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Rapport | Doc. 15434 | 10 janvier 2022

Empoisonnement d'Alexeï Navalny

Commission des questions juridiques et des droits de l'homme

Rapporteur : M. Jacques MAIRE, France, ADLE

Origine - Renvoi en commission: Doc. 15155, Renvoi 4539 du 12 octobre 2020. 2022 - Première partie de session

Résumé

Le 20 août 2020, M. Alexeï Navalny a fait un malaise à bord de l’avion qui le ramenait de Tomsk à Moscou. Son avion a effectué un atterrissage d’urgence à Omsk et M. Navalny a été transporté à l’hôpital local. Deux jours plus tard, il a été évacué à Berlin, où il est resté en soins intensifs à l’hôpital de la Charité jusqu’au 23 septembre 2020.

La commission des questions juridiques et des droits de l’homme prend note des preuves médicales abondantes et largement diffusées qui démontrent que M. Navalny a été empoisonné au moyen d’un inhibiteur organophosphoré de la cholinestérase avant de tomber malade le 20 août 2020. Elle constate qu’il a été établi par cinq analyses différentes que M. Navalny a été empoisonné par une substance structurellement apparentée à un groupe de produits chimiques répertoriés dans l’Annexe sur les produits chimiques de la Convention sur les armes chimiques qui sont généralement désignées sous le nom de «Novitchok». Elle prend également note des rapports d'enquête qui indiquent la possibilité d'une implication d'agents du Service fédéral de sécurité de la Fédération de Russie (FSB) dans l'empoisonnement de M. Navalny, ainsi que le fait que les autorités russes ont admis que M. Navalny était surveillé par le FSB.

La commission propose donc que l’Assemblée parlementaire appelle la Fédération de Russie à ouvrir une enquête indépendante et effective sur l’empoisonnement d’Alexeï Navalny, conformément à ses obligations au titre de la Convention européenne des droits de l’homme; à enquêter sur les allégations d’élaboration, de production, de stockage et d’utilisation d’une arme chimique sur le territoire russe, et en apportant des réponses substantielles aux questions posées par les autres États parties, conformément à la Convention sur les armes chimiques; et à parvenir à un accord sur une visite d’assistance technique de l’Organisation pour l’interdiction des armes chimiques, à effectuer dans les meilleurs délais.

A. Projet de résolution 
			(1) 
			Projet
de résolution adopté à l’unanimité par la commission le 7 décembre
2021.

(open)
1. Le 20 août 2020, Alexeï Navalny, responsable politique russe de l’opposition et militant de la lutte contre la corruption, a subi une détérioration dramatique de son état de santé à bord de l’avion qui le ramenait de Tomsk à Moscou. Son avion a effectué un atterrissage d’urgence à Omsk et M. Navalny a été transporté à l’hôpital local. Deux jours plus tard, un vol d’évacuation médicale l’a emmené à Berlin, où il est resté en soins intensifs à l’hôpital de la Charité jusqu’au 23 septembre 2020. Après son rétablissement, il est retourné en Russie, où il a été placé en détention sur la base d'une condamnation avec sursis que la Cour européenne des droits de l'homme avait jugée contraire à l'article 7 (pas de peine sans loi) de la Convention européenne des droits de l'homme (STE no 5). Il est actuellement emprisonné en Russie.
2. L’Assemblée parlementaire relève l’existence de preuves médicales abondantes et largement diffusées qui démontrent que M. Navalny a été empoisonné au moyen d’un inhibiteur organophosphoré de la cholinestérase alors qu’il se trouvait en Russie, avant de subir une détérioration dramatique de son état de santé le 20 août 2020. Elle rejette toute hypothèse selon laquelle il aurait été empoisonné après avoir embarqué sur le vol d’évacuation médicale d’Omsk à Berlin le 22 août 2020, tout en notant la position des autorités russes selon laquelle les symptômes de M. Navalny étaient dus à un métabolisme glucidique perturbé.
3. L’Assemblée constate qu’il a été établi par cinq analyses différentes que M. Navalny a été empoisonné par une substance structurellement apparentée à un groupe de produits chimiques répertoriés dans l’Annexe sur les produits chimiques de la Convention sur les armes chimiques – bien que la substance en question n’y figure pas elle-même. Les substances appartenant à ce groupe de produits chimiques, initialement mises au point en Union des républiques socialistes soviétiques (URSS), sont généralement désignées sous le nom de «Novitchok».
4. L’Assemblée relève que le Novitchok est un agent neurotoxique extrêmement puissant dont on sait qu’il a été produit uniquement dans des laboratoires d’État de l’URSS et, semble-t-il, de la Russie. Ce produit doit être manipulé avec le plus grand soin par des spécialistes. Elle prend également note des rapports d'enquête qui indiquent la possibilité d'une implication d'agents du Service fédéral de sécurité de la Fédération de Russie (FSB) dans l'empoisonnement de M. Navalny. Cette affirmation est renforcée par le fait que les autorités russes ont admis que M. Navalny était surveillé par le FSB.
5. L'Assemblée rappelle les nombreux arrêts de la Cour européenne des droits de l'homme qui ont conclu que les mesures répressives illégales prises antérieurement par les autorités russes avaient eu un effet dissuasif sur les activités politiques de M. Navalny et étaient motivées par des considérations politiques, l'un de ces arrêts constatant une violation de l'article 18 de la Convention européenne des droits de l'homme.
6. L’Assemblée rappelle qu’en vertu de l’article VII de la Convention sur les armes chimiques, la Russie est tenue d’ériger en infraction pénale et de sanctionner l’utilisation d’armes chimiques sur son territoire et, par conséquent, d’enquêter sur tout soupçon à cet égard. Elle rappelle également qu’en vertu de l’article 2 (droit à la vie) de la Convention européenne des droits de l’homme, la Russie a l’obligation d’enquêter sur l’atteinte à la vie de M. Navalny. Elle considère que la Russie n’a pas encore mené d’enquête effective sur ces deux points, sans donner d’explication raisonnable sur ces manquements.
7. L’Assemblée regrette le fait que la Russie n’ait pas coopéré avec son rapporteur sur l’empoisonnement de M. Navalny et exprime de graves préoccupations à cet égard. Elle déplore aussi que la Russie n’ait pas coopéré pleinement sur cette même question avec les Rapporteuses spéciales des Nations Unies sur les exécutions extrajudiciaires, sommaires ou arbitraires et sur la promotion et la protection du droit à la liberté d’opinion et d’expression, ainsi qu’avec l’Organisation pour l’interdiction des armes chimiques, au sein de laquelle la Russie a fait valoir qu'il n'y avait pas de motifs suffisants pour ouvrir une enquête sur la maladie de M. Navalny. L'Assemblée regrette également que la Russie n'ait pas coopéré avec son ancien rapporteur chargé du rapport «Faire la lumière sur le meurtre de Boris Nemtsov».
8. L'Assemblée encourage la Fédération de Russie et l'ensemble de la communauté internationale à collaborer de manière constructive dans tous les forums internationaux pertinents où le cas de M. Navalny pourrait être discuté.
9. En conséquence, l’Assemblée appelle la Fédération de Russie:
9.1. à s’acquitter de ses obligations au titre de la Convention européenne des droits de l’homme:
9.1.1. en ouvrant une enquête indépendante et effective sur l’empoisonnement d’Alexeï Navalny, assortie d’une analyse approfondie, objective et impartiale de tous les éléments pertinents. Les personnes responsables de l’enquête et celles qui la mènent à bien doivent être indépendantes du FSB. L’enquête doit être rapide, permettre un contrôle public suffisant et être accessible à M. Navalny, dont les droits procéduraux prévus par le droit russe pour toute forme de processus d’enquête doivent également être pleinement respectés;
9.1.2. en libérant immédiatement M. Navalny en vertu de la mesure provisoire indiquée par la Cour européenne des droits de l'homme le 16 février 2021;
9.2. à s’acquitter de ses obligations qui découlent de la Convention sur les armes chimiques, notamment en enquêtant sur les allégations d’élaboration, de production, de stockage et d’utilisation d’une arme chimique sur le territoire russe, et en apportant des réponses substantielles aux questions posées par les autres États parties;
9.3. à parvenir à un accord sur une visite d’assistance technique de l’Organisation pour l’interdiction des armes chimiques, aux conditions standards qui garantissent l'indépendance de son secrétariat technique, cette visite devant avoir lieu dans les meilleurs délais;
9.4. à ne plus recourir à toutes formes de mesures répressives contre les militants de l'opposition politique et de la société civile.

B. Exposé des motifs par M. Jacques Maire, rapporteur

(open)

1. Introduction

1. Le présent rapport fait suite à une proposition de résolution signée par 85 membres de l’Assemblée parlementaire, que j’ai déposée le 1er octobre 2020 et que le Bureau a renvoyée à notre commission pour rapport le 12 octobre 2020. Le 14 octobre 2020, la commission m’a désigné rapporteur.
2. La proposition de résolution rappelle que M. Navalny a été hospitalisé en Fédération de Russie le 20 août 2020 avant d’être transféré en Allemagne, et que le Gouvernement allemand a déclaré avoir «la preuve sans équivoque» qu’il avait été empoisonné par un agent neurotoxique de type Novitchok. Elle relève qu’il ne s’agit pas de la première atteinte portée à la vie d’une figure de l’opposition en Fédération de Russie et qu’elle a des répercussions sur la politique européenne et sur la situation de la démocratie et des droits humains en Fédération de Russie. La proposition de résolution conclut en appelant l’Assemblée à «contribuer à la mise en lumière des circonstances de l’empoisonnement de M. Navalny dans un rapport spécial sur le sujet».
3. J’ai présenté une note introductive à la commission lors de sa réunion du 8 décembre 2020. Les 17 et 18 décembre 2020, je me suis rendu à Berlin (Allemagne) pour une visite d’information, au cours de laquelle j’ai rencontré des membres du Bundestag et des représentants du ministère fédéral des Affaires étrangères, ainsi que M. Navalny lui-même. Lors de sa réunion du 19 janvier 2021, la commission a organisé une audition en présence de M. Leonid Volkov, directeur de campagne de M. Navalny, et de M. Christo Grozev, enquêteur principal pour Bellingcat 
			(2) 
			Le
21 décembre 2021, j’ai invité les autorités russes, par l’intermédiaire
de la délégation auprès de l’Assemblée, à désigner un représentant
pour participer à cette audition. Le 18 janvier 2021, le président
de la délégation russe a écrit au président de la commission pour
annoncer que la délégation ne participerait pas à cette audition,
car celle-ci était organisée «dans le seul but de confirmer des
versions préétablies et de renforcer les sentiments anti-russes
à l’Assemblée».. M. Navalny aurait également dû participer à cette audition, mais il se trouvait en détention, après son arrestation survenue deux jours plus tôt à son retour en Russie (voir plus loin). Par ailleurs, j’ai consulté un large éventail d'individus impliqués à différents titres et de nombreux experts dans différents domaines – notamment la politique russe, la médecine et les empoisonnements par organophosphorés – ainsi que Mme Agnes Callamard qui, en sa qualité de Rapporteuse spéciale sur les exécutions extrajudiciaires, sommaires ou arbitraires, préparait à l’époque son propre rapport sur cette question. Les sources spécifiques de certaines informations seront précisées le cas échéant dans le rapport.
4. Le 19 janvier 2021, la commission m’a autorisé à effectuer une visite d’information en Fédération de Russie. Le 4 octobre, j’ai contacté la délégation russe à l’Assemblée pour proposer que cette visite se déroule du 16 au 18 novembre 2021. Je n'ai pas reçu de réponse concrète à cette proposition.
5. Dans l’attente d’une réponse et parallèlement à ma proposition de dates pour une visite d’information, j’ai envoyé, le 21 octobre 2021, une liste de questions écrites au président de la délégation russe, à transmettre aux autorités compétentes. Cette liste de questions se trouve en annexe 1. Je n'ai reçu aucune réponse à ces questions.

