
Mammadov. Pour les mêmes raisons, M. Yagublu doit également
être considéré comme ayant été un prisonnier politique.
- Dans les arrêts Rasul Jafarov,
Mammadli, Rashad Hasanov et autres, Aliyev et Natig Jafarov, la Cour a estimé
qu’il n’y avait eu aucun soupçon raisonnable justifiant leur mise
en détention et/ou que les tribunaux nationaux n’avaient pas procédé
à un contrôle en bonne et due forme de la détention. Par ailleurs,
les mesures prises à l’encontre des requérants visaient en réalité
à les réduire au silence et à les punir pour leurs activités en
rapport avec les droits de l’homme, la société civile ou les ONG, selon
le cas, ce qui constituait une violation de leurs droits à la liberté
d’expression, de réunion et/ou d’association. Dans chacun de ces
cas, les conclusions tirées satisfont à nouveau clairement à un
ou plusieurs des trois mêmes critères mentionnés ci-dessus. Tous
ces requérants doivent être considérés comme ayant été des prisonniers
politiques.
- Dans l’arrêt Aliyev,
la Cour a constaté de manière générale l’existence d’une «troublante
tendance marquée à l’arrestation et à la détention arbitraires de
personnes critiques à l’égard du gouvernement, [etc.] au moyen de
poursuites engagées en guise de représailles et d’un détournement
du droit pénal», les tribunaux nationaux «omettant systématiquement
de protéger» les intéressés contre la privation arbitraire de liberté
et n’exerçant «pas de véritable contrôle juridictionnel». Ce constat
implique clairement la reconnaissance par la Cour de l’existence
d’un nombre beaucoup plus important de personnes dont la situation
pourrait correspondre à la définition de «prisonnier politique»
donnée par l’Assemblée.
- Dans le groupe d’affaires Gafgaz
Mammadov, la Cour a estimé que 70 (soixante-dix) requérants
avaient été détenus de façon arbitraire et/ou que leurs procès avaient
été inéquitables, ce qui constituait une violation de leur liberté
de réunion lors de manifestations d’opposition. De nouveau, dans
chacune de ces affaires, les conclusions satisfont clairement à
un ou plusieurs des trois critères susmentionnés: la détention administrative
a porté atteinte au droit à la liberté de réunion; et/ou a été imposée
à des fins purement politiques sans lien avec une infraction quelconque;
et/ou a résulté de procédures manifestement inéquitables, apparemment
liées aux motifs politiques des autorités. Tous ces requérants doivent
être considérés comme ayant été des prisonniers politiques.
- Dans le cadre de la surveillance du groupe d’affaires Gafgaz Mammadov, le Comité des Ministres
a évoqué «les problèmes structurels révélés par le présent groupe
d’affaires» (voir plus loin). Là encore, cela suppose l’existence
d’une cause profonde susceptible de générer d’autres cas similaires. Les rapports
précités de l’EDMS et de l’IDI laissent d’ailleurs entendre que
cela s’est produit. Ces situations pourraient également correspondre
à la définition de «prisonnier politique» donnée par l’Assemblée.
28. Pour ce qui est des affaires de détention administrative,
le résumé des arrêts de la Cour établi par le Comité des Ministres
montre que les personnes concernées ont été détenues en violation
de leur liberté de réunion; que leur détention était arbitraire
et motivée uniquement par leurs activités politiques; qu’elle était disproportionnée
par rapport aux infractions alléguées; et qu’elle résultait de procédures
manifestement iniques. Conformément à la définition énoncée par
la
Résolution 1900 (2012) de l’Assemblée, toute personne détenue dans de telles
circonstances doit être considérée comme un prisonnier politique.
En m’appuyant sur les nombreux arrêts de la Cour, ainsi que sur
l’identification par le Comité des Ministres d’un «problème structurel»
(voir plus loin) et sur les rapports fiables d’ONG renommées sur
des incidents plus récents, je conclus par ailleurs qu’il existe
également une «tendance marquée» à un recours abusif délibéré et systématique
à la détention administrative, dans le but de prévenir, sanctionner
et dissuader l’exercice légitime de la liberté d’expression et de
réunion.
29. Il n’est tout simplement plus possible d’affirmer que l’Azerbaïdjan
n’a pas de problème de prisonniers politiques. Les arrêts de la
Cour établissent des faits qui montrent non seulement qu’un ensemble
de personnes précises ont bien été des prisonniers politiques, mais
aussi que les autorités abusent systématiquement de l’appareil de
justice pénale pour persécuter des personnalités politiques de l’opposition, des
militants de la société civile, des journalistes, des défenseurs
des droits de l’homme et autres dissidents présumés en représailles
de leurs activités. Ces faits constatés sur le plan judiciaire ne
peuvent être niés sans rejeter l’autorité de la Cour et de ses arrêts,
ainsi que la validité de la définition bien établie donnée par l’Assemblée
elle-même.
4. L’exécution des
arrêts de la Cour et la mission de surveillance du Comité des Ministres
4.1. Le groupe d’affaires
Ilgar Mammadov (arrêts relatifs à l’article 18)
30. Le Comité des Ministres examine
les arrêts relatifs à l’article 18 mentionnés ci-dessus (à l’exception
du dernier arrêt,
Natig Jafarov,
qui n’est pas encore définitif
) sous l’appellation de groupe
Ilgar Mammadov, dans le cadre de
sa procédure de «surveillance soutenue». Au sein de ce groupe, le
Comité des Ministres étudie trois questions: les mesures individuelles,
le paiement de la satisfaction équitable (indemnisation financière des
dommages) et les mesures générales. Les mesures individuelles exigent
une
restitutio in integrum,
c’est-à-dire un rétablissement complet de la situation telle qu’elle
existait avant la violation. Bien que tous les requérants aient
été libérés depuis, leurs condamnations pénales restent inscrites
au casier judiciaire, avec des conséquences négatives pour leurs
activités professionnelles: M. Mammadov est frappé d’inéligibilité jusqu’au
mois d’août 2024, ce qui l’empêchera probablement de se présenter
aux élections législatives prévues en 2020 (il était incarcéré lors
des élections législatives de 2015 et 2016 et des élections présidentielles
de 2018); le responsable politique qu’est M. Mammadli n’a pas été
et ne sera pas, lui non plus, en mesure de se présenter aux élections;
quant à Rasul Jafarov, il ne peut pas exercer sa profession d’avocat.
