1. Introduction
1. Le présent rapport fait suite
à une proposition de résolution signée par 85 membres de l’Assemblée parlementaire,
que j’ai déposée le 1er octobre 2020
et que le Bureau a renvoyée à notre commission pour rapport le 12
octobre 2020. Le 14 octobre 2020, la commission m’a désigné rapporteur.
2. La proposition de résolution rappelle que M. Navalny a été
hospitalisé en Fédération de Russie le 20 août 2020 avant d’être
transféré en Allemagne, et que le Gouvernement allemand a déclaré
avoir «la preuve sans équivoque» qu’il avait été empoisonné par
un agent neurotoxique de type Novitchok. Elle relève qu’il ne s’agit
pas de la première atteinte portée à la vie d’une figure de l’opposition
en Fédération de Russie et qu’elle a des répercussions sur la politique
européenne et sur la situation de la démocratie et des droits humains
en Fédération de Russie. La proposition de résolution conclut en
appelant l’Assemblée à «contribuer à la mise en lumière des circonstances
de l’empoisonnement de M. Navalny dans un rapport spécial sur le sujet».
3. J’ai présenté une note introductive à la commission lors de
sa réunion du 8 décembre 2020. Les 17 et 18 décembre 2020, je me
suis rendu à Berlin (Allemagne) pour une visite d’information, au
cours de laquelle j’ai rencontré des membres du Bundestag et des
représentants du ministère fédéral des Affaires étrangères, ainsi
que M. Navalny lui-même. Lors de sa réunion du 19 janvier 2021,
la commission a organisé une audition en présence de M. Leonid Volkov,
directeur de campagne de M. Navalny, et de M. Christo Grozev, enquêteur principal
pour Bellingcat
. M. Navalny aurait également
dû participer à cette audition, mais il se trouvait en détention,
après son arrestation survenue deux jours plus tôt à son retour
en Russie (voir plus loin). Par ailleurs, j’ai consulté un large
éventail d'individus impliqués à différents titres et de nombreux
experts dans différents domaines – notamment la politique russe,
la médecine et les empoisonnements par organophosphorés – ainsi
que Mme Agnes Callamard qui, en sa qualité
de Rapporteuse spéciale sur les exécutions extrajudiciaires, sommaires
ou arbitraires, préparait à l’époque son propre rapport sur cette question.
Les sources spécifiques de certaines informations seront précisées
le cas échéant dans le rapport.
4. Le 19 janvier 2021, la commission m’a autorisé à effectuer
une visite d’information en Fédération de Russie. Le 4 octobre,
j’ai contacté la délégation russe à l’Assemblée pour proposer que
cette visite se déroule du 16 au 18 novembre 2021. Je n'ai pas reçu
de réponse concrète à cette proposition.
5. Dans l’attente d’une réponse et parallèlement à ma proposition
de dates pour une visite d’information, j’ai envoyé, le 21 octobre
2021, une liste de questions écrites au président de la délégation
russe, à transmettre aux autorités compétentes. Cette liste de questions
se trouve en annexe 1. Je n'ai reçu aucune réponse à ces questions.
2. Alexeï Navalny
6. M. Navalny est un responsable
politique russe de l’opposition et un militant de la lutte contre
la corruption. Sa carrière politique a débuté en 2000, lorsqu’il
a rejoint le parti d’opposition Yabloko. Il est ensuite devenu dirigeant
adjoint de la branche moscovite de son parti en 2004, candidat aux
élections municipales de Moscou en 2005 et membre du conseil fédéral
du parti en 2006-2007.
7. Durant cette période, en 2003, il a commencé à travailler
avec le Comité pour la protection des Moscovites et à participer
à des campagnes contre les constructions immobilières illicites.
En 2007, il a co-fondé le «parti nationaliste moderne» NAROD (qui
signifie «le peuple»). En 2008, il a créé un blog sur la corruption
et a acheté des actions de grandes entreprises russes pour pouvoir
interroger les dirigeants sur leurs opérations financières. Plus
tard, sa campagne anti-corruption s’est étendue à YouTube et Twitter.
En 2011, il a créé le Fonds de lutte contre la corruption (FBK),
qui a publié des vidéos sur la fortune inexpliquée supposée de divers
hauts dignitaires russes, dont le Premier ministre de l’époque Dmitry
Medvedev et, en janvier 2021, le Président Vladimir Poutine.
8. Lors des élections législatives de 2011, M. Navalny a invité
ses partisans à voter pour les candidats de n’importe quel parti
à l’exception de Russie unie, le parti au pouvoir, qu’il avait qualifié
de «parti d’escrocs et de voleurs». Au cours des grandes manifestations
qui ont suivi les élections, il a été arrêté et emprisonné pendant
15 jours. Après sa libération, il a repris sa campagne en prenant
la parole lors d’un rassemblement qui aurait réuni 120 000 manifestants
à Moscou le 24 décembre.
9. En juillet 2013, M. Navalny a été condamné à cinq ans d’emprisonnement
pour une affaire de détournement de fonds au détriment de Kirovles,
une exploitation forestière publique de la région de Kirov, alors
qu’il était conseiller du gouverneur, membre du parti d’opposition.
Cette peine a été assortie d’un sursis en octobre 2013. En février
2016, la Cour européenne des droits de l’homme a estimé que la condamnation de
M. Navalny résultait d’un procès inéquitable (voir plus loin). En
novembre 2016, la Cour suprême russe a annulé la condamnation et
ordonné un nouveau procès. En février 2017, le tribunal régional
a de nouveau conclu à la culpabilité de M. Navalny et a prononcé
exactement la même peine qu’en 2013. Il semble que la retranscription
du verdict du second procès ait été identique à celle du premier
procès
.
Après sa remise en liberté en 2013, M. Navalny s’est présenté aux
élections municipales de Moscou et a obtenu 27 % des voix contre
le candidat élu Sergueï Sobyanin, un proche du Président Vladimir
Poutine. En juin 2018, un tribunal moscovite a prolongé d’un an
sa peine avec sursis.
10. En décembre 2014, M. Navalny et son frère Oleg Navalny ont
été reconnus coupables d’avoir escroqué la filiale russe du groupe
de cosmétiques Yves Rocher et une entreprise russe au moyen d’une
société de transport logistique appartenant à leur famille, et d’avoir
blanchi les sommes détournées. Alexeï a été condamné à 3,5 ans d’emprisonnement
avec sursis, et son frère Oleg à 3,5 ans de prison. La Cour européenne
des droits de l’homme a estimé qu’ils avaient été condamnés et sanctionnés
pour des agissements dont l’illégalité n’était pas prévisible (voir
plus loin). En avril 2018, la Cour suprême russe a réexaminé ces
condamnations et les a confirmées.
11. En décembre 2016, M. Navalny a annoncé son intention de se
présenter à l’élection présidentielle de 2018. La Commission centrale
électorale a rejeté sa candidature en raison de sa précédente condamnation. M. Navalny
a néanmoins poursuivi ses activités politiques et il a été détenu
à plusieurs reprises – au total 60 jours en 2017, 78 jours en 2018
et 55 jours en 2019 – généralement pour avoir organisé et/ou participé
à des rassemblements publics non autorisés
.
12. Le 17 janvier 2021, M. Navalny s’est envolé de Berlin, où
il se remettait de sa maladie, pour Moscou. À son arrivée, il a
été arrêté en vertu d’un mandat d’arrêt émis pour avoir enfreint
les termes d’une condamnation avec sursis prononcée à son encontre
en 2014 dans l’affaire Yves Rocher. La peine initiale avait été
prononcée à l’issue d’une procédure que la Cour européenne des droits
de l’homme a jugée contraire au droit à un procès équitable et à
l’interdiction de toute peine infligée sans loi
. Le 2 février 2021,
le tribunal du district Simonovskiy de Moscou a commué la peine
avec sursis en une peine de deux ans et huit mois d’emprisonnement.
Tous les recours de M. Navalny contre cette décision ont été rejetés,
bien qu’à un moment donné sa peine ait été réduite de 45 jours.
M. Navalny est détenu dans une prison russe depuis lors
.
13. M. Navalny a porté plusieurs affaires devant la Cour européenne
des droits de l’homme. Dans ces affaires, la Cour a conclu à la
violation par les autorités russes de la liberté d’expression de
M. Navalny, de son droit à la liberté et à la sécurité, de son droit
à un procès équitable, de l’interdiction d’infliger une peine sans
loi et de l’interdiction des peines ou traitements inhumains et
dégradants. Dans plusieurs arrêts, la Cour a évoqué l’effet dissuasif
des actes des autorités qui «[dissuadent M. Navalny] et d’autres
personnes de participer à des rassemblements de protestation et
de s’engager activement en politique dans le camp de l’opposition
». Sur l’interdiction
des procès non équitables et des peines sans loi, la Cour a estimé
dans une affaire qu’il avait été «établi au-delà de toute doute
raisonnable que les restrictions imposées à [M. Navalny] […] poursuivaient
un but inavoué […], à savoir celui d’étouffer le pluralisme politique,
qui est un attribut du “régime politique véritablement démocratique”
encadré par la “prééminence du droit”» – et que cela constituait
une violation de l'article 18 de la Convention européenne des droits
de l’homme (STE n° 5)
.
Elle a précisé dans un autre arrêt «[qu’il] est évident pour la
Cour, comme il l’a dû l’être pour les juridictions internes, qu’il
existait un lien manifeste entre les activités publiques du premier
requérant et la décision de la Commission d’enquête de l’inculper.
[…] Faute d’avoir examiné ces allégations, les juridictions ont
elles-mêmes fait fortement craindre que la véritable motivation
des poursuites engagées contre les requérants et de leur condamnation
était de nature politique»
.
