1. Contexte procédural
1. Le présent rapport a été établi
sur la base d'une demande de débat d'urgence présentée par les cinq groupes
politiques en vertu de l'article 51 du Règlement.
2. Faisant suite à la décision de l'Assemblée parlementaire d'inscrire
le débat à son ordre du jour et de transmettre la demande à la commission
des questions politiques et de la démocratie, j’ai été désigné rapporteur
le 27 septembre 2021.
3. Ce jour-là, la commission a organisé une audition sur «La
situation en Afghanistan: conséquences pour l'Europe et la région»,
avec la participation d'orateurs de haut niveau:
- Mette Knudsen, Représentante
spéciale adjointe du Secrétaire-Général de l’ONU pour l’Afghanistan, Mission
d'assistance des Nations Unies en Afghanistan (MANUA),
- Ambassadeur Zamir Kabulov, Envoyé présidentiel en Afghanistan,
Fédération de Russie,
- Laurel Miller, Directrice du programme Asie d'International
Crisis Group
4. Grâce à la contribution de la commission des migrations, des
réfugiés et des personnes déplacées, Alexander Mundt, Conseiller
politique principal au Haut-Commissariat des Nations unies pour
les réfugiés (HCR), a également participé à l'audition.
5. L'expertise inestimable des orateurs a contribué à fournir
des informations pour le rapport et à formuler certaines des considérations
qu’il contient, je les en remercie.
6. Compte tenu de son caractère urgent, le rapport ne peut être
aussi exhaustif et détaillé que l'exigerait la gravité et la complexité
de la situation. D’autre part, il s'agit d'un rapport-cadre qui
vise à aborder en termes généraux les principales questions qui
devraient être au cœur des préoccupations des États membres du Conseil
de l'Europe. Lors de l'examen des éventuelles suites à donner, le
Bureau de l'Assemblée pourrait souhaiter envisager des travaux supplémentaires
à mener selon une procédure ordinaire, ce qui permettrait d'élaborer
une analyse et des recommandations plus approfondies.
2. Introduction
7. Bien que l’Afghanistan soit
géographiquement éloigné de l’Europe, la situation dans ce pays
enclavé d’Asie centrale a, et aura, des répercussions sur notre
continent et au-delà.
8. À la fin du mois d’août 2021, les États-Unis et une coalition
d’alliés – pour la plupart membres et partenaires de l’OTAN – achevaient
le retrait de leurs troupes d’Afghanistan. Début septembre, les
talibans annonçaient la formation d’un gouvernement intérimaire,
proclamaient «l’Émirat islamique d’Afghanistan» et étendaient leur
contrôle à l’ensemble du pays
.
9. Depuis la confirmation par le Président Joe Biden, en avril 2021,
de la date butoir pour la fin du retrait des forces américaines,
l’avancée des talibans semblait impossible à enrayer, les villes
et villages tombant les uns après les autres entre leurs mains,
et ce parfois sans aucun combat
. Dès la prise de Kaboul par les talibans,
le 15 août, le monde a assisté à l’évacuation précipitée des étrangers
ainsi que des citoyens afghans qui avaient travaillé pour des pays
tiers. Les images de la foule massée à l’aéroport de Kaboul et de
personnes s’agrippant aux avions au moment de leur décollage témoignent
de la peur et du désespoir de la population. Ajoutant au climat
général de confusion et de chaos, l’État islamique-province du Khorassan
(EIPK) a commis, le 26 août, un attentat-suicide visant délibérément
les civils et le personnel qui participait aux opérations d’évacuation,
faisant plus de 200 victimes, dont 13 marines américains
.
10. Le départ des forces américaines et de leurs alliés d’Afghanistan,
la manière dont le retrait a eu lieu et la prise de pouvoir par
les talibans sont autant d’événements de la plus haute importance
sur le plan politique. Ils font actuellement l’objet d’un examen
minutieux dans plusieurs pays qui faisaient partie de la présence militaire
étrangère sur le territoire afghan. Les parlements interpellent
leurs gouvernements à divers titres: leur incapacité à prévoir la
rapidité de l’avancée des talibans, l’efficacité réelle des conseils,
formations et renforcement des capacités fournis aux structures
militaires et civiles afghanes au cours des 20 dernières années,
la gestion des opérations d’évacuation et le niveau de la coordination
multilatérale. Les anciens combattants qui ont servi en Afghanistan
et les familles de ceux qui y ont laissé la vie veulent savoir pourquoi les
alliés afghans ont été livrés à eux-mêmes et pourquoi le sacrifice
de leurs proches a été vain. Beaucoup soulignent l'échec des tentatives
visant à exporter la démocratie et à s’engager dans la construction
de l'État. Dans certains pays, les critiques formulées ont entraîné
la démission de ministres et conduit à des remaniements ministériels
.
11. Il est assurément crucial d’analyser ce qui s’est passé afin
de déterminer les responsabilités et de tirer des leçons pour l’avenir,
mais il est également important de prendre la mesure des implications
à moyen et long terme de ces événements. La prise de pouvoir par
les talibans a déjà des conséquences désastreuses pour les Afghans,
qui font face à une situation économique et humanitaire catastrophique
et voient leurs droits – notamment humains – restreints et violés.
12. Par ailleurs, le retrait américain, et les erreurs d’appréciation
et l’échec de l’évaluation des risques à son sujet, portent un coup
dur à l’image et à la crédibilité des États-Unis. D’un point de
vue géopolitique, il s’agit d’un changement de pouvoir capital au
niveau mondial, laissant un vide dans une région stratégique extrêmement
précieuse, que d’autres ne manqueront pas de combler. La prise de
pouvoir par les talibans peut également avoir des conséquences importantes
en ce qui concerne les mouvements migratoires, la production et
le trafic de stupéfiants, ainsi que la contrebande d’armes et le
blanchiment d’argent, et peut donner lieu à une recrudescence du
terrorisme et de l’extrémisme violent.