2. Alexeï Navalny

6. M. Navalny est un responsable politique russe de l’opposition et un militant de la lutte contre la corruption. Sa carrière politique a débuté en 2000, lorsqu’il a rejoint le parti d’opposition Yabloko. Il est ensuite devenu dirigeant adjoint de la branche moscovite de son parti en 2004, candidat aux élections municipales de Moscou en 2005 et membre du conseil fédéral du parti en 2006-2007.
7. Durant cette période, en 2003, il a commencé à travailler avec le Comité pour la protection des Moscovites et à participer à des campagnes contre les constructions immobilières illicites. En 2007, il a co-fondé le «parti nationaliste moderne» NAROD (qui signifie «le peuple»). En 2008, il a créé un blog sur la corruption et a acheté des actions de grandes entreprises russes pour pouvoir interroger les dirigeants sur leurs opérations financières. Plus tard, sa campagne anti-corruption s’est étendue à YouTube et Twitter. En 2011, il a créé le Fonds de lutte contre la corruption (FBK), qui a publié des vidéos sur la fortune inexpliquée supposée de divers hauts dignitaires russes, dont le Premier ministre de l’époque Dmitry Medvedev et, en janvier 2021, le Président Vladimir Poutine.
8. Lors des élections législatives de 2011, M. Navalny a invité ses partisans à voter pour les candidats de n’importe quel parti à l’exception de Russie unie, le parti au pouvoir, qu’il avait qualifié de «parti d’escrocs et de voleurs». Au cours des grandes manifestations qui ont suivi les élections, il a été arrêté et emprisonné pendant 15 jours. Après sa libération, il a repris sa campagne en prenant la parole lors d’un rassemblement qui aurait réuni 120 000 manifestants à Moscou le 24 décembre.
9. En juillet 2013, M. Navalny a été condamné à cinq ans d’emprisonnement pour une affaire de détournement de fonds au détriment de Kirovles, une exploitation forestière publique de la région de Kirov, alors qu’il était conseiller du gouverneur, membre du parti d’opposition. Cette peine a été assortie d’un sursis en octobre 2013. En février 2016, la Cour européenne des droits de l’homme a estimé que la condamnation de M. Navalny résultait d’un procès inéquitable (voir plus loin). En novembre 2016, la Cour suprême russe a annulé la condamnation et ordonné un nouveau procès. En février 2017, le tribunal régional a de nouveau conclu à la culpabilité de M. Navalny et a prononcé exactement la même peine qu’en 2013. Il semble que la retranscription du verdict du second procès ait été identique à celle du premier procès 
			(3) 
			«Russian
Activist Navalny Given 5-Year Suspended Sentence in Kirovles Retrial», Moscow Times, 8 février 2017.. Après sa remise en liberté en 2013, M. Navalny s’est présenté aux élections municipales de Moscou et a obtenu 27 % des voix contre le candidat élu Sergueï Sobyanin, un proche du Président Vladimir Poutine. En juin 2018, un tribunal moscovite a prolongé d’un an sa peine avec sursis.
10. En décembre 2014, M. Navalny et son frère Oleg Navalny ont été reconnus coupables d’avoir escroqué la filiale russe du groupe de cosmétiques Yves Rocher et une entreprise russe au moyen d’une société de transport logistique appartenant à leur famille, et d’avoir blanchi les sommes détournées. Alexeï a été condamné à 3,5 ans d’emprisonnement avec sursis, et son frère Oleg à 3,5 ans de prison. La Cour européenne des droits de l’homme a estimé qu’ils avaient été condamnés et sanctionnés pour des agissements dont l’illégalité n’était pas prévisible (voir plus loin). En avril 2018, la Cour suprême russe a réexaminé ces condamnations et les a confirmées.
11. En décembre 2016, M. Navalny a annoncé son intention de se présenter à l’élection présidentielle de 2018. La Commission centrale électorale a rejeté sa candidature en raison de sa précédente condamnation. M. Navalny a néanmoins poursuivi ses activités politiques et il a été détenu à plusieurs reprises – au total 60 jours en 2017, 78 jours en 2018 et 55 jours en 2019 – généralement pour avoir organisé et/ou participé à des rassemblements publics non autorisés 
			(4) 
			«In And Out: All The
Times Aleksei Navalny Has Been In Jail», RFE/RL,
25 juillet 2019..
12. Le 17 janvier 2021, M. Navalny s’est envolé de Berlin, où il se remettait de sa maladie, pour Moscou. À son arrivée, il a été arrêté en vertu d’un mandat d’arrêt émis pour avoir enfreint les termes d’une condamnation avec sursis prononcée à son encontre en 2014 dans l’affaire Yves Rocher. La peine initiale avait été prononcée à l’issue d’une procédure que la Cour européenne des droits de l’homme a jugée contraire au droit à un procès équitable et à l’interdiction de toute peine infligée sans loi 
			(5) 
			Navalnyy
c. Russie, Req. no 101/15,
arrêt du 17 octobre 2017.. Le 2 février 2021, le tribunal du district Simonovskiy de Moscou a commué la peine avec sursis en une peine de deux ans et huit mois d’emprisonnement. Tous les recours de M. Navalny contre cette décision ont été rejetés, bien qu’à un moment donné sa peine ait été réduite de 45 jours. M. Navalny est détenu dans une prison russe depuis lors 
			(6) 
			Voir aussi la Résolution 2375 (2021) de l’Assemblée et la Recommandation 2202 (2021) «L’arrestation et la détention d’Alexeï Navalny en janvier
2021», et le rapport connexe (Doc. 15270, 19 avril 2021). Ce rapport «[n’a pas abordé] les questions
controversées de savoir quand, où et par qui M. Navalny a été
empoisonné, car elles n’[avaient] pas encore été pleinement examinées
et ne sont pas directement pertinentes» (voir la note de bas de
page no 10 du Doc. 15270)..
13. M. Navalny a porté plusieurs affaires devant la Cour européenne des droits de l’homme. Dans ces affaires, la Cour a conclu à la violation par les autorités russes de la liberté d’expression de M. Navalny, de son droit à la liberté et à la sécurité, de son droit à un procès équitable, de l’interdiction d’infliger une peine sans loi et de l’interdiction des peines ou traitements inhumains et dégradants. Dans plusieurs arrêts, la Cour a évoqué l’effet dissuasif des actes des autorités qui «[dissuadent M. Navalny] et d’autres personnes de participer à des rassemblements de protestation et de s’engager activement en politique dans le camp de l’opposition 
			(7) 
			Navalnyy
et Yashin c. Russie, req. no 76204/11,
arrêt du 4 décembre 2014, et Navalnyy
et Gunko c. Russie, req. no 75186/12,
arrêt du 10 novembre 2020.». Sur l’interdiction des procès non équitables et des peines sans loi, la Cour a estimé dans une affaire qu’il avait été «établi au-delà de toute doute raisonnable que les restrictions imposées à [M. Navalny] […] poursuivaient un but inavoué […], à savoir celui d’étouffer le pluralisme politique, qui est un attribut du “régime politique véritablement démocratique” encadré par la “prééminence du droit”» – et que cela constituait une violation de l'article 18 de la Convention européenne des droits de l’homme (STE n° 5) 
			(8) 
			Navalnyy c. Russie, req. no 29580/12
et autres, arrêt de Grande Chambre du 15 novembre 2018. L’article
18, qui établit la limitation de l’usage des restrictions aux droits,
précise que «Les restrictions qui, aux termes de la présente Convention,
sont apportées aux dits droits et libertés ne peuvent pas être appliquées
que dans le but pour lequel elles ont été prévues».. Elle a précisé dans un autre arrêt «[qu’il] est évident pour la Cour, comme il l’a dû l’être pour les juridictions internes, qu’il existait un lien manifeste entre les activités publiques du premier requérant et la décision de la Commission d’enquête de l’inculper. […] Faute d’avoir examiné ces allégations, les juridictions ont elles-mêmes fait fortement craindre que la véritable motivation des poursuites engagées contre les requérants et de leur condamnation était de nature politique» 
			(9) 
			Navalnyy et Ofitserov c. Russie,
req. no 46632/13, arrêt du 23 février
2016..

3. Les événements du 20 août 2020 et des jours qui ont suivi

14. Le 20 août 2020, M. Navalny devait rentrer à Moscou après s’être rendu à Tomsk en Sibérie, où il avait rencontré des candidats de l’opposition aux élections locales et enquêté sur une affaire de corruption. D’après les informations disponibles, il n’a rien mangé et n’a bu qu’une tasse de thé à l’aéroport de Tomsk le matin avant d’embarquer. Peu après le décollage, il a indiqué à son attachée de presse, Kira Yarmysh, qu’il ne se sentait pas bien, puis s’est rendu aux toilettes. Il en est ressorti environ quinze minutes plus tard et a dit au personnel de bord qu’il avait été empoisonné et qu’il allait mourir. Il s’est écroulé et a perdu connaissance, gémissant et criant. L’avion s’est dérouté vers l’aéroport d’Omsk, où le pilote a effectué un atterrissage d’urgence, bien que l’aéroport ait été évacué peu de temps auparavant à la suite d’une (fausse) alerte à la bombe reçue quelques minutes après que le pilote ait demandé l'autorisation d'atterrir 
			(10) 
			<a href='https://www.znak.com/2020-08-26/aeroport_omska_razyasnil_pochemu_v_den_chp_s_navalnym_iz_aerovokzala_evakuirovali_lyudey'>www.znak.com/2020-08-26/aeroport_omska_razyasnil_pochemu_v_den_chp_s_navalnym_iz_aerovokzala_evakuirovali_lyudey.</a>. Les médecins sont entrés dans l’avion, ont examiné M. Navalny pendant 15 à 20 minutes et l’ont mis sous perfusion intraveineuse. M. Navalny a ensuite été emmené en ambulance aux urgences de l’hôpital local, accompagné de Mme Yarmysh. Une fois son ravitaillement en carburant effectué, l’avion a poursuivi sa route vers Moscou. Des fonctionnaires de police et d’autres personnes en civil seraient entrés dans l’avion et auraient demandé aux passagers assis dans les rangées proches du siège de M. Navalny de patienter pendant que les autres passagers ont été autorisés à débarquer 
			(11) 
			«Alexei Navalny: Two
hours that saved Russian opposition leader’s life», BBC News, 4 septembre 2020..
15. À l’hôpital d’Omsk, M. Navalny a été pris en charge dans le service des intoxications aiguës, placé sous respiration artificielle et traité à l’atropine 
			(12) 
			«Russia
first treated Navalny for suspected poisoning then U-turned: doctor», Reuters, 6 septembre 2020.. Quarante minutes plus tard, Mme Yarmysh a été informée qu’il était tombé dans le coma. Elle a exigé que la police soit appelée, insistant sur le fait que M. Navalny avait été empoisonné. La police est arrivée peu de temps après et a interrogé Mme Yarmysh, ainsi que l’assistant de M. Navalny, Ilya Pakhomov. Les vêtements de M. Navalny ont été saisis (et n’ont jamais été restitués). Quelques heures plus tard, l’épouse de M. Navalny, Yulia, et son médecin personnel, Anastasia Vasilyeva, sont arrivées à Tomsk et se sont rendues à l’hôpital. La direction de l’hôpital a commencé par exiger que Mme Navalny présente un certificat de mariage pour l’autoriser à voir son mari, avant de céder plus tard dans la soirée. Le Dr Vasilyeva se serait vu refuser l’accès au service où M. Navalny était soigné, ainsi qu’à son dossier médical.
16. Faisant suite aux propositions d’aide des gouvernements français et allemand, l’ONG allemande Cinema for Peace a envoyé à Omsk le 21 août un avion médical exploité par la société allemande FAI Air Ambulance 
			(13) 
			Cinema for Peace avait
déjà organisé en 2018 l’évacuation médicale de Pyotr Verzilov, militant
politique russe, vers Berlin après que celui-ci était tombé malade
dans un cas présumé d’empoisonnement.. Les autorités de l’hôpital d’Omsk ont d’abord refusé d’autoriser M. Navalny à quitter l’hôpital. Ce refus a déclenché une campagne publique exigeant son évacuation, son épouse allant même jusqu’à appeler le Président Poutine. Dans la soirée du 21 août, l’aéroport a annoncé que l’état de M. Navalny s’était stabilisé et qu’il était autorisé à partir. Il a été emmené à l’aéroport en ambulance, transféré dans une unité d’isolement EpiShuttle, puis embarqué à bord d’un vol d’évacuation médicale. Il est arrivé à Berlin le 22 août et a été transporté à l’hôpital de la Charité.