31. En décembre 2017, plus de trois ans après que l’arrêt de la
Cour est devenu définitif, le Comité des Ministres a invoqué pour
la toute première fois l’article 46, paragraphe 4, de la Convention
pour renvoyer l’affaire
Ilgar Mammadov
c. Azerbaïdjan (voir ci-dessus) devant la Cour. Il s’agissait
de déterminer si l’Azerbaïdjan avait manqué à son obligation d’exécuter
cet arrêt, M. Mammadov n’ayant toujours pas été libéré de prison
. Dans son arrêt
rendu le 29 mai 2019 au titre de l’article 46, paragraphe 4, la
Cour a constaté que l’Azerbaïdjan n’avait pas agi «de bonne foi»
et avait manqué à son obligation d’exécuter le premier arrêt
Mammadov. Elle a ensuite renvoyé
l’affaire au Comité des Ministres, conformément à l’article 46,
paragraphe 5, afin qu’il examine les mesures à prendre. Entre-temps,
c’est-à-dire entre la saisie du Comité des Ministres en vertu de
l’article 46, paragraphe 4, et l’arrêt de la Cour, M. Mammadov a
été libéré en août 2018 avec une période de mise à l’épreuve. En
mars 2019, la Cour suprême azerbaïdjanaise a réduit sa peine, considéré
qu’il avait entièrement purgé sa peine et annulé le caractère conditionnel
de sa libération.
32. Lors de la dernière réunion «DH» du Comité des Ministres les
23 et 24 septembre 2019
, celui-ci «a souligné
que […] l’Azerbaïdjan [devait] éliminer rapidement toutes les conséquences
négatives subsistant des poursuites pénales diligentées à l’encontre
de chacun des requérants, principalement en veillant à ce que les
condamnations soient annulées et effacées de leur casier judiciaire».
Le Comité des Ministres a observé que le gouvernement azerbaïdjanais
n’avait transmis à la Cour suprême les arrêts pertinents aux fins
de réexamen, première étape vers la suppression des conséquences
négatives des condamnations, que le 12 septembre 2019, alors que
certains de ces arrêts sont définitifs depuis plusieurs années.
Il a également pris note des informations fournies par le gouvernement
azerbaïdjanais, selon lesquelles la levée des scellés sur les bureaux
de M. Aliyev n’avait eu lieu que récemment et que les décisions
judiciaires ordonnant le gel de ses comptes bancaires et de ceux
de son ONG étaient devenues caduques à la fin des poursuites – bien
que M. Aliyev se soit plaint que le procureur n’ait pas averti les
banques, qui continuent à lui refuser l’accès à ses comptes.
33. Le Comité des Ministres rappelle également que les arrêts
de la Cour demandaient à l’Azerbaïdjan d’adopter «des mesures [générales]
effectives et exhaustives pour renforcer l’indépendance du pouvoir judiciaire
et du ministère public et, en particulier, de veiller à ce qu’il
n’y ait plus de poursuites engagées à titre de représailles, d’arrestations
et de détention arbitraires ou d’autres détournements du droit pénal
à l’encontre de personnes critiques à l’égard du gouvernement, de
militants de la société civile et de défenseurs des droits de l’homme».
À cet égard, il note «avec intérêt» les informations envoyées par
les autorités concernant les réformes judiciaires initiées par le
décret-loi de février 2017 «sur l’amélioration du fonctionnement
du système pénitentiaire, l’humanisation des politiques pénales
et l’extension de l’application de peines alternatives et de mesures
procédurales de contrainte non privatives de liberté» et le décret
présidentiel d’avril 2019 «sur l’approfondissement des réformes
du système judiciaire et juridique»
.
34. Le décret-loi de 2017 et le décret présidentiel de 2019 sont
susceptibles d’améliorer la justice pénale et le système judiciaire
azerbaïdjanais en général
.
En ce sens, nous ne pouvons que nous féliciter de ces deux décrets.
Par exemple, les autorités azerbaïdjanaises m’ont indiqué que le
décret-loi de 2017 avait permis à plus de 14 000 personnes de bénéficier
de la dépénalisation de certaines infractions, ce qui a entraîné
une diminution de 24 % du nombre de personnes en détention, et que
le nombre d’arrestations aujourd’hui était inférieur de 30 % à celui
de 2016. Pour ce qui est du décret de 2019, il devrait renforcer
l’indépendance financière des juges en augmentant leurs traitements.
Par ailleurs, il recommande au Conseil supérieur de la magistrature
de prendre des mesures contre l’exercice d’une influence excessive
sur les juges. Les juges acceptent désormais beaucoup moins de donner
suite aux demandes d’ordonnances de placement en détention provisoire.
Il reste toutefois à clarifier la manière dont ces instruments répondront
aux exigences de la Cour en matière de mesures générales, afin d’empêcher
toute utilisation abusive du système de justice pénale pour des
motifs politiques à l’avenir.
35. Le décret-loi de 2017 recommande également aux tribunaux de
«vérifier l’existence de soupçons raisonnables de l’existence d’une
infraction et de motifs d’arrestation lorsqu’ils ordonnent une mesure
de contrainte, et d’étudier l’opportunité de mesures de substitution».
