1. Introduction
1. Dans quelle mesure le fait
d'être né dans un certain quartier ou d'appartenir à une certaine
classe sociale a-t-il des répercussions sur les perspectives d’avenir
et la réussite dans la vie d’une personne? De nombreux faits concourent
à indiquer que partout en Europe, l’avenir des individus est encore
largement déterminé par l’origine sociale
, laquelle a une incidence sur leurs conditions
de vie immédiates, mais aussi sur leur accès à l’éducation et à
l’apprentissage tout au long de la vie, et sur leurs perspectives
d’emploi et leurs possibilités de mobilité sociale. Pour les personnes
qui commencent leur vie en étant moins bien loties, les chances
de terminer leurs études secondaires ou supérieures, d'être propriétaires
de leur logement, d'éviter la pauvreté ou d'avoir un niveau de santé
élevé sont nettement inférieures à celles des personnes qui commencent
leur vie en étant mieux loties
.
2. La discrimination fondée sur l’origine sociale accentue la
persistance de la pauvreté et de l’exclusion sociale et prive les
personnes concernées de leurs «capacités», ce qui, d’après le lauréat
du prix Nobel d’économie, Amartya Sen, suggère l’absence de véritable
développement et d’épanouissement. Dans les sociétés justes et où
la mobilité sociale est présente, où l’origine sociale n’est pas
un motif de discrimination, le potentiel de chaque personne – y
compris celles issues de milieux moins favorisées – est réalisé.
Les opportunités ne sont pas limitées en raison de l’origine sociale.
Par conséquent, du point de vue tant des droits humains que du développement
il est de la plus grande importance de lutter contre la discrimination
fondée sur l’origine sociale.
3. Par ailleurs, garantir l’absence de discrimination fondée
sur l’origine sociale permettrait de garantir aussi la cohésion
et l’engagement sociaux. L’engagement social augmente en parallèle
avec les perspectives de dépasser ses conditions de naissance. Inversement,
l’absence de telles perspectives d’avancement est liée à une baisse
de l’engagement social, à la marginalisation et à une augmentation
des comportements autodestructeurs – autant de facteurs qui ont
des effets préjudiciables sur l’épanouissement ainsi que sur nos démocraties.
Or, des études ont démontré que le fait de dépasser les barrières
liées à l’origine sociale est lié positivement à des «bons» résultats
économiques, comme l’emploi et la production, et négativement à l’inégalité
.
4. Un certain nombre de conventions européennes et internationales
interdisent expressément la discrimination fondée sur l'origine
sociale
. Pourtant, il semble que peu d’États européens
aient intégré l’origine sociale dans leur législation anti-discrimination
en tant que motif faisant l’objet d’une protection spécifique, et
que les victimes n’ont donc peut-être, individuellement, aucune
voie de recours effective contre ce type de discrimination.
5. En outre, de même que les cas individuels d’autres formes
de discrimination sont souvent le reflet de schémas de discrimination
institutionnelle ou structurelle plus généraux dans nos sociétés,
les expériences personnelles de discrimination fondée sur l’origine
sociale sont, elles aussi, souvent le signe de problèmes beaucoup
plus profonds et structurels. Il est par conséquent crucial d’adopter
un cadre général de lutte contre ce problème, complétant les recours
juridiques par des politiques visant tant à lutter contre les cas
individuels qu’à modifier les systèmes et structures qui produisent
ces discriminations.
6. Des études récentes montrent qu’aujourd’hui, dans bon nombre
de pays européens, les perspectives de mobilité sociale ascendante
des jeunes générations sont parfois moindres que celles de leurs
parents. La croissance économique globale – qui a pu contribuer
à l’ascension sociale absolue dans l’ensemble de la société – a
ralenti, et les personnes aux revenus modestes et les classes moyennes
en ont particulièrement pâti
.
Les inégalités croissantes, notamment l’inégalité d’accès à la garde
des enfants, à l’éducation, au logement et à la santé, conjuguées
à la transmission intergénérationnelle de la pauvreté – tous ces
paramètres pouvant être liés à des degrés divers de discrimination
fondée sur l’origine sociale – soulèvent en elles-mêmes de graves
questions sur le plan des droits humains. Associées à d’autres phénomènes
comme la réduction de l’accès aux services publics et l’augmentation
(ou la visibilité croissante) du népotisme et de la corruption,
ces inégalités ont tendance à inciter au pessimisme et à saper la
confiance des citoyens dans la capacité des sociétés démocratiques
contemporaines à être justes
.
7. Comme le souligne la
Résolution
2339 (2020) de l'Assemblée parlementaire «Garantir les droits humains
en temps de crise et de pandémie: la dimension de genre, l’égalité
et la non-discrimination», nombre de ces dynamiques négatives semblent
en outre avoir été exacerbées par la pandémie de covid-19.
8. Mon objectif, à travers ce rapport, est de sensibiliser, en
particulier les instances législatives nationales des États membres
du Conseil de l'Europe, non seulement à l'ampleur et aux effets
de la discrimination fondée sur l'origine sociale, mais aussi aux
obstacles qui entravent l’élimination de ce phénomène. Je cherche
aussi à trouver de nouvelles manières d'aborder les réalités décrites
ci-dessus en les examinant sous l'angle de la discrimination fondée
sur l'origine sociale.
9. Les questions essentielles, quant à leur fond et leur impact,
sont examinées, aux chapitres 5 et 6 de mon rapport. Toutefois,
j'ai commencé par explorer les concepts et définitions clés au chapitre
2, tandis que les normes de droit international et de droit national
existantes sont exposées aux chapitres 3 et 4 respectivement.