3. Les événements du 20 août 2020 et
des jours qui ont suivi
14. Le 20 août 2020, M. Navalny
devait rentrer à Moscou après s’être rendu à Tomsk en Sibérie, où
il avait rencontré des candidats de l’opposition aux élections locales
et enquêté sur une affaire de corruption. D’après les informations
disponibles, il n’a rien mangé et n’a bu qu’une tasse de thé à l’aéroport
de Tomsk le matin avant d’embarquer. Peu après le décollage, il
a indiqué à son attachée de presse, Kira Yarmysh, qu’il ne se sentait
pas bien, puis s’est rendu aux toilettes. Il en est ressorti environ
quinze minutes plus tard et a dit au personnel de bord qu’il avait
été empoisonné et qu’il allait mourir. Il s’est écroulé et a perdu
connaissance, gémissant et criant. L’avion s’est dérouté vers l’aéroport
d’Omsk, où le pilote a effectué un atterrissage d’urgence, bien
que l’aéroport ait été évacué peu de temps auparavant à la suite
d’une (fausse) alerte à la bombe reçue quelques minutes après que
le pilote ait demandé l'autorisation d'atterrir
. Les médecins sont entrés dans l’avion,
ont examiné M. Navalny pendant 15 à 20 minutes et l’ont mis sous
perfusion intraveineuse. M. Navalny a ensuite été emmené en ambulance
aux urgences de l’hôpital local, accompagné de Mme Yarmysh.
Une fois son ravitaillement en carburant effectué, l’avion a poursuivi
sa route vers Moscou. Des fonctionnaires de police et d’autres personnes
en civil seraient entrés dans l’avion et auraient demandé aux passagers
assis dans les rangées proches du siège de M. Navalny de patienter
pendant que les autres passagers ont été autorisés à débarquer
.
15. À l’hôpital d’Omsk, M. Navalny a été pris en charge dans le
service des intoxications aiguës, placé sous respiration artificielle
et traité à l’atropine
.
Quarante minutes plus tard, Mme Yarmysh
a été informée qu’il était tombé dans le coma. Elle a exigé que
la police soit appelée, insistant sur le fait que M. Navalny avait
été empoisonné. La police est arrivée peu de temps après et a interrogé
Mme Yarmysh, ainsi que l’assistant de M. Navalny,
Ilya Pakhomov. Les vêtements de M. Navalny ont été saisis (et n’ont
jamais été restitués). Quelques heures plus tard, l’épouse de M. Navalny,
Yulia, et son médecin personnel, Anastasia Vasilyeva, sont arrivées
à Tomsk et se sont rendues à l’hôpital. La direction de l’hôpital
a commencé par exiger que Mme Navalny
présente un certificat de mariage pour l’autoriser à voir son mari,
avant de céder plus tard dans la soirée. Le Dr Vasilyeva
se serait vu refuser l’accès au service où M. Navalny était soigné,
ainsi qu’à son dossier médical.
16. Faisant suite aux propositions d’aide des gouvernements français
et allemand, l’ONG allemande Cinema for Peace a envoyé à Omsk le
21 août un avion médical exploité par la société allemande FAI Air Ambulance
. Les autorités
de l’hôpital d’Omsk ont d’abord refusé d’autoriser M. Navalny à
quitter l’hôpital. Ce refus a déclenché une campagne publique exigeant
son évacuation, son épouse allant même jusqu’à appeler le Président
Poutine. Dans la soirée du 21 août, l’aéroport a annoncé que l’état
de M. Navalny s’était stabilisé et qu’il était autorisé à partir.
Il a été emmené à l’aéroport en ambulance, transféré dans une unité
d’isolement EpiShuttle, puis embarqué à bord d’un vol d’évacuation
médicale. Il est arrivé à Berlin le 22 août et a été transporté
à l’hôpital de la Charité.
4. Les symptômes et le diagnostic de
la maladie de M. Navalny
17. Les médecins d’Omsk ont publié
une série de communiqués sur le diagnostic de la maladie de M. Navalny,
qui semblent essentiellement privilégier une possible hypoglycémie
(faible taux de sucre dans le sang).
- Le 21 août, le Dr Alexander
Murakhovsky, médecin en chef de l’hôpital des urgences no 1
d’Omsk, a déclaré que «[l]e diagnostic auquel [ils étaient] le plus
enclin désormais [était] une rupture de l’équilibre glucidique,
c’est-à-dire un trouble du métabolisme. Il a pu être causé par une
baisse soudaine de la glycémie dans l’avion, qui a provoqué une
perte de conscience». Il a ajouté que M. Navalny ne pouvait pas
encore prendre l’avion en raison de la gravité de son état de santé
et d’un risque de «troubles hémodynamiques» et de «crise convulsive»
au décollage et à l’atterrissage .
- Le 24 août, l’adjoint du Dr Murakhovsky,
le Dr Anatoliy Kalinichenko, a déclaré
que l’un des premiers diagnostics évoqués avait été un empoisonnement,
mais qu’il avait été écarté après plusieurs tests effectués par
des laboratoires à Moscou et à Tomsk .
- Le 4 septembre, le toxicologue en chef de la région d’Omsk,
Alexander Sabaev, a déclaré que l’absence de dommages aux reins,
au cœur et aux poumons de M. Navalny prouvait l’absence de toxines
dans son corps. M. Sabaev a affirmé que l’état de M. Navalny pouvait
avoir été causé par l’alcool, un régime alimentaire, le stress,
le surmenage, une exposition prolongée au soleil, l’hypothermie
ou «tout simplement l’absence de petit déjeuner» .
- Le 15 septembre, Sergueï Naryshkin, le directeur du Service
russe du renseignement extérieur (SVR), a déclaré que les médecins
d’Omsk avaient estimé que M. Navalny souffrait d’un «dérèglement
du métabolisme des glucides» .
- Le 6 novembre, le ministère russe de l’Intérieur a annoncé
que le personnel médical de l’hôpital d’Omsk avait confirmé un diagnostic
de «dérèglement du métabolisme des glucides et de pancréatite chronique» .
18. D’après un article publié sur le site internet de M. Navalny,
deux de ses avocats se sont rendus à l’hôpital d’Omsk en novembre
2020. Ils ont demandé à la direction de l’hôpital une copie de son
dossier médical. La direction de l’hôpital a répondu qu’il faudrait
une semaine pour accéder à cette demande. Les avocats sont alors
allés au service des archives de l’hôpital et ont dit au personnel
que la divulgation du dossier médical de M. Navalny avait été autorisée.
Ils ont ainsi pu photographier toutes les pièces du dossier, dont
les résultats d’analyses sanguines effectuées par le laboratoire
Sklifosovsky de Moscou sur des échantillons biologiques prélevés
sur M. Navalny et envoyés au laboratoire le 25 août 2020. Ces analyses
ont révélé un taux de cholinestérase de 0,47, pour un taux de référence
compris entre 4,62 et 11,50. Elles ont également montré des taux
élevés d’alpha-amylase et d’amylase pancréatique, qui sont des enzymes
impliquées dans la digestion de l’amidon. Enfin, le taux de glucose
était supérieur au taux de référence
.
19. L’article poursuit en indiquant que la direction de l’hôpital
a envoyé aux avocats de M. Navalny une copie de son dossier médical
un mois plus tard. Ces documents comportaient quelques différences
par rapport à ceux qu’ils avaient eux-mêmes photographiés. Néanmoins,
selon «trois médecins russes indépendants hautement qualifiés» consultés
par les avocats, les informations contenues dans les deux séries
de documents comprenaient «suffisamment d’éléments pour poser un
diagnostic en toute confiance: empoisonnement par organophosphorés.
Toutes les déclarations concluant à des dérèglements du métabolisme,
à une pancréatite ou à d’autres problèmes naturels de santé sont
absurdes». Plus important encore peut-être, l’article affirme que
le document contenant les résultats des analyses sanguines effectuées
par le laboratoire Sklifosovsky ne figurait pas dans le dossier
médical envoyé par l’hôpital.
20. Je me suis entretenu avec le Dr Philipp
Jacoby, le médecin qui a accompagné M. Navalny à bord du vol d’évacuation
médicale à destination de Berlin. Le Dr Jacoby
m’a confié qu’à son arrivée à Omsk, il a rendu visite à M. Navalny
à l’hôpital pendant une quinzaine de minutes. Le personnel de l'hôpital
lui a demandé de porter un équipement de protection complet (surblouse,
masque, lunettes, doubles gants, surchaussures), alors que les médecins
russes n’en portaient pas. Les médecins russes lui ont affirmé que
M. Navalny n’avait pas été empoisonné et ont parlé d’un problème
endocrinien. M. Navalny avait reçu un sédatif à faible dose, du propofol.
Il y avait une perfusion d’insuline dans la chambre, mais qui n’était
pas reliée au patient, et on ne voyait pas de perfusion d’atropine.
Le Dr Jacoby a demandé si M. Navalny
avait reçu de l’atropine. Il lui a été répondu que non et on lui
a demandé pourquoi cela aurait dû être le cas. M. Navalny était
plongé dans un coma profond, mais ne convulsait pas. Sa température
était très basse (environ 34 °C), sa tension artérielle systolique
était faible (95) et son pouls anormalement bas (autour de 44 bpm).
Sa saturation en oxygène était de 100 %, ce qui était normal étant
donné qu’il était placé sous respirateur artificiel
. M. Navalny
transpirait et salivait abondamment, au point que son oreiller était
trempé, et ses pupilles étaient largement dilatées. Le Dr Jacoby
m’a montré une photographie de M. Navalny prise à l’hôpital d’Omsk.
On y voit clairement ce qui semble être une grande tache de salive
sur l’oreiller sous la mâchoire de M. Navalny. Le Dr Jacoby,
qui a été formé pour reconnaître les signes d’intoxication par insecticides
organophosphorés, estime que les symptômes de M. Navalny correspondent
entièrement à ceux d’un empoisonnement par organophosphorés. Il
m’a confié que lorsqu’il a suggéré ce diagnostic aux médecins d’Omsk,
ceux-ci l’ont rejeté avec virulence.