L’exigence de la suspicion de commission d’une infraction comme
condition préalable à la détention provisoire fait depuis longtemps
partie du Code de procédure pénale azerbaïdjanais, conformément
aux obligations de l’Azerbaïdjan au titre de la Convention. Néanmoins,
les arrêts de la Cour concernant les prisonniers politiques montrent
que des personnes ont souvent été détenues alors qu’il n’y avait
aucun soupçon raisonnable – généralement en l’absence de preuves crédibles –
et que les tribunaux nationaux ne procédaient pas à un contrôle
adéquat de la détention. Les tribunaux azerbaïdjanais doivent appliquer
la loi de manière systématique, conformément à la Constitution;
cela ne doit pas dépendre des instructions du Président. La question
essentielle est de savoir si les juges auront le professionnalisme
et la confiance nécessaires pour résister aux pressions exercées
par les procureurs désireux de placer des individus en détention
dans le cadre d’affaires «politiques».
36. À cet égard, les effets de l’application du décret présidentiel
de 2019 seront déterminants. Ce décret vise à «améliorer les mécanismes
de protection des juges contre d’éventuelles ingérences inappropriées
dans leurs activités». Toutefois, lorsqu’il s’agit de résister à
une éventuelle ingérence de l’exécutif lui-même, deux problèmes
essentiels restent en suspens: l’influence du ministère de la Justice
sur le Conseil supérieur de la magistrature (CSM), qui est responsable
des nominations, des transferts, de l’évaluation et de la discipline;
et la nomination par le Président des présidents de la Cour suprême
et de la Cour suprême de la République autonome du Nakhitchivan.
Dans la
Résolution 2184
(2017) sur le fonctionnement des institutions démocratiques
en Azerbaïdjan, l’Assemblée a fait part de ses préoccupations au
sujet de ces deux problèmes. En mars 2019, le Groupe d’États contre
la corruption du Conseil de l’Europe (GRECO), qui avait précédemment
recommandé «qu’au moins la moitié des membres [du CSM] soient des
juges élus directement ou nommés par leurs pairs», a constaté que
«bien que neuf membres du CSM sur quinze soient des juges […], seule
une minorité d’entre eux sont nommés ou élus par leurs pairs. De
plus, le CJJ était toujours présidé par le ministre de la Justice,
et non par un juge élu parmi ses membres, comme cela avait été recommandé». Le GRECO
a également appelé à prendre des «mesures importantes destinées
à garantir que le Conseil supérieur de la magistrature soit associé
à la nomination de toutes les catégories de juges et de présidents des
tribunaux»
. Je suis
consciente que l’Azerbaïdjan et le Conseil de l’Europe coopèrent
à l’heure actuelle sur un projet visant à apporter un «soutien aux
initiatives de réforme du secteur de la justice en Azerbaïdjan», mais
je note que ce projet ne résoudra pas ces deux problèmes structurels.
37. Cela dit, un autre problème essentiel pourrait bien avoir
été résolu: celui de l’influence exercée par le Président sur le
ministère public. En novembre 2017, la loi relative au ministère
public a été modifiée: au lieu d’exercer une «surveillance» sur
les activités du procureur, le président reçoit désormais des informations générales
à leur sujet. Le GRECO et M. Schennach, le corapporteur de la commission
de suivi, ont salué cette avancée – et je tiens à en faire autant.
4.2. Le groupe d’affaires
Gafgaz Mammadov (détention administrative)
38. Le Comité des Ministres a examiné
pour la première fois ce groupe d’affaires en juin 2017, indiquant que
«neuf arrêts similaires [avaient] été classifiés lors de cette réunion
en tant que clones du groupe Gafgaz Mammadov» et «notant avec préoccupation
qu’aucune information n’a été fournie [par l’Azerbaïdjan] au Comité
dans ce groupe d’affaires». En décembre 2017, il a constaté «l’afflux
constant de nouvelles affaires dans ce groupe, exprimé [sa] vive
préoccupation face à l’absence persistante d’informations» et «[invité] fermement
les autorités à fournir sans plus tarder un plan ou bilan d’action
complet». Plus récemment, en juin 2018, le Comité des Ministres
«[a exprimé] à nouveau [sa] profonde préoccupation face à l’absence
persistante d’informations sur les mesures législatives et autres
mesures prises pour résoudre les problèmes structurels révélés par
le présent groupe d’affaires». L’Azerbaïdjan n’a toujours pas fourni
d’information au Comité des Ministres sur la manière dont il entend
mettre en œuvre les arrêts de la Cour pour résoudre le problème structurel
qui sous-tend les abus de la détention administrative – deux ans
et demi après avoir été officiellement invité à le faire.
39. Il est manifeste que le recours abusif à la détention administrative
pour des motifs politiques reste une pratique courante. Il est donc
impératif que l’Azerbaïdjan mette en œuvre les arrêts du groupe Gafgaz Mammadov de toute urgence,
en collaborant pleinement avec le Comité des Ministres. Cela doit
inclure la présentation immédiate d’un plan d’action détaillé et
complet exposant les mesures à prendre.
4.3. L'attitude des
autorités azerbaïdjanaises à l'égard de l'exécution des arrêts de
la Cour
40. Tous les représentants institutionnels
que j’ai rencontrés ont insisté sur le fait qu’ils respectaient l’autorité
de la Cour et ses arrêts et que ceux-ci seraient pleinement exécutés.
Toutefois, leur attitude n’a pas manqué de m’inquiéter lorsque je
les ai interrogés sur les principales conclusions des arrêts de
la Cour concernant l’article 18. Il serait peu utile d’entrer dans
le détail de leurs réponses, je vais donc simplement exposer ma
compréhension de leur position. Tant les représentants de la Cour
suprême que ceux du ministère public ont nié le fait que quiconque
ait été arrêté ou détenu en raison de ses opinions politiques; les
personnes qui ont été soumises à des mesures pénales l’auraient
été sur la base d’infractions réelles. Les représentants de la Cour
suprême et de l’administration présidentielle ont insisté sur le
fait qu’il n’existait aucun «schéma troublant» d’utilisation abusive
du système de justice pénale pour des motifs politiques et que le
petit nombre d’arrêts rendus en vertu de l’article 18 était insuffisant
pour établir un tel schéma.