2. Définitions
10. Les notions étroitement liées
d'origine sociale, de statut social, de mobilité sociale et de justice
sociale, sont en jeu dans ce rapport. Il est essentiel de préciser
d'emblée les liens et les différences entre ces notions. Il y a
lieu aussi de noter que ces facteurs se recoupent souvent avec d'autres
motifs potentiels de discrimination, tels que le sexe, l'état civil,
la couleur, l'origine nationale ou ethnique, le handicap ou l'âge.
2.1. Origine
sociale
11. Bon nombre des principaux instruments
internationaux et européens relatifs aux droits de l'homme dans lesquels
l'origine sociale figure parmi les motifs de discrimination interdits
ont été rédigés dans les années 1940, 1950 et 1960. Certaines juridictions
ont considéré que la notion d' «origine sociale» ne concerne donc que
la question de l'appartenance ou non d'une personne à une classe
spécifique telle que la noblesse, car c’était l'enjeu dans l'esprit
des rédacteurs de ces textes (voir plus loin la législation et la
jurisprudence nationales). Toutefois, cette interprétation est étroite
et passe sous silence la nécessité de veiller, comme l'a souligné
à plusieurs reprises la Cour européenne des droits de l'homme, à
ce que les conventions relatives aux droits de l'homme restent des
instruments vivants.
12. Quoi qu'il en soit, le mot «origine» indique clairement que
le terme se rapporte au milieu d'origine d'une personne. Indépendamment
de l'existence d'une classe de «noblesse» au sein d’une société
donnée en Europe aujourd'hui, il est clair que les classes ou milieux
sociaux d’origine peuvent varier considérablement et peuvent tous
avoir un impact déterminant sur les perspectives d’avenir.
13. En bref, l'origine sociale peut être comprise comme faisant
référence au milieu social (classe) dans lequel une personne est
née et/ou qui a façonné ses années formatives de la vie. Les termes
similaires utilisés dans les législations nationales (voir plus
loin) comprennent l'affiliation sociale et l'ascendance sociale
ou de classe.
2.2. Statut
social, statut socio-économique et termes similaires
14. En revanche, des termes tels
que «statut social», «statut socio-économique» ou «contexte social» peuvent
être compris comme faisant référence à la position actuelle d'une
personne dans la société. Celle-ci peut coïncider ou non avec la
situation sociale dont elle est issue et est influencée par des
facteurs tels que le revenu et les richesses du ménage, la région
où vit la personne et les cercles sociaux dans lesquels elle évolue.
15. Dans ce rapport, par souci de cohérence, j'ai utilisé principalement
un seul terme, celui de «statut socio-économique», pour désigner
la position sociale actuelle d'une personne.
2.3. Mobilité
sociale
16. La mobilité sociale désigne
le déplacement d’individus, de familles, de ménages ou d’autres
catégories de personnes dans ou entre les couches sociales d’une
société. En d'autres termes, il s'agit d'un changement de statut
social par rapport à la situation sociale actuelle ou antérieure
d'une personne
. Le plus souvent,
c'est la mobilité verticale (ascendante ou descendante) qui est
visée.
17. La mobilité sociale absolue désigne les changements qui surviennent
dans l'ensemble de la société; elle traduit par exemple des modifications
structurelles ou de nature professionnelle et un progrès sociétal.
Elle comprend les changements sociétaux et du marché du travail
à grande échelle dans lesquels un grand nombre d'individus passent
d'une classe à l'autre.
18. La mobilité sociale relative désigne les possibilités de déplacement
individuel entre couches sociales, ou la probabilité qu'un enfant
n’occupera pas, plus tard, la position de ses parents dans l’échelle
des couches sociales. Cette mobilité est étroitement liée aux notions
de fluidité sociale et d’ouverture des sociétés.
19. La mobilité sociale peut être intragénérationelle (changement
de condition sociale d’un individu au cours de sa vie) ou intergénérationnelle
(changements de condition sociale sur plus d'une génération).
20. Les sociétés socialement mobiles sont celles dans lesquelles
chaque individu réalise son potentiel et où son statut économique
et professionnel actuel ne peut être attribué uniquement à la richesse
ou au statut de ses parents.
21. Dans les sociétés où la mobilité sociale fait défaut, le statut
socio-économique d'une personne n'a aucune possibilité d'évoluer
au cours de sa vie. Dans ces sociétés, le statut socio-économique
actuel des individus coïncide avec leur origine sociale. Cependant
– et c'est une notion cruciale pour ce rapport – garantir la mobilité
sociale ne suffit pas en soi à éliminer la discrimination fondée
sur l'origine sociale. Au contraire, cela doit faire partir d’une
approche holistique de lutte contre ce problème.
2.4. Justice
sociale
22. Enfin, la notion de mobilité
sociale peut être opposée à celle de justice sociale: alors que
la mobilité sociale consiste à permettre à certains individus ou
groupes d'échapper à un désavantage, la justice sociale vise à éradiquer
complètement ce désavantage
.
3. Normes
de droit international
23. La discrimination fondée sur
l'origine sociale est expressément interdite en droit international
depuis l'adoption de la Déclaration universelle des droits de l'homme
en 1948, dont l'article 2 dispose que «Chacun peut se prévaloir
de tous les droits et de toutes les libertés proclamés dans la présente
Déclaration, sans distinction aucune, notamment de race, de couleur,
de sexe, de langue, de religion, d’opinion politique ou de toute
autre opinion, d’origine nationale ou sociale, de fortune, de naissance
ou de toute autre situation.» Cette interdiction a été reprise depuis
lors dans de nombreux instruments internationaux et européens relatifs
aux droits de l'homme
.