4. Les symptômes et le diagnostic de la maladie de M. Navalny

17. Les médecins d’Omsk ont publié une série de communiqués sur le diagnostic de la maladie de M. Navalny, qui semblent essentiellement privilégier une possible hypoglycémie (faible taux de sucre dans le sang).
  • Le 21 août, le Dr Alexander Murakhovsky, médecin en chef de l’hôpital des urgences no 1 d’Omsk, a déclaré que «[l]e diagnostic auquel [ils étaient] le plus enclin désormais [était] une rupture de l’équilibre glucidique, c’est-à-dire un trouble du métabolisme. Il a pu être causé par une baisse soudaine de la glycémie dans l’avion, qui a provoqué une perte de conscience». Il a ajouté que M. Navalny ne pouvait pas encore prendre l’avion en raison de la gravité de son état de santé et d’un risque de «troubles hémodynamiques» et de «crise convulsive» au décollage et à l’atterrissage 
			(14) 
			«The head physician
of the hospital in Omsk: Navalny’s main working diagnosis is metabolic
disorder», Meduza, 21 août
2020..
  • Le 24 août, l’adjoint du Dr Murakhovsky, le Dr Anatoliy Kalinichenko, a déclaré que l’un des premiers diagnostics évoqués avait été un empoisonnement, mais qu’il avait été écarté après plusieurs tests effectués par des laboratoires à Moscou et à Tomsk 
			(15) 
			«In what condition
was Navalny admitted to the hospital? How was he diagnosed? Why
was the evacuation not allowed?», Meduza,
24 août 2020..
  • Le 4 septembre, le toxicologue en chef de la région d’Omsk, Alexander Sabaev, a déclaré que l’absence de dommages aux reins, au cœur et aux poumons de M. Navalny prouvait l’absence de toxines dans son corps. M. Sabaev a affirmé que l’état de M. Navalny pouvait avoir été causé par l’alcool, un régime alimentaire, le stress, le surmenage, une exposition prolongée au soleil, l’hypothermie ou «tout simplement l’absence de petit déjeuner» 
			(16) 
			«Omsk doctor admitted
the influence of alcohol or the sun on Navalny’s condition», rbc.ru, 4 septembre 2020; «Poisoning
of Navalny: what it is important to know», rbc.ru,
14 octobre 2020..
  • Le 15 septembre, Sergueï Naryshkin, le directeur du Service russe du renseignement extérieur (SVR), a déclaré que les médecins d’Omsk avaient estimé que M. Navalny souffrait d’un «dérèglement du métabolisme des glucides» 
			(17) 
			«’Questions
to the Germans’: the head of the SVR denied the ‘poisoning’ of Navalny», gazeta.ru, 15 septembre 2020..
  • Le 6 novembre, le ministère russe de l’Intérieur a annoncé que le personnel médical de l’hôpital d’Omsk avait confirmé un diagnostic de «dérèglement du métabolisme des glucides et de pancréatite chronique» 
			(18) 
			«Russia rules out Navalny
poisoning, diagnoses pancreatitis», Moscow
Times, 6 novembre 2020..
18. D’après un article publié sur le site internet de M. Navalny, deux de ses avocats se sont rendus à l’hôpital d’Omsk en novembre 2020. Ils ont demandé à la direction de l’hôpital une copie de son dossier médical. La direction de l’hôpital a répondu qu’il faudrait une semaine pour accéder à cette demande. Les avocats sont alors allés au service des archives de l’hôpital et ont dit au personnel que la divulgation du dossier médical de M. Navalny avait été autorisée. Ils ont ainsi pu photographier toutes les pièces du dossier, dont les résultats d’analyses sanguines effectuées par le laboratoire Sklifosovsky de Moscou sur des échantillons biologiques prélevés sur M. Navalny et envoyés au laboratoire le 25 août 2020. Ces analyses ont révélé un taux de cholinestérase de 0,47, pour un taux de référence compris entre 4,62 et 11,50. Elles ont également montré des taux élevés d’alpha-amylase et d’amylase pancréatique, qui sont des enzymes impliquées dans la digestion de l’amidon. Enfin, le taux de glucose était supérieur au taux de référence 
			(19) 
			<a href='https://navalny.com/p/6493/'>https://navalny.com/p/6493/</a>..
19. L’article poursuit en indiquant que la direction de l’hôpital a envoyé aux avocats de M. Navalny une copie de son dossier médical un mois plus tard. Ces documents comportaient quelques différences par rapport à ceux qu’ils avaient eux-mêmes photographiés. Néanmoins, selon «trois médecins russes indépendants hautement qualifiés» consultés par les avocats, les informations contenues dans les deux séries de documents comprenaient «suffisamment d’éléments pour poser un diagnostic en toute confiance: empoisonnement par organophosphorés. Toutes les déclarations concluant à des dérèglements du métabolisme, à une pancréatite ou à d’autres problèmes naturels de santé sont absurdes». Plus important encore peut-être, l’article affirme que le document contenant les résultats des analyses sanguines effectuées par le laboratoire Sklifosovsky ne figurait pas dans le dossier médical envoyé par l’hôpital.
20. Je me suis entretenu avec le Dr Philipp Jacoby, le médecin qui a accompagné M. Navalny à bord du vol d’évacuation médicale à destination de Berlin. Le Dr Jacoby m’a confié qu’à son arrivée à Omsk, il a rendu visite à M. Navalny à l’hôpital pendant une quinzaine de minutes. Le personnel de l'hôpital lui a demandé de porter un équipement de protection complet (surblouse, masque, lunettes, doubles gants, surchaussures), alors que les médecins russes n’en portaient pas. Les médecins russes lui ont affirmé que M. Navalny n’avait pas été empoisonné et ont parlé d’un problème endocrinien. M. Navalny avait reçu un sédatif à faible dose, du propofol. Il y avait une perfusion d’insuline dans la chambre, mais qui n’était pas reliée au patient, et on ne voyait pas de perfusion d’atropine. Le Dr Jacoby a demandé si M. Navalny avait reçu de l’atropine. Il lui a été répondu que non et on lui a demandé pourquoi cela aurait dû être le cas. M. Navalny était plongé dans un coma profond, mais ne convulsait pas. Sa température était très basse (environ 34 °C), sa tension artérielle systolique était faible (95) et son pouls anormalement bas (autour de 44 bpm). Sa saturation en oxygène était de 100 %, ce qui était normal étant donné qu’il était placé sous respirateur artificiel 
			(20) 
			Le Dr Jacoby
m’a montré la photographie d’un écran affichant toutes ces informations,
à l’exception de la température.. M. Navalny transpirait et salivait abondamment, au point que son oreiller était trempé, et ses pupilles étaient largement dilatées. Le Dr Jacoby m’a montré une photographie de M. Navalny prise à l’hôpital d’Omsk. On y voit clairement ce qui semble être une grande tache de salive sur l’oreiller sous la mâchoire de M. Navalny. Le Dr Jacoby, qui a été formé pour reconnaître les signes d’intoxication par insecticides organophosphorés, estime que les symptômes de M. Navalny correspondent entièrement à ceux d’un empoisonnement par organophosphorés. Il m’a confié que lorsqu’il a suggéré ce diagnostic aux médecins d’Omsk, ceux-ci l’ont rejeté avec virulence.
21. Le Dr Jacoby m’a raconté qu’il avait revu M. Navalny au moment de son transfert en ambulance vers l’avion d’évacuation médicale. Son état général était le même qu’à l’hôpital: il était toujours en sueur, tremblait et avait très froid. Ses pupilles en revanche n’étaient plus dilatées, mais contractées au point de ressembler à deux têtes d’épingle. Il a été transporté nu à bord de l’avion, recouvert seulement d’une fine couverture, avec un certain nombre de perfusions intraveineuses déjà en place. Avant d’être hissé à bord de l’avion, M. Navalny a été placé dans un EpiShuttle, «une unité d’isolement et de transport pour une personne […]. L’EpiShuttle permet à la fois de protéger l’environnement d’un malade infectieux et un patient vulnérable d’un environnement contaminé» 
			(21) 
			<a href='http://www.epiguard.com/'>www.epiguard.com</a>.. Le Dr Jacoby a rédigé un «rapport de vol» consignant l’état de santé de M. Navalny, que j’ai lu. Avant d’embarquer, M. Navalny était plongé dans un coma profond, sans réponse visuelle, verbale ou motrice. Son rythme cardiaque était de 59 bpm et sa température était de 34,9 °C. Ces constantes ont légèrement fluctué, mais n’ont pas évolué de manière significative pendant les quelque huit heures de vol qui ont acheminé M. Navalny vers l’hôpital de la Charité à Berlin. Le Dr Jacoby m’a dit que, pendant le vol, M. Navalny avait reçu un autre sédatif, le fentanyl (en plus du propofol), et qu’il avait été placé sous respirateur artificiel. Le Dr Jacoby ne lui a pas administré d’atropine, car il n’avait que 6 mg avec lui à bord de l’avion et les médecins de l’hôpital de la Charité lui avaient fait savoir que cette quantité serait largement insuffisante pour avoir un quelconque effet sur ce qu’ils soupçonnaient être un cas d’empoisonnement par organophosphorés 
			(22) 
			Les 7 et 12 septembre 2021,
le blog «Dances with Bears», tenu par le journaliste australien
John Helmer, a publié deux <a href='http://johnhelmer.net/german-doctor-treating-alexei-navalny-makes-new-disclosures/'>articles</a> à la suite d’entretiens avec le Dr Jacoby.
Ce dernier m’a confié n’être pas du tout d’accord avec le contenu de
ces articles qui, selon lui, colportaient des mensonges et des idées
fausses. Il a notamment nié avoir suggéré que le vol pour Omsk était
en préparation avant que M. Navalny ne tombe malade. En réalité,
le 20 août en fin d’après-midi, alors qu’il avait passé la journée
à faire du tourisme en Irlande, où son avion avait fait escale le
temps que le personnel navigant prenne un repos obligatoire, la
FAI lui a demandé de rentrer en Allemagne. [À noter que ce serait
environ 12 heures après que Kira Yarmysh ait commencé à tweeter
sur la maladie de M. Navalny.] Conformément à la pratique habituelle,
il a recontacté la FAI alors que l’avion était sur le point de quitter
l’Irlande en début de soirée, et on lui a dit que son prochain vol
serait à destination de la Russie. L’avion est arrivé en Allemagne
plus tard dans la soirée, où une partie de l’équipage a été remplacée,
et est reparti pour Omsk tôt le lendemain matin. Cinema for Peace
et FAI ont tous les deux confirmé que l'ambulance aérienne a été
commandée le 20 août..
22. L’hôpital de la Charité à Berlin a publié une série de mises à jour sur l’état de santé de M. Navalny. Le 24 août, l’hôpital a déclaré que «les résultats cliniques [révèlent] une intoxication par une substance du groupe des inhibiteurs de la cholinestérase. La substance en question n’a toujours pas été identifiée et une nouvelle série d’analyses approfondies a été lancée. L’effet du poison – c’est-à-dire l’inhibition de la cholinestérase dans l’organisme – a été confirmé par plusieurs analyses effectuées dans des laboratoires indépendants. Depuis ce diagnostic, le patient est désormais traité avec de l’atropine». Le 7 septembre, M. Navalny avait été sorti du coma artificiel et réagissait quand on lui parlait. Le 14 septembre, il était sorti de la phase de sevrage de la ventilation mécanique, était entré en convalescence et était capable de quitter temporairement son lit. Le dernier communiqué – en date du 23 septembre 2020, jour où M. Navalny est sorti des soins intensifs – annonçait que M. Navalny avait été soigné à l’hôpital de la Charité pendant un total de 32 jours, dont 24 passés en soins intensifs. «Au vu de l’évolution du patient et de son état de santé actuel, les médecins traitants estiment qu’un rétablissement complet est possible. Il est toutefois encore trop tôt pour pouvoir évaluer les éventuelles conséquences à long terme de ce grave empoisonnement».
23. Un article rédigé par le Dr David Steindl et le professeur Kai-Uwe Eckardt de l’hôpital de la Charité, ainsi que par d’autres personnes (dont le Dr Jacoby) impliquées dans le cas de M. Navalny, intitulé «Novichok nerve agent poisoning» est paru dans la revue The Lancet le 22 décembre 2020. Selon cet article, le rapport d’autorisation de sortie émis par l’hôpital d’Omsk indiquait que «le patient [était] arrivé dans un état comateux avec une hypersalivation et une diaphorèse importante [transpiration excessive]» et qu’il s’était vu diagnostiquer une «insuffisance respiratoire, une crise myoclonique [spasmes musculaires irréguliers involontaires], un dérèglement du métabolisme glucidique, des troubles électrolytiques et une encéphalopathie métabolique 
			(23) 
			«Altération temporaire
ou permanente du fonctionnement cérébral due à différentes maladies
ou toxines présentes dans l’organisme»: «What Is Metabolic Encephalopathy?», medicinenet.com.. La prise en charge thérapeutique comprenait l’intubation, l’assistance respiratoire et l’administration de médicaments non précisés pour soulager les symptômes et assurer la neuroprotection du patient». L’article précise qu’à son arrivée à l’hôpital de la Charité, «le patient était plongé dans un coma profond en légère bradycardie (51 bpm, puis 33 bpm), avec une hypersalivation, une hypothermie (33,5 °C), une diaphorèse importante et des pupilles contractées ne réagissant pas à la lumière, une diminution des réflexes du tronc cérébral, des réflexes tendineux profonds hyperactifs et des signes pyramidaux».
24. L’article aborde ensuite le diagnostic. «Les analyses en laboratoire ont révélé un taux très bas de butyrylcholinestérase plasmatique (également appelée pseudocholinestérase) et des taux élevés d’amylase, de lipase, de troponine T à haute sensibilité et de sodium dans le plasma. Sur la base des résultats cliniques et des analyses en laboratoire, une inhibition sévère de la cholinestérase a été diagnostiquée et le patient a été traité à l’atropine et à l’obidoxime. Les signes cholinergiques sont revenus à la normale dans l’heure qui a suivi le début de ce traitement antidote […]. Les analyses toxicologiques et la recherche de traces médicamenteuses dans les échantillons sanguins et urinaires prélevés lors de l’admission [de M. Navalny] en soins intensifs à l’hôpital de la Charité ont détecté plusieurs médicaments, dont l’atropine, que nous avons attribués au traitement que le patient avait reçu dans le service de soins intensifs d’Omsk […]. L’analyse de la cholinestérase par un laboratoire externe spécialisé a montré une inhibition complète de l’acétylcholinestérase dans les globules rouges, confirmant ainsi l’exposition à un inhibiteur de la cholinestérase, et n’a révélé aucun signe de réactivation par l’obidoxime de l’inhibiteur libre non lié de la cholinestérase dans le plasma […]. Les examens électrophysiologiques ont mis en évidence un dysfonctionnement de la transmission neuromusculaire, qui est typique de l’inhibition de la cholinestérase.»
25. En conclusion, l’article indique que «le diagnostic clinique d’empoisonnement par organophosphorés semble évident. L’éventail des résultats obtenus par la surstimulation des récepteurs muscariniques et nicotiniques observée chez notre patient [M. Navalny] est conforme aux publications en la matière: myosis, hyperémie conjonctivale, hypersalivation, diaphorèse, bradycardie et élévation de la lipase et de l’amylase (attribuée à la stimulation des glandes pancréatiques et salivaires), réflexes tendineux profonds hyperactifs, signes pyramidaux et hyperactivité musculaire prolongée. De plus, nous avons observé des changements pathologiques typiques pendant les tests électrophysiologiques et l’électromyographie de fibre unique […]. Notre patient a eu une issue très favorable. L’intubation et le placement sous assistance respiratoire dans les deux à trois heures qui ont suivi l’apparition des symptômes et l’absence d’hypoxie sévère ont vraisemblablement été déterminants. Le début du traitement à l’atropine et sa durée au cours des deux premiers jours restent flous.»
26. J’ai discuté avec le professeur Michael Eddleston, titulaire de la Chaire individuelle de toxicologie clinique à l’Université d’Édimbourg, expert en empoisonnement par organophosphorés et auteur du commentaire qui accompagnait l’article paru dans The Lancet. Il m’a confirmé que M. Navalny avait présenté de nombreux symptômes typiques de l’intoxication aux organosphophorés (toxidromes), décrivant des signes «humides» de consommation d’opiacés – similaires aux symptômes de l’empoisonnement aux opioïdes (pupilles rétrécies ou en pointe, inconscience, respiration lente ou absente), mais avec une hypersalivation, une transpiration excessive, des vomissements et/ou une miction involontaire (d’où l’emploi du terme «humide»). Il a souligné que le taux d’acétylcholinestérase de M. Navalny était à zéro 55 heures environ après l’apparition des symptômes, alors qu’il aurait dû se situer autour de 600. Le fait que l’administration d’obidoxime n’ait pas permis de réactiver l’acétylcholinestérase s’explique par un phénomène appelé «vieillissement»: au bout d’un certain temps, une réaction chimique rend impossible la réactivation des cholinestérases inhibées par un poison organophosphoré. Ce laps de temps varie selon le type de composé organophosphoré: il est d’environ 12 heures pour les composés organophosphorés diméthyliques; d’environ 120 heures pour les composés organophosphorés diéthyliques; et d’environ 30 minutes pour les agents neurotoxiques de la série G, comme le soman. Le délai pour les agents organosphophorés du Novitchok n’est pas connu. Le professeur Eddleston m’a expliqué que, bien que l’activité inhibitrice dans le sang de M. Navalny ait été faible lorsqu’elle a été testée à Berlin, ce qui indique qu’il restait très peu de poison, cette information ne nous permet pas d’estimer la date et l’heure de l’empoisonnement du fait de l’insuffisance de nos connaissances sur la vitesse de métabolisme (ou de dégradation) du poison organophosphoré en cause. Le professeur Eddleston considère que, si l’on part du principe qu’il s’est écoulé deux heures entre l’administration du poison et le premier traitement médical, l’administration ne s’est probablement pas faite par voie orale, sinon M. Navalny serait vraisemblablement mort avant sa prise en charge médicale. Le poison a donc probablement été administré à faible dose et par absorption cutanée, entraînant l’apparition des symptômes quelques heures plus tard. Le fait que M. Navalny ait été rapidement placé sous assistance respiratoire à l’hôpital d’Omsk lui a probablement sauvé la vie.
27. En février 2021, le représentant permanent de la Russie auprès de l’Organisation pour l’interdiction des armes chimiques (OIAC) 
			(24) 
			L’OIAC est l’organisation
qui a été créée pour assurer la mise en œuvre de la Convention sur
les armes chimiques. a transmis un message du ministre russe des Affaires étrangères, Sergueï Lavrov, au directeur général de l’OIAC, qui demandait à ce que le secrétariat technique de l’OIAC «examine attentivement les idées avancées dans la lettre de V. V. Kozak afin d’envisager d’autres versions possibles de ce qui s’est passé [...] [et qu’il] commente publiquement et en toute connaissance de cause les points importants énoncés dans la lettre ouverte de V. V. Kozak». Cette lettre, qui avait été adressée au ministre des Affaires étrangères Sergueï Lavrov, est une critique de l’article paru dans The Lancet. Le directeur général de l’OIAC a répondu que le secrétariat de l’OIAC ne commentait pas les travaux des scientifiques extérieurs et que la question de l’état de santé général de M. Navalny n’entrait pas dans le cadre de la visite d’assistance technique en Allemagne (voir plus loin) 
			(25) 
			«Lettre
en date du 3 mars 2021, adressée au Représentant permanent de la
Fédération de Russie auprès de l’OIAC par le directeur général de
l’OIAC en réponse à un message transmis au nom de S. E. le ministre
Sergueï Lavrov», OIAC, 3 mars 2021. Le message de M. Lavrov décrit
le Dr Kozak comme «un neurologue travaillant
dans une clinique suisse», sans fournir plus d’informations sur
ses qualifications. Il semble toutefois probable qu'il s'agisse
de la même personne qui, en 2018, avait soutenu sa thèse de doctorat
à l'université de Bâle sur le thème «Électroencéphalographie quantitative, génétique
et biomarqueurs de démence dans la maladie de Parkinson» (<a href='https://edoc.unibas.ch/64618/4/Dissertation_Cozac_V-1.pdf'>https://edoc.unibas.ch/64618/4/Dissertation_Cozac_V-1.pdf</a>)..
28. Je n’ai pas pu obtenir une copie de la lettre du Dr Kozak, mais ses principaux points sont résumés dans le message du ministre des Affaires étrangères. Le professeur Eddleston m’a fait part de son avis d’expert sur les critiques émises par le Dr Kozak:
  • La publication dans The Lancet ne contient aucune information sur l’agent toxique de guerre chimique qui aurait été trouvé dans les échantillons biomédicaux de M. Navalny. Cela signifie que ses caractéristiques toxicologiques ne peuvent pas être établies pour être comparées avec les symptômes du patient. «Sans ces informations, toutes les thèses sur ce qui a provoqué l’aggravation spectaculaire de l’état de santé du blogueur sont dépourvues de sens scientifique. Qui plus est, l’hôpital de la Charité lui-même n’a pas trouvé le moindre agent de guerre chimique.»
    • Commentaire du professeur Eddleston: les médecins qui ont soigné M. Navalny à Berlin n’ont pas cherché d’agent de guerre chimique; aucun laboratoire hospitalier dans le monde ne peut réaliser ce type d’analyse. La détection de ces agents est extrêmement spécialisée et n’est effectuée que par quelques laboratoires dans le monde. Les médecins berlinois se sont contentés d’examiner M. Navalny et de noter la présence de symptômes typiques (toxidromes) d’un empoisonnement par organophosphorés.
  • Les auteurs de la publication évoquent leurs premiers soupçons d’empoisonnement avec un inhibiteur de la cholinestérase, mais n’expliquent pas pourquoi aucun test n’a été réalisé pour détecter la présence d’inhibiteurs de la cholinestérase ou de médicaments cholinomimétiques dans l’organisme de M. Navalny. Ils n’ont pas fourni de données sur les quantités ou le taux de concentration des substances trouvées dans les biomatériaux.
    • Commentaire du professeur Eddleston: l’article de The Lancet indique qu’une analyse toxicologique et un dépistage des médicaments ont été effectués sur des échantillons de sang et d’urine prélevés lors de l’admission de M. Navalny à l’hôpital de la Charité, ce qui a permis d’identifier plusieurs médicaments. Il s’agissait probablement d’une analyse par spectrométrie de masse, car l’atropine a été décelée. Certains laboratoires hospitaliers utilisent la spectrométrie de masse pour rechercher tout un éventail de médicaments courants dans le sang ou l’urine des patients. Ces tests ne dépistent pas les composés rares et n’auraient donc pas permis de détecter d’autres inhibiteurs de la cholinestérase que ceux utilisés dans la pratique médicale (par exemple la néostigmine). La référence aux «cholinomimétiques» trahit une mauvaise compréhension, puisque les résultats de laboratoire ont montré que le poison avait inhibé les enzymes cholinestérases, et non imité les effets de l’acétylcholine. Lorsqu’elle est utilisée pour dépister des médicaments courants, la spectrométrie de masse (qui est la méthode d’analyse standard) révèle la présence de médicaments, mais pas leur concentration. Pour cela, il faudrait réaliser un autre test plus compliqué – qui prend du temps et est rarement requis pour les soins cliniques. Dans le cas qui nous intéresse, les médecins ont pu soigner le patient correctement, sans recourir à ce test supplémentaire.
  • Les auteurs n’expliquent pas pourquoi les personnes qui ont été en contact avec M. Navalny n’ont pas été empoisonnées elles aussi, car l’agent chimique «aurait dû être sécrété sur la peau et par les voies respiratoires».
    • Commentaire du professeur Eddleston: si le composé organophosphoré avait été appliqué sur la peau du patient, il aurait disparu avec la toilette effectuée pendant son séjour à l’hôpital d’Omsk et celles effectuées régulièrement par la suite, conformément aux pratiques hospitalières courantes. En Asie du Sud, les patients qui ont ingéré des composés insecticides organophosphorés toxiques par voie orale sont généralement soignés dans des services ouverts. Il n’existe aucune preuve que les composés organophosphorés, une fois absorbés, soient sécrétés sous forme de gaz par les voies respiratoires dans une mesure significative sur le plan clinique.
  • Aucun autre facteur susceptible d’affecter l’activité de la cholinestérase n’a été pris en compte.
    • Commentaire du professeur Eddleston: le patient a montré une inhibition complète (100 %) de l’acétylcholinestérase, ce qui est tout à fait cohérent avec le phénomène d’empoisonnement et sa manifestation clinique en Allemagne.
  • «Une explication plutôt vague et superficielle a été donnée au rétablissement presque complet du patient – soi-disant exposé à l’un des agents de guerre chimique les plus mortels –, qui aurait été favorisé par son “bon état de santé”.»
    • Commentaire du professeur Eddleston: l’empoisonnement aux composés organophosphorés par les pesticides agricoles est très répandu dans le monde, et ses symptômes et les traitements efficaces sont donc bien connus. La majorité des patients se rétablissent complètement grâce aux soins cliniques, même dans les hôpitaux ruraux aux ressources limitées des pays à faible revenu. Ce patient a reçu des soins rapides et de très grande qualité dans les unités de soins intensifs d’Omsk et de Berlin, y compris une ventilation mécanique. Certains insecticides organophosphorés ont des effets et une toxicité similaires à ceux des agents organophosphorés de guerre chimique. Le fait que ce patient ait survécu jusqu’à son arrivée à l’hôpital d’Omsk laisse à penser que la dose absorbée n’était pas très élevée, surtout si on la compare aux fortes doses observées dans les cas d’auto-intoxication en Asie du Sud. Dans ces cas-là, le meilleur traitement est l’intubation et le placement sous assistance respiratoire, deux protocoles de soin dont M. Navalny a rapidement bénéficié à Omsk.