13. S’ouvre à présent une phase d’incertitude, dans laquelle les
gouvernements sont confrontés à un dilemme moral: faut-il ou non
engager le dialogue avec les talibans et de quelle manière, sachant
que ces derniers sont la voie incontournable pour toucher la population
et s’attaquer à un large éventail de problèmes qui frappent le pays,
dont certains peuvent avoir des répercussions au-delà de ses frontières.
La question de savoir si la communauté internationale sera capable
de faire front commun dans son approche des talibans reste également
posée.
3. Le retour au pouvoir des talibans
14. Même si la victoire a pu sembler
fulgurante, le retour au pouvoir des talibans est le fruit d’un
processus complexe qui s’est construit depuis 2001, date de leur
renversement en raison de leur refus de livrer Oussama Ben Laden
aux États-Unis.
15. Cette année-là, l’Accord de Bonn
a réuni, sous les auspices de l’ONU,
25 dirigeants afghans de premier plan qui avaient combattu les talibans.
Il a jeté les bases du travail d’édification de l’État afghan, en
fournissant un cadre pour la Constitution établie ultérieurement
en 2004 et les élections présidentielles et législatives qui ont
suivi
.
16. En mettant en avant la nécessité de disposer d’institutions
gouvernementales fortes et centralisées, l’Accord n’a pas tenu compte
des spécificités culturelles, religieuses, ethniques et politiques
de l’Afghanistan. Avec le recul, beaucoup d’observateurs s’accordent
à dire que la feuille de route sur l’édification de l’État figurant
dans l’Accord de Bonn n’était pas un modèle approprié pour l’Afghanistan
en raison de la fragmentation politique et ethnique du pays
. Cette erreur a ensuite contribué
à aggraver plutôt qu’à résoudre un ensemble de problèmes, notamment
la corruption, l’incompétence et la mauvaise gouvernance
.
17. Après leur éviction du pouvoir, les talibans ont mené une
guérilla contre les troupes étrangères et afghanes depuis leurs
bastions situés dans les zones montagneuses et rurales, recourant
largement aux assassinats aveugles ou ciblés de civils et à d’autres
moyens d’intimidation de la population.
18. Mettant à profit les faiblesses et les rivalités internes
de l’appareil institutionnel afghan, tout particulièrement au niveau
local, les talibans sont parvenus à réaffirmer leur influence dans
les zones rurales du sud et de l’est de l’Afghanistan. En 2007,
de vastes étendues du pays étaient passées sous leur contrôle.
19. Après l’assassinat d’Oussama Ben Laden dans sa cachette au
Pakistan en 2011, l’OTAN a décidé de changer la nature de sa mission
et de réduire sa présence sur le terrain
. Elle a mis fin aux opérations de combat
dans le pays le 28 décembre 2014
et a officiellement transféré l’entière
responsabilité de la sécurité au gouvernement afghan. Dans le même
temps, la mission Resolute Support (RSM) a été lancée dans le but d’aider
des forces de sécurité et les institutions afghanes à développer
les capacités devant leur permettre de défendre le pays et de protéger
la population sur le long terme
.
20. À partir de ce moment-là, il était clair pour toutes les parties
concernées qu’on ne saurait mettre fin au conflit uniquement par
des moyens militaires. Les talibans ont ouvert un bureau politique
à Doha (Qatar) et établi des contacts diplomatiques avec les autorités
chinoises, iraniennes, russes, tadjikes et turques
. Ils ont également mis en place
une équipe chargée des affaires publiques, s’appuyant sur les réseaux
sociaux pour raviver le moral des troupes et rallier des soutiens,
ce qui est en contradiction totale avec leur décision antérieure
d’interdire internet
.
21. Le tournant a eu lieu en 2018, lorsque l’Envoyé spécial des
États-Unis pour la réconciliation en Afghanistan nouvellement nommé,
l’ambassadeur Zalmay Khalilzad, a entamé des pourparlers directs
avec les talibans à Doha
. Ces efforts ont débouché sur la
signature, le 29 février 2020, de l’Accord pour l’instauration de
la paix en Afghanistan entre les États-Unis et les talibans, considéré
par certains critiques comme une étape clé supplémentaire vers le
retour au pouvoir des talibans
.
22. Aux termes de cet Accord, les États-Unis s’engagent à retirer
leurs troupes d’Afghanistan dans un délai de 14 mois, tandis que
les talibans déclarent qu’ils «ne permettr[ont] pas à [leurs] membres,
ni à d’autres individus ou groupes, y compris Al-Qaida, de se servir
du sol afghan pour menacer la sécurité des États-Unis et de leurs
alliés» et qu’ils entameront des négociations avec les autres parties
afghanes afin de parvenir à un règlement politique.
23. Alors que ce processus diplomatique était en cours au Qatar,
les talibans ont continué leur progression sur le terrain, tant
sur le plan militaire que politique. Ils ont même intensifié leurs
attaques contre les forces de sécurité afghanes, 2020 apparaissant
comme l’année «la plus violente jamais enregistrée par l’ONU en Afghanistan,
plus de 25 000 atteintes à la sécurité ayant été signalées, soit
une augmentation de 10 % par rapport à 2019. Les niveaux de violence
ont augmenté à partir du 12 septembre 2020 et se sont maintenus tandis
que les pourparlers intra-afghans débutaient à Doha»
. Dans le même temps, le retrait des
troupes américaines et alliées se poursuivait conformément au calendrier
présenté dans l’Accord.
24. Le succès des talibans s’est encore accéléré après l’annonce,
par le Président Joe Biden, de la date du retrait définitif de toutes
les troupes. La rapidité de la progression des talibans a été très
mal évaluée. En revanche, la capacité des forces afghanes à se défendre
contre les attaques a été surestimée, en l’absence en particulier
du soutien des alliés
. Faisant
preuve d’une grave défaillance des services de renseignement, la
Maison-Blanche prévoyait, le 12 août 2021 encore, que Kaboul pourrait
tomber en 90 jours
.