41. Toutefois, lorsque j’ai rapporté ces déclarations à M. Seyidov,
il m’a assuré à plusieurs reprises que j’avais dû mal comprendre.
Je souhaite que M. Seyidov ait raison, car il serait difficile d’avoir
confiance dans les perspectives de résolution du problème des prisonniers
politiques si les autorités concernées nient jusqu’à son existence.
En revanche, la reconnaissance explicite du problème par les autorités
contribuerait grandement aux chances de réussite des réformes envisagées
pour le résoudre. L’Assemblée doit encourager une telle reconnaissance
et suivre de près les réformes menées et leurs effets sur le nombre
de détentions motivées par des considérations politiques. Il n’entre
pas dans le cadre du présent rapport de procéder à l’examen détaillé
de toutes les mesures qui ont été et seront prises en vertu du décret-loi
de 2017 et du décret présidentiel de 2019. J’espère par conséquent
que les corapporteurs de la Commission de suivi entreprendront cette
tâche et que M. Efstathiou, le rapporteur de notre propre commission
sur l’exécution des arrêts de la Cour, suivra les travaux du Comité
des Ministres en la matière.
5. Les mauvais traitements
des détenus et les conditions de détention
42. La détention en Azerbaïdjan
est un moyen particulièrement efficace de prévenir et de sanctionner
la critique et la dissidence en raison des conditions imposées aux
détenus.
43. En ce qui concerne les mauvais traitements en garde à vue,
le Comité européen pour la prévention de la torture (CPT) du Conseil
de l’Europe a relevé en 2017 «de très nombreuses allégations de
mauvais traitements physiques graves infligés à des personnes détenues
par la police en tant que suspects (ou récemment placées en garde
à vue), y compris des mineurs d’à peine 15 ans. Les mauvais traitements
imputés à la police semblent suivre un schéma systématique, quelles
que soient les régions visitées: ils surviendraient principalement
dans les locaux de la police pendant les premiers entretiens menés
par des policiers de terrain (dans certains cas, également par des
enquêteurs et des officiers gradés responsables des postes de police), dans
le but de contraindre les personnes à signer des aveux, à fournir
d’autres informations ou à accepter des chefs d’accusation supplémentaires.
Les mauvais traitements allégués recouvrent gifles, coups de poing, coups
de pied, coups de matraque, coups portés avec une baguette de bois,
un pied de chaise, une batte de baseball, une bouteille en plastique
remplie d’eau ou un gros livre, mais il existe aussi de nombreuses allégations
de formes plus graves de mauvais traitements, dont la torture, comme
les coups de matraque sur les plantes des pieds (la personne étant
généralement en suspension) et les chocs électriques (notamment par
l’utilisation d’armes à décharge électrique)»
.
44. En ce qui concerne les mauvais traitements en détention provisoire,
le CPT a indiqué en 2016 avoir été «littéralement inondé d’allégations
de mauvais traitements physiques graves systématiquement infligés
aux détenus par le personnel (détenus menottés à des barreaux dans
une position en croix et violemment battus dans les sous-sols de
la prison, certains étant ensuite aspergés d’eau froide et placés
devant un ventilateur). […] Il ne pouvait y avoir guère de doute
que des actes de torture ou de mauvais traitements graves étaient perpétrés».
(D’autres allégations de mauvais traitements physiques ont été faites
au CPT lors de sa visite en 2017 dans le même établissement.)
45. En ce qui concerne les mauvais traitements dans les prisons,
le CPT a entendu un certain nombre d’allégations crédibles en 2016,
y compris des coups de matraque assénés à des détenues menottées
dans le dos par le directeur (masculin) de l’établissement – qui
n’a pas nié ces allégations. Le CPT a en outre relevé un problème
de violence entre détenus pouvant entraîner des blessures graves,
dans plusieurs lieux de détention
. Certains des détenus que j’ai
rencontrés au cours de ma visite m’ont également raconté comment ils
avaient été victimes ou témoins de mauvais traitements physiques
graves similaires infligés par le personnel pénitentiaire – dont
le cas d’un détenu sévèrement battu par des gardiens de prison alors
qu’il était menotté.
46. Concernant les conditions de détention, suite à sa visite
de 2017, le CPT a observé des conditions «déplorables» dans deux
ou trois centres de détention provisoire qu’il a visités, avec des
cellules «délabrées, sales, faiblement éclairées et mal aérées (en
plus d’être surpeuplées)»
. En 2016, il avait constaté que «toutes
les prisons visitées étaient surpeuplées à des degrés divers», une
situation «encore aggravée par un état avancé de délabrement et
d’insalubrité» pour deux d’entre elles. Il a également dénoncé la
qualité de la nourriture servie aux détenus, qui comprenait des
pommes de terre «pourries et criblées d’une multitude de trous noirs
qui semblaient impropres à la consommation humaine»
.
J’ai vu de mes propres yeux les cellules extrêmement exiguës, sales
et délabrées de la prison de Gobustan. Plusieurs détenus que j’ai
rencontrés au cours de ma visite m’ont également confié que la nourriture
qui leur était servie était immangeable et que, dans la mesure du
possible, ils refusaient de l’ingérer, comptant plutôt sur ce que
leur famille pouvait leur envoyer. Dans une prison établie dans
un ancien entrepôt, on m’a dit que les températures en été devenaient
tellement insupportables que les détenus avaient payé eux-mêmes
l’installation d’un système d’air conditionné.
47. Les conditions de détention administrative sont également
inadaptées. Ces personnes sont détenues dans des «centres de détention
provisoire», que le CPT a jugés «inadaptés à ces séjours prolongés
[jusqu’à 90 jours], notamment en raison de l’absence totale d’activités
[...]. Les personnes détenues dans ces centres n’ont pas le droit
de recevoir des visites ni de téléphoner, ce qui est un sujet de
préoccupation en cas de détention dépassant quelques jours»
.