21. Le Dr Jacoby m’a raconté qu’il
avait revu M. Navalny au moment de son transfert en ambulance vers l’avion
d’évacuation médicale. Son état général était le même qu’à l’hôpital:
il était toujours en sueur, tremblait et avait très froid. Ses pupilles
en revanche n’étaient plus dilatées, mais contractées au point de
ressembler à deux têtes d’épingle. Il a été transporté nu à bord
de l’avion, recouvert seulement d’une fine couverture, avec un certain
nombre de perfusions intraveineuses déjà en place. Avant d’être
hissé à bord de l’avion, M. Navalny a été placé dans un EpiShuttle,
«une unité d’isolement et de transport pour une personne […]. L’EpiShuttle permet
à la fois de protéger l’environnement d’un malade infectieux et
un patient vulnérable d’un environnement contaminé»
. Le Dr Jacoby
a rédigé un «rapport de vol» consignant l’état de santé de M. Navalny,
que j’ai lu. Avant d’embarquer, M. Navalny était plongé dans un
coma profond, sans réponse visuelle, verbale ou motrice. Son rythme
cardiaque était de 59 bpm et sa température était de 34,9 °C. Ces constantes
ont légèrement fluctué, mais n’ont pas évolué de manière significative
pendant les quelque huit heures de vol qui ont acheminé M. Navalny
vers l’hôpital de la Charité à Berlin. Le Dr Jacoby
m’a dit que, pendant le vol, M. Navalny avait reçu un autre sédatif,
le fentanyl (en plus du propofol), et qu’il avait été placé sous
respirateur artificiel. Le Dr Jacoby
ne lui a pas administré d’atropine, car il n’avait que 6 mg avec
lui à bord de l’avion et les médecins de l’hôpital de la Charité
lui avaient fait savoir que cette quantité serait largement insuffisante
pour avoir un quelconque effet sur ce qu’ils soupçonnaient être
un cas d’empoisonnement par organophosphorés
.
22. L’hôpital de la Charité à Berlin a publié une série de mises
à jour sur l’état de santé de M. Navalny. Le 24 août, l’hôpital
a déclaré que «les résultats cliniques [révèlent] une intoxication
par une substance du groupe des inhibiteurs de la cholinestérase.
La substance en question n’a toujours pas été identifiée et une
nouvelle série d’analyses approfondies a été lancée. L’effet du
poison – c’est-à-dire l’inhibition de la cholinestérase dans l’organisme –
a été confirmé par plusieurs analyses effectuées dans des laboratoires
indépendants. Depuis ce diagnostic, le patient est désormais traité
avec de l’atropine». Le 7 septembre, M. Navalny avait été sorti
du coma artificiel et réagissait quand on lui parlait. Le 14 septembre,
il était sorti de la phase de sevrage de la ventilation mécanique,
était entré en convalescence et était capable de quitter temporairement
son lit. Le dernier communiqué – en date du 23 septembre 2020, jour
où M. Navalny est sorti des soins intensifs – annonçait que M. Navalny
avait été soigné à l’hôpital de la Charité pendant un total de 32 jours,
dont 24 passés en soins intensifs. «Au vu de l’évolution du patient
et de son état de santé actuel, les médecins traitants estiment
qu’un rétablissement complet est possible. Il est toutefois encore
trop tôt pour pouvoir évaluer les éventuelles conséquences à long
terme de ce grave empoisonnement».
23. Un article rédigé par le Dr David
Steindl et le professeur Kai-Uwe Eckardt de l’hôpital de la Charité,
ainsi que par d’autres personnes (dont le Dr Jacoby)
impliquées dans le cas de M. Navalny, intitulé «
Novichok nerve agent poisoning»
est paru dans la revue
The Lancet le
22 décembre 2020. Selon cet article, le rapport d’autorisation de
sortie émis par l’hôpital d’Omsk indiquait que «le patient [était]
arrivé dans un état comateux avec une hypersalivation et une diaphorèse
importante [transpiration excessive]» et qu’il s’était vu diagnostiquer
une «insuffisance respiratoire, une crise myoclonique [spasmes musculaires
irréguliers involontaires], un dérèglement du métabolisme glucidique,
des troubles électrolytiques et une encéphalopathie métabolique
.
La prise en charge thérapeutique comprenait l’intubation, l’assistance
respiratoire et l’administration de médicaments non précisés pour
soulager les symptômes et assurer la neuroprotection du patient».
L’article précise qu’à son arrivée à l’hôpital de la Charité, «le
patient était plongé dans un coma profond en légère bradycardie
(51 bpm, puis 33 bpm), avec une hypersalivation, une hypothermie
(33,5 °C), une diaphorèse importante et des pupilles contractées
ne réagissant pas à la lumière, une diminution des réflexes du tronc
cérébral, des réflexes tendineux profonds hyperactifs et des signes
pyramidaux».
24. L’article aborde ensuite le diagnostic. «Les analyses en laboratoire
ont révélé un taux très bas de butyrylcholinestérase plasmatique
(également appelée pseudocholinestérase) et des taux élevés d’amylase, de
lipase, de troponine T à haute sensibilité et de sodium dans le
plasma. Sur la base des résultats cliniques et des analyses en laboratoire,
une inhibition sévère de la cholinestérase a été diagnostiquée et
le patient a été traité à l’atropine et à l’obidoxime. Les signes
cholinergiques sont revenus à la normale dans l’heure qui a suivi
le début de ce traitement antidote […]. Les analyses toxicologiques
et la recherche de traces médicamenteuses dans les échantillons
sanguins et urinaires prélevés lors de l’admission [de M. Navalny]
en soins intensifs à l’hôpital de la Charité ont détecté plusieurs
médicaments, dont l’atropine, que nous avons attribués au traitement
que le patient avait reçu dans le service de soins intensifs d’Omsk
[…]. L’analyse de la cholinestérase par un laboratoire externe spécialisé
a montré une inhibition complète de l’acétylcholinestérase dans
les globules rouges, confirmant ainsi l’exposition à un inhibiteur
de la cholinestérase, et n’a révélé aucun signe de réactivation
par l’obidoxime de l’inhibiteur libre non lié de la cholinestérase
dans le plasma […]. Les examens électrophysiologiques ont mis en
évidence un dysfonctionnement de la transmission neuromusculaire,
qui est typique de l’inhibition de la cholinestérase.»
25. En conclusion, l’article indique que «le diagnostic clinique
d’empoisonnement par organophosphorés semble évident. L’éventail
des résultats obtenus par la surstimulation des récepteurs muscariniques
et nicotiniques observée chez notre patient [M. Navalny] est conforme
aux publications en la matière: myosis, hyperémie conjonctivale,
hypersalivation, diaphorèse, bradycardie et élévation de la lipase
et de l’amylase (attribuée à la stimulation des glandes pancréatiques
et salivaires), réflexes tendineux profonds hyperactifs, signes
pyramidaux et hyperactivité musculaire prolongée. De plus, nous
avons observé des changements pathologiques typiques pendant les
tests électrophysiologiques et l’électromyographie de fibre unique
[…]. Notre patient a eu une issue très favorable. L’intubation et
le placement sous assistance respiratoire dans les deux à trois heures
qui ont suivi l’apparition des symptômes et l’absence d’hypoxie
sévère ont vraisemblablement été déterminants. Le début du traitement
à l’atropine et sa durée au cours des deux premiers jours restent
flous.»
26. J’ai discuté avec le professeur Michael Eddleston, titulaire
de la Chaire individuelle de toxicologie clinique à l’Université
d’Édimbourg, expert en empoisonnement par organophosphorés et auteur
du commentaire qui accompagnait l’article paru dans The Lancet. Il m’a confirmé que
M. Navalny avait présenté de nombreux symptômes typiques de l’intoxication
aux organosphophorés (toxidromes), décrivant des signes «humides»
de consommation d’opiacés – similaires aux symptômes de l’empoisonnement
aux opioïdes (pupilles rétrécies ou en pointe, inconscience, respiration
lente ou absente), mais avec une hypersalivation, une transpiration
excessive, des vomissements et/ou une miction involontaire (d’où
l’emploi du terme «humide»). Il a souligné que le taux d’acétylcholinestérase
de M. Navalny était à zéro 55 heures environ après l’apparition
des symptômes, alors qu’il aurait dû se situer autour de 600. Le
fait que l’administration d’obidoxime n’ait pas permis de réactiver
l’acétylcholinestérase s’explique par un phénomène appelé «vieillissement»:
au bout d’un certain temps, une réaction chimique rend impossible
la réactivation des cholinestérases inhibées par un poison organophosphoré.
Ce laps de temps varie selon le type de composé organophosphoré:
il est d’environ 12 heures pour les composés organophosphorés diméthyliques;
d’environ 120 heures pour les composés organophosphorés diéthyliques;
et d’environ 30 minutes pour les agents neurotoxiques de la série
G, comme le soman. Le délai pour les agents organosphophorés du
Novitchok n’est pas connu. Le professeur Eddleston m’a expliqué
que, bien que l’activité inhibitrice dans le sang de M. Navalny ait
été faible lorsqu’elle a été testée à Berlin, ce qui indique qu’il
restait très peu de poison, cette information ne nous permet pas
d’estimer la date et l’heure de l’empoisonnement du fait de l’insuffisance
de nos connaissances sur la vitesse de métabolisme (ou de dégradation)
du poison organophosphoré en cause. Le professeur Eddleston considère
que, si l’on part du principe qu’il s’est écoulé deux heures entre
l’administration du poison et le premier traitement médical, l’administration
ne s’est probablement pas faite par voie orale, sinon M. Navalny
serait vraisemblablement mort avant sa prise en charge médicale.