24. L'article 14 de la Convention européenne des droits de l'homme
(STE n° 5) dispose que «la jouissance des droits et libertés reconnus
dans la présente Convention doit être assurée, sans distinction
aucune, fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue,
la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions,
l'origine nationale ou sociale, l'appartenance à une minorité nationale,
la fortune, la naissance ou toute autre situation» et, conformément
à l'interdiction générale de la discrimination énoncée à l'article 1
du Protocole n° 12 à la Convention (STE n° 177), la jouissance de
tout droit prévu par la loi doit être assurée, sans discrimination
aucune, fondée sur la même liste de motifs. Cependant, il ne semble
pas y avoir de jurisprudence fondée sur le motif de l'origine sociale,
et les travaux préparatoires de l'article 14 fournissent également
peu d'indications sur ce que ce terme est censé couvrir
.
25. De même, l’article E de la Charte sociale européenne (révisée)
(STE n° 163) dispose que «la jouissance des droits reconnus dans
la présente Charte doit être assurée sans distinction aucune fondée
notamment sur la race, la couleur, le sexe, la langue, la religion,
les opinions politiques ou toutes autres opinions, l’ascendance nationale
ou l’origine sociale, la santé, l’appartenance à une minorité nationale,
la naissance ou toute autre situation». Là encore, la discrimination
fondée sur l'origine sociale ne semble pas avoir été examinée par
le Comité européen des droits sociaux, que ce soit dans ses conclusions
ou dans son examen des réclamations collectives.
26. L'origine sociale figure également parmi les motifs interdits
énumérés à l'article 21, paragraphe 1, de la Charte des droits fondamentaux
de l'Union européenne en vertu duquel «est interdite toute discrimination fondée
notamment sur le sexe, la race, la couleur, les origines ethniques
ou sociales, les caractéristiques génétiques, la langue, la religion
ou les convictions, les opinions politiques ou toute autre opinion, l'appartenance
à une minorité nationale, la fortune, la naissance, un handicap,
l'âge ou l'orientation sexuelle.» Là encore, aucune jurisprudence
ne semble avoir traité des allégations de discrimination fondée
sur l'origine sociale.
27. Toutefois, la Convention européenne sur la nationalité (STE
n° 166) n’inclut pas ce motif de discrimination, sa signification
ayant été jugée trop vague au vu des fins de cette convention
–
signe que les autorités nationales ayant participé à la rédaction
de cette convention n’avaient pas, à l’époque, une compréhension
commune et claire du sens de la discrimination fondée sur l’origine
sociale.
4. Situation
juridique dans les États membres
28. Les États membres du Conseil
de l'Europe sont tous liés par des instruments internationaux relatifs
aux droits de l'homme interdisant la discrimination fondée sur l'origine
sociale. En mars 2021, j'ai adressé un questionnaire aux parlements
nationaux des États membres du Conseil de l'Europe, par l'intermédiaire
du Centre européen de recherche et de documentation parlementaires
(CERDP), afin de recueillir des informations sur la manière dont
la discrimination fondée sur l'origine sociale est traitée en droit
interne.
29. Le questionnaire demandait si l'«origine sociale» figurait
expressément parmi les motifs de discrimination interdits dans la
constitution et/ou la législation anti-discrimination (ou toute
autre législation) du pays concerné et, si tel était le cas, demandait
des précisions, notamment toute définition de l'«origine sociale» figurant
dans la législation et/ou dans les rapports explicatifs/travaux
préparatoires. Une question portait sur l’existence d’une jurisprudence
émanant des tribunaux ou organes nationaux chargés des questions
d’égalité concernant la discrimination fondée sur l’origine sociale.
30. J'ai présenté une compilation des 28 réponses alors reçues
lors de la réunion de la commission sur l'égalité et la non-discrimination
du 18 mai 2021
. Mon
rapport tient également compte des cinq réponses reçues ultérieurement.
4.1. Législation
31. Les réponses à mon questionnaire,
provenant de 33 parlements nationaux, montrent que relativement peu
d'États interdisent expressément la discrimination fondée spécifiquement
sur l'origine sociale dans leur constitution ou leur législation
nationale anti-discrimination (ou toute autre législation pertinente).
Parmi ceux qui incluent une telle interdiction, on trouve une grande
variété de configurations, et souvent des incohérences entre les
motifs de discrimination énumérés dans la constitution et dans la
législation. Conformément aux définitions ci-dessus, les réponses
au questionnaire, examinées de manière approfondie ci-après, indiquent que
lorsque le terme «origine sociale» figure dans la législation nationale,
il est compris comme faisant référence aux conditions ou à la classe
dont une personne est issue, par opposition à son statut social
ou socio-économique plus tard dans la vie
.