Cette préoccupation découle en grande partie du fait que le contact des
détenus avec l’extérieur est l’une des meilleures protections contre
les mauvais traitements.
48. Le CPT a déclaré à plusieurs reprises au sujet de l’Azerbaïdjan
que «les garanties juridiques contre les mauvais traitements, en
particulier la notification de la garde à vue, l’accès à un avocat,
l’accès à un médecin et l’information sur les droits […] restent
généralement lettre morte et sont pour la plupart inopérantes dans
la pratique». Je prends également note des informations concordantes,
y compris de personnes que j’ai rencontrées lors de ma visite en
Azerbaïdjan, faisant état de «punitions corporelles» et de détenus
placés en «cellules disciplinaires» (c’est-à-dire à l’isolement,
dans des conditions particulièrement brutales) pour avoir tenté
de se plaindre à l’extérieur des conditions de détention ou des
traitements infligés.
49. Plusieurs personnes généralement considérées comme des prisonniers
politiques, dont certaines par moi-même dans le présent rapport,
ont été reconnues par la Cour comme ayant été soumises à des peines
ou à des traitements inhumains ou dégradants. Emin Huseynov, par
exemple, a été maltraité lors de son arrestation et de sa détention
par la police, au point de ressentir «de graves douleurs et souffrances physiques»
.
Mme Yunusova et M. Yunusov ont tous deux
subi des traitements inhumains et dégradants parce que les autorités
ne leur ont pas prodigué les soins médicaux nécessaires
. M. Aliyev a été victime
de traitements dégradants dans le cadre de ses conditions de détention
provisoire
.
50. En d’autres termes, la détention arbitraire en Azerbaïdjan
implique non seulement une privation injustifiée de liberté, avec
tout ce que cela signifie habituellement, mais elle comporte également
un risque de conditions de détention épouvantables, au mieux, et
de mauvais traitements physiques graves, voire de torture, au pire.
Dans une démocratie, l’exercice des libertés fondamentales d’expression,
de réunion et d’association ne doit pas dépendre du fait qu’une
personne soit suffisamment courageuse pour accepter de prendre ces
risques.
6. «Listes» de prisonniers
politiques et affaires récentes n’ayant pas encore fait l’objet
d’un examen par la Cour
51. Depuis plusieurs années, diverses
ONG nationales et internationales tiennent à jour différentes listes
de personnes qu’elles considèrent comme des prisonniers politiques
en Azerbaïdjan. Ces instances mènent leurs actions indépendamment
les unes des autres: leurs listes ont été compilées à différents
moments, par différentes personnes, en utilisant différentes sources
d’information et différents critères. Il n’est donc pas surprenant
que les listes ne soient pas identiques, même si de nombreux noms
apparaissent sur plusieurs listes.
52. Le rapport présenté par M. Strässer en décembre 2012 comprenait
également une «liste consolidée de prisonniers politiques présumés»,
avec 85 noms. Au moins neuf de ces personnes ont obtenu gain de
cause devant la Cour et quatre autres affaires ont été communiquées
au gouvernement azerbaïdjanais, mais n’ont pas encore été jugées
par la Cour
. Au vu
des circonstances, il s’agit d’un nombre remarquablement élevé: beaucoup
de personnes figurant sur la liste n’ont pas nécessairement saisi
la Cour, soit qu’elles souhaitent rester discrètes, soit qu’elles
n’ont pas connaissance de cette possibilité ou bien en raison de
la grave pénurie d’avocats indépendants, surtout en dehors de Bakou,
compétents et disposés à mener des procédures devant la Cour; enfin,
certaines requêtes, voire plusieurs, ne répondent peut-être pas
aux critères de recevabilité stricts de la Cour. Ce chiffre confirme
la rigueur de l’approche de M. Strässer et la fiabilité de son rapport.
53. En 2017, l’Assemblée a inscrit les noms d’un certain nombre
de prisonniers politiques présumés dans la
Résolution 2184. Parmi eux figuraient Mehman Aliyev et Faiq Amirli,
14 personnes condamnées dans l’affaire dite Nardaran (voir plus
loin) et qui ont été libérées, ainsi que Ilgar Mammadov, Ilkin Rustamzade, Mehman
Huseynov, Afgan Mukhtarli, Said Dadashbayli, Fuad Gahramanli et
Aziz Orujov.
54. Je n’ai pas souhaité inclure ma propre liste de prisonniers
politiques présumés dans le présent rapport. J’ai choisi cette approche,
car j’ai un grand avantage sur mes prédécesseurs en tant que rapporteure:
je peux m’appuyer sur les arrêts de la Cour européenne des droits
de l’homme, qui sont contraignants et font autorité, pour dresser
un constat de la situation – laquelle, comme je l’ai déjà observé,
ne laisse aucun doute quant à la réalité du phénomène des prisonniers
politiques en Azerbaïdjan. Je voulais montrer que l’affaire pouvait
être entendue – prouvée – sur la base des conclusions faisant autorité
des organes du Conseil de l’Europe, dont la Cour. Cela ne sape en
rien le travail des instances de la société civile, bien au contraire,
cela confirme leur crédibilité.
55. J’estime que les listes de prisonniers politiques les plus
détaillées et exhaustives – en particulier celles établies par le
«Groupe de travail pour une liste unifiée des prisonniers politiques
en Azerbaïdjan»
et par «l’Union pour la
libération des prisonniers politiques en Azerbaïdjan»
sont crédibles
et fiables. À cet égard, j’observe que tous les requérants des affaires
pour lesquelles la Cour a constaté des violations de l’article 18 figurent
sur ces listes.