25. Après leur entrée dans la capitale, les talibans ont tenu
une conférence de presse le 17 août, annonçant une amnistie pour
tous ceux ayant travaillé avec les forces militaires étrangères,
ainsi que leur volonté de maintenir l’ordre et la sécurité et d’empêcher
les pillages et les violences, notamment contre les ambassades étrangères
et les organisations internationales. Ils ont également assuré vouloir
respecter les droits des femmes dans le cadre de la charia et former
un gouvernement inclusif
.
26. Malgré ces assurances données publiquement, les appels internationaux
lancés, y compris par le Conseil de sécurité des Nations Unies demandant
aux talibans de mettre en place un gouvernement inclusif et représentatif,
avec une participation réelle des femmes et des minorités, sont
restés lettre morte.
27. Le gouvernement intérimaire dont la formation a été annoncée
début septembre est dirigé par le mollah Mohammad Hassan Akhund,
l’un des fondateurs du mouvement. Sur les 33 membres qui le composent, beaucoup
occupaient déjà des fonctions importantes au sein des talibans avant
2001. Aucune femme et aucun représentant du précédent gouvernement
afghan n’y figure. À l’exception du Vice-Premier ministre Mawlawi Abdul
Salam Hanafi, qui est d’origine ouzbèke, et de deux Tadjiks de souche,
tous les membres du gouvernement appartiennent à l’ethnie des Pachtounes.
28. Comme cela a été souligné, «la caractéristique dominante de
ce gouvernement pourrait très bien être l’inclusion de diverses
factions au sein des talibans
». En effet, bien que les talibans
soient souvent présentés comme une entité unifiée, ils sont en proie
à des querelles et dissensions internes et des allégeances claniques
.
29. Au moment de la rédaction du présent rapport, les talibans
étendent de facto leur pouvoir
à l’ensemble du territoire afghan. Cette situation place les membres
de la communauté internationale devant un dilemme: si aucun pays
n’a pour l’heure fait part de son intention de reconnaître officiellement
les talibans comme le gouvernement légitime de l’Afghanistan, il
pourrait être utile, voire nécessaire, de nouer le dialogue avec
eux afin de relever différents défis tels que la situation humanitaire
et des droits humains, la lutte contre le terrorisme, la contrebande
d’armes et le trafic de stupéfiants.
30. Il reste à voir si la communauté internationale sera à même
de faire front commun ou si des différences de niveau d’engagement
interviendront et surtout si celui-ci sera soumis à des conditions,
comme l’ont demandé de hauts représentants des Nations Unies
et
de l’Union européenne
.
4. Évacuation
31. L’évacuation des civils d’Afghanistan
a constitué le premier exemple d’engagement pragmatique avec les
talibans. Durant la période comprise entre le 14 et le 30 août 2021,
les États-Unis se sont appuyés sur les talibans pour maintenir des
points de contrôle de sécurité aux abords de l’aéroport de Kaboul
et filtrer les personnes afin de laisser passer celles qui disposaient
des documents appropriés permettant leur évacuation. Certains rapports
laissent entendre qu’à la suite de l’attentat suicide perpétré le
26 août à l’aéroport de Kaboul, les États-Unis auraient partagé
des informations avec les talibans afin de faire échec à leur ennemi
commun, l’État islamique‑Province du Khorassan (EIPK), qui a revendiqué
l’attaque
.
32. Malgré les fortes pressions pesant sur son organisation, l’évacuation
a été l’une des plus grandes opérations de transport aérien de l’histoire,
plus de 100 000 personnes ayant été évacuées par les airs depuis le
14 août 2021.
33. Les États du Golfe ont joué un rôle décisif, en servant de
points d’escale aux vols qui assuraient l’évacuation des citoyens
des pays occidentaux ainsi que des interprètes, journalistes et
autres afghans. Plus de 40 000 personnes ont ainsi été transférées
via le Qatar et plus de 35 000 via les Émirats arabes unis. La principale
base aérienne chargée de gérer la première vague d’évacués afghans
était celle d’Al Udeid, située en périphérie de Doha, où comme l’exige
la loi américaine, un contrôle était entrepris afin de vérifier
que les personnes ne figuraient pas sur la liste de surveillance
des terroristes du National Counterterrorism Center (Centre national
de lutte contre le terrorisme).
34. La base aérienne de Ramstein, en Allemagne, la plus grande
base de l’US Air Force en Europe, a également servi de plaque tournante
pour la prise en charge des évacués afghans qui avaient aidé les
États-Unis et leurs alliés pendant la guerre en Afghanistan. Près
d’un cinquième de toutes les personnes évacuées de Kaboul ont transité
par Ramstein, sachant que la base peut en accueillir jusqu’à 12 000. Ces
dernières ont subi des examens médicaux et des analyses biométriques. Au
31 août, 11 700 personnes au total avaient été acheminées par avion
de Ramstein vers les États-Unis ou un autre lieu sûr
. Beaucoup de pays ont annoncé qu’ils
accueilleraient temporairement les Afghans évacués à la demande
des États-Unis.
35. Le 6 septembre 2021, après le départ des forces armées, les
États-Unis ont évacué d’Afghanistan quatre ressortissants américains
par voie terrestre, marquant ainsi la première opération de ce type
facilitée par le Département d’État américain depuis le retrait
des troupes
. Au moment de la rédaction du présent rapport,
plusieurs vols affrétés par Qatar Airways continuaient à évacuer
des civils
.
36. Comme le demande instamment la communauté internationale
, il est extrêmement important que
les talibans continuent d’assurer le passage en toute sécurité de
l’ensemble des citoyens étrangers et ressortissants afghans disposant
d’une autorisation de voyage délivrée par un État étranger pour
quitter l’Afghanistan, tel qu’ils s’y sont engagés dans leurs déclarations
publiques et lors de contacts bilatéraux
.