32. En commençant par les États où la discrimination fondée sur
l'origine sociale est expressément interdite soit dans la constitution,
soit dans la législation, soit dans les deux, plusieurs situations
ont été décrites dans les réponses au questionnaire. Certaines constitutions
établissent une liste de motifs de discrimination interdits qui
inclut expressément l'origine sociale (Croatie, République tchèque,
Hongrie, Roumanie et République slovaque), et ce motif est également
reproduit dans (au moins une partie) de la législation pertinente
(bien que cela ne figure pas toujours dans la loi anti-discrimination
en tant que telle). D'autres constitutions établissent une liste
non limitative de motifs dans laquelle l'origine sociale n'est pas
expressément mentionnée, mais des motifs potentiellement liés tels
que l'origine, l'affiliation sociale, la classe, l'ascendance sociale,
la classe sociale ou l'ascendance sont mentionnés en plus de la
formulation «tout autre motif» (Chypre, Finlande, Géorgie, Islande
et Turquie); à Chypre, en Géorgie et en Turquie, au moins une partie
de la législation, mais encore une fois pas toujours la loi anti-discrimination
elle-même, interdit aussi expressément la discrimination fondée
sur l'origine sociale. En Belgique, la constitution énonce une interdiction
générale de la discrimination sans spécifier de motifs particuliers;
dans ce pays, l'origine sociale figure toutefois parmi les motifs
interdits dans la législation fédérale anti-discrimination. Les
dispositions constitutionnelles de la Lettonie sont similaires à
celles de la Belgique, mais l'origine sociale figure parmi les motifs
interdits dans la loi sur le travail. La constitution allemande
interdit la discrimination fondée sur «l'origine», terme interprété
par la Cour constitutionnelle fédérale comme faisant référence au
statut social et aux racines héritées d'une personne
; ni
«l'origine sociale», ni «l'origine», ni des termes similaires ne
sont toutefois inclus dans la liste des sept motifs couverts par
la législation fédérale anti-discrimination. La Constitution suisse
de 1999 interdit la discrimination fondée sur une liste exhaustive
de motifs, dont la «position sociale». Cette disposition a été interprétée
comme reflétant la notion de «privilèges de naissance», ou d'un
statut acquis par filiation, qui figurait dans la constitution précédemment
en vigueur – et qui peut également couvrir le statut social actuel
d'une personne. La loi anti-discrimination de la Bulgarie énumère
19 motifs explicites, dont «l'origine», et est ouverte, interdisant la
discrimination également sur «tout autre motif établi par la loi
ou par un traité international auquel la République bulgare est
partie».
33. Dans le groupe d'États susmentionné, les particuliers peuvent
trouver au moins un certain soutien explicite dans le système juridique
national pour introduire une plainte pour discrimination fondée
sur l'origine sociale. Parfois, cela ne s'applique que dans un éventail
très étroit de circonstances (par exemple, si l'origine sociale
n'est incluse comme motif expressément interdit que dans le code
du travail ou le droit pénal, mais pas dans la législation anti-discrimination
générale), et parfois seulement si un tribunal (qui peut être la
cour constitutionnelle) est disposé à interpréter un motif exprès
potentiellement similaire tel que «classe», «ascendance» ou «origine»,
ou un terme fourre-tout tel que «tout autre motif», comme couvrant
la notion d'origine sociale. Cette dernière situation se retrouve
également aux Pays-Bas, où il existe une liste ouverte de motifs
interdits dans la constitution et une liste exhaustive dans la loi
nationale anti-discrimination, dont aucune ne mentionne expressément
l'origine sociale ou toute autre caractéristique similaire.
34. Dans certains États, la constitution énonce une interdiction
générale de la discrimination sans spécifier de motifs particuliers,
tandis que la législation nationale anti-discrimination comprend
une liste exhaustive de motifs qui n'inclut pas l'origine sociale
ou tout autre motif similaire (Irlande, Norvège et Suède). Dans
ce groupe de pays, la seule option juridique qui s'offre aux personnes
cherchant à obtenir réparation pour une discrimination fondée sur
l'origine sociale est donc de se fonder sur les obligations de l'État
en vertu du droit international ou sur la garantie de la dignité
de chaque personne en tant qu'être humain.
35. Dans un troisième groupe d'États, les réponses au questionnaire
font référence à des motifs interdits tels que le «statut social»
(Albanie, Grèce et Slovénie, ainsi que l'Estonie et la Lituanie
(où le terme «origine» figure également dans la liste des motifs)
et la Roumanie (où le terme «origine sociale» est toutefois utilisé dans
la constitution et dans certaines lois, comme indiqué ci-dessus).
D'autres mentionnent la «condition sociale» (Albanie, Belgique (dans
certaines législations régionales), Italie et Espagne) et les «circonstances sociales»
(Portugal et Espagne). Bien que la portée de ces termes soit peu
discutée, il semblerait, comme nous l'avons observé dans le chapitre
sur les définitions ci-dessus, qu'ils fassent référence à la situation
actuelle d'une personne et soient donc distincts de son origine
sociale. Le Centre interfédéral pour l’égalité des chances belge,
Unia, a par exemple fait valoir que la notion de «condition sociale»
devrait être ajoutée à la législation fédérale anti-discrimination,
parallèlement au terme existant d' «origine sociale», afin de couvrir,
par exemple, les cas de discrimination en matière d'emploi ou de
logement à l'encontre des personnes ayant un casier judiciaire,
des sans-abri ou des parents isolés avec enfants.
36. Enfin, il convient de noter que certaines constitutions (telles
que celles de l'Autriche, de la Belgique et de la Turquie) comportent
des dispositions selon lesquelles aucun privilège ne doit être accordé
ni aucune distinction faite sur la base de la classe sociale. Une
telle déclaration de principe est également clairement liée à la
prévention de la discrimination fondée sur l'origine sociale, même
si son impact peut être limité si elle n'est pas traduite en une
législation pouvant être facilement invoquée devant les tribunaux.
4.2. La
jurisprudence en tant que recours individuel
37. En règle générale, il est plus
difficile d’accéder à des voies de recours pour des formes spécifiques
de discrimination lorsque le motif de discrimination concerné n'est
pas expressément mentionné dans la législation. En effet, les plaignants
doivent convaincre l'organe chargé de l'égalité ou le tribunal compétent
non seulement qu'une différence de traitement injustifiée s'est
effectivement produite, mais aussi – et surtout – qu'elle relevait
des dispositions légales pertinentes, même si celles-ci ne la couvraient
pas expressément.
38. Il n'est donc pas surprenant que peu d'exemples de jurisprudence
pertinente aient été mentionnés dans les réponses au questionnaire,
et qu'un très grand nombre de réponses aient indiqué l’absence totale
de jurisprudence. Cela montre que les recours effectifs pour les
individus sont rares lorsqu’il s’agit de discrimination fondée sur
l'origine sociale. Néanmoins, certains cas présentent un intérêt
particulier.