L’Assemblée
doit donc renouveler son appel aux autorités azerbaïdjanaises pour qu’elles
réexaminent les cas qui figurent actuellement sur ces listes et
qu’elles libèrent tous ceux qui ont été incarcérés pour des motifs
politiques, comme elle l’a fait dans les Résolutions 2184 et 2185
(2017).
56. J’aimerais également commenter quelques cas choisis: ceux
des détenus que j’ai rencontrés; celui de Mehman Huseynov, blogueur
et militant anticorruption bien connu, qui a été libéré de prison
et que j’ai également rencontré pendant ma visite; et un groupe
récent d’affaires particulièrement préoccupantes. Ces cas ont été
sélectionnés sans préjudice de ma position sur tous les autres cas
signalés de prisonniers politiques.
57. Taleh Bagirzade est le président du Mouvement pour l’unité
musulmane, dont Abbas Huseynov est également membre. M. Bagirzade
a reçu une éducation religieuse en Iran, mais il a toujours soutenu,
y compris devant moi, qu’il était un partisan de la démocratie pluraliste
comme moyen de protéger la liberté religieuse. Il a été arrêté par
les autorités et emprisonné à de maintes reprises. En mars 2013,
peu après la publication sur YouTube d’un sermon critiquant la corruption
du gouvernement, il a été arrêté sur la base d’accusations fabriquées
de toutes pièces pour détention de drogue. En novembre 2013, il
a été condamné à deux ans d’emprisonnement. En juillet 2015, il
a été libéré et a repris ses critiques de la répression et de la corruption
du gouvernement, exprimant également son soutien aux autres personnes
contestant le gouvernement. Au cours des mois qui ont suivi, il
a été convoqué, arrêté ou placé en détention administrative à plusieurs
reprises par les autorités. Le 26 novembre 2015, une vaste opération
de police a eu lieu à Nardaran, où résidait M. Bagirzade. Des tirs
ont éclaté et sept personnes ont été tuées, dont deux policiers. Plusieurs
personnes ont été arrêtées, dont MM. Bagirzade et Huseynov. Ils
ont été accusés d’une série d’infractions graves, notamment de meurtre,
d’infractions liées aux armes à feu, de terrorisme et de tentative de
coup d’État. M. Bagirzade, M. Huseynov et d’autres ont été reconnus
coupables et condamnés à 20 ans d’emprisonnement. Au cours de leur
procès, ils ont décrit de façon détaillée les actes de torture qu’ils
ont subis en détention. Aucune enquête n’a été menée suite à leurs
déclarations. Plusieurs témoins sont revenus sur leurs dépositions,
affirmant qu’elles avaient été obtenues sous la torture. Il semblerait
que l’accusation n’ait pas présenté de preuves suffisantes ou convaincantes
à l’encontre des accusés et que de nombreuses lacunes dans le réquisitoire
de l’accusation soient restées inexpliquées. Je considère que l’ensemble
des circonstances – notamment l’hostilité manifeste des autorités
à l’égard des activités politiques/religieuses des détenus et les
tentatives antérieures de répression de ces activités, ainsi que
les irrégularités évidentes qui entachent leurs procès – suffisent
à faire naître la présomption que MM. Bagirzade et Huseynov sont
des prisonniers politiques, conformément à la définition établie
par l’Assemblée.
58. Afgan Mukhtarli est un journaliste qui a dénoncé la corruption
à haut niveau en Azerbaïdjan. En 2014, il a déménagé avec sa famille
à Tbilissi, d’où il a continué à critiquer le gouvernement azerbaïdjanais.
Début mai 2017, un organe de presse lié au gouvernement azerbaïdjanais
l’a accusé, lui et d’autres opposants au gouvernement résidant en
Géorgie, de commettre des crimes contre l’État et de recevoir des
fonds étrangers à des fins illégales. Le 29 mai, il a été arrêté
à la frontière azerbaïdjanaise et inculpé de franchissement illégal de
frontière, contrebande de devises et usage de la violence contre
un fonctionnaire. D’après M. Mukhtarli, il aurait été enlevé à Tbilissi,
menotté et encagoulé. Il aurait été conduit hors de la ville et
transféré dans deux véhicules différents avant d’arriver dans les
bureaux des garde-frontières. Dans la deuxième voiture, les passagers
parlaient azéri. Il m’a expliqué que les accusations portées contre
lui étaient absurdes. On lui avait placé 10 000 euros dans la poche,
mais lorsque les autorités ont réalisé que cela ne dépassait pas
la somme maximale autorisée, elles ont affirmé qu’il était entré
en Azerbaïdjan à un point de passage irrégulier, ce qui leur a permis
de le poursuivre pour contrebande. Des preuves ont permis de démontrer
que l’homme qu’il était censé avoir agressé en lui infligeant des
blessures graves l’avait accompagné tout au long de son voyage et qu’il
était resté avec lui au bureau des garde-frontières. Il n’a été
fourni aucune explication permettant de comprendre pourquoi il serait
rentré en Azerbaïdjan au moment même où les médias nationaux l’attaquaient, alors
qu’il avait quitté ce pays précisément parce qu’il craignait pour
sa sécurité. Lors de l’audience préalable à son placement en détention
provisoire le 31 mai, des blessures étaient visibles sur son visage,
mais le tribunal n’a pas ordonné d’examen médico-légal. Ses avocats
ont demandé les enregistrements vidéo du bureau des garde-frontières,
mais leur requête a été ignorée. Je considère que l’ensemble des
circonstances – en particulier ses critiques de longue date à l’égard
du gouvernement, son hostilité apparente à son égard et l’extrême
faiblesse des charges retenues contre lui – suffisent à faire naître
la présomption que M. Mukhtarli est un prisonnier politique, conformément
à la définition établie par l’Assemblée.