37. Dans le même temps, les États membres du Conseil de l’Europe
devraient veiller à la mise en place de dispositifs appropriés permettant
l’évacuation d’Afghans vers leur territoire, accompagnés de critères d’éligibilité
clairs et de la fourniture d’informations accessibles.
38. Afin de faciliter le rapatriement des ressortissants de l’Union
Européenne encore présents sur le territoire afghan et, dans la
mesure du possible, l’évacuation des Afghans qui ont travaillé avec
les États membres de l’Union européenne, les ministres des Affaires
étrangères de l’Union européenne envisagent de maintenir une présence
de l’Union européenne à Kaboul. Cette perspective parait réaliste
à la suite des discussions informelles menées avec les talibans
.
5. La situation humanitaire
39. Le 13 septembre 2021, le Secrétaire
général des Nations Unies, António Guterres, a convoqué une réunion
ministérielle de haut niveau sur la situation humanitaire en Afghanistan,
qualifiant la situation actuellement vécue par les populations afghanes
de «leur heure la plus périlleuse»
. Le
retour au pouvoir des talibans vient s’ajouter à la situation humanitaire
déjà catastrophique que connaît la population, marquée par la conjonction
de trois facteurs: le conflit militaire prolongé, des sécheresses
répétées et la pandémie de covid-19.
40. Les années de combats ont provoqué le déplacement de près
de 3 millions de personnes au sein de l’Afghanistan, auxquelles
il faut ajouter près de 600 000 personnes depuis le début de l’année
2021
.
Selon les estimations, à ce jour, sur une population de 39 millions
de personnes, 14 millions sont exposées à une insécurité alimentaire
aiguë, dont 2 millions d’enfants menacés de malnutrition
.
41. L’économie est au bord de l’effondrement. Les prix des denrées
de base et du carburant ne cessent d’augmenter; les pénuries alimentaires
sont légion et les services et produits essentiels font défaut.
Après la prise du pouvoir par les talibans, le Fonds monétaire international
et la Banque mondiale ont suspendu leurs versements de financements
et d’aide en faveur de l’Afghanistan et la monnaie locale est à
un niveau historiquement bas. La plupart des actifs de la banque
centrale afghane sont détenus en dehors de l’Afghanistan, hors de
portée des talibans
.
42. La réunion ministérielle a été l’occasion pour le Secrétaire
général des Nations Unies de présenter sa vision des choses
:
- premièrement, les Nations Unies
devraient rester en Afghanistan et assumer un rôle de chef de file
en ce qui concerne la fourniture de l’aide humanitaire;
- deuxièmement, il est impossible d’apporter une assistance
humanitaire en Afghanistan sans discuter avec les autorités de facto du pays;
- et troisièmement, la fourniture d’une aide humanitaire
ne sera pas suffisante si l’économie afghane s’effondre. Un tel
scénario aurait pour conséquences un exode massif et une plus grande
instabilité régionale.
43. Peter Maurer, Président du Comité international de la Croix-Rouge,
a mis en garde contre la conditionnalité de l’aide humanitaire:
«une longue période de flottement, durant laquelle les investissements sont
subordonnés à la reconnaissance politique du gouvernement, ne fera
qu’aggraver la crise humanitaire. L’action humanitaire ne doit pas
être conditionnée à des exigences politiques, liées aux droits humains
ou autres. C’est une voie dangereuse. Elle nuit au respect du droit
international humanitaire et des acteurs humanitaires et érode les
principes d’une action humanitaire neutre, indépendante et impartiale
».
44. Par ailleurs, António Guterres a confirmé que Martin Griffiths,
Secrétaire général adjoint aux affaires humanitaires et Coordonnateur
des secours d’urgence, s’était entretenu avec les talibans, quelques
jours plus tôt à Kaboul. À l’issue de ces échanges, les talibans
se sont engagés à garantir l’accès des Nations Unies à l’ensemble
du territoire et à assurer la sécurité nécessaire pour permettre
aux convois de l’ONU d’atteindre les zones peu sûres
.
45. La conférence internationale a montré la volonté de la communauté
internationale de répondre à la crise, comme en témoigne les quelque
1,2 milliard $US d’aide humanitaire et au développement qui ont
été promis, soit près du double de la somme initiale demandée dans
le cadre de «l’appel éclair»
. La
Commission européenne, qui figure parmi les principaux donateurs,
s’est engagée à porter à 200 millions d’euros sa contribution à
l’aide humanitaire en Afghanistan
.
Il convient de rappeler que, depuis 2002, l'Union européenne a fourni
plus de 4 milliards d'euros d'aide au développement à l'Afghanistan,
ce qui fait de ce pays le plus grand bénéficiaire de l'aide au développement
de l'Union européenne dans le monde.
46. Depuis le 14 septembre 2021, le Service aérien d’aide humanitaire
des Nations Unies a repris ses vols vers l’Afghanistan, transportant
de la nourriture, des fournitures médicales et d’autres articles
de secours indispensables. En prévision des besoins alimentaires
élevés et de nouvelles perturbations des chaînes d’approvisionnement,
des stocks de nourriture et d’autres produits ont été positionnés
à des points frontaliers stratégiques au Pakistan, au Tadjikistan
et en Ouzbékistan
.
47. Cependant, d’immenses défis restent à relever, compte tenu
de l’ampleur des besoins. De plus, les institutions des Nations
Unies sur le terrain ont fait savoir qu’en dépit des assurances
données par les talibans de Kaboul, dans certaines provinces, les
travailleuses humanitaires n’ont été autorisées à intervenir que
dans des secteurs spécifiques, essentiellement dans les domaines
de la santé et de l’éducation, tandis que dans d’autres, elles ont
actuellement l’interdiction de travailler
.