5. Le type possible d’inhibiteur de la cholinestérase

29. Le 2 septembre 2020, le Gouvernement fédéral allemand a annoncé qu’un «laboratoire spécialisé de la Bundeswehr (les forces armées fédérales) avait effectué des analyses toxicologiques d’échantillons prélevés sur Alexeï Navalny. Les résultats de ces analyses ont apporté la preuve irréfutable de la présence d’un agent chimique neurotoxique de type Novitchok […]. Le gouvernement fédéral prendra également contact avec l’Organisation pour l’interdiction des armes chimiques (OIAC)» 
			(26) 
			«Déclaration
du gouvernement fédéral sur l’affaire Navalny», porte-parole du
gouvernement fédéral allemand, 2 septembre 2020. .
30. Le 14 septembre 2020, le gouvernement fédéral a annoncé qu’il avait «demandé à l’Organisation pour l’interdiction des armes chimiques (OIAC) de l’aider à analyser les preuves liées à l’affaire Navalny. […] [L]e gouvernement fédéral a demandé à la France et à la Suède, en leur qualité de partenaires européens, de procéder à un examen indépendant des preuves allemandes, à partir des échantillons prélevés sur M. Navalny. Les résultats de cet examen réalisé par des laboratoires spécialisés en France et en Suède ont entre-temps été publiés et confirment les conclusions allemandes».
31. Une équipe d’assistance technique de l’OIAC s’est rendue à l’hôpital de la Charité de Berlin le 6 septembre 2020, afin de prélever des échantillons biomédicaux sur M. Navalny. Le résumé du rapport indique que «dans l’unité de soins intensifs de l’hôpital, les membres de l’équipe d’assistance technique ont confirmé l’identité de M. Navalny à l’aide d’un document d’identification photographique qui leur a été présenté par les autorités allemandes. Conformément aux procédures de l’OIAC, des prélèvements de sang et d’urine ont été effectués par le personnel de l’hôpital sous la supervision directe et l’observation visuelle permanente des membres de l’équipe. Les échantillons ont été conservés dans la chaîne de contrôle de l’OIAC et transportés au laboratoire de l’OIAC. À réception d’une demande de l’Allemagne le 11 septembre 2020, le laboratoire de l’OIAC a envoyé les échantillons à deux laboratoires désignés par le directeur général […]. Les résultats de l’analyse […] confirment que les biomarqueurs de l’inhibiteur de la cholinestérase trouvés dans les échantillons de sang et d’urine de M. Navalny présentent des caractéristiques structurelles similaires à celles des produits chimiques toxiques appartenant aux tableaux 1.A.14 et 1.A.15 qui ont été ajoutés à l’Annexe sur les produits chimiques [...] en novembre 2019. Cet inhibiteur de la cholinestérase ne figure pas dans l’Annexe sur les produits chimiques […]. La Représentation permanente de l’Allemagne auprès de l’OIAC a demandé à ce que le secrétariat technique transmette le résumé de ce rapport à tous les États parties à la Convention sur les armes chimiques et le rende public» 
			(27) 
			«Note
du Secrétariat technique: Résumé du rapport sur les activités réalisées
en appui à une demande d’assistance technique formulée par l’Allemagne
(Visite d’assistance technique – TAV/01/20)», S/1906/2020, OIAC,
6 octobre 2020..