59. Said Dadashbayli est en prison depuis janvier 2007, date à
laquelle lui et une trentaine d’autres personnes ont été arrêtés
et accusés de création d’un groupe religieux radical et d’espionnage
pour le compte de l’Iran (ce qui est particulièrement absurde, M. Dadashbayli
étant un chrétien pratiquant). Les rapports sur les arrestations
et les procédures pénales font état de nombreuses irrégularités
graves, dont des perquisitions illégales, le recours flagrant à
de fausses preuves, le refus d’accès à un avocat et des mauvais
traitements importants – l’un des co-accusés est mort en détention,
mais malgré un certificat médical attestant de son décès, le gouvernement
nie avoir jamais détenu cet homme. Le procès s’est déroulé à huis
clos. L’accusation n’a pas été en mesure de prouver que les présumés
conspirateurs se connaissaient réellement. M. Dadashbayli a été
reconnu coupable et condamné à une peine initiale de 14 ans d’emprisonnement,
réduite à 13 ans et demi à la suite des modifications apportées
au Code pénal en 2016. Au moment de son arrestation, il était employé
dans une entreprise américano-azerbaïdjanaise et avait travaillé
auparavant pour l’entreprise pétrolière d’État azerbaïdjanaise.
Il m’a dit qu’il avait aussi dirigé une entreprise très rentable
qui effectuait des transactions en devises étrangères et qu’il était
devenu la cible des autorités parce qu’il avait refusé de verser un
important pot-de-vin à un haut fonctionnaire. À cet égard, je note
que M. Dadashbayli a également été reconnu coupable de fabrication
ou vente à grande échelle de fausse monnaie ou de titres contrefaits.
Bien que le haut fonctionnaire concerné ait depuis été reconnu coupable
de corruption, M. Dadashbayli est toujours en prison. Cette affaire
constitue une erreur judiciaire des plus absurdes et des plus flagrantes,
ce qui rend le maintien en détention de M. Dadashbayli particulièrement
scandaleux.
60. Mehman Huseynov a été placé en détention en mars 2017 pour
diffamation, après avoir publié une série d’articles révélant des
cas présumés de corruption et de torture par des fonctionnaires
azerbaïdjanais. En décembre 2018, deux mois avant la fin de sa peine,
il a été inculpé de résistance avec violence face à un gardien de
prison, une infraction passible d’une peine maximale de sept ans
d’emprisonnement. Les corapporteurs de la Commission de suivi ont
déclaré «qu’il y [avait] des motifs fondés de penser que ces nouvelles
accusations sont clairement motivées par des considérations politiques
et conçues pour faire taire davantage un éminent défenseur des droits
de l’homme». À la suite d’une mobilisation internationale, ces nouveaux
chefs d’accusation ont été abandonnés en janvier 2019. Les corapporteurs
se sont félicités de cette bonne nouvelle, tout en rappelant «qu’il
[convenait] de ne pas oublier qu’il ne s’agit pas d’un cas isolé». En mars
2019, à l’issue de sa libération, ils ont déclaré qu’ils «[considéraient]
depuis longtemps M. Huseynov […] comme un prisonnier politique».
Je partage à tous égards leur point de vue.
61. Enfin, j’aimerais évoquer les affaires de «Ganja», qui remontent
à juillet 2018. Nombre de ceux que j’ai rencontrés en Azerbaïdjan,
y compris des membres de la sphère diplomatique, se sont déclarés
gravement préoccupés par ces affaires. Le 3 juillet 2018, un individu
a tenté de tuer le gouverneur de Ganja et un suspect a été arrêté.
Un peu plus tard, des photographies ont circulé montrant ce suspect
apparemment inconscient, présentant des signes de torture possible,
notamment des coupures et des ecchymoses au visage et sur le corps.
En réaction, un important groupe de manifestants s’est réuni spontanément
dans le centre-ville. Au cours de la manifestation, un individu
a attaqué les forces de police avec une épée, tuant deux policiers. La
police a alors riposté en dispersant la manifestation et en arrêtant
près de 77 personnes. Certaines d’entre elles disent n’avoir même
pas participé à la manifestation, mais expliquent qu’elles ont été
arrêtées dans le cadre d’une vaste opération d’arrestations aveugles.
Les autorités ont déclaré que ces personnes étaient toutes des extrémistes
violents musulmans. Les personnes arrêtées ont donné des descriptions
détaillées des tortures subies en détention, précisant qu’elles
s’étaient vu refuser l’accès à un avocat ou à leur famille. Au cours
des procès – qui se sont tenus à Bakou plutôt qu’à Ganja de manière
inexpliquée –, de nombreux journalistes ont été exclus ou expulsés
de la salle d’audience. Il semblerait que les éléments de preuve
de l’accusation aient été largement insuffisants et peu crédibles,
et que le tribunal ne les ait pas examinés correctement – par exemple,
la demande de la défense d’examiner des séquences de vidéosurveillance
sur lesquelles se fondait l’accusation a été rejetée. Je considère
que l’ensemble des circonstances – en particulier le fait que les
personnes détenues aient été arrêtées pendant une manifestation
contre les autorités, l’affirmation des autorités selon laquelle
ces personnes seraient des extrémistes religieux et les nombreux vices
de procédure graves – suffisent à faire naître la présomption que
la plupart, voire la totalité des détenus, sont des prisonniers
politiques, conformément à la définition établie par l’Assemblée.
Je me réjouis de constater que les tribunaux azerbaïdjanais ont
déjà commencé à réexaminer certaines de ces affaires et à libérer
certains prisonniers.
7. La grâce présidentielle
62. L’Azerbaïdjan a une longue
tradition de grâce présidentielle des détenus condamnés. D’après
le procureur général adjoint, depuis l’indépendance du pays en 1991,
65 grâces présidentielles ont été prononcées, ainsi que 11 amnisties
parlementaires, touchant près de 40 000 personnes. Le président
actuel a accordé 33 grâces qui ont concerné environ 5 000 personnes,
dont 431 – parmi lesquelles plus de 50 individus généralement considérés
comme des prisonniers politiques – ont été libérées à la suite du
dernier décret de grâce présidentielle en mars 2019.