6. Déplacement et protection internationale
48. Déjà avant la crise actuelle,
les Afghans représentaient l’une des populations de réfugiés les
plus importantes au monde. Quelque 2,6 millions de réfugiés afghans
ont été enregistrés dans le monde
.
Selon les estimations, plus de 558 000 Afghans ont été déplacés
à l’intérieur du pays par le conflit armé depuis le début de l’année 2021
(chiffres au 23 août). Près de 80 % d’entre eux sont des femmes
et des enfants.
49. En août 2021, le HCR a présenté son Plan régional de préparation
et d’intervention pour les réfugiés afghans
, appelant les pays voisins à garder
leurs frontières ouvertes afin de permettre aux personnes potentiellement
en danger de se mettre en sécurité, qu’elles soient ou non en possession
d’un passeport et d’un visa.
50. À ce jour, on dénombre déjà 1 448 100 réfugiés afghans au
Pakistan, 780 000 en Iran et 10 700 au Tadjikistan. Le HCR souligne
que tout afflux important nécessiterait de la communauté internationale
qu’elle renforce son soutien aux pays voisins, dans un esprit de
partage des responsabilités et des charges. L’Agence des Nations
Unies pour les réfugiés prévient également que le nombre de personnes
fuyant le pays va probablement continuer à augmenter et que, selon
le scénario le plus pessimiste, il devrait y avoir près de 500 000
nouveaux réfugiés afghans dans la région d’ici la fin de l’année.
51. Le 31 août 2021, les ministres de la Justice et de l’Intérieur
de l’Union européenne ont examiné la question d’un afflux potentiel
de réfugiés et de migrants en provenance d’Afghanistan. Dans leur
déclaration commune, ils sont convenus que l’Union européenne devait
demeurer «résolue à soutenir les Afghans vulnérables, en particulier
les femmes et les enfants, tant en Afghanistan que dans la région».
À cette fin, l’Union européenne «renforcera son soutien aux pays
tiers, en particulier aux pays voisins et de transit, qui accueillent
un grand nombre de migrants et de réfugiés, afin de développer leur
capacité à offrir une protection, des conditions d’accueil dignes
et sûres, et des moyens de subsistance durables pour les réfugiés
et les communautés d’accueil»
.
52. Les ministres de l’Union européenne se sont également dit
déterminés à empêcher les passeurs et les trafiquants d’êtres humains
d’exploiter cette situation, et à coordonner leur réponse en vue
de protéger les frontières extérieures de l’Union européenne. Afin
de répondre aux besoins de protection internationale, ils ont souhaité
intensifier les «opérations extérieures de renforcement des capacités
en matière d’asile» et sont disposés à soutenir la réinstallation
sur une base volontaire, en accordant la priorité aux personnes vulnérables,
telles que les femmes et les enfants.
53. Dans sa résolution du 16 septembre 2021
, le Parlement européen est allé
plus loin en rappelant que le soutien apporté à l’accueil des réfugiés
et migrants afghans dans les pays voisins ne constitue pas une solution
de remplacement à une politique européenne d’asile et de migration
à part entière. Il demande à ce que l’Union européenne assume sa
responsabilité morale en matière de protection des réfugiés et se
prononce en faveur des mesures suivantes:
- une expansion des possibilités de réinstallation, notamment
pour les personnes les plus en danger et les plus vulnérables;
- la création de voies complémentaires comme l’octroi de
visas humanitaires et un programme de visa spécial pour les femmes
afghanes cherchant à échapper au régime des talibans;
- le recours à la directive sur la protection temporaire
et au mécanisme de protection civile.
54. Conformément aux directives du HCR, le Parlement européen
invite également les États membres de l’Union européenne à réévaluer
à la lumière des derniers événements les demandes d’asile en cours
et celles reçues récemment de la part d’Afghans et souligne qu’il
ne doit y avoir aucun retour forcé en Afghanistan, quelles que soient
les circonstances.
7. Droits humains
55. Le retour au pouvoir des talibans
suscite de fortes préoccupations quant au respect des droits humains en
Afghanistan. Ces inquiétudes portent sur deux points: la crainte
de voir les progrès réalisés au cours des vingt dernières années,
en particulier dans des domaines tels que les droits des femmes,
totalement anéantis; et la crainte que les talibans, alors même
qu’ils sont les détenteurs du pouvoir
de
facto, continuent de recourir aux mêmes méthodes que
celles qu’ils utilisaient en tant que groupe d’insurgés, notamment
les exécutions sommaires et les assassinats ciblés
, la torture et d’autres violations
des droits humains et du droit humanitaire.
56. Ces préoccupations sont fondées. Alors que dans leurs déclarations
publiques, les talibans se sont engagés à respecter les droits humains
– dans le cadre de la charia –, la réalité sur le terrain contredit
ces dires, comme le signalent les Nations Unies, les ONG et les
médias
.
58. Comme l’a souligné la Haut-Commissaire des Nations Unies aux
droits de l’homme, Michelle Bachelet, lors de l’ouverture d’une
session extraordinaire du Conseil des droits de l’homme consacrée
à l’Afghanistan, «les progrès significatifs réalisés en matière
de droits de l’homme au cours des deux dernières décennies ont permis
à la population afghane de s’intéresser de près à une société qui
valorise et défend les droits de l’homme. Les organisations de la
société civile ont fleuri. Les femmes assument des rôles publics
et des postes de direction dans les médias et dans toute la société.
En 2021, 27 % des membres du parlement et un cinquième des fonctionnaires
étaient des femmes. Quelque 3,5 millions de filles sont scolarisées
– à comparer à 1999, où aucune fille ne pouvait fréquenter l’école
secondaire et où seulement 9 000 étaient inscrites dans l’enseignement
primaire»
.