39. La Cour constitutionnelle tchèque a considéré que «l’origine
sociale ne saurait être interprétée à l’aune de la conception en
vigueur du début du XXe siècle, c’est-à-dire
comme la différence entre les nobles et le peuple». Elle a jugé
que la taxe d’enlèvement des ordures ménagères, calculée en fonction
du nombre de personnes vivant dans un foyer, constituait une discrimination
fondée sur l’origine sociale en ce qui concernait les enfants mineurs,
notamment ceux issus de familles qualifiées par elle de socialement
défavorisées
. À l'inverse,
elle a jugé que le calcul des allocations familiales en fonction
de la situation économique de la famille n’était pas constitutif
d’une discrimination fondée sur l’origine sociale envers les enfants
issus de familles aisées. La Cour a noté que «l’origine sociale…est
déterminée une fois pour toutes à la naissance. En revanche, les
sources de revenus de la famille pouvant évoluer, le droit éventuel
aux allocations familiales évolue également
». Ces affaires
soulignent à la fois qu’il est nécessaire d'adopter une approche
dynamique de l'interprétation du terme «origine sociale» et qu’il
est important d’établir une distinction entre l'origine sociale d'une
personne et son statut socio-économique actuel.
40. Contrairement à la première affaire tchèque susmentionnée,
un exemple d'interprétation restrictive du terme «origine sociale»
a été fourni par la Belgique. Dans cette affaire, faisant valoir
qu'il avait été victime d'une discrimination fondée à la fois sur
l'origine sociale et la naissance, un travailleur a contesté la
décision de ne pas le recruter parce qu'il appartenait à une famille
que l'employeur considérait comme malhonnête. Les deux motifs de
discrimination ont été reconnus en première instance mais, en appel,
seul le motif de la naissance a été retenu, le tribunal ayant estimé
que le motif de l'origine sociale ne se référait qu'à une classe
spécifique telle que la noblesse
.
41. La Hongrie a répondu que l'origine sociale est l'un des cinq
motifs de discrimination les plus couramment invoqués devant son
autorité nationale pour l'égalité de traitement, mais n'indique
pas quel sens est attribué à ce terme ni combien de ces affaires
ont abouti. La réponse de la Roumanie, où la constitution fait référence
à l'origine sociale mais où la loi anti-discrimination fait référence
au statut social, indique que ce dernier motif a été invoqué dans
40 % des plaintes dont le Conseil national de lutte contre la discrimination
a été saisi entre 2002 et 2020 (4 702 plaintes sur 11 676), sans
fournir d’explication quant au sens attribué à ce terme.
42. Parmi les pays où le statut social est un motif expressément
protégé, mais pas l'origine sociale, le Commissaire estonien à l'égalité
des chances a été saisi de 15 affaires portant sur le statut social
(actuel) entre janvier 2017 et avril 2021. La Lituanie a évoqué
une affaire de possible discrimination fondée sur l'âge, le handicap
et le statut social.
4.3. L’intersectionnalité
43. La réponse de la France au
questionnaire a porté sur la notion de discrimination fondée sur
«l'origine». Dans le système juridique français, l' «origine» semble
être comprise comme se référant à des signes extérieurs qui laissent
supposer une origine étrangère et qui peuvent constituer des vecteurs
de stéréotypes et de discrimination raciale, une question sur laquelle
le Défenseur des droits a estimé qu'il était urgent d'agir pour
surmonter les insuffisances de la politique publique existante
.
44. Ce lien entre le terme «origine» et l'origine étrangère réelle
ou perçue d'une personne contraste avec l'approche adoptée en Allemagne,
où le sens de «statut social et racines hérités» (proche ou synonyme d' «origine
sociale») a été attaché à ce terme, comme décrit ci-dessus. La réponse
française souligne néanmoins à quel point il importe de comprendre
l'intersectionnalité de l'origine sociale avec d'autres motifs de discrimination
possibles, tels que l'origine ethnique ou le contexte migratoire.
45. En effet, il peut souvent y avoir un chevauchement entre l'origine
étrangère (réelle ou perçue) d'une personne, son origine sociale
et son statut social actuel. D’après certaines études portant sur
le Royaume-Uni, les migrants internationaux et internes ont généralement
des trajectoires de mobilité sociale différentes: les migrants internes,
souvent issus de milieux plus privilégiés, réussissent plus facilement,
alors que la mobilité sociale des migrants internationaux est plus
rarement ascendante et plus souvent descendante
. Dans le même
temps, il est crucial de ne pas faire d’amalgame de l’origine sociale
avec d'autres motifs de discrimination. Au cours de l'audition tenue
lors de la réunion de la commission sur l'égalité et la non-discrimination
le 30 novembre 2021, le professeur Sam Friedman, professeur de sociologie
à la London School of Economics, a fait remarquer que les gens confondent
souvent l'origine ethnique et l'origine sociale, partant du principe
que le fait d’être issu de la migration est toujours synonyme d’une
origine sociale défavorisée. Pourtant, différents groupes ethniques
peuvent se trouver dans des situations très différentes. Les communautés
britanniques indiennes et chinoises sont en moyenne issues de milieux
plus privilégiés que la population blanche, tandis que les populations
bangladaises et pakistanaises sont beaucoup plus défavorisées en
termes d'origine sociale. Ces effets sont uniquement observables
quand les divers éléments spécifiques sont précisément mesurés.
Une fois encore, cela montre qu’il est important de comprendre et
de mesurer l'origine sociale en tant que caractéristique protégée
distincte.