63. Les corapporteurs de la commission de suivi et moi-même avons
publié une déclaration en réponse à la grâce présidentielle de mars
2019. Je partage tout à fait le point de vue exprimé par Sir Roger
Gale dans cette déclaration: «Bien que cette grâce récemment accordée
soit bien-sûr à saluer, l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire
par l’exécutif ne saurait se substituer à un pouvoir judiciaire
indépendant qui empêcherait des décisions injustes et le placement
en détention pour des motifs politiques. Je demande aux autorités azerbaïdjanaises
de poursuivre d’urgence la réforme fondamentale du système judiciaire,
conformément aux normes et recommandations du Conseil de l’Europe»
.
64. Pour toutes les personnes concernées, la libération, quelle
qu’en soit la raison, est un soulagement. Toutefois, une grâce présidentielle
ne saurait effacer l’expérience traumatisante de l’emprisonnement
ni rattraper le temps passé loin de la famille et des amis et les
occasions manquées. La grâce est souvent subordonnée à la présentation
humiliante d’excuses publiques, y compris l’aveu de culpabilité
fait en effet sous la contrainte, ce qui peut porter préjudice aux
procédures judiciaires ultérieures. Elle ne répare pas l’injustice et
n’élimine pas la dissuasion d’un engagement politique ou d’un engagement
futur de la société civile. Cette pratique soulève par ailleurs
des questions fondamentales. Pourquoi tant de personnes méritent-elles
d’être graciées si elles ont été emprisonnées à juste titre? Et
si l’emprisonnement était nécessaire et proportionné, pourquoi devient-il
soudainement inutile avant que la peine complète ne soit purgée?
65. Un tel recours généralisé à la grâce présidentielle donne
aussi la malencontreuse impression que le système de justice pénale
ne dépend pas des décisions indépendantes et impartiales des juges
ou des commissions de libération conditionnelle, mais du bon vouloir
du Président. Je rappelle par ailleurs l’observation que j’avais
faite à propos du décret présidentiel de 2017 qui demandait aux
juges d’appliquer la loi – comme si l’application de la loi dépendait
des instructions du Président. Le fonctionnement du système de justice
pénale dans les affaires individuelles devrait dépendre de la loi
et de la compétence et du professionnalisme de ses fonctionnaires,
et non de l’intervention politique du chef de l’État.
8. Conclusions et recommandations
66. Au moment de son adhésion au
Conseil de l’Europe, l’Azerbaïdjan avait admis l’existence de prisonniers politiques
et avait coopéré pour organiser leur libération. Depuis, sa position
a évolué vers une attitude de déni. Au vu des nombreux arrêts rendus
récemment par la Cour, en particulier ceux qui constatent des violations
de l’article 18, cette position n’est plus défendable. Il ne fait
plus aucun doute que l’Azerbaïdjan est confronté à un problème de
prisonniers politiques et que ce problème découle de causes structurelles
et systémiques.
67. La Cour, dans son arrêt Aliyev,
et le Comité des Ministres, dans sa surveillance de l’exécution
des groupes d’affaires Ilgar Mammadov et Gafgaz Mammadov, ont clairement
indiqué que l’Azerbaïdjan devait désormais s’attaquer aux causes
structurelles et systémiques qui sous-tendent l’utilisation abusive
du système de justice pénale et de la détention administrative pour
des motifs politiques. Le décret-loi de 2017 et le décret présidentiel
de 2019 sont autant d’étapes importantes qui permettent d’y parvenir
et plusieurs résultats positifs sont déjà visibles. Néanmoins, il
reste encore beaucoup à faire, en particulier en ce qui concerne l’indépendance
du pouvoir judiciaire, mais aussi dans d’autres domaines, tels que
la réorganisation du parquet général, la prévention des mauvais
traitements et les conditions de détention. Je salue et soutiens
pleinement le fait que la Cour continuera de superviser la mise
en œuvre par l’Azerbaïdjan de ses obligations au titre de la Convention
et que le Comité des Ministres surveillera l’état d’avancement des
réformes qui sont nécessaires au règlement des problèmes sous-jacents.
68. La Cour suit une procédure judiciaire et le Comité des Ministres
est une instance diplomatique. Tous deux abordent des événements
historiques (souvent relativement anciens, en raison de la longueur
des procédures de la Cour) ou des aspects particuliers d’une situation
plus globale. L’Assemblée assume un rôle distinct et complémentaire.
Nous pouvons réagir plus rapidement aux affaires récentes et en
cours, en parvenant à des conclusions provisoires sans passer par
de longues procédures judiciaires. Nous pouvons examiner la situation
dans son ensemble, en combinant différents aspects, tels que la
détention pénale et la détention administrative, ainsi que la pertinence
des conditions de détention. En tant que parlementaires, nous pouvons
soutenir (ou critiquer) l’action des gouvernements au sein du Comité
des Ministres. Nous pouvons également demander aux autorités azerbaïdjanaises
de prendre des mesures qui vont au-delà des actions nécessaires
à l’exécution des arrêts de la Cour. Enfin, nous pouvons mobiliser
nos collègues azerbaïdjanais pour les encourager à agir eux-mêmes,
dans leur rôle de législateurs ou dans leur mission de contrôle
de l’exécutif.
69. Sur cette base, je propose une série de recommandations, qui
sont énoncées dans les projets de résolution et de recommandation
ci-joints, pour résoudre définitivement le problème des prisonniers
politiques. Cette question doit être réglée dans l’intérêt aussi
bien de la démocratie en Azerbaïdjan en général et, plus particulièrement,
dans l’intérêt de tous les citoyens azerbaïdjanais qui ont passé
et passent encore trop de temps en prison, souvent dans des conditions
désastreuses, simplement pour avoir exercé leurs libertés garanties
par la Convention européenne des droits de l’homme.