59. La société civile a changé comme en témoignent les manifestations
de rue qui ont suivi la prise de pouvoir par les talibans. Pourtant,
la question de savoir si les talibans ont changé semble appeler
une réponse négative, à en juger par la manière dont ils musèlent
les critiques et répriment les manifestations.
60. Alors que la communauté internationale a réaffirmé à l’unanimité
«qu’il importe de respecter les droits humains, y compris ceux des
femmes, des enfants et des minorités»
, il reste deux points à éclaircir:
- la communauté internationale
conviendra-t-elle également à l’unanimité de subordonner la collaboration avec
les talibans aux obligations qui leur incombent, en tant qu’autorités de facto, en matière de respect des
droits humains;
- quels seront les mécanismes mis en place pour contrôler
régulièrement et de manière efficace le respect par les talibans
de leurs obligations et les amener à rendre des comptes en cas de
manquement.
61. S’agissant de ce dernier point, le 24 août 2021, la Conseil
des droits de l’homme a prié «la Haut-Commissaire des Nations Unies
aux droits de l’homme de lui présenter, à sa 48ème session,
un rapport oral sur la situation des droits de l’homme en Afghanistan,
et de lui présenter, à sa 49ème session,
un rapport écrit complet portant notamment sur l’application du
principe de responsabilité à l’égard de tous ceux qui ont commis
des violations des droits de l’homme et des atteintes à ces droits
dans le cadre du conflit, avant la tenue d’un dialogue»
. L’appel à établir un mécanisme
de surveillance spécifique et indépendant lancé par la Haut-Commissaire
des Nations Unies aux droits de l’homme et la Présidente de la Commission
indépendante des droits de l’homme d’Afghanistan, Shaharzad Akbar,
est resté sans réponse
.
8. Terrorisme
62. La question du terrorisme occupe
une place centrale dans l’Accord de Doha. Selon les termes de cet accord,
les talibans se sont engagés à empêcher tout groupe ou individu,
y compris Al-Qaida, de se servir du sol afghan pour menacer la sécurité
des États-Unis et de leurs alliés. Ils s’engagent notamment à ne
pas donner asile à de tels groupes ou individus ni coopérer avec
eux, et à les empêcher de recruter et former de nouveaux membres,
ou de collecter des fonds
.
63. De leur côté, les États-Unis se sont engagés, une fois que
les parties afghanes auraient commencé leurs négociations, à entamer
un examen administratif de leur liste des sanctions et des récompenses
concernant les membres des talibans, en vue de lever ces sanctions
d’ici au 27 août 2020 et à nouer un dialogue diplomatique avec les
autres membres du Conseil de sécurité des Nations Unies et l’Afghanistan
pour radier de la liste des sanctions les membres des talibans,
l’objectif étant d’y parvenir d’ici au 29 mai 2020
.
64. Ni les Nations Unies, ni les États-Unis n’ont désigné les
talibans comme une organisation terroriste. Cependant, un bon nombre
de membres influents des talibans, dont plusieurs représentants
de l’actuel gouvernement intérimaire, figurent sur les listes de
sanctions de l’ONU
, de l’Union européenne, des États-Unis,
du Royaume-Uni
et d’autres
pays, ce qui implique le gel des avoirs, l’interdiction de voyager
et l’embargo sur les armes.
65. Peu après son installation, le gouvernement intérimaire des
talibans a prétendu que les États-Unis ne respectaient pas l’Accord
de Doha et exigé la levée des sanctions
. Cette demande vise entre autres
le ministre de l’Intérieur, Sirrajudin Haqqani, qui est accusé d’une
série d’attaques contre les forces américaines en Afghanistan et
dont la tête est mise à prix à 5 millions $US par les Etats-Unis.
66. L’examen périodique de la liste des sanctions de l’ONU est
prévu d’ici fin 2021. Les États-Unis et la communauté internationale
dans son ensemble sont confrontés à un autre dilemme important,
à savoir la décision de lever ou non les sanctions.
67. Le dernier rapport de l’ONU concernant les talibans et les
personnes et entités qui leur sont associées dans la menace qu’ils
constituent pour la paix, la stabilité et la sécurité de l’Afghanistan
donne un aperçu de la présence de groupes terroristes dans le pays
.
68. Le rapport indique que bon nombre de combattants d’Al-Qaida
et d’autres éléments extrémistes étrangers alignés sur les talibans
sont présents dans différentes régions de l’Afghanistan et qu’Al-Qaida
et le réseau Haqqani entretiennent des liens étroits, fondés sur
une idéologie commune, forgés par un combat conjoint et des alliances
matrimoniales
.
69. En revanche, les talibans et l’EIPK restent dans une relation
de rivalité, malgré un certain nombre de transfuges d’un groupe
à l’autre et de défections. Par ailleurs, les opinions divergent
quant à l’étendue des liens qu’entretient l’EIPK avec le réseau
Haqqani. Cette branche régionale de Daech qui tire son nom de la
région historique connue sous la dénomination de Province du Khorassan,
est née début 2015 d’une frange dissidente des talibans. Contrairement
à ces derniers qui poursuivent un programme national et se sont
battus contre les forces d’occupation pour conquérir le pouvoir
en Afghanistan, l’EIPK aspire à mettre en place un califat islamique
mondial
.
Après avoir essuyé plusieurs revers militaires successifs, ce groupe
ne compte que quelques milliers de militants et commet des attentats
à la bombe contre des civils dans des zones densément peuplées.
Selon des informations diffusées par les médias, les talibans auraient
exécuté l’ancien chef de l’EIPK, Abu Omar Khorasani, après avoir
pris possession d’une prison de Kaboul où il était détenu avec plusieurs
autres personnes à la suite de leur arrestation par les forces gouvernementales
.