Le poison a donc probablement été administré à faible dose et par
absorption cutanée, entraînant l’apparition des symptômes quelques
heures plus tard. Le fait que M. Navalny ait été rapidement placé
sous assistance respiratoire à l’hôpital d’Omsk lui a probablement
sauvé la vie.
27. En février 2021, le représentant permanent de la Russie auprès
de l’Organisation pour l’interdiction des armes chimiques (OIAC)
a transmis un message du
ministre russe des Affaires étrangères, Sergueï Lavrov, au directeur
général de l’OIAC, qui demandait à ce que le secrétariat technique
de l’OIAC «examine attentivement les idées avancées dans la lettre
de V. V. Kozak afin d’envisager d’autres versions possibles de ce
qui s’est passé [...] [et qu’il] commente publiquement et en toute
connaissance de cause les points importants énoncés dans la lettre
ouverte de V. V. Kozak». Cette lettre, qui avait été adressée au
ministre des Affaires étrangères Sergueï Lavrov, est une critique
de l’article paru dans
The Lancet.
Le directeur général de l’OIAC a répondu que le secrétariat de l’OIAC
ne commentait pas les travaux des scientifiques extérieurs et que
la question de l’état de santé général de M. Navalny n’entrait pas
dans le cadre de la visite d’assistance technique en Allemagne (voir
plus loin)
.
28. Je n’ai pas pu obtenir une copie de la lettre du Dr Kozak,
mais ses principaux points sont résumés dans le message du ministre
des Affaires étrangères. Le professeur Eddleston m’a fait part de
son avis d’expert sur les critiques émises par le Dr Kozak:
- La publication dans The Lancet ne contient aucune information
sur l’agent toxique de guerre chimique qui aurait été trouvé dans
les échantillons biomédicaux de M. Navalny. Cela signifie que ses caractéristiques
toxicologiques ne peuvent pas être établies pour être comparées
avec les symptômes du patient. «Sans ces informations, toutes les
thèses sur ce qui a provoqué l’aggravation spectaculaire de l’état
de santé du blogueur sont dépourvues de sens scientifique. Qui plus
est, l’hôpital de la Charité lui-même n’a pas trouvé le moindre
agent de guerre chimique.»
- Commentaire du professeur Eddleston: les
médecins qui ont soigné M. Navalny à Berlin n’ont pas cherché d’agent
de guerre chimique; aucun laboratoire hospitalier dans le monde
ne peut réaliser ce type d’analyse. La détection de ces agents est
extrêmement spécialisée et n’est effectuée que par quelques laboratoires
dans le monde. Les médecins berlinois se sont contentés d’examiner
M. Navalny et de noter la présence de symptômes typiques (toxidromes) d’un
empoisonnement par organophosphorés.
- Les auteurs de la publication évoquent leurs premiers
soupçons d’empoisonnement avec un inhibiteur de la cholinestérase,
mais n’expliquent pas pourquoi aucun test n’a été réalisé pour détecter
la présence d’inhibiteurs de la cholinestérase ou de médicaments
cholinomimétiques dans l’organisme de M. Navalny. Ils n’ont pas
fourni de données sur les quantités ou le taux de concentration
des substances trouvées dans les biomatériaux.
- Commentaire
du professeur Eddleston: l’article de The Lancet indique qu’une analyse toxicologique
et un dépistage des médicaments ont été effectués sur des échantillons
de sang et d’urine prélevés lors de l’admission de M. Navalny à
l’hôpital de la Charité, ce qui a permis d’identifier plusieurs
médicaments. Il s’agissait probablement d’une analyse par spectrométrie
de masse, car l’atropine a été décelée. Certains laboratoires hospitaliers
utilisent la spectrométrie de masse pour rechercher tout un éventail
de médicaments courants dans le sang ou l’urine des patients. Ces
tests ne dépistent pas les composés rares et n’auraient donc pas
permis de détecter d’autres inhibiteurs de la cholinestérase que
ceux utilisés dans la pratique médicale (par exemple la néostigmine).
La référence aux «cholinomimétiques» trahit une mauvaise compréhension,
puisque les résultats de laboratoire ont montré que le poison avait
inhibé les enzymes cholinestérases, et non imité les effets de l’acétylcholine.
Lorsqu’elle est utilisée pour dépister des médicaments courants,
la spectrométrie de masse (qui est la méthode d’analyse standard)
révèle la présence de médicaments, mais pas leur concentration.
Pour cela, il faudrait réaliser un autre test plus compliqué – qui
prend du temps et est rarement requis pour les soins cliniques.
Dans le cas qui nous intéresse, les médecins ont pu soigner le patient
correctement, sans recourir à ce test supplémentaire.
- Les auteurs n’expliquent pas pourquoi les personnes qui
ont été en contact avec M. Navalny n’ont pas été empoisonnées elles
aussi, car l’agent chimique «aurait dû être sécrété sur la peau
et par les voies respiratoires».
- Commentaire du professeur Eddleston: si
le composé organophosphoré avait été appliqué sur la peau du patient,
il aurait disparu avec la toilette effectuée pendant son séjour
à l’hôpital d’Omsk et celles effectuées régulièrement par la suite,
conformément aux pratiques hospitalières courantes. En Asie du Sud,
les patients qui ont ingéré des composés insecticides organophosphorés
toxiques par voie orale sont généralement soignés dans des services ouverts.
Il n’existe aucune preuve que les composés organophosphorés, une
fois absorbés, soient sécrétés sous forme de gaz par les voies respiratoires
dans une mesure significative sur le plan clinique.
- Aucun autre facteur susceptible d’affecter l’activité
de la cholinestérase n’a été pris en compte.
- Commentaire du professeur Eddleston: le
patient a montré une inhibition complète (100 %) de l’acétylcholinestérase,
ce qui est tout à fait cohérent avec le phénomène d’empoisonnement
et sa manifestation clinique en Allemagne.
- «Une explication plutôt vague et superficielle a été donnée
au rétablissement presque complet du patient – soi-disant exposé
à l’un des agents de guerre chimique les plus mortels –, qui aurait
été favorisé par son “bon état de santé”.»
- Commentaire du professeur Eddleston: l’empoisonnement
aux composés organophosphorés par les pesticides agricoles est très
répandu dans le monde, et ses symptômes et les traitements efficaces
sont donc bien connus. La majorité des patients se rétablissent
complètement grâce aux soins cliniques, même dans les hôpitaux ruraux
aux ressources limitées des pays à faible revenu. Ce patient a reçu
des soins rapides et de très grande qualité dans les unités de soins intensifs
d’Omsk et de Berlin, y compris une ventilation mécanique. Certains
insecticides organophosphorés ont des effets et une toxicité similaires
à ceux des agents organophosphorés de guerre chimique. Le fait que
ce patient ait survécu jusqu’à son arrivée à l’hôpital d’Omsk laisse à
penser que la dose absorbée n’était pas très élevée, surtout si
on la compare aux fortes doses observées dans les cas d’auto-intoxication
en Asie du Sud. Dans ces cas-là, le meilleur traitement est l’intubation
et le placement sous assistance respiratoire, deux protocoles de
soin dont M. Navalny a rapidement bénéficié à Omsk.
5. Le type possible d’inhibiteur de la
cholinestérase
29. Le 2 septembre 2020, le Gouvernement
fédéral allemand a annoncé qu’un «laboratoire spécialisé de la Bundeswehr
(les forces armées fédérales) avait effectué des analyses toxicologiques
d’échantillons prélevés sur Alexeï Navalny. Les résultats de ces
analyses ont apporté la preuve irréfutable de la présence d’un agent chimique
neurotoxique de type Novitchok […]. Le gouvernement fédéral prendra
également contact avec l’Organisation pour l’interdiction des armes
chimiques (OIAC)»
.
30. Le 14 septembre 2020, le gouvernement fédéral a annoncé qu’il
avait «demandé à l’Organisation pour l’interdiction des armes chimiques
(OIAC) de l’aider à analyser les preuves liées à l’affaire Navalny.
[…] [L]e gouvernement fédéral a demandé à la France et à la Suède,
en leur qualité de partenaires européens, de procéder à un examen
indépendant des preuves allemandes, à partir des échantillons prélevés
sur M. Navalny. Les résultats de cet examen réalisé par des laboratoires
spécialisés en France et en Suède ont entre-temps été publiés et
confirment les conclusions allemandes».
31. Une équipe d’assistance technique de l’OIAC s’est rendue à
l’hôpital de la Charité de Berlin le 6 septembre 2020, afin de prélever
des échantillons biomédicaux sur M. Navalny. Le résumé du rapport
indique que «dans l’unité de soins intensifs de l’hôpital, les membres
de l’équipe d’assistance technique ont confirmé l’identité de M. Navalny
à l’aide d’un document d’identification photographique qui leur
a été présenté par les autorités allemandes. Conformément aux procédures
de l’OIAC, des prélèvements de sang et d’urine ont été effectués
par le personnel de l’hôpital sous la supervision directe et l’observation
visuelle permanente des membres de l’équipe. Les échantillons ont
été conservés dans la chaîne de contrôle de l’OIAC et transportés au
laboratoire de l’OIAC. À réception d’une demande de l’Allemagne
le 11 septembre 2020, le laboratoire de l’OIAC a envoyé les échantillons
à deux laboratoires désignés par le directeur général […]. Les résultats
de l’analyse […] confirment que les biomarqueurs de l’inhibiteur
de la cholinestérase trouvés dans les échantillons de sang et d’urine
de M. Navalny présentent des caractéristiques structurelles similaires
à celles des produits chimiques toxiques appartenant aux tableaux
1.A.14 et 1.A.15 qui ont été ajoutés à l’Annexe sur les produits chimiques
[...] en novembre 2019. Cet inhibiteur de la cholinestérase ne figure
pas dans l’Annexe sur les produits chimiques […]. La Représentation
permanente de l’Allemagne auprès de l’OIAC a demandé à ce que le
secrétariat technique transmette le résumé de ce rapport à tous
les États parties à la Convention sur les armes chimiques et le
rende public»
.