46. Qu'elles fassent ou non expressément référence à l'origine
sociale, de nombreuses lois anti-discrimination citées dans les
réponses à mon questionnaire interdisent (également) la discrimination
fondée sur des motifs susceptibles d’être étroitement liés à l'origine
sociale, comme la naissance ou l'ascendance. Certaines incluent
des motifs tels que la richesse ou la propriété, qui peuvent être
acquis au cours de la vie d'une personne (et donc plus étroitement
liés au statut socio-économique actuel) ou hérités (et donc plus étroitement
liés à l'origine sociale). Il se peut que ces motifs fournissent
des substituts utiles à l'origine sociale lorsque la discrimination
fondée sur ce motif n'est pas expressément interdite par la constitution
ou par la loi (voir également ci-dessous sur la profession des parents).
47. Toutefois, comme je l'expliquerai dans la section suivante,
il est tout aussi crucial de ne pas confondre la richesse actuelle
d'une personne, ses biens, sa situation en matière de logement,
son niveau d'éducation et d'autres aspects de son statut socio-économique
avec son origine sociale. Quelle que soit la situation actuelle d'une
personne, son origine sociale (et ses indicateurs tels que l'accent,
la présentation et les réseaux sociaux de longue date) peut continuer
à la distinguer de ses pairs socio-économiques actuels et constituer
la base d'un traitement différentiel injustifié (favorable ou défavorable)
tout au long de sa vie.
5. Le
plafond et le plancher de classe
5.1. Différentes
formes de discrimination fondée sur l’origine sociale
48. Lors de notre audition du 30 novembre 2021,
le professeur Friedman a expliqué les principales conclusions de
ses recherches sur ce que lui et son co-chercheur Daniel Laurison
ont appelé le «plafond de classe»
.
Leurs conclusions, basées sur des données recueillies auprès de
plus de 100 000 personnes dans le cadre de l'enquête britannique
sur les forces de travail (menée par l'Office for National Statistics),
sont très instructives pour le présent rapport. Elles montrent clairement
que, même si elle n'est pas toujours visible dans la vie quotidienne
de la même manière que d'autres axes d'inégalité mieux connus, l'origine
sociale d'une personne tend à jeter ce que le professeur Friedman
a décrit de manière frappante comme une ombre déterminante sur ses
chances dans la vie.
49. La discrimination fondée sur l’origine sociale peut être directe
ou cachée (explicite ou implicite). Les rares cas de jurisprudence
cités au chapitre 4 ci-dessus constituent des exemples où la pauvreté
ou le niveau de confiance sociale dont les plaignants ont hérité
sont perçus par eux comme des discriminations directes.
50. Des recherches universitaires ont également identifié un «effet
direct de l’origine sociale» sur la mobilité sociale, définissant
celui-ci comme les effets directs de l’origine sociale qui ne sont
pas transmis par l’éducation et comme les facteurs susceptibles
de créer des plafonds et des planchers de classe
. Les
planchers de classe protègent du déclassement social les personnes
issues de milieux socio-économiques plus favorisés, tandis que les
plafonds de classe entravent la mobilité sociale ascendante des
personnes issues de milieux socio-économiques moins favorisés.
51. Les formes cachées de discrimination fondée sur l’origine
sociale sont dus en revanche à des processus psychologiques profondément
ancrés et qui influencent nos perceptions de nous-mêmes et des autres. Concernant
la perception des autres, le classisme existe: les stéréotypes fondés
sur l’origine et le statut social sont souvent profondément enracinés
et déterminent la manière dont les individus sont perçus et traités
par les autres
. En ce qui
concerne la perception de soi, des études montrent que le fait de
grandir et de vivre dans différentes circonstances socio-économiques
et matérielles a des répercussions sur les pensées, les émotions
et le comportement des individus, et que ces différences d’attitude
peuvent entraver les tentatives de surmonter des désavantages socio-économiques
. Les personnes ayant dû faire face à
davantage de contraintes matérielles doivent développer des techniques
leur permettant de surmonter l’adversité et peuvent former l’impression
qu’elles font face à des menaces auxquelles il faut répondre de
manière défensive, tandis que les personnes n’ayant pas subi ces
contraintes matérielles se soucient moins de joindre les deux bouts
et peuvent se concentrer sur l’exploration de soi et la prise de
risques, sachant que leurs moyens matériels existants leur permettent
d’affronter les défis
.
Plus important encore, et j’y reviens plus loin, les établissements
d’enseignement et le marché du travail renforcent la discrimination
fondée sur l’origine sociale en évaluant le mérite et la réussite
selon des caractéristiques associées à des avantages socio-économiques préexistants.
5.2. L’ombre
déterminante de l’origine sociale dans l’accès aux professions et
la carrière
52. Comme l'a souligné le professeur
Friedman, la question de l'accès aux professions exigeant un niveau d'éducation
plus élevé est souvent au centre de l'étude de la mobilité sociale.
Au Royaume-Uni, à peine 10 % des gens issus des classes ouvrières
(dont les parents exerçaient des métiers routiniers et manuels)
accèdent à des professions plus «élevées». Il a cité des chiffres
assez stupéfiants qui illustrent les avantages dont bénéficient
ceux qui suivent directement les traces de leurs parents: au Royaume-Uni,
une personne dont un parent est avocat a 17 fois plus de chances
de devenir avocat, et une personne dont un parent est médecin a 24
fois plus de chances que les autres de devenir médecin.
53. S'il est déjà bien compris que l'accès aux professions «supérieures»
est un vecteur important de mobilité sociale, les études sur le
«plafond de classe» montrent avec force que l'accès à ces professions
n'est pas suffisant en soi. En effet, l’influence du milieu ou de
la classe sociale ne s’estompe pas après l’entrée dans la vie professionnelle.