6. Mode d’administration possible du Novitchok

32. Le Novitchok est un agent neurotoxique extrêmement puissant et sophistiqué, dont on sait qu’il a été produit uniquement dans des laboratoires d’État de l’ancienne Union soviétique. Ce produit doit être manipulé avec le plus grand soin par des spécialistes pour pouvoir être administré efficacement sans s’empoisonner soi-même.
33. Plusieurs théories sur la façon dont M. Navalny a été empoisonné ont été avancées au cours des premiers jours et semaines. L'un des premiers soupçons était qu'il avait été empoisonné par une substance introduite dans un cocktail au goût étrange qu'il avait bu à son hôtel à Tomsk le soir du 19 août 2020. Le professeur Eddleston m'a toutefois informé que cela était très improbable, car les symptômes seraient apparus bien plus tôt. La possibilité que du Novichok ait été ajouté au thé de M. Navalny à l'aéroport de Tomsk est également très peu probable, car le lieu était exposé à la vue du public. D'autres possibilités – telles qu'une accumulation de petites doses administrées par différentes méthodes, ou des «nanocapsules» ingérées par voie orale – qui auraient pu être utilisées pour éviter d'empoisonner accidentellement des tiers sont peut-être techniquement possibles, comme me l'ont dit les professeurs Eddleston et Eckardt, mais la première hypothèse serait peu fiable et la seconde semble très spéculative. Mais surtout, il n'existe aucune preuve de ces théories. Les autorités allemandes ont bien trouvé des traces de Novichok sur une bouteille d'eau que les collaborateurs de M. Navalny ont apportée en Allemagne depuis la chambre d'hôtel de M. Navalny à Tomsk, mais la quantité de Novichok en question était trop faible pour avoir causé une maladie grave.
34. En octobre 2020, le site d’investigation Bellingcat a publié ses conclusions sur la manière dont les agents du GRU (services de renseignement militaire russes) qui auraient empoisonné Sergueï Skripal et d’autres personnes au Royaume-Uni en 2018 (voir plus loin) s’étaient procuré le poison. Bellingcat a identifié un institut public russe en particulier – le centre scientifique Signal – qui employait plus de 10 scientifiques ayant déjà participé au développement d’armes chimiques. Les métadonnées de téléphonie mobile ont révélé des communications régulières entre le centre scientifique Signal et les agents du GRU, avec un pic juste avant le départ des agents pour le Royaume-Uni. Ces informations (et d’autres) ont amené Bellingcat à conclure que le centre scientifique Signal, ainsi que d’autres instituts, était impliqué dans la recherche et la production clandestine d’armes chimiques 
			(28) 
			«Russia’s
Clandestine Chemical Weapons Programme and the GRU’s Unit 29155»,
Bellingcat, 23 octobre 2020..
35. En décembre 2020, Bellingcat a publié un article dans lequel il affirmait avoir identifié une équipe d’agents du FSB, attachée à l’Institut de criminalistique du FSB et ayant des liens avec le centre scientifique Signal. L’équipe comprenait plusieurs médecins et spécialistes des armes chimiques. Elle semblait dirigée par le colonel Stanislav Makshakov, qui avait auparavant travaillé à l’Institut national de chimie organique dans la ville fermée de Shikhany-1, où des armes chimiques – dont le Novitchok – ont été développées. Le supérieur direct du colonel Makshakov, le général Kiril Vassilev, est également un spécialiste des armes chimiques. Les membres de cette équipe ont suivi M. Navalny lors de ses déplacements en Russie à 37 occasions distinctes entre 2017 et 2020. Les déplacements de l’équipe du FSB ne coïncidaient pas exactement avec ceux de M. Navalny – elle partait presque toujours d’un aéroport moscovite différent, et souvent un jour plus tôt. Cette méthode empêchait certes l’équipe de surveiller M. Navalny pendant son voyage, mais cela réduisait le risque que celui-ci reconnaisse des visages familiers pendant ses déplacements. Si ce n’était la particularité de faire suivre M. Navalny par des médecins et des pharmaciens, la surveillance en dehors de Moscou aurait tout aussi bien pu être menée par des agents locaux du FSB. (En effet, M. Navalny m'a dit qu'il était généralement sous une surveillance «ordinaire» de la part de la police locale et des agents du FSB locaux).
36. Au cours des semaines qui ont précédé le voyage de M. Navalny à Novossibirsk et à Tomsk, les membres de l’équipe ont été très souvent en contact avec des experts en poisons organophosphorés. En août 2020, trois agents de cette équipe se sont rendus à Novossibirsk puis à Tomsk en même temps que M. Navalny. Deux d’entre eux étaient des médecins. Tout comme M. Navalny lui-même, ces agents ont réservé leurs billets de Novossibirsk à Tomsk à la dernière minute. Les communications entre les membres de l’équipe ont atteint un premier pic juste avant l’administration présumée du poison, puis un deuxième lorsque M. Navalny a quitté son hôtel pour se rendre à l’aéroport de Tomsk. Les métadonnées de téléphonie mobile situent un membre de l’équipe à proximité de l’hôtel de M. Navalny juste après minuit le 20 août 
			(29) 
			«FSB
Team of Chemical Weapons Experts Implicated in Alexey Navalny Novichok
Poisoning», Bellingcat, 14 décembre 2020. Voir aussi «Hunting the
Hunters: How We Identified Navalny’s FSB Stalkers», Bellingcat, 14 décembre
2020..
37. En décembre 2020, se faisant passer pour un assistant du président du Conseil de sécurité de la Russie, M. Navalny a téléphoné à Konstantin Kudryavtsev, l’un des membres de l’équipe du FSB expert en armes chimiques. M. Navalny a prétendu que son supposé supérieur avait demandé un rapport urgent sur l’opération Navalny, ce que M. Kudryavtsev a apparemment cru. Au cours de leur conversation, M. Kudryavtsev a identifié les principaux auteurs de l’empoisonnement de M. Navalny à Tomsk; il a confirmé que l’intention était de le tuer, et pas seulement de le neutraliser ou de l’intimider; il a expliqué que si l’avion n’avait pas atterri à Omsk et si M. Navalny n’avait pas été soigné par des médecins sur place, «tout se serait peut-être passé différemment»; il a ajouté qu’il avait été envoyé à Omsk avec un autre agent du FSB le 25 août pour éliminer toute trace de poison des vêtements de M. Navalny, qui leur avaient été remis par la police locale des transports; et il a précisé qu’il avait reçu pour instruction d’insister particulièrement sur l’entrejambe du caleçon lors du nettoyage des affaires de M. Navalny 
			(30) 
			«’If It Hadn’t Been
for the Medics’: FSB Officer Inadvertently Confesses Murder Plot
to Navalny»; Bellingcat, 21 décembre 2020. M. Grozev m’a confié
que la plupart des spécialistes des armes chimiques qu’il avait
consultés, y compris ceux qui ont la plus grande expertise des poisons
organophosphorés et de la spectrométrie de masse, ont conclu que
M. Kudryavtsev avait dû recevoir l’ordre de se concentrer sur le
nettoyage des sous-vêtements, car c’est là que le poison avait été
appliqué. Deux spécialistes russes ont estimé que le Novitchok aurait
pu être ingéré puis excrété dans l’urine, laissant ainsi des traces
sur le caleçon; à cet égard, M. Grozev a toutefois rappelé que M. Kudryavtsev
avait précisé que le poison avait été appliqué par voie externe..
38. Les allégations de Bellingcat sont rendues crédibles par la méthodologie et le niveau de précision de l’enquête. Je note également que le 17 décembre 2020, le Président Poutine aurait confirmé que le FSB avait effectivement suivi M. Navalny, mais aurait précisé que «s’ils avaient voulu [l’empoisonner], ils auraient probablement terminé le travail». Il a rejeté les rapports de Bellingcat, qu’il qualifie de «légalisation des informations provenant des services de renseignement américains» 
			(31) 
			«Putin
rejects Navalny poisoning allegations as ‘falsification’», The Guardian, 17 décembre 2020..

7. Le Novitchok et le droit international

39. Le Novitchok (qui signifie «nouveau venu» en russe) est le nom donné à un groupe d’agents neurotoxiques organophosphorés apparentés qui ont certaines caractéristiques moléculaires communes. Ces agents auraient été mis au point par l’Union des républiques socialistes soviétiques (URSS) à partir des années 1970 dans le cadre du projet Foliant à l’Institut d’État de recherche scientifique pour la chimie organique et la technologie (GosNIIOKhT) de Moscou. Le programme étant officiellement classé «top secret», on dispose de très peu d’informations sur les agents Novitchok. Les informations publiques proviennent principalement des lanceurs d’alerte qui ont travaillé sur ces projets, en particulier Andreï Zheleznyakov (qui a été empoisonné et qui est mort plus tard des suites d’une exposition accidentelle au Novitchok), Vil Mirzayanov et Lev Fyodorov 
			(32) 
			Voir aussi Nepimova
et Kuca, «Chemical warfare agent NOVICHOK – mini review of available
data», Food and Chemical Toxicology no 121
(2018), p. 343-350; Franca et autres, «Novichoks: The Dangerous
Fourth Generation of Chemical Weapons», International Journal of
Molecular Sciences (mars 2019), vol. 20(5), p. 1222; Chai et autres, «Novichok
agents: a historical, current, and toxicological perspective», Toxicology
Communications (2018), vol. 2:1, p. 45-48.. M. Mirzayanov a été accusé (puis acquitté) d’avoir révélé des secrets d’État en publiant des informations sur le programme Novitchok, qui, selon lui, s’est poursuivi dans les années 1990, alors que la Russie avait déjà renoncé aux armes chimiques.
40. Les agents neurotoxiques du Novitchok agissent en inhibant l’acétylcholinestérase, dont le rôle est de décomposer le neurotransmetteur acétylcholine. La concentration accrue d’acétylcholine qui en résulte affecte le système nerveux parasympathique qui contrôle les muscles lisses (tels que les parois des vaisseaux sanguins, l’aorte et les voies respiratoires), et peut provoquer une contraction involontaire des muscles squelettiques. Les symptômes évoluent rapidement vers des crises d’épilepsie, une paralysie respiratoire, une bradycardie, un coma, un arrêt cardiaque et la mort.
41. Les traitements possibles comprennent la décontamination, la ventilation et la réanimation, ainsi que des médicaments – notamment l’atropine pour rétablir la pression artérielle, le rythme cardiaque et la respiration, l’obidoxime pour réactiver l’acétylcholinestérase et le diazépam pour prévenir les crises d’épilepsie. Le rétablissement de Sergueï Skripal, de sa fille Yulia, du sergent-détective Nick Bailey et de Charlie Rowley (qui auraient tous été empoisonnés au Novitchok au Royaume-Uni en 2018), ainsi que celui de M. Navalny, montre qu’une intervention médicale rapide peut être efficace. Il peut toutefois y avoir des séquelles à long terme, voire permanentes, pour la santé de la victime. M. Zheleznyakov, par exemple, aurait souffert «de faiblesse chronique dans les bras, d’une hépatite toxique qui a donné lieu à une cirrhose du foie, d’épilepsie, d’épisodes de dépression sévère et d’une incapacité à lire ou à se concentrer qui l’a rendu totalement handicapé et incapable de travailler»; sa santé a continué à se détériorer et il est décédé cinq ans plus tard. Le sergent détective Bailey, qui a passé deux semaines en soins intensifs, a pris sa retraite à la fin de l’année 2020, car il se trouvait toujours dans l’incapacité de travailler deux ans et demi après avoir été empoisonné par le Novitchok.
42. Les agents Novitchok sont des «armes chimiques» au sens de l’article II de la Convention sur les armes chimiques (CAC) de 1993, en raison de leur nature toxique et du fait qu’on ne leur connaisse aucune finalité qui ne soit pas interdite. L’article I de la CAC oblige les États parties, entre autres, à ne jamais: mettre au point, fabriquer, acquérir d’une autre manière, stocker ou conserver d’armes chimiques, ou transférer, directement ou indirectement, d’armes chimiques à qui que ce soit; employer d’armes chimiques; aider, encourager ou inciter quiconque, de quelque manière que ce soit, à entreprendre quelque activité que ce soit qui est interdite à un État partie en vertu de la CAC. L’article I impose également aux États parties de détruire toutes les armes chimiques et les installations de fabrication d’armes chimiques dont ils sont propriétaires ou détenteurs. L’article III oblige les États parties à déclarer s’ils sont propriétaires ou détenteurs d’armes chimiques ou s’il se trouve des armes chimiques en des lieux qui relèvent de leur compétence ou sont placés sous leur contrôle; et à présenter leur plan général de destruction de telles armes ou installations. L’article VII exige des États parties qu’ils adoptent une législation pénale à l’égard de toute activité interdite aux États parties, c’est-à-dire la mise au point, la fabrication, l’acquisition, la conservation, le transfert et l’utilisation d’armes chimiques, ou l’assistance, l’encouragement ou l’incitation de quiconque à entreprendre de telles activités (voir article I de la CAC).
43. En novembre 2019, la Conférence des États parties à la CAC a inscrit une large gamme d’agents Novitchok sous les entrées 13, 14 et 15 du Tableau 1 de l’Annexe sur les produits chimiques de la CAC. L’ajout des entrées 1.A.13 et 1.A.14, chacune englobant de grandes familles d’agents Novitchok, s’est fait sur la base de propositions conjointes des États-Unis, du Canada et des Pays-Bas, et prenait en compte des propositions plus limitées de la Fédération de Russie; l’entrée 1.A.15, qui concernait un seul agent Novitchok, reposait sur une proposition de la Fédération de Russie 
			(33) 
			«Updating the CWC:
How We Got Here and What Is Next», Arms Control Association, avril
2020.. Le Tableau 1 comprend principalement des produits chimiques qui ont été mis au point, produits, stockés ou utilisés comme armes chimiques. L’ajout de ces agents Novitchok au Tableau 1 signifie qu’ils devront être soumis aux «mesures de vérification» les plus strictes en vertu de l’Annexe sur les vérifications de la CAC 
			(34) 
			Costanzi
et Koblentz, «Controlling Novichoks after Salisbury: revising the
Chemical Weapons Convention schedules», The
Nonproliferation Review, vol. 26:5-6, p. 599-612.. Même s’ils ne sont pas inclus dans l’Annexe sur les produits chimiques, les produits chimiques toxiques restent interdits par la CAC s’ils n’ont pas d’utilisation légitime 
			(35) 
			Voir les articles II.1.
et I de la CAC..