70. Bien que les talibans nient formellement la présence de combattants
terroristes étrangers en Afghanistan, selon le rapport des Nations
Unies, quelque 8 000 à 10 000 d’entre eux seraient présents sur
le territoire, la plupart étant originaires d’Asie centrale, du
Caucase, du Pakistan et de la Région autonome ouïghoure du Xinjiang,
en Chine. La majorité de ces combattants étrangers sont affiliés
aux talibans, mais d’autres ont également rejoint les rangs d’Al-Qaida
et de l’EIPK
.
71. Reste à savoir si les principaux acteurs régionaux et internationaux
sont susceptibles de se rapprocher des talibans dans l’intérêt commun
de lutter contre le terrorisme international, car les talibans ont
affirmé à plusieurs reprises que leur projet est circonscrit à l’Afghanistan
et qu’ils ne cherchaient pas à exporter leur idéologie au-delà des
frontières du pays.
9. Trafic de stupéfiants
72. La production de pavot à opium
et le trafic de stupéfiants sont un énorme problème en Afghanistan
et ont constitué la principale source de financement des talibans
depuis leur éviction en 2001. Pour donner un aperçu des chiffres
concernés, la superficie consacrée à la culture du pavot à opium
a augmenté de 37 % entre 2019 et 2020, la production potentielle
d’opium étant estimée à 6 300 tonnes
. Depuis plus de dix ans au moins,
l’Afghanistan est au centre du commerce illicite des opiacés dans
le monde, avec plus de 80 % de la production mondiale
.
Par ailleurs, des données de plus en plus nombreuses attestent du
rôle de l’Afghanistan en tant que producteur et fournisseur de méthamphétamines
au plan mondial
.
73. Les facteurs qui influencent la culture du pavot à opium en
Afghanistan sont multiples. Les défis relatifs à l’État de droit,
notamment l’instabilité politique ou autre et l’insécurité dont
sont à l’origine les groupes d’insurgés, figurent parmi les principaux
moteurs
. Certains facteurs
socio-économiques pèsent également sur les décisions des agriculteurs,
par exemple le peu de perspectives d’emploi, le manque d’accès à
une éducation de qualité et l’accès limité aux marchés
.
74. La pandémie de covid-19 n’a semble-t-il pas eu d’incidence
sur les trois principaux itinéraires du trafic depuis l’Afghanistan,
à savoir: la route des Balkans, qui approvisionne l’Europe occidentale
et centrale via l’Iran et la Turquie en passant par l’Europe du
Sud-Est; la voie du sud, qui traverse le Pakistan et l’Iran vers
la région du Golfe, l’Afrique, l’Asie du Sud et, dans une moindre
mesure, l’Asie du Sud-Est, l’Océanie et l’Amérique du Nord; et la
voie du nord, qui passe par les pays d’Asie centrale vers la Fédération
de Russie. Par ailleurs, la portion caucasienne de ces itinéraires
semble être restée un couloir de transit probable pour les opiacés
à destination des marchés européens. Les saisies d’héroïne afghane
en Azerbaïdjan auraient augmenté, passant de 802 kg en 2019 à 2 240 kg
en 2020
.
75. Le problème des stupéfiants en Afghanistan n’a pour l’heure
pas été abordé dans le cadre des pourparlers avec les talibans,
même s’il s’agit de l’un des principaux obstacles aux efforts visant
à rétablir la paix, la stabilité et la sécurité dans le pays et
la région. C'est aussi une menace pour la sécurité de l'Europe, comme
l'a souligné l'Assemblée en 2013
. Par
conséquent, il n’est pas surprenant que les pays voisins et la Fédération
de Russie soient désireux d’amener les talibans à la table des négociations,
en vue notamment de s’attaquer au problème de la production et du
trafic de stupéfiants
, et, d’après des
discussions récentes, il semble que les talibans y soient disposés
.
Un autre point soulevé a trait aux sanctions économiques qui, si elles
étaient maintenues, inciteraient, selon certains observateurs, les
talibans à recourir encore davantage au trafic de drogue en tant
que source de revenus
.
10. La dimension régionale
76. Les pays de la région observent
avec beaucoup d’attention l’évolution de la situation en Afghanistan.
Ils sont les premiers à s’inquiéter du risque de voir la violence
perdurer ou de sombrer dans la guerre civile. De la même façon,
ils seraient les premiers à subir les conséquences d’une recrudescence
du terrorisme, de l’extrémisme violent, du trafic de stupéfiants
et d’autres activités criminelles en Afghanistan, qui aurait des effets
déstabilisateurs plus larges.
77. Les pays voisins sont particulièrement inquiets dans la mesure
où ils seraient en première ligne en cas d’arrivée massive de réfugiés.
Ils risqueraient par ailleurs de faire face à un climat sécuritaire
difficile, en raison de la présence de combattants étrangers et
de groupes ethniques apparentés impliqués dans les activités des milices
en Afghanistan
. Beaucoup d'entre eux sont sous
pression pour avoir fourni un abri aux Afghans pendant des décennies.
78. Dès lors, il n’est pas surprenant qu’au cours des derniers
mois, le dialogue diplomatique se soit intensifié avec la tenue
de réunions spécifiques d’organisations régionales telles que l’Organisation
du Traité de sécurité collective (OTSC) et l’Organisation de coopération
de Shanghai (OCS) et d’initiatives comme la troïka élargie sur l’Afghanistan
– associant la Fédération de Russie, le Pakistan et la Chine – ou
le format de Moscou.
79. Il ressort des conclusions de ces forums que, tout en excluant
une reconnaissance formelle, les pays de la région sont favorables
à un dialogue pragmatique avec les talibans. Ils s’accordent pour
donner la priorité à la formation d’un gouvernement inclusif et
représentatif qui serait un partenaire fiable dans la lutte contre
le terrorisme et le trafic de drogue. Certains d’entre eux n’excluent
pas le retrait sous conditions de quelques personnalités talibanes
de la liste des sanctions de l’ONU
, et demandent aux institutions financières internationales
de débloquer les financements et les avoirs qui ont été gelés au
lendemain de la prise de pouvoir par les talibans
.