6. Mode d’administration possible du
Novitchok
32. Le Novitchok est un agent neurotoxique
extrêmement puissant et sophistiqué, dont on sait qu’il a été produit
uniquement dans des laboratoires d’État de l’ancienne Union soviétique.
Ce produit doit être manipulé avec le plus grand soin par des spécialistes
pour pouvoir être administré efficacement sans s’empoisonner soi-même.
33. Plusieurs théories sur la façon dont M. Navalny a été empoisonné
ont été avancées au cours des premiers jours et semaines. L'un des
premiers soupçons était qu'il avait été empoisonné par une substance introduite
dans un cocktail au goût étrange qu'il avait bu à son hôtel à Tomsk
le soir du 19 août 2020. Le professeur Eddleston m'a toutefois informé
que cela était très improbable, car les symptômes seraient apparus bien
plus tôt. La possibilité que du Novichok ait été ajouté au thé de
M. Navalny à l'aéroport de Tomsk est également très peu probable,
car le lieu était exposé à la vue du public. D'autres possibilités
– telles qu'une accumulation de petites doses administrées par différentes
méthodes, ou des «nanocapsules» ingérées par voie orale – qui auraient
pu être utilisées pour éviter d'empoisonner accidentellement des
tiers sont peut-être techniquement possibles, comme me l'ont dit
les professeurs Eddleston et Eckardt, mais la première hypothèse
serait peu fiable et la seconde semble très spéculative. Mais surtout,
il n'existe aucune preuve de ces théories. Les autorités allemandes
ont bien trouvé des traces de Novichok sur une bouteille d'eau que
les collaborateurs de M. Navalny ont apportée en Allemagne depuis
la chambre d'hôtel de M. Navalny à Tomsk, mais la quantité de Novichok
en question était trop faible pour avoir causé une maladie grave.
34. En octobre 2020, le site d’investigation Bellingcat a publié
ses conclusions sur la manière dont les agents du GRU (services
de renseignement militaire russes) qui auraient empoisonné Sergueï
Skripal et d’autres personnes au Royaume-Uni en 2018 (voir plus
loin) s’étaient procuré le poison. Bellingcat a identifié un institut
public russe en particulier – le centre scientifique Signal – qui
employait plus de 10 scientifiques ayant déjà participé au développement
d’armes chimiques. Les métadonnées de téléphonie mobile ont révélé des
communications régulières entre le centre scientifique Signal et
les agents du GRU, avec un pic juste avant le départ des agents
pour le Royaume-Uni. Ces informations (et d’autres) ont amené Bellingcat
à conclure que le centre scientifique Signal, ainsi que d’autres
instituts, était impliqué dans la recherche et la production clandestine
d’armes chimiques
.
35. En décembre 2020, Bellingcat a publié un article dans lequel
il affirmait avoir identifié une équipe d’agents du FSB, attachée
à l’Institut de criminalistique du FSB et ayant des liens avec le
centre scientifique Signal. L’équipe comprenait plusieurs médecins
et spécialistes des armes chimiques. Elle semblait dirigée par le
colonel Stanislav Makshakov, qui avait auparavant travaillé à l’Institut
national de chimie organique dans la ville fermée de Shikhany-1,
où des armes chimiques – dont le Novitchok – ont été développées.
Le supérieur direct du colonel Makshakov, le général Kiril Vassilev,
est également un spécialiste des armes chimiques. Les membres de
cette équipe ont suivi M. Navalny lors de ses déplacements en Russie
à 37 occasions distinctes entre 2017 et 2020. Les déplacements de
l’équipe du FSB ne coïncidaient pas exactement avec ceux de M. Navalny –
elle partait presque toujours d’un aéroport moscovite différent,
et souvent un jour plus tôt. Cette méthode empêchait certes l’équipe
de surveiller M. Navalny pendant son voyage, mais cela réduisait
le risque que celui-ci reconnaisse des visages familiers pendant
ses déplacements. Si ce n’était la particularité de faire suivre
M. Navalny par des médecins et des pharmaciens, la surveillance
en dehors de Moscou aurait tout aussi bien pu être menée par des
agents locaux du FSB. (En effet, M. Navalny m'a dit qu'il était
généralement sous une surveillance «ordinaire» de la part de la
police locale et des agents du FSB locaux).
36. Au cours des semaines qui ont précédé le voyage de M. Navalny
à Novossibirsk et à Tomsk, les membres de l’équipe ont été très
souvent en contact avec des experts en poisons organophosphorés.
En août 2020, trois agents de cette équipe se sont rendus à Novossibirsk
puis à Tomsk en même temps que M. Navalny. Deux d’entre eux étaient
des médecins. Tout comme M. Navalny lui-même, ces agents ont réservé
leurs billets de Novossibirsk à Tomsk à la dernière minute. Les
communications entre les membres de l’équipe ont atteint un premier
pic juste avant l’administration présumée du poison, puis un deuxième
lorsque M. Navalny a quitté son hôtel pour se rendre à l’aéroport
de Tomsk. Les métadonnées de téléphonie mobile situent un membre
de l’équipe à proximité de l’hôtel de M. Navalny juste après minuit
le 20 août
.
37. En décembre 2020, se faisant passer pour un assistant du président
du Conseil de sécurité de la Russie, M. Navalny a téléphoné à Konstantin
Kudryavtsev, l’un des membres de l’équipe du FSB expert en armes chimiques.
M. Navalny a prétendu que son supposé supérieur avait demandé un
rapport urgent sur l’opération Navalny, ce que M. Kudryavtsev a
apparemment cru. Au cours de leur conversation, M. Kudryavtsev a
identifié les principaux auteurs de l’empoisonnement de M. Navalny
à Tomsk; il a confirmé que l’intention était de le tuer, et pas
seulement de le neutraliser ou de l’intimider; il a expliqué que
si l’avion n’avait pas atterri à Omsk et si M. Navalny n’avait pas
été soigné par des médecins sur place, «tout se serait peut-être
passé différemment»; il a ajouté qu’il avait été envoyé à Omsk avec
un autre agent du FSB le 25 août pour éliminer toute trace de poison
des vêtements de M. Navalny, qui leur avaient été remis par la police
locale des transports; et il a précisé qu’il avait reçu pour instruction
d’insister particulièrement sur l’entrejambe du caleçon lors du
nettoyage des affaires de M. Navalny
.
38. Les allégations de Bellingcat sont rendues crédibles par la
méthodologie et le niveau de précision de l’enquête. Je note également
que le 17 décembre 2020, le Président Poutine aurait confirmé que
le FSB avait effectivement suivi M. Navalny, mais aurait précisé
que «s’ils avaient voulu [l’empoisonner], ils auraient probablement
terminé le travail». Il a rejeté les rapports de Bellingcat, qu’il
qualifie de «légalisation des informations provenant des services
de renseignement américains»
.
7. Le Novitchok et le droit international
39. Le Novitchok (qui signifie
«nouveau venu» en russe) est le nom donné à un groupe d’agents neurotoxiques
organophosphorés apparentés qui ont certaines caractéristiques moléculaires
communes. Ces agents auraient été mis au point par l’Union des républiques
socialistes soviétiques (URSS) à partir des années 1970 dans le
cadre du projet Foliant à l’Institut d’État de recherche scientifique
pour la chimie organique et la technologie (GosNIIOKhT) de Moscou.
Le programme étant officiellement classé «top secret», on dispose
de très peu d’informations sur les agents Novitchok. Les informations
publiques proviennent principalement des lanceurs d’alerte qui ont
travaillé sur ces projets, en particulier Andreï Zheleznyakov (qui
a été empoisonné et qui est mort plus tard des suites d’une exposition
accidentelle au Novitchok), Vil Mirzayanov et Lev Fyodorov
. M. Mirzayanov
a été accusé (puis acquitté) d’avoir révélé des secrets d’État en
publiant des informations sur le programme Novitchok, qui, selon
lui, s’est poursuivi dans les années 1990, alors que la Russie avait
déjà renoncé aux armes chimiques.
40. Les agents neurotoxiques du Novitchok agissent en inhibant
l’acétylcholinestérase, dont le rôle est de décomposer le neurotransmetteur
acétylcholine. La concentration accrue d’acétylcholine qui en résulte
affecte le système nerveux parasympathique qui contrôle les muscles
lisses (tels que les parois des vaisseaux sanguins, l’aorte et les
voies respiratoires), et peut provoquer une contraction involontaire
des muscles squelettiques. Les symptômes évoluent rapidement vers
des crises d’épilepsie, une paralysie respiratoire, une bradycardie,
un coma, un arrêt cardiaque et la mort.
41. Les traitements possibles comprennent la décontamination,
la ventilation et la réanimation, ainsi que des médicaments – notamment
l’atropine pour rétablir la pression artérielle, le rythme cardiaque
et la respiration, l’obidoxime pour réactiver l’acétylcholinestérase
et le diazépam pour prévenir les crises d’épilepsie. Le rétablissement
de Sergueï Skripal, de sa fille Yulia, du sergent-détective Nick
Bailey et de Charlie Rowley (qui auraient tous été empoisonnés au
Novitchok au Royaume-Uni en 2018), ainsi que celui de M. Navalny,
montre qu’une intervention médicale rapide peut être efficace. Il
peut toutefois y avoir des séquelles à long terme, voire permanentes,
pour la santé de la victime. M. Zheleznyakov, par exemple, aurait souffert
«de faiblesse chronique dans les bras, d’une hépatite toxique qui
a donné lieu à une cirrhose du foie, d’épilepsie, d’épisodes de
dépression sévère et d’une incapacité à lire ou à se concentrer
qui l’a rendu totalement handicapé et incapable de travailler»;
sa santé a continué à se détériorer et il est décédé cinq ans plus
tard. Le sergent détective Bailey, qui a passé deux semaines en
soins intensifs, a pris sa retraite à la fin de l’année 2020, car
il se trouvait toujours dans l’incapacité de travailler deux ans
et demi après avoir été empoisonné par le Novitchok.