8. Enquête sur les causes de la maladie de M. Navalny

44. Outre l’obligation qui lui est faite, en vertu de l’article VII de la CAC, d’ériger en infraction et de sanctionner l’utilisation d’armes chimiques sur son territoire et, par conséquent, d’enquêter sur tout soupçon à cet égard (voir ci-dessus), la Russie est tenue, en vertu de l’article 2 (droit à la vie) de la Convention européenne des droits de l’homme, d’enquêter sur l’atteinte à la vie de M. Navalny. Les obligations découlant de l’article 2 s’appliquent également aux situations dans lesquelles la personne concernée «frôle la mort» après avoir été victime d’actes potentiellement meurtriers et subi des lésions qui mettent sa vie en péril, même si elle y a survécu. L’article 2 vise à garantir la mise en œuvre effective des dispositions de droit interne qui protègent le droit à la vie et à veiller à ce que les agents ou autorités de l’État répondent des décès survenus sous leur responsabilité́. Les autorités doivent agir d’office dès qu’un soupçon d’homicide (ou de tentative d’homicide) illégal est porté à leur attention. L’enquête doit être menée par des personnes indépendantes de celles qui ont été impliquées dans l’homicide supposé. Elle doit être adéquate, c’est-à-dire permettre de déterminer s’il y a eu ou non des actes illégaux et de punir les personnes responsables; les autorités doivent prendre toutes les mesures raisonnables pour obtenir des preuves. Les conclusions de l’enquête doivent s’appuyer sur une analyse méticuleuse, objective et impartiale de tous les éléments pertinents. Le rejet d’une piste d’investigation qui s’impose de toute évidence peut compromettre de façon décisive le caractère adéquat de l’enquête. L’enquête doit être menée avec célérité et une diligence raisonnable, offrir au public un droit de regard suffisant et être accessible aux proches de la victime 
			(36) 
			Voir
le «Guide sur l’article 2 de la Convention européenne des droits
de l’homme – Droit à la vie», Cour européenne des droits de l’homme,
31 août 2021..
45. Le professeur Eddleston m'a dit que des traces de composés organophosphorés peuvent être détectées pendant des mois, voire des années, dans des échantillons biologiques qui ont été correctement congelés et stockés. Il ne voyait aucune raison pour laquelle ce ne serait pas également le cas pour le Novitchok. Des échantillons prélevés en 2020 et traités de manière appropriée en tant que preuves d'un éventuel crime pourraient donc encore être testés aujourd'hui pour détecter la présence de Novitchok.

8.1. Contrôles préalables à l’enquête par le ministère des Transports

46. Le 25 août 2020, un porte-parole du Kremlin aurait annoncé que l’administration présidentielle n’avait connaissance d’aucun motif justifiant l’ouverture d’une enquête sur l’empoisonnement de M. Navalny. Fait intéressant, le porte-parole aurait également déclaré que le communiqué de l’hôpital de la Charité indiquant que M. Navalny avait été empoisonné par un inhibiteur de la cholinestérase «ne [faisait] que répéter ce que les médecins d’Omsk savaient déjà» 
			(37) 
			«Kremlin
says there are no grounds for investigating Navalny’s poisoning,
calls talk of an attack ‘empty noise’», Meduza, 25 août 2020..
47. Le 27 août, le département du ministère fédéral russe de l’Intérieur du district fédéral de Sibérie a annoncé un contrôle préalable à l’enquête concernant l’hospitalisation d’Alexeï Navalny le 20 août dans la ville d’Omsk. Cette annonce indiquait qu’un vaste ensemble de mesures opérationnelles et d’enquête avait été mis en œuvre, y compris une inspection de la chambre d’hôtel de M. Navalny (vraisemblablement à Tomsk) et des lieux jalonnant son itinéraire (vraisemblablement vers l’aéroport). Plus d’une centaine d’éléments de preuve potentiels avaient été saisis; des enregistrements de vidéosurveillance avaient été analysés; et plus de 20 études médico-légales différentes (examens médico-légaux, biologiques, physiques et chimiques) avaient été réalisées. À l’époque, aucune substance toxique ou narcotique n’avait été trouvée 
			(38) 
			«Transport
officers conduct a pre-investigation check in connection with the
hospitalisation of Alexei Navalny», division des transports du ministère
russe de l’Intérieur dans le district fédéral de Sibérie, 27 août
2020 (<a href='https://сибфоут.мвд.рф/news/item/20975789/'>https://xn--90antjiff.xn--b1aew.xn--p1ai/news/item/20975789/</a>).. Le Gouvernement russe a depuis indiqué que plus d’une centaine de témoins avaient été interrogés, notamment le personnel médical d’urgence, les médecins et le personnel soignant des hôpitaux d’Omsk, les employés de l’aéroport, des cafés, des hôtels et des restaurants, ainsi que les personnes qui accompagnaient M. Navalny à Tomsk. Il y a eu plus de 50 «inspections du lieu de l’incident et des objets présents sur place» et des analyses médico-légales ont été réalisées sur plus de 500 «sites». À l’issue de tous ces contrôles, les autorités chargées de l’enquête ont conclu qu’«il n’y avait aucune preuve qu’un tiers ait délibérément commis des actes criminels à l’encontre d’A. A. Navalny» 
			(39) 
			Lettre envoyée à la
Fédération de Russie par la Rapporteuse spéciale des Nations Unies
sur les exécutions extrajudiciaires, sommaires ou arbitraires et
la Rapporteuse spéciale des Nations Unies sur la promotion et la
protection du droit à la liberté d’opinion et d’expression, 30 décembre
2020 (publiée le 1er mars 2021) (voir
aussi plus loin).. Néanmoins, officiellement, l’affaire en est toujours au stade préalable de l’enquête, ce qui signifie que les droits procéduraux de M. Navalny sont considérablement plus limités qu’ils ne le seraient si des poursuites pénales avait été engagées.

8.2. Les demandes d’ouverture d’enquête déposées par M. Navalny

48. M. Navalny et ses représentants ont demandé à plusieurs reprises aux organes compétents russes d’ouvrir une enquête complète sur son empoisonnement et ont contesté devant les tribunaux les refus ou l’inaction qui ont suivi. Aucune de leurs démarches n’a abouti.
  • Le 20 août 2020, jour où M. Navalny est tombé malade, son avocat a demandé au Comité d’enquête de la Fédération de Russie d’engager des poursuites pénales. Il n’y a pas eu d’enquête, aucune décision de procédure n’a été prise et le requérant n’a été informé d’aucune décision. Une plainte pour inaction a été rejetée par le tribunal de district de Basmanny de Moscou en septembre 2020 au motif que la demande initiale avait été transférée à la division des transports de Sibérie occidentale du Comité d’enquête. Fin septembre, le tribunal de Moscou a confirmé cette décision.
  • Le 20 novembre 2020, l’avocat de M. Navalny a porté plainte auprès du tribunal de district Leninsky de Novossibirsk contre le refus de la division des transports de Sibérie occidentale du Comité d’enquête d’ouvrir une enquête et de prendre des décisions de procédure. Le tribunal de district a rejeté la plainte par des décisions rendues en décembre 2020 et en février 2021, et le tribunal régional de Novossibirsk a confirmé ces rejets en mai 2021.
  • Neuf demandes ont été adressées au département de la police des transports de Tomsk, dont aucune n’a été acceptée. L’avocat de M. Navalny s’est plaint auprès des tribunaux du manquement initial du département de la police et de son refus ultérieur d’ouvrir une enquête; de la non-restitution des biens de M. Navalny en l’absence d’enquête; de la non-communication des pièces du dossier pour qu’il les examine; et du non-transfert des pièces du dossier à la direction militaire principale du Comité d’enquête (pour enquêter sur l’implication éventuelle d’agents du FSB). Toutes ces plaintes ont été rejetées, à l’exception de la plus récente concernant le refus persistant de rendre à M. Navalny ses effets personnels ou de lui fournir une copie des pièces du dossier alors qu’aucune enquête n’a été ouverte; cette dernière plainte est pendante devant le tribunal du district Kirovsky de Tomsk depuis début août 2021.
  • En octobre 2020, le représentant de M. Navalny a contacté le FSB pour dénoncer une infraction de production ou de stockage d’armes chimiques commise sur le territoire russe. Au mois de novembre, le FSB a répondu qu’il n’avait aucune raison de prendre une quelconque décision de procédure. Une plainte concernant l’inaction du FSB a été rejetée par le tribunal de district de Lefortovo à Moscou en novembre 2020, et ce rejet a été confirmé par le tribunal de Moscou en décembre 2020.
  • En décembre 2020, le représentant de M. Navalny a demandé à la direction militaire principale du Comité d’enquête de mener une enquête sur la tentative de meurtre de M. Navalny. La direction n’a pas mené d’enquête ni pris de décision de procédure. En mars 2021, un tribunal militaire a rejeté une plainte contre cette inaction et en mai 2021, le tribunal militaire du deuxième district occidental a confirmé ce rejet.

8.3. Demandes russes relatives à l’entraide judiciaire internationale

49. Bien que les autorités russes aient rejeté toutes les demandes d’ouverture d’enquête de M. Navalny, en niant la commission d’une quelconque infraction sur le territoire russe, elles ont adressé de nombreuses demandes d’entraide judiciaire à d’autres États, dont huit à la seule Allemagne. La Russie a déclaré que «les informations demandées [étaient] nécessaires pour mener à bien l’enquête préliminaire ouverte par le ministère russe de l’Intérieur – pour déterminer si ce qui est arrivé à M. Navalny constituait une infraction, avec la possibilité d’engager des poursuites pénales […]» 
			(40) 
			OIAC,
doc. EC-98/NAT.8, contenant la note verbale no 44,
7 octobre 2021.. Les demandes adressées à l’Allemagne portent sur six points: la transmission des résultats complets des analyses effectuées par le laboratoire allemand sur les échantillons prélevés sur M. Navalny, qui ont révélé la présence de Novitchok; la transmission du dossier médical complet de M. Navalny provenant de l’hôpital de la Charité; la transmission des échantillons médicaux prélevés sur M. Navalny; la possibilité d’interroger en qualité de témoins M. Navalny, sa femme et Maria Pevchikh; la possibilité d’interroger en qualité de témoins les médecins qui ont soigné M. Navalny en Allemagne; et la demande faite aux autorités allemandes d’enquêter sur l’adresse électronique à partir de laquelle, selon les autorités russes, a été envoyée la fausse alerte à la bombe qui a entraîné l’évacuation de l’aéroport d’Omsk peu avant que le vol de M. Navalny en provenance de Tomsk n’y fasse un atterrissage d’urgence. Des demandes ont également été adressées à la France et à la Suède pour qu’elles transmettent les biomatériaux de M. Navalny obtenus auprès de l’Allemagne, ainsi que les résultats des analyses de leurs laboratoires qui ont trouvé des traces de Novitchok; et pour que les experts ayant réalisé ces analyses répondent à certaines questions.
50. Les autorités russes ayant refusé d’ouvrir une enquête complète sur son empoisonnement, M. Navalny n’a pas consenti à la divulgation de ses données médicales, y compris son dossier médical et les échantillons biologiques. Sa femme et lui ont toutefois accepté de répondre aux questions qui leur ont été posées par la police allemande au nom de leurs homologues russes, le 17 décembre 2020 – le matin avant que je ne le rencontre à Berlin.
51. En octobre 2021, 45 États parties à la OIAC ont posé une série de questions à la Russie à propos des mesures prises pour enquêter sur l’empoisonnement de M. Navalny et de sujets connexes 
			(41) 
			OIAC, doc. EC-98/NAT.7,
contenant la note verbale no 093/2021,
5 octobre 2021.. En guise de réponse, la Russie a soumis un document de 235 pages contenant, entre autres, des copies de sa correspondance avec d’autres États parties dans le cadre de l’entraide judiciaire internationale. Elle a également posé une série de questions supplémentaires à d’autres États parties et au secrétariat de l’OIAC. L’Allemagne a fait savoir qu’elle avait répondu à toutes les demandes d’entraide judiciaire internationale de la Russie et fourni toutes les informations dans le respect du droit applicable, qui exige notamment le consentement de M. Navalny à la transmission de ses données médicales personnelles. La réponse allemande précise en outre que «les autorités russes [...] sont en possession de leurs propres échantillons biomédicaux de M. Navalny et disposent ainsi de toutes les informations nécessaires pour lancer une enquête sur cette affaire et sur les événements qui se sont déroulés sur le territoire russe» 
			(42) 
			OIAC,
doc. EC-98/NAT.9, contenant la note verbale no 41/2021,
18 octobre 2021.. La France a répondu en rappelant qu’elle avait précédemment choisi de ne pas donner suite à la demande d’entraide judiciaire internationale de la Russie et en déclarant qu’il «[relevait] avant tout de la responsabilité de la Fédération de Russie d’ouvrir une enquête crédible et transparente sur cet acte criminel survenu sur son territoire, contre un citoyen russe, au moyen d’un agent neurotoxique développé par la Russie. [La France attend] toujours de la Fédération de Russie qu’elle fournisse des explications crédibles à cette tentative d’assassinat» 
			(43) 
			OIAC, doc. EC-98/NAT.10,
contenant la note verbale no 2021-0496245,
18 octobre 2021.. La Suède a répondu que les demandes d’informations de la Russie sur la composition de la substance chimique trouvée dans les échantillons biologiques de M. Navalny devaient être transmises à l’Allemagne, c’est-à-dire au pays qui avait demandé à la Suède d’effectuer l’analyse 
			(44) 
			OIAC, doc. EC-98/NAT.12,
contenant une note verbale adressée par la Suède au secrétariat
technique, 18 octobre 2021.. Le Royaume-Uni a notamment fait remarquer que la Russie ne répondait pas à ses questions précédentes et a rappelé que la disposition de la CAC invoquée par la Russie n’offrait aucun fondement permettant d’interroger le secrétariat de l’OIAC 
			(45) 
			OIAC,
doc. EC-98/NAT.11, contenant la note verbale no 101/2021,
18 octobre 2021.. Le 2 novembre, la Russie a communiqué son «évaluation» de ces réponses, qu’elle a jugées «vides sur le fond» et n’apportant «rien de plus que des réponses évasives, une sorte de "diplomatie du mégaphone" [...]. Elles visent clairement à mener dans une impasse les initiatives prises pour clarifier publiquement toutes les circonstances de l’incident concernant le blogueur» 
			(46) 
			OIAC, doc. EC-98/NAT.13,
contenant la note verbale no 54, 2 novembre
2021..