80. Dans le même temps, le retrait des États-Unis et leur désengagement
en Asie centrale ont pu donner aux puissances régionales de nouvelles
possibilités d’affirmer leur influence politique et économique.
La Chine est le premier pays qui vient à l’esprit: elle était, en
2020, le principal investisseur étranger en Afghanistan
, elle porte un vif intérêt aux richesses
naturelles du pays – notamment à ses gisements de minéraux de terres rares
– et espère relier l’Afghanistan, l’Inde et le Pakistan grâce au
projet d’investissement massif dans les infrastructures de l’initiative
«Ceinture et route»
.
11. Conclusions
81. Au cours des vingt dernières
années, les États membres du Conseil de l’Europe ont investi massivement en
Afghanistan. Ils ont fourni des troupes, apporté une aide humanitaire
et un soutien financier, dispensé des conseils et des formations
et offert un renforcement des capacités dans le but de bâtir un
pays stable, démocratique, sûr et pacifique, débarrassé du terrorisme
et de tout extrémisme violent. Le retrait des États-Unis et de leurs
alliés et le retour au pouvoir des talibans marquent le début d’une
nouvelle ère, empreinte d’incertitudes et de risques. Cependant,
le retrait des forces militaires ne doit pas se traduire par un
retrait politique. Les valeurs fondamentales du Conseil de l'Europe
– les droits de l'homme, la démocratie et l’État de droit – qui
sont inscrites dans un certain nombre de normes universelles, devraient
servir d'orientation dans les politiques concernant l'Afghanistan.
82. La communauté internationale devrait avoir pour premier impératif
de s’attaquer à la situation humanitaire désastreuse et d’empêcher
qu’elle ne se détériore davantage. À cette fin, les États membres
du Conseil de l’Europe devraient soutenir le rôle de chef de file
et de coordinateur de l’action humanitaire joué par les Nations
Unies. Ils devraient honorer, voire même intensifier, les promesses
financières qu’ils ont faites, sans subordonner l’octroi de leur
soutien à des conditions. Dans le cas contraire, ce sont les Afghans,
et non le régime afghan, qui en feront les frais.
83. La communauté internationale est confrontée à un dilemme crucial,
à savoir faut-il ou non engager le dialogue avec les talibans et
de quelle manière. De fait, cette question constitue un test décisif
en ce qui concerne sa capacité à envoyer un message cohérent aux
autorités de facto de Kaboul.
Le seul moyen pour la communauté internationale de ne pas laisser
tomber les Afghans est de mettre en place un engagement opérationnel,
prudent et pragmatique, avec les talibans. Sans l’aval de ces derniers,
il sera impossible d’atteindre la population pour répondre à ses
besoins; de même, il ne sera pas possible de poursuivre l’évacuation
des ressortissants étrangers et des milliers d’Afghans qui ont travaillé
avec des pays étrangers et sont toujours présents en Afghanistan.
84. À en juger par leurs déclarations et revendications, comme
leur récente demande de prise de parole devant l’Assemblée générale
des Nations Unies
, les talibans sont manifestement
à la recherche d’une reconnaissance internationale. Le dialogue,
l’engagement et la coordination sont tout à fait envisageables dans
l’immédiat, mais ils devraient être subordonnés à leurs actes, à
savoir le respect des droits humains – notamment des femmes et des
minorités – et le rejet du terrorisme, aux niveaux national et international.
Des mécanismes appropriés devraient être mis en place pour assurer
le suivi de l’évolution sur le terrain.
85. En exerçant une influence politique sur les talibans, les
États membres du Conseil de l’Europe devraient exiger que les avancées
réalisées au cours des vingt dernières années dans le domaine des
droits humains ne soient pas anéanties et encourager une convergence
d’intérêts en matière de lutte contre le terrorisme. De surcroît,
la question de la lutte contre la production et le trafic de stupéfiants
et d’autres activités criminelles devrait faire partie intégrante
du dialogue avec les talibans et des efforts visant à stabiliser
l’Afghanistan et à éviter des répercussions au plan international.
86. La crise actuelle ne manquera pas de provoquer de nouveaux
déplacements, à l'intérieur comme à l'extérieur de l'Afghanistan.
Il convient de créer les conditions permettant aux réfugiés de bénéficier
d'une sécurité et d'un abri dans la région, dans un esprit de solidarité.
Néanmoins, les Etats membres du Conseil de l'Europe devraient assumer
leurs responsabilités morales et juridiques en matière de protection
des réfugiés.
87. Les avantages et les inconvénients de la mise en œuvre de
pressions financières pour renforcer l’influence politique sur les
talibans doivent être soigneusement pesés. Il convient de trouver
les mécanismes appropriés permettant d’éviter que de telles sanctions,
gel des actifs financiers et retrait de l'aide au développement
n’aggravent les souffrances déjà endurées par la population et ne
conduisent à un recours encore plus important aux activités criminelles,
dont les conséquences néfastes dépasseraient les frontières de l’Afghanistan.
88. Dans une récente allocution devant le Parlement européen,
Josep Borrel, Haut représentant de l’Union européenne pour les affaires
étrangères et la politique de sécurité, a résumé en une phrase le
caractère multidimensionnel de la situation actuelle: «si nous voulons
nous pencher sur la question de l’Afghanistan après la fin du mois
d’août, nous devons l’envisager sous ces trois angles: la tragédie
du peuple afghan, le revers de l’Occident et, pour le monde entier,
un tournant dans les relations internationales
.»
89. Ces propos devraient inciter les États membres du Conseil
de l'Europe à analyser ce qui s'est passé de manière autocritique.
Ils devraient amorcer une réflexion constructive et prospective
sur la place de l’Europe dans la nouvelle configuration géopolitique
envisageable et peser de tout leur poids en faveur du dialogue,
de la diplomatie et du multilatéralisme en vue d'assurer la paix
et la stabilité.