42. Les agents Novitchok sont des «armes chimiques» au sens de
l’article II de la Convention sur les armes chimiques (CAC) de 1993,
en raison de leur nature toxique et du fait qu’on ne leur connaisse
aucune finalité qui ne soit pas interdite. L’article I de la CAC
oblige les États parties, entre autres, à ne jamais: mettre au point, fabriquer,
acquérir d’une autre manière, stocker ou conserver d’armes chimiques,
ou transférer, directement ou indirectement, d’armes chimiques à
qui que ce soit; employer d’armes chimiques; aider, encourager ou inciter
quiconque, de quelque manière que ce soit, à entreprendre quelque
activité que ce soit qui est interdite à un État partie en vertu
de la CAC. L’article I impose également aux États parties de détruire
toutes les armes chimiques et les installations de fabrication d’armes
chimiques dont ils sont propriétaires ou détenteurs. L’article III
oblige les États parties à déclarer s’ils sont propriétaires ou
détenteurs d’armes chimiques ou s’il se trouve des armes chimiques
en des lieux qui relèvent de leur compétence ou sont placés sous
leur contrôle; et à présenter leur plan général de destruction de
telles armes ou installations. L’article VII exige des États parties
qu’ils adoptent une législation pénale à l’égard de toute activité
interdite aux États parties, c’est-à-dire la mise au point, la fabrication,
l’acquisition, la conservation, le transfert et l’utilisation d’armes
chimiques, ou l’assistance, l’encouragement ou l’incitation de quiconque
à entreprendre de telles activités (voir article I de la CAC).
43. En novembre 2019, la Conférence des États parties à la CAC
a inscrit une large gamme d’agents Novitchok sous les entrées 13,
14 et 15 du Tableau 1 de l’Annexe sur les produits chimiques de
la CAC. L’ajout des entrées 1.A.13 et 1.A.14, chacune englobant
de grandes familles d’agents Novitchok, s’est fait sur la base de
propositions conjointes des États-Unis, du Canada et des Pays-Bas,
et prenait en compte des propositions plus limitées de la Fédération
de Russie; l’entrée 1.A.15, qui concernait un seul agent Novitchok,
reposait sur une proposition de la Fédération de Russie
. Le Tableau 1 comprend principalement des
produits chimiques qui ont été mis au point, produits, stockés ou
utilisés comme armes chimiques. L’ajout de ces agents Novitchok au
Tableau 1 signifie qu’ils devront être soumis aux «mesures de vérification»
les plus strictes en vertu de l’Annexe sur les vérifications de
la CAC
.
Même s’ils ne sont pas inclus dans l’Annexe sur les produits chimiques,
les produits chimiques toxiques restent interdits par la CAC s’ils
n’ont pas d’utilisation légitime
.
8. Enquête sur les causes de la maladie
de M. Navalny
44. Outre l’obligation qui lui
est faite, en vertu de l’article VII de la CAC, d’ériger en infraction
et de sanctionner l’utilisation d’armes chimiques sur son territoire
et, par conséquent, d’enquêter sur tout soupçon à cet égard (voir
ci-dessus), la Russie est tenue, en vertu de l’article 2 (droit
à la vie) de la Convention européenne des droits de l’homme, d’enquêter
sur l’atteinte à la vie de M. Navalny. Les obligations découlant de
l’article 2 s’appliquent également aux situations dans lesquelles
la personne concernée «frôle la mort» après avoir été victime d’actes
potentiellement meurtriers et subi des lésions qui mettent sa vie
en péril, même si elle y a survécu. L’article 2 vise à garantir
la mise en œuvre effective des dispositions de droit interne qui protègent
le droit à la vie et à veiller à ce que les agents ou autorités
de l’État répondent des décès survenus sous leur responsabilité́.
Les autorités doivent agir d’office dès qu’un soupçon d’homicide
(ou de tentative d’homicide) illégal est porté à leur attention.
L’enquête doit être menée par des personnes indépendantes de celles
qui ont été impliquées dans l’homicide supposé. Elle doit être adéquate,
c’est-à-dire permettre de déterminer s’il y a eu ou non des actes
illégaux et de punir les personnes responsables; les autorités doivent prendre
toutes les mesures raisonnables pour obtenir des preuves. Les conclusions
de l’enquête doivent s’appuyer sur une analyse méticuleuse, objective
et impartiale de tous les éléments pertinents. Le rejet d’une piste
d’investigation qui s’impose de toute évidence peut compromettre
de façon décisive le caractère adéquat de l’enquête. L’enquête doit
être menée avec célérité et une diligence raisonnable, offrir au
public un droit de regard suffisant et être accessible aux proches
de la victime
.
45. Le professeur Eddleston m'a dit que des traces de composés
organophosphorés peuvent être détectées pendant des mois, voire
des années, dans des échantillons biologiques qui ont été correctement
congelés et stockés. Il ne voyait aucune raison pour laquelle ce
ne serait pas également le cas pour le Novitchok. Des échantillons
prélevés en 2020 et traités de manière appropriée en tant que preuves
d'un éventuel crime pourraient donc encore être testés aujourd'hui
pour détecter la présence de Novitchok.
8.1. Contrôles préalables à l’enquête par
le ministère des Transports
46. Le 25 août 2020, un porte-parole
du Kremlin aurait annoncé que l’administration présidentielle n’avait connaissance
d’aucun motif justifiant l’ouverture d’une enquête sur l’empoisonnement
de M. Navalny. Fait intéressant, le porte-parole aurait également
déclaré que le communiqué de l’hôpital de la Charité indiquant que
M. Navalny avait été empoisonné par un inhibiteur de la cholinestérase
«ne [faisait] que répéter ce que les médecins d’Omsk savaient déjà»
.
47. Le 27 août, le département du ministère fédéral russe de l’Intérieur
du district fédéral de Sibérie a annoncé un contrôle préalable à
l’enquête concernant l’hospitalisation d’Alexeï Navalny le 20 août
dans la ville d’Omsk. Cette annonce indiquait qu’un vaste ensemble
de mesures opérationnelles et d’enquête avait été mis en œuvre,
y compris une inspection de la chambre d’hôtel de M. Navalny (vraisemblablement
à Tomsk) et des lieux jalonnant son itinéraire (vraisemblablement
vers l’aéroport). Plus d’une centaine d’éléments de preuve potentiels
avaient été saisis; des enregistrements de vidéosurveillance avaient
été analysés; et plus de 20 études médico-légales différentes (examens
médico-légaux, biologiques, physiques et chimiques) avaient été
réalisées. À l’époque, aucune substance toxique ou narcotique n’avait
été trouvée
. Le Gouvernement russe a depuis
indiqué que plus d’une centaine de témoins avaient été interrogés,
notamment le personnel médical d’urgence, les médecins et le personnel
soignant des hôpitaux d’Omsk, les employés de l’aéroport, des cafés,
des hôtels et des restaurants, ainsi que les personnes qui accompagnaient
M. Navalny à Tomsk. Il y a eu plus de 50 «inspections du lieu de
l’incident et des objets présents sur place» et des analyses médico-légales
ont été réalisées sur plus de 500 «sites». À l’issue de tous ces
contrôles, les autorités chargées de l’enquête ont conclu qu’«il
n’y avait aucune preuve qu’un tiers ait délibérément commis des
actes criminels à l’encontre d’A. A. Navalny»
. Néanmoins, officiellement,
l’affaire en est toujours au stade préalable de l’enquête, ce qui
signifie que les droits procéduraux de M. Navalny sont considérablement
plus limités qu’ils ne le seraient si des poursuites pénales avait
été engagées.
8.2. Les demandes d’ouverture d’enquête
déposées par M. Navalny
48. M. Navalny et ses représentants
ont demandé à plusieurs reprises aux organes compétents russes d’ouvrir
une enquête complète sur son empoisonnement et ont contesté devant
les tribunaux les refus ou l’inaction qui ont suivi. Aucune de leurs
démarches n’a abouti.
- Le 20 août
2020, jour où M. Navalny est tombé malade, son avocat a demandé
au Comité d’enquête de la Fédération
de Russie d’engager des poursuites pénales. Il n’y a
pas eu d’enquête, aucune décision de procédure n’a été prise et
le requérant n’a été informé d’aucune décision. Une plainte pour inaction
a été rejetée par le tribunal de district de Basmanny de Moscou
en septembre 2020 au motif que la demande initiale avait été transférée
à la division des transports de Sibérie occidentale du Comité d’enquête.
Fin septembre, le tribunal de Moscou a confirmé cette décision.
- Le 20 novembre 2020, l’avocat de M. Navalny a porté plainte
auprès du tribunal de district Leninsky de Novossibirsk contre le
refus de la division des transports
de Sibérie occidentale du Comité d’enquête d’ouvrir une
enquête et de prendre des décisions de procédure. Le tribunal de
district a rejeté la plainte par des décisions rendues en décembre
2020 et en février 2021, et le tribunal régional de Novossibirsk
a confirmé ces rejets en mai 2021.