8.4. Demande russe relative à l’assistance technique de l’OIAC

52. Le 1er octobre 2020, la Fédération de Russie a demandé au directeur général de l’OIAC d’envisager l’envoi d’experts du secrétariat technique de l’OIAC pour coopérer avec des experts russes à une étude des résultats d’analyse des échantillons biologiques de M. Alexeï Navalny, afin d’établir la preuve d’une éventuelle infraction commise sur le territoire de la Fédération de Russie. Il a été confirmé par la suite que cette demande était soumise en vertu de l’article VIII(38)(e) de la CAC 
			(47) 
			«Le secrétariat technique
[…] fournit une assistance technique aux États parties en vue de
l’application des dispositions de la présente Convention et établit
pour eux à cette même fin des évaluations techniques, notamment
de produits chimiques inscrits et non inscrits.». Le directeur général de l’OIAC a répondu le 2 octobre 2020 que le secrétariat était prêt à fournir une assistance; et le 7 octobre, que l’OIAC se préparait à envoyer une équipe en Russie.
53. Par la suite, le processus a été bloqué par une série de désaccords. La Russie a précisé qu’elle souhaitait que, lors de sa visite à Moscou, le secrétariat technique examine et commente les résultats d’analyse des échantillons biomédicaux prélevés sur M. Navalny par des spécialistes russes à Omsk, ainsi que les résultats obtenus par l’OIAC lors son analyse des échantillons biomédicaux prélevés sur M. Navalny à Berlin; puis, lors de sa visite à Saint-Pétersbourg dans le laboratoire certifié par l’OIAC, qu’il réalise une analyse conjointe avec des spécialistes russes des échantillons biologiques restants prélevés sur M. Navalny à Omsk. Le directeur général de l’OIAC a répondu que, conformément aux pratiques habituelles, le secrétariat technique enverrait tous les échantillons reçus de la Fédération de Russie pour qu’ils soient analysés par les laboratoires désignés par l’OIAC. Il a par ailleurs posé un certain nombre de conditions préalables essentielles à la visite, notamment un accord spécifique sur les privilèges et immunités, l’assurance de l’absence des médias et la garantie de la confidentialité pendant la visite, et enfin, la confirmation écrite que l’accès aux dossier médical de M. Navalny serait autorisé à la fois par lui et par la législation russe.
54. À partir de là, les échanges ont rapidement dégénéré. La Russie a déclaré que «le secrétariat technique […], vraisemblablement à la demande d’un certain nombre d’États aux penchants anti-russes, [cherchait] à politiser autant que possible les conditions dans lesquelles une assistance technique [pouvait] être fournie à la Fédération de Russie […]. En l’espèce, il semble évident que [sa] position vise en réalité à saper cette mission sous de faux prétextes». La Russie a également accusé le secrétariat de l’OIAC de traiter sa demande différemment de celles formulées précédemment par la Malaisie, le Royaume-Uni et l’Allemagne, ce que le directeur général de l’OIAC a démenti. Ces échanges semblent avoir pris fin le 16 décembre 2020, lorsque la Russie a déclaré que, «près de trois mois plus tard et compte tenu du mépris affiché pour [sa] proposition initiale, une telle mission ne [semblait] pas pertinente» 
			(48) 
			«Correspondance entre
l’OIAC et la représentation permanente de la Fédération de Russie
auprès de l’OIAC, du 1 octobre 2020 au 21 décembre 2020, à propos
de la demande de visite d’assistance technique en Fédération de
Russie effectuée au titre de l’article VIII, paragraphe 38(e), de
la CAC», OIAC, 21 décembre 2020..
55. Dans une note verbale adressée à l’OIAC le 7 octobre 2021, la Fédération de Russie a affirmé que «la direction du secrétariat technique de l’OIAC, sous des prétextes fallacieux, [avait] effectivement refusé de fournir une assistance technique à la Fédération de Russie au titre de l’article VIII, paragraphe 38(e) de la CAC sur la base des modalités exigées par le plein respect de la Convention, en rejetant une proposition d’analyse conjointe – par les experts de l’OIAC et des professionnels russes spécialisés – des échantillons biologiques d’Alexeï Navalny qui restaient à la disposition de l’[OIAC] et en Fédération de Russie […]» 
			(49) 
			OIAC, doc. EC-98/NAT.8,
contenant la note verbale no 44, 7 octobre
2021..

8.5. La demande d’information des Rapporteuses spéciales des Nations Unies sur les mesures d’enquête prises par la Russie

56. En décembre 2020, la Rapporteuse spéciale des Nations Unies sur les exécutions extrajudiciaires, sommaires ou arbitraires, Agnes Callamard, et la Rapporteuse spéciale des Nations Unies sur la promotion et la protection du droit à la liberté d’opinion et d’expression, Irene Khan, ont notamment demandé aux autorités russes des informations sur les mesures d’enquête prises au sujet de l’empoisonnement de M. Navalny et sur les résultats obtenus; elles leur ont également demandé si la Russie allait remettre à M. Navalny les vêtements qui lui avaient été retirés à Omsk, ainsi que son dossier médical de l’hôpital d’Omsk. Les autorités russes n’ont pas répondu à ces questions.

8.6. La demande d’information du rapporteur sur les mesures d’enquête prises par la Russie

57. Comme nous l’avons indiqué, le 21 octobre 2021, j’ai soumis une série de questions – portant principalement sur l’enquête – à la délégation russe afin qu’elle les transmette aux autorités compétentes (voir en annexe 1). Je n’y ai reçu aucune réponse.

9. La position de la Fédération de Russie

58. Dans sa note verbale no 44 adressée à l’OIAC, le Gouvernement russe a déclaré que «l[a] partie russe [avait] exposé à plusieurs reprises et de manière très détaillée sa conception des événements survenus au sujet d’A. Navalny, en donnant son appréciation factuelle de l’ensemble de la situation et en présentant au public une chronologie des faits». Cette note fait vraisemblablement référence à des déclarations comme celles que le ministère russe des Affaires étrangères a publiées le 6 novembre 2020 et le 18 août 2021, qui formulent davantage de critiques à l’égard des actes et des réactions des autres parties, notamment de l’Allemagne et l’OIAC, qu’elles ne donnent d’explications sur la pathologie qui a failli emporter M. Navalny ou ne décrivent les mesures d’enquête 
			(50) 
			«Communiqué
de presse sur le déroulement des événements dans l’affaire Alexeï
Navalny» et «Communiqué de presse à l’occasion de l’anniversaire
de l’affaire Alexeï Navalny», ministère russe des Affaires étrangères..
59. De fait, au fil du temps, les responsables et les autorités russes ont exprimé diverses positions sur la pathologie de M. Navalny et ses causes. Ces positions semblent s’articuler autour des points suivants:
  • Les analyses effectuées en Russie n’ont révélé aucune trace de substance toxique chez M. Navalny 
			(51) 
			Par exemple: «Peskov:
before the transfer to Berlin, there was no poison in Navalny’s
body», Kommersant, 2 septembre
2020; «Nebenzya at the UN said there was no reason to investigate
the Navalny incident», Interfax, 11 septembre
2020; «’Questions to the Germans’: the head of the SVR denied the
‘poisoning’ of Navalny», gazeta.ru, 15 septembre
2020..
  • M. Navalny aurait pu absorber lui-même le poison; il avait autrefois simulé un malaise 
			(52) 
			«Le
Monde dévoile de nouveaux détails sur l’échange Poutine-Macron au
sujet de Navalny», Sputnik France, 23 septembre 2020. L’attaché
de presse du Président Poutine a par la suite affirmé que ces informations
étaient inexactes..
  • D’autres pays ont utilisé la pathologie de M. Navalny pour lancer de fausses accusations contre la Russie 
			(53) 
			Par exemple: «Viacheslav
Volodin: the situation around Navalny is a planned action against
Russia», Douma d’État, 3 septembre 2020; «On Summoning the Ambassador
Extraordinary and Plenipotentiary of the Federal Republic of Germany
in Moscow, G. von Gayr, to the Russian Foreign Ministry», ministère
russe des Affaires étrangères, 9 septembre 2020; «Volodin: the situation
with Navalny is a provocation aimed at curbing the development of
Russia», vesti.ru, 15 septembre 2020; «Russia’s Lavrov Wrongly Calls
EU Sanctions Over Navalny Poisoning Illegal», polygraph.info, 3 novembre
2020..
  • D’autres pays (et notamment leurs services secrets) ont été impliqués dans l’empoisonnement de M. Navalny ou dans la falsification des résultats des analyses de laboratoire 
			(54) 
			Par exemple: «Viacheslav
Vorodin: the situation around Navalny is a planned action against
Russia», Douma d’État, 3 septembre 2020; «Le Monde dévoile de nouveaux
détails sur l’échange Poutine-Macron au sujet de Navalny», Sputnik France,
23 septembre 2020; «Peskov: there are more questions than answers
in Navalny’s case», Interfax, 18 septembre 2020; «Lavrov: Charité
found no traces of chemical warfare agents in Navalny’s analyses»,
TASS, 5 octobre 2020; «Russia alleges Navalny could have been poisoned
on medical plane to Germany», Euronews, 12 novembre 2020..
  • Le refus de l’Allemagne, en particulier, de fournir des informations a empêché les autorités russes d’enquêter sur l’incident.
60. En l’absence de réponses russes aux questions posées par les autres États parties à la CAC, par les Rapporteuses spéciales des Nations Unies ou par moi-même, il n’est toutefois pas possible de donner une description plus détaillée et cohérente de la position russe.