Au contraire, il continue à avoir un impact tout au long de la vie.
Ainsi, de nos jours, en Grande-Bretagne, les personnes issues des
classes ouvrières ayant réussi à accéder à des professions très valorisées
gagnent en moyenne 17 % de moins que leurs collègues dont les parents
avaient un emploi des classes moyennes, exerçaient une profession
libérale ou occupaient un poste de cadre, et ces différences de salaire
liées à la classe sociale se retrouvent dans des pays comme la France,
l’Italie, la Norvège et la Suède. Même en appliquant des correctifs
pour prendre en compte diverses mesures relatives au mérite ou au
capital humain (comme les différences de niveau d’instruction),
la moitié de l’écart de salaire subsiste. Si l’on adopte une perspective
intersectionnelle, l’écart est fortement accentué pour les femmes
issues des milieux ouvriers et pour la plupart des professionnel-le-s
noir-e-s ou des minorités ethniques et issu-e-s des milieux ouvriers. En
outre, les femmes ont tendance à cacher leur origine ouvrière, en
raison des tropes stigmatisants sur les femmes de la classe ouvrière,
alors qu'il existe des stéréotypes beaucoup plus romantiques sur
la mobilité ascendante des hommes. Toutes ces constatations montrent
pourquoi, comme l'a dit le professeur Friedman, «l’accent doit désormais
être mis non sur l’accès, mais sur la poursuite des carrières».
54. Le professeur Friedman a mis en évidence trois principaux
moteurs de l'écart de rémunération entre les classes. Le premier
est la richesse des parents («la banque de papa et maman»), qui
offre une protection majeure contre l'incertitude, permettant aux
personnes dont les parents sont plus aisés de prendre davantage de
risques dans le choix de carrière, d'effectuer des stages non rémunérés
et de faire face au coût de la vie dans les villes où les opportunités
sont généralement concentrées. Il s’agit là d’un exemple du plancher
de classe mentionné plus haut.
55. Un deuxième facteur de l'écart salarial entre les classes
est la culture du parrainage informel qui consiste, pour des personnes
expérimentées, à prendre sous leur aile des jeunes pris en sympathie
pour des motifs étroitement liés à l’origine sociale, et à donner
informellement un coup d’accélérateur à leur carrière. Le professeur
Friedman note que ces relations naissent souvent d'un sentiment
d'affinité culturelle – humour, goûts, intérêts, loisirs partagés,
manières de s’exprimer ou formation – en d'autres termes, des traits
de caractère ou des passe-temps communs qui tendent à être étroitement
liés à l'origine sociale
. Ces dynamiques sont
parfois accentuées par les différentes capacités à accéder à et
à fonctionner au sein des réseaux sociaux, ou par le fait de connaître
implicitement leur fonctionnement ou d’avoir des liens préexistants qui
peuvent facilement se transformer en népotisme. Le rôle des parents
qui sont en mesure de fournir des conseils, de l’aide ou des relations
peut également être déterminant.
56. Troisième facteur, et le plus important, de l'écart de rémunération
entre les classes: le professeur Friedman a souligné la méconnaissance
du mérite, ou la manière dont des codes de comportement arbitraires liés
à l'accent, à la tenue vestimentaire, aux goûts, à la présentation
de soi ou au style – et reflétant souvent l'héritage historique
d'une majorité d'hommes blancs privilégiés – déterminent qui est
considéré comme ayant sa place et qui il serait approprié de promouvoir
dans de nombreuses organisations professionnelles et professions.
57. Outre ces facteurs susceptibles de causer des discriminations
fondées sur l’origine sociale, je souhaite souligner l’impact potentiellement
aggravant de l’utilisation de l’intelligence artificielle. Dans
un exemple bien connu, et pour ne citer que celui-là, lorsqu’il
a été procédé en juin 2020 à une standardisation automatisée des notes
des élèves du Royaume-Uni à la suite de l’interruption de l’année
scolaire en raison de la pandémie de covid-19, des élèves issus
de milieux défavorisés ont été touchés de manière disproportionnée
par des dégradation de leurs notes, et l’écart entre les résultats
d’élèves bénéficiant de repas gratuits et de ceux n’en bénéficiant
pas s’est accentué
. Dans sa
Résolution 2343 (2020) «Prévenir les discriminations résultant de l’utilisation
de l’intelligence artificielle», l’Assemblée soulignait que les
algorithmes optimisés en vue de l’efficacité, de la rentabilité
ou d’autres objectifs, sans tenir dûment compte de la nécessité
de garantir l’égalité et la non-discrimination, peuvent entraîner
une discrimination directe ou indirecte fondée sur toute une série de
motifs, dont l’origine sociale. Les causes de ce phénomène sont
multiples et sont analysées de manière approfondie dans le rapport
de notre collègue Christophe Lacroix (Belgique, SOC) à ce sujet
. Un large éventail de mesures que
doivent prendre les États ainsi que d’autres acteurs concernés afin
de prévenir les discriminations résultant de l’utilisation de l’intelligence
artificielle sont exposées dans cette résolution; par conséquent,
je ne les détaillerai pas ici.
58. Pour surmonter les obstacles créés par la discrimination fondée
sur l'origine sociale, toutes ces questions clés doivent être abordées
– y compris dans une perspective intersectionnelle – par le biais d’instruments
de politique forts visant à garantir que tous soient sur un pied
d’égalité, non seulement en ce qui concerne l’accès initial aux
droits, mais aussi au long terme.