- Neuf demandes ont été adressées au département
de la police des transports de Tomsk, dont aucune n’a
été acceptée. L’avocat de M. Navalny s’est plaint auprès des tribunaux
du manquement initial du département de la police et de son refus
ultérieur d’ouvrir une enquête; de la non-restitution des biens
de M. Navalny en l’absence d’enquête; de la non-communication des
pièces du dossier pour qu’il les examine; et du non-transfert des
pièces du dossier à la direction militaire principale du Comité d’enquête
(pour enquêter sur l’implication éventuelle d’agents du FSB). Toutes
ces plaintes ont été rejetées, à l’exception de la plus récente
concernant le refus persistant de rendre à M. Navalny ses effets personnels
ou de lui fournir une copie des pièces du dossier alors qu’aucune
enquête n’a été ouverte; cette dernière plainte est pendante devant
le tribunal du district Kirovsky de Tomsk depuis début août 2021.
- En octobre 2020, le représentant de M. Navalny a contacté
le FSB pour dénoncer une
infraction de production ou de stockage d’armes chimiques commise
sur le territoire russe. Au mois de novembre, le FSB a répondu qu’il
n’avait aucune raison de prendre une quelconque décision de procédure.
Une plainte concernant l’inaction du FSB a été rejetée par le tribunal
de district de Lefortovo à Moscou en novembre 2020, et ce rejet
a été confirmé par le tribunal de Moscou en décembre 2020.
- En décembre 2020, le représentant de M. Navalny a demandé
à la direction militaire principale
du Comité d’enquête de mener une enquête sur la tentative
de meurtre de M. Navalny. La direction n’a pas mené d’enquête ni
pris de décision de procédure. En mars 2021, un tribunal militaire
a rejeté une plainte contre cette inaction et en mai 2021, le tribunal
militaire du deuxième district occidental a confirmé ce rejet.
8.3. Demandes russes relatives à l’entraide
judiciaire internationale
49. Bien que les autorités russes
aient rejeté toutes les demandes d’ouverture d’enquête de M. Navalny,
en niant la commission d’une quelconque infraction sur le territoire
russe, elles ont adressé de nombreuses demandes d’entraide judiciaire
à d’autres États, dont huit à la seule Allemagne. La Russie a déclaré
que «les informations demandées [étaient] nécessaires pour mener
à bien l’enquête préliminaire ouverte par le ministère russe de
l’Intérieur – pour déterminer si ce qui est arrivé à M. Navalny
constituait une infraction, avec la possibilité d’engager des poursuites
pénales […]»
. Les demandes adressées à l’Allemagne
portent sur six points: la transmission des résultats complets des
analyses effectuées par le laboratoire allemand sur les échantillons
prélevés sur M. Navalny, qui ont révélé la présence de Novitchok;
la transmission du dossier médical complet de M. Navalny provenant
de l’hôpital de la Charité; la transmission des échantillons médicaux prélevés
sur M. Navalny; la possibilité d’interroger en qualité de témoins
M. Navalny, sa femme et Maria Pevchikh; la possibilité d’interroger
en qualité de témoins les médecins qui ont soigné M. Navalny en Allemagne;
et la demande faite aux autorités allemandes d’enquêter sur l’adresse
électronique à partir de laquelle, selon les autorités russes, a
été envoyée la fausse alerte à la bombe qui a entraîné l’évacuation
de l’aéroport d’Omsk peu avant que le vol de M. Navalny en provenance
de Tomsk n’y fasse un atterrissage d’urgence. Des demandes ont également
été adressées à la France et à la Suède pour qu’elles transmettent les
biomatériaux de M. Navalny obtenus auprès de l’Allemagne, ainsi
que les résultats des analyses de leurs laboratoires qui ont trouvé
des traces de Novitchok; et pour que les experts ayant réalisé ces
analyses répondent à certaines questions.
50. Les autorités russes ayant refusé d’ouvrir une enquête complète
sur son empoisonnement, M. Navalny n’a pas consenti à la divulgation
de ses données médicales, y compris son dossier médical et les échantillons biologiques.
Sa femme et lui ont toutefois accepté de répondre aux questions
qui leur ont été posées par la police allemande au nom de leurs
homologues russes, le 17 décembre 2020 – le matin avant que je ne
le rencontre à Berlin.
51. En octobre 2021, 45 États parties à la OIAC ont posé une série
de questions à la Russie à propos des mesures prises pour enquêter
sur l’empoisonnement de M. Navalny et de sujets connexes
. En guise de réponse, la Russie
a soumis un document de 235 pages contenant, entre autres, des copies
de sa correspondance avec d’autres États parties dans le cadre de
l’entraide judiciaire internationale. Elle a également posé une
série de questions supplémentaires à d’autres États parties et au
secrétariat de l’OIAC. L’Allemagne a fait savoir qu’elle avait répondu
à toutes les demandes d’entraide judiciaire internationale de la Russie
et fourni toutes les informations dans le respect du droit applicable,
qui exige notamment le consentement de M. Navalny à la transmission
de ses données médicales personnelles. La réponse allemande précise
en outre que «les autorités russes [...] sont en possession de leurs
propres échantillons biomédicaux de M. Navalny et disposent ainsi
de toutes les informations nécessaires pour lancer une enquête sur
cette affaire et sur les événements qui se sont déroulés sur le
territoire russe»
. La France a répondu en rappelant
qu’elle avait précédemment choisi de ne pas donner suite à la demande
d’entraide judiciaire internationale de la Russie et en déclarant
qu’il «[relevait] avant tout de la responsabilité de la Fédération
de Russie d’ouvrir une enquête crédible et transparente sur cet
acte criminel survenu sur son territoire, contre un citoyen russe,
au moyen d’un agent neurotoxique développé par la Russie. [La France
attend] toujours de la Fédération de Russie qu’elle fournisse des
explications crédibles à cette tentative d’assassinat»
. La Suède a répondu que les
demandes d’informations de la Russie sur la composition de la substance
chimique trouvée dans les échantillons biologiques de M. Navalny
devaient être transmises à l’Allemagne, c’est-à-dire au pays qui
avait demandé à la Suède d’effectuer l’analyse
. Le Royaume-Uni a
notamment fait remarquer que la Russie ne répondait pas à ses questions
précédentes et a rappelé que la disposition de la CAC invoquée par la
Russie n’offrait aucun fondement permettant d’interroger le secrétariat
de l’OIAC
. Le 2 novembre, la Russie a
communiqué son «évaluation» de ces réponses, qu’elle a jugées «vides
sur le fond» et n’apportant «rien de plus que des réponses évasives,
une sorte de "diplomatie du mégaphone" [...]. Elles visent clairement à
mener dans une impasse les initiatives prises pour clarifier publiquement
toutes les circonstances de l’incident concernant le blogueur»
.
8.4. Demande russe relative à l’assistance
technique de l’OIAC
52. Le 1er octobre
2020, la Fédération de Russie a demandé au directeur général de
l’OIAC d’envisager l’envoi d’experts du secrétariat technique de
l’OIAC pour coopérer avec des experts russes à une étude des résultats
d’analyse des échantillons biologiques de M. Alexeï Navalny, afin
d’établir la preuve d’une éventuelle infraction commise sur le territoire
de la Fédération de Russie. Il a été confirmé par la suite que cette
demande était soumise en vertu de l’article VIII(38)(e) de la CAC
.
Le directeur général de l’OIAC a répondu le 2 octobre 2020 que le
secrétariat était prêt à fournir une assistance; et le 7 octobre,
que l’OIAC se préparait à envoyer une équipe en Russie.
53. Par la suite, le processus a été bloqué par une série de désaccords.
La Russie a précisé qu’elle souhaitait que, lors de sa visite à
Moscou, le secrétariat technique examine et commente les résultats d’analyse
des échantillons biomédicaux prélevés sur M. Navalny par des spécialistes
russes à Omsk, ainsi que les résultats obtenus par l’OIAC lors son
analyse des échantillons biomédicaux prélevés sur M. Navalny à Berlin;
puis, lors de sa visite à Saint-Pétersbourg dans le laboratoire
certifié par l’OIAC, qu’il réalise une analyse conjointe avec des
spécialistes russes des échantillons biologiques restants prélevés
sur M. Navalny à Omsk. Le directeur général de l’OIAC a répondu
que, conformément aux pratiques habituelles, le secrétariat technique
enverrait tous les échantillons reçus de la Fédération de Russie
pour qu’ils soient analysés par les laboratoires désignés par l’OIAC.
Il a par ailleurs posé un certain nombre de conditions préalables
essentielles à la visite, notamment un accord spécifique sur les
privilèges et immunités, l’assurance de l’absence des médias et
la garantie de la confidentialité pendant la visite, et enfin, la
confirmation écrite que l’accès aux dossier médical de M. Navalny
serait autorisé à la fois par lui et par la législation russe.
54. À partir de là, les échanges ont rapidement dégénéré. La Russie
a déclaré que «le secrétariat technique […], vraisemblablement à
la demande d’un certain nombre d’États aux penchants anti-russes,
[cherchait] à politiser autant que possible les conditions dans
lesquelles une assistance technique [pouvait] être fournie à la
Fédération de Russie […]. En l’espèce, il semble évident que [sa]
position vise en réalité à saper cette mission sous de faux prétextes».
La Russie a également accusé le secrétariat de l’OIAC de traiter
sa demande différemment de celles formulées précédemment par la
Malaisie, le Royaume-Uni et l’Allemagne, ce que le directeur général
de l’OIAC a démenti. Ces échanges semblent avoir pris fin le 16 décembre
2020, lorsque la Russie a déclaré que, «près de trois mois plus
tard et compte tenu du mépris affiché pour [sa] proposition initiale,
une telle mission ne [semblait] pas pertinente»
.
55. Dans une note verbale adressée à l’OIAC le 7 octobre 2021,
la Fédération de Russie a affirmé que «la direction du secrétariat
technique de l’OIAC, sous des prétextes fallacieux, [avait] effectivement
refusé de fournir une assistance technique à la Fédération de Russie
au titre de l’article VIII, paragraphe 38(e) de la CAC sur la base
des modalités exigées par le plein respect de la Convention, en
rejetant une proposition d’analyse conjointe – par les experts de
l’OIAC et des professionnels russes spécialisés – des échantillons
biologiques d’Alexeï Navalny qui restaient à la disposition de l’[OIAC]
et en Fédération de Russie […]»
.