10. Les questions de droit et de droits de l’homme en jeu

61. En mars 2021, la Rapporteuse spéciale des Nations Unies sur les exécutions extrajudiciaires, sommaires ou arbitraires, Agnes Callamard, et la Rapporteuse spéciale des Nations Unies sur la promotion et la protection du droit à la liberté d’opinion et d’expression, Irene Khan, ont publié une lettre qu’elles avaient adressée à la Fédération de Russie au sujet de «la tentative présumée d’assassinat et d’empoisonnement de M. Alexeï Anatolievitch Navalny» 
			(55) 
			Lettre
envoyée à la Fédération de Russie par la Rapporteuse spéciale des
Nations Unies sur les exécutions extrajudiciaires, sommaires ou
arbitraires et la Rapporteuse spéciale des Nations Unies sur la
promotion et la protection du droit à la liberté d’opinion et d’expression,
op. cit.. Les Rapporteuses spéciales ont observé que M. Navalny faisait l’objet d’une surveillance intense de la part des services de renseignement russes au moment où il a été empoisonné, «ce qui rend très improbable que des tiers aient pu agir à leur insu». Le gouvernement russe «savait ou aurait dû savoir que M. Navalny était un détracteur bien connu et un [militant] de la lutte anti-corruption qui avait été la cible de nombreuses attaques. Puisque le gouvernement de votre Excellence avait prétendument placé M. Navalny sous haute surveillance, il était en son pouvoir de protéger M. Navalny contre toute agression, notamment en empêchant toute tentative d’empoisonnement par un tiers.» La lettre évoquait également l’importance du journalisme d’investigation et de la campagne de M. Navalny, ainsi que les obligations faites à la Russie au titre de la Convention sur les armes chimiques.
62. Les Rapporteuses spéciales ont conclu que les questions liées à l’empoisonnement de M. Navalny soulevaient un certain nombre de violations possibles du droit international, y compris des droits de l’homme. Parmi ces violations possibles, citons:
  • Le non-respect par les agents de l’État du droit à la vie de M. Navalny (puisque sa vie a été gravement mise en danger, même s’il a survécu). Les Rapporteuses spéciales ont indiqué que l’utilisation du Novitchok, l’existence d’une série d’incidents similaires, les activités politiques de M. Navalny, l’absence d’enquête du Gouvernement russe sur son empoisonnement et les atteintes à sa crédibilité sont autant d’indices de la responsabilité de l’État.
  • Le fait de ne pas avoir protégé la vie de M. Navalny contre la menace réelle et immédiate d’actes criminels commis par des tiers – dont les autorités avaient ou auraient dû avoir connaissance – et le fait de ne pas avoir enquêté sur la tentative d’assassinat de M. Navalny.
  • Le non-respect du droit de M. Navalny à la liberté d’expression, en vertu à la fois de l’obligation négative de ne pas porter atteinte à ce droit et de l’obligation positive de protéger ce droit contre toute atteinte commise par des tiers. L’empoisonnement de M. Navalny, qui constituait une atteinte à l’encontre d’un journaliste, d’un blogueur et d’un militant de la société civile, a également représenté une atteinte au droit collectif de rechercher et de recevoir des informations.
  • Le non-respect de l’interdiction de la torture et des traitements cruels, inhumains ou dégradants, compte tenu de la nature et des effets du Novitchok.
  • L’utilisation d’armes chimiques et l’absence de contrôle de leur utilisation, en violation de la Convention sur les armes chimiques.
  • Les Rapporteuses spéciales décrivent également comment l’empoisonnement de M. Navalny peut engager la responsabilité de l’État du fait de l’absence de contrôle des actes des agents de l’État; ainsi que la responsabilité pénale individuelle des personnes directement impliquées dans l’empoisonnement et celle de leurs supérieurs qui l’ont autorisé ou qui n’ont pas enquêté sur ces faits ni puni les auteurs.

11. Conclusions et recommandations

63. Il est évident que si le pilote de l'avion reliant Tomsk à Moscou n'avait pas effectué un atterrissage d'urgence à Omsk, si les médecins de l'aéroport n'avaient pas immédiatement appelé une ambulance et si M. Navalny n'avait pas été rapidement ventilé à son arrivée à l'hôpital, il serait presque certainement mort.
64. La prépondérance accablante des preuves fournies par un certain nombre de médecins montre que M. Navalny a été empoisonné alors qu’il se trouvait en Russie au moyen d’un inhibiteur de la cholinestérase, qui a déclenché ses symptômes survenus pendant le vol de Tomsk à Moscou, lequel a été détourné à Omsk en raison de son malaise. Je rejette toute hypothèse selon laquelle il aurait été empoisonné après avoir embarqué sur le vol d’évacuation médicale d’Omsk à Berlin.
65. Cinq analyses distinctes ont été effectuées sur des biomatériaux prélevés sur M. Navalny à l’hôpital de la Charité de Berlin. Toutes ces analyses ont révélé qu’il avait été empoisonné par une substance structurellement apparentée à un groupe de produits chimiques répertoriés dans l’Annexe sur les produits chimiques de la CAC – mais pas identique, de sorte qu’elle n’y figure pas elle-même. Les substances appartenant à ce groupe de produits chimiques, initialement mis au point en URSS, sont généralement désignées sous le nom de «Novitchok». Je considère qu’il est établi que M. Navalny a été empoisonné avec un agent neurotoxique de guerre chimique, qui peut être qualifié à juste titre de «Novitchok».
66. Le profil et les activités politiques de M. Navalny donnent des raisons de penser que certaines personnes ou certains intérêts, présents au sein des autorités russes ou associés à celles-ci, pourraient avoir un mobile pour lui nuire, voire le tuer. Le fait d’avoir admis que M. Navalny était surveillé par le FSB rend peu probable la thèse d’un empoisonnement réalisé à l’insu des autorités et sans qu’elles n’en connaissent les responsables. Les rapports de Bellingcat font naître de sérieux soupçons sur la responsabilité de certains agents du FSB.
67. En vertu de l’article VII de la CAC, la Russie est tenue d’ériger en infraction pénale et de sanctionner l’utilisation d’armes chimiques sur son territoire et, par conséquent, d’enquêter sur tout soupçon à cet égard. Elle a par ailleurs l’obligation, en vertu de l’article 2 (droit à la vie) de la Convention européenne des droits de l’homme, d’enquêter sur l’atteinte à la vie de M. Navalny. La Russie n’a pas mené d’enquête effective sur aucun de ces deux points. Les explications qu’elle donne à ce manquement sont incompatibles avec les faits établis et objectivement déraisonnables.
68. L’Assemblée doit parvenir aux mêmes conclusions et appeler la Russie à s’acquitter de ses obligations au titre de la Convention européenne des droits de l’homme en ouvrant une enquête indépendante et effective sur l’empoisonnement d’Alexeï Navalny, en procédant à une analyse approfondie, objective et impartiale de tous les éléments pertinents. Compte tenu des soupçons qui pèsent sur l’implication du FSB dans cet empoisonnement, l’enquête doit être indépendante de ce service. Elle doit être menée avec diligence, offrir au public un droit de regard suffisant et être accessible à M. Navalny. L’Assemblée doit également appeler la Russie à s’acquitter de ses obligations qui découlent de la CAC, notamment en apportant des réponses substantielles aux questions posées par les autres États parties et en parvenant à un accord sur une visite d’assistance technique de l’OIAC aux conditions définies par son directeur général.

Annexe 1 – Questions du rapporteur aux autorités russes

(open)

  • Avant sa maladie en août 2020, M. Navalny était-il suivi ou surveillé lors de ses déplacements en Russie par des agents du FSB attachés à l’Institut de criminalistique?
    • Dans l’affirmative, ces agents comprenaient-ils des spécialistes en chimie et en médecine? Si oui, pourquoi était-il nécessaire d’avoir de telles spécialisations?
  • Pendant son séjour à Omsk du 20 au 22 août 2020, quels étaient les symptômes de la maladie de M. Navalny? Quels ont été les diagnostics envisagés pour expliquer ces symptômes?
    • Les médecins qui traitaient M. Navalny à Omsk ont-ils envisagé à un moment ou à un autre que ses symptômes pouvaient résulter d’un empoisonnement par organophosphorés/inhibiteur de cholinestérase? S’ils ont écarté ce diagnostic, quelle en a été la raison?
    • M. Navalny a-t-il été traité à l’atropine à un moment quelconque au cours de cette période? Si oui, pourquoi ce traitement a-t-il été administré?
    • Quels autres traitements ont été administrés à M. Navalny pendant cette période, et pourquoi?
    • Le dossier médical de M. Navalny concernant cette période a–t-il été réexaminé afin de déterminer si ses symptômes pouvaient correspondre à ceux d’un empoisonnement par organophosphorés?
  • Qu’est-il advenu des vêtements qui ont été retirés à M. Navalny après son admission à l’hôpital d’Omsk?
    • Ont-ils été examinés pour rechercher des traces de substances toxiques?
    • Si oui, quels types d’analyses ont été effectuées, avec quel type d’équipement et par qui? Quels en ont été les résultats?
  • Quelles ont été les conclusions de l’enquête préliminaire menée par le ministère de l’Intérieur en août 2020?
    • Quels éléments de preuve ont été obtenus et examinés?
    • Certains de ces éléments ont-ils été analysés pour détecter la présence de substances toxiques? Si oui, quels types d’analyses ont-elles été effectuées, avec quel type d’équipement et par qui? Quels en ont été les résultats?
    • Est-il envisagé de rouvrir cette enquête à la lumière d’informations et de faits nouveaux?
  • Sur quelle base juridique et/ou factuelle les organes compétents ont-ils refusé d’ouvrir une enquête en réponse aux demandes de M. Navalny?
    • Certaines de leurs décisions de ne pas ouvrir d’enquête ont-elles été reconsidérées à la lumière d’informations et de faits nouveaux?
    • Dans quelles circonstances une autorité russe pourrait-elle aujourd’hui ouvrir une enquête sur l’empoisonnement supposé de M. Navalny?
  • Quelle est la position des autorités russes à propos des résultats des tests effectués par les laboratoires désignés par l’Organisation pour l’interdiction des armes chimiques (OIAC) sur des échantillons biologiques prélevés sur M. Navalny par le secrétariat technique de l’OIAC en septembre 2020, alors qu’il était hospitalisé à Berlin?
    • Si les autorités russes acceptent la conclusion selon laquelle des traces d’un composé organophosphoré ont été trouvées dans les échantillons biologiques de M. Navalny, considèrent-elles qu’il s’agit d’une preuve suffisante pour ouvrir ou rouvrir une forme d’enquête afin de déterminer si M. Navalny a été délibérément empoisonné au moyen cette substance chimique alors qu’il se trouvait sur le territoire russe?

Annexe 2 – Avis divergent présenté par M. Aleksandr Bashkin (Fédération de Russie, NI), Mme Irina Rukavishnikova (Fédération de Russie, NI), M. Shamsail Saraliev (Fédération de Russie, NI), et M. Leonid Kalashnikov (Fédération de Russie, GUE), membres de la Commission des questions juridiques et des droits de l’homme, en vertu de l’article 50.4 du Règlement

(open)

La délégation russe auprès de l’APCE a déclaré à plusieurs reprises qu'il était inadmissible d’examiner un rapport dont l’intitulé présente un caractère accusateur et ne permet pas l’appréciation objective et impartiale des faits survenus en août 2020.

La délégation russe doute de la capacité du rapporteur J. Maire à établir un rapport objectif sur ce sujet, puisque, depuis le début de sa nomination en qualité de rapporteur, il a ouvertement déclaré dans ses conversations privées et publiques que son travail visait principalement à engager une procédure trilatérale à l’encontre de la Russie, pour aboutir à son exclusion du Conseil de l'Europe.

A. Navalny a été placé en détention en toute légalité pour avoir enfreint les termes d’une condamnation assortie d’un sursis probatoire. Il a été condamné pour fraude en 2014 et la Cour européenne des droits de l'homme a rejeté son grief de condamnation motivée par des considérations politiques. Libéré avec mise à l’épreuve, il a négligé d'en respecter les conditions, même avant son prétendu «empoisonnement». Après sa sortie de l'hôpital, il a continué à enfreindre les dispositions de sa probation et a ignoré l'avertissement des autorités pénitentiaires, ce qui a entraîné son placement en détention actuel.

Aucune trace de poison n'a été trouvée dans le sang d'A. Navalny lors de son examen approfondi à l'hôpital en Russie les 21 et 22 août. L’hôpital de la «Charité» de Berlin n'a rien découvert de tel non plus. Ce n'est qu'après le transfert de ses échantillons dans un établissement médical de la Bundeswehr que les traces d'un agent chimique de type militaire ont soudainement été découvertes par l’armée allemande.

Cette situation rappelle celle de l'affaire Skripal, dans laquelle un autre prétendu empoisonnement s’est produit juste à côté de l'installation d'armement chimique britannique de Porton Down. Le monde ne sait toujours pas ce qu’est devenu S. Skripal, car les autorités britanniques l'ont apparemment gardé sous clé depuis l'incident de Salisbury.

Le fait que le «Novitchok» apparaisse uniquement, pour une raison inconnue, à proximité des installations militaires de l'OTAN, et plus précisément de celles qui s'occupent de recherche sur les armes chimiques, n’a fait l'objet d’aucun examen minutieux de la part du rapporteur ou d'agences comme «Bellingcat».

L’auteur de la publication de la formule du «Novitchok» vit et travaille aux États-Unis depuis 1995. Selon une enquête des médias allemands, le Gouvernement allemand a accès au «Novitchok» depuis les années 1990 et mène d’actives recherches sur cette substance.

Depuis plus d'un an, l'Allemagne (ainsi que la France et la Suède) rejette toute coopération avec la Russie dans le cadre de l'enquête sur ce prétendu crime odieux, contrairement à ses obligations, notamment en vertu de la Convention européenne de coopération en matière pénale. Berlin a en particulier refusé de fournir les échantillons qui attestent que A. Navalny a effectivement été empoisonné ou de divulguer la substance réelle qui aurait été utilisée. Cette attitude a compromis les tentatives d'enquête des autorités russes sur cet incident. L'Allemagne a également interdit à l’OIAC de partager ces informations avec la Russie, en affirmant que cette démarche allait «à l'encontre de la volonté d'A. Navalny», ce qui contrevient à ses obligations nées de la Convention sur les armes chimiques.

En conséquence, la délégation russe souligne qu'elle ne se considère liée par aucune obligation de mettre en œuvre les décisions de l'APCE qui découlent du rapport sur le soi-disant «empoisonnement d'A. Navalny».