8.5. La demande d’information des Rapporteuses
spéciales des Nations Unies sur les mesures d’enquête prises par
la Russie
56. En décembre 2020, la Rapporteuse
spéciale des Nations Unies sur les exécutions extrajudiciaires, sommaires
ou arbitraires, Agnes Callamard, et la Rapporteuse spéciale des
Nations Unies sur la promotion et la protection du droit à la liberté
d’opinion et d’expression, Irene Khan, ont notamment demandé aux
autorités russes des informations sur les mesures d’enquête prises
au sujet de l’empoisonnement de M. Navalny et sur les résultats
obtenus; elles leur ont également demandé si la Russie allait remettre
à M. Navalny les vêtements qui lui avaient été retirés à Omsk, ainsi
que son dossier médical de l’hôpital d’Omsk. Les autorités russes
n’ont pas répondu à ces questions.
8.6. La demande d’information du rapporteur
sur les mesures d’enquête prises par la Russie
57. Comme nous l’avons indiqué,
le 21 octobre 2021, j’ai soumis une série de questions – portant principalement
sur l’enquête – à la délégation russe afin qu’elle les transmette
aux autorités compétentes (voir en annexe 1). Je n’y ai reçu aucune
réponse.
9. La position de la Fédération de Russie
58. Dans sa note verbale no 44
adressée à l’OIAC, le Gouvernement russe a déclaré que «l[a] partie
russe [avait] exposé à plusieurs reprises et de manière très détaillée
sa conception des événements survenus au sujet d’A. Navalny, en
donnant son appréciation factuelle de l’ensemble de la situation
et en présentant au public une chronologie des faits». Cette note
fait vraisemblablement référence à des déclarations comme celles
que le ministère russe des Affaires étrangères a publiées le 6 novembre
2020 et le 18 août 2021, qui formulent davantage de critiques à
l’égard des actes et des réactions des autres parties, notamment
de l’Allemagne et l’OIAC, qu’elles ne donnent d’explications sur
la pathologie qui a failli emporter M. Navalny ou ne décrivent les
mesures d’enquête
.
60. En l’absence de réponses russes aux questions posées par les
autres États parties à la CAC, par les Rapporteuses spéciales des
Nations Unies ou par moi-même, il n’est toutefois pas possible de
donner une description plus détaillée et cohérente de la position
russe.
10. Les questions de droit et de droits
de l’homme en jeu
61. En mars 2021, la Rapporteuse
spéciale des Nations Unies sur les exécutions extrajudiciaires, sommaires
ou arbitraires, Agnes Callamard, et la Rapporteuse spéciale des
Nations Unies sur la promotion et la protection du droit à la liberté
d’opinion et d’expression, Irene Khan, ont publié une lettre qu’elles
avaient adressée à la Fédération de Russie au sujet de «la tentative
présumée d’assassinat et d’empoisonnement de M. Alexeï Anatolievitch
Navalny»
. Les Rapporteuses spéciales ont observé
que M. Navalny faisait l’objet d’une surveillance intense de la
part des services de renseignement russes au moment où il a été
empoisonné, «ce qui rend très improbable que des tiers aient pu
agir à leur insu». Le gouvernement russe «savait ou aurait dû savoir
que M. Navalny était un détracteur bien connu et un [militant] de
la lutte anti-corruption qui avait été la cible de nombreuses attaques.
Puisque le gouvernement de votre Excellence avait prétendument placé M. Navalny
sous haute surveillance, il était en son pouvoir de protéger M. Navalny
contre toute agression, notamment en empêchant toute tentative d’empoisonnement
par un tiers.» La lettre évoquait également l’importance du journalisme
d’investigation et de la campagne de M. Navalny, ainsi que les obligations
faites à la Russie au titre de la Convention sur les armes chimiques.
62. Les Rapporteuses spéciales ont conclu que les questions liées
à l’empoisonnement de M. Navalny soulevaient un certain nombre de
violations possibles du droit international, y compris des droits
de l’homme. Parmi ces violations possibles, citons:
- Le non-respect par les agents
de l’État du droit à la vie de M. Navalny (puisque sa vie a été
gravement mise en danger, même s’il a survécu). Les Rapporteuses
spéciales ont indiqué que l’utilisation du Novitchok, l’existence
d’une série d’incidents similaires, les activités politiques de
M. Navalny, l’absence d’enquête du Gouvernement russe sur son empoisonnement
et les atteintes à sa crédibilité sont autant d’indices de la responsabilité
de l’État.
- Le fait de ne pas avoir protégé la vie de M. Navalny contre
la menace réelle et immédiate d’actes criminels commis par des tiers
– dont les autorités avaient ou auraient dû avoir connaissance –
et le fait de ne pas avoir enquêté sur la tentative d’assassinat
de M. Navalny.
- Le non-respect du droit de M. Navalny à la liberté d’expression,
en vertu à la fois de l’obligation négative de ne pas porter atteinte
à ce droit et de l’obligation positive de protéger ce droit contre
toute atteinte commise par des tiers. L’empoisonnement de M. Navalny,
qui constituait une atteinte à l’encontre d’un journaliste, d’un
blogueur et d’un militant de la société civile, a également représenté
une atteinte au droit collectif de rechercher et de recevoir des
informations.
- Le non-respect de l’interdiction de la torture et des
traitements cruels, inhumains ou dégradants, compte tenu de la nature
et des effets du Novitchok.
- L’utilisation d’armes chimiques et l’absence de contrôle
de leur utilisation, en violation de la Convention sur les armes
chimiques.
- Les Rapporteuses spéciales décrivent également comment
l’empoisonnement de M. Navalny peut engager la responsabilité de
l’État du fait de l’absence de contrôle des actes des agents de
l’État; ainsi que la responsabilité pénale individuelle des personnes
directement impliquées dans l’empoisonnement et celle de leurs supérieurs
qui l’ont autorisé ou qui n’ont pas enquêté sur ces faits ni puni
les auteurs.
11. Conclusions
et recommandations
63. Il est évident que si le pilote
de l'avion reliant Tomsk à Moscou n'avait pas effectué un atterrissage d'urgence
à Omsk, si les médecins de l'aéroport n'avaient pas immédiatement
appelé une ambulance et si M. Navalny n'avait pas été rapidement
ventilé à son arrivée à l'hôpital, il serait presque certainement
mort.
64. La prépondérance accablante des preuves fournies par un certain
nombre de médecins montre que M. Navalny a été empoisonné alors
qu’il se trouvait en Russie au moyen d’un inhibiteur de la cholinestérase, qui
a déclenché ses symptômes survenus pendant le vol de Tomsk à Moscou,
lequel a été détourné à Omsk en raison de son malaise. Je rejette
toute hypothèse selon laquelle il aurait été empoisonné après avoir embarqué
sur le vol d’évacuation médicale d’Omsk à Berlin.
65. Cinq analyses distinctes ont été effectuées sur des biomatériaux
prélevés sur M. Navalny à l’hôpital de la Charité de Berlin. Toutes
ces analyses ont révélé qu’il avait été empoisonné par une substance structurellement
apparentée à un groupe de produits chimiques répertoriés dans l’Annexe
sur les produits chimiques de la CAC – mais pas identique, de sorte
qu’elle n’y figure pas elle-même. Les substances appartenant à ce
groupe de produits chimiques, initialement mis au point en URSS,
sont généralement désignées sous le nom de «Novitchok». Je considère
qu’il est établi que M. Navalny a été empoisonné avec un agent neurotoxique
de guerre chimique, qui peut être qualifié à juste titre de «Novitchok».
66. Le profil et les activités politiques de M. Navalny donnent
des raisons de penser que certaines personnes ou certains intérêts,
présents au sein des autorités russes ou associés à celles-ci, pourraient
avoir un mobile pour lui nuire, voire le tuer. Le fait d’avoir admis
que M. Navalny était surveillé par le FSB rend peu probable la thèse
d’un empoisonnement réalisé à l’insu des autorités et sans qu’elles
n’en connaissent les responsables. Les rapports de Bellingcat font
naître de sérieux soupçons sur la responsabilité de certains agents
du FSB.
67. En vertu de l’article VII de la CAC, la Russie est tenue d’ériger
en infraction pénale et de sanctionner l’utilisation d’armes chimiques
sur son territoire et, par conséquent, d’enquêter sur tout soupçon
à cet égard. Elle a par ailleurs l’obligation, en vertu de l’article 2
(droit à la vie) de la Convention européenne des droits de l’homme,
d’enquêter sur l’atteinte à la vie de M. Navalny. La Russie n’a
pas mené d’enquête effective sur aucun de ces deux points. Les explications
qu’elle donne à ce manquement sont incompatibles avec les faits établis
et objectivement déraisonnables.
68. L’Assemblée doit parvenir aux mêmes conclusions et appeler
la Russie à s’acquitter de ses obligations au titre de la Convention
européenne des droits de l’homme en ouvrant une enquête indépendante
et effective sur l’empoisonnement d’Alexeï Navalny, en procédant
à une analyse approfondie, objective et impartiale de tous les éléments
pertinents. Compte tenu des soupçons qui pèsent sur l’implication
du FSB dans cet empoisonnement, l’enquête doit être indépendante
de ce service. Elle doit être menée avec diligence, offrir au public
un droit de regard suffisant et être accessible à M. Navalny. L’Assemblée
doit également appeler la Russie à s’acquitter de ses obligations
qui découlent de la CAC, notamment en apportant des réponses substantielles
aux questions posées par les autres États parties et en parvenant
à un accord sur une visite d’assistance technique de l’OIAC aux
conditions définies par son directeur général.