5.3. Le
statut socio-économique comme motif de discrimination distinct mais
connexe
59. J'ai déjà souligné les différences
importantes entre l'origine sociale et le statut socio-économique (actuel),
et le fait que des formes distinctes de discrimination peuvent apparaître
sur la base de ces motifs. Néanmoins, comme nous l'avons vu, les
deux motifs peuvent être étroitement liés. Bien que le présent rapport se
concentre sur le motif de discrimination reconnu par les instruments
internationaux, à savoir l'origine sociale, le statut socio-économique
d'une personne peut également avoir une incidence sur l'ensemble
de ses chances dans la vie, et certains des remèdes peuvent être
similaires dans les deux cas. Je considère donc qu'il est important
d'examiner également la discrimination fondée sur le statut socio-économique,
au moins brièvement, dans mon rapport.
60. Comme l'a souligné le Réseau européen des organismes de lutte
contre les discriminations (Equinet), la discrimination et la pauvreté
sont les deux faces d'une même pièce. La discrimination est une
cause de pauvreté et d'exclusion sociale, alors qu'en même temps,
la pauvreté et l'exclusion sociale peuvent elles-mêmes être un motif
de discrimination. La pauvreté et l'exclusion sociale augmentent
donc le risque de subir une discrimination. Pourtant, en raison
de la stigmatisation, de la honte, de l'exclusion sociale et des
abus, les victimes de discrimination fondée sur leur statut socio-économique
sont beaucoup moins susceptibles de la signaler et donc d'accéder
à leurs droits. En outre, la discrimination fondée sur le statut
socio-économique est souvent passée sous silence (et peu signalée
par les victimes) dans les affaires de discriminations multiples
.
61. Equinet mène actuellement des recherches approfondies sur
le statut socio-économique en tant que motif de discrimination et
nous avons eu l'occasion d'entendre leur responsable politique,
Mme Milla Vidina, lors de notre audition
du 30 novembre 2021, sur les conclusions préliminaires d'Equinet.
Celles-ci indiquent un large consensus sur le fait qu'un tel motif
devrait être expressément reconnu dans la législation anti-discrimination,
notamment parce que le statut socio-économique d'une personne peut
changer au cours de sa vie, et que tout le monde peut donc être
susceptible d'être victime d'exclusion socio-économique. Le manque de
possibilités d’opposer les droits sociaux en justice fait qu’il
est d’autant plus important de renforcer les lois en faveur de l’égalité
et de la non-discrimination, qui sont plus faciles à invoquer en
justice. La discrimination fondée sur la perception du statut socio-économique
doit également être couverte. Les résultats préliminaires d'Equinet
montrent que le terme à utiliser dans la législation anti-discrimination
pour couvrir ces formes de discrimination est moins clair, d'autant
plus qu'aucun substitut unique et adéquat n'a été trouvé à ce jour.
Il n'est pas non plus évident à ce stade que l'inclusion d'une prolifération
de motifs connexes (tels que la richesse, la propriété ou le statut
financier), comme c'est déjà le cas dans certains pays, contribue
réellement à mieux lutter contre ces discriminations. Quel que soit
le terme utilisé dans la législation nationale, sa définition devrait
toutefois permettre de couvrir toutes les situations nécessaires,
en tenant compte de la réalité sociale du pays concerné.
62. Comme pour tous les motifs couverts par la législation anti-discrimination,
le motif de la discrimination socio-économique doit être correctement
appliqué et inclus dans les compétences des organismes de promotion
de l'égalité. Ces derniers doivent disposer d'un financement et
de ressources suffisants pour donner effet à cette compétence, notamment
afin de collecter des données sur ce motif et d'utiliser des tests
de mise en situation.
63. Dans le domaine de la discrimination fondée sur le statut
socio-économique, il peut être difficile de concevoir des mesures
positives efficaces ciblant des personnes, car les causes socio-économiques structurelles
de la situation de chaque individu doivent être traitées. Deux aspects
prometteurs à explorer consistent toutefois à soumettre le secteur
public à des obligations en matière d'égalité dans ce domaine, conformément
aux dispositions de la loi britannique sur l'égalité, tout en intégrant
parallèlement des mesures antidiscriminatoires dans l'ensemble de
la législation.
64. La sensibilisation est cruciale pour surmonter les sentiments
de honte et de culpabilité qui empêchent souvent les victimes de
se plaindre d’une discrimination socio-économique. Elle doit toutefois
être abordée avec sensibilité, car des personnes se sentent stigmatisées
et exclues, dans une culture où le mérite est défini d’une manière
qui favorise celle et ceux qui ont des moyens pour commencer dans
la vie. Pour aider les fonctionnaires travaillant dans ce domaine
à reconnaître et à mieux combattre cette forme de discrimination, de
nombreux organismes de promotion de l'égalité organisent des cours
de formation qui intègrent le statut socio-économique soit explicitement,
soit dans le cadre d'approches intersectionnelles.
6. Briser
le plafond de classe
6.1. Mesures
législatives et institutionnelles
65. L'origine sociale doit être
incluse comme caractéristique protégée spécifique dans la législation
anti-discrimination. Les réponses à mon questionnaire en ont également
montré la nécessité: comme nous l'avons vu plus haut, il existe
peu de jurisprudence sur ce type de discrimination dans la plupart
des pays, mais lorsqu'elle n'est pas spécifiée comme un motif expressément
interdit dans la législation, les obstacles à sa reconnaissance
dans des cas individuels sont encore plus élevés.
66. Deuxièmement, il faut lancer un vaste débat sur le talent
et les mérites ainsi que leur sens dans des professions spécifiques.
Cela concerne les pratiques d'entretien et la lutte contre le problème
de la méconnaissance du mérite. Des qualificatifs comme les manières
ou le sérieux, qui font appel à des éléments très arbitraires de
présentation, restent très importants pour «faire l’affaire» et
obtenir un emploi. Les organisations et les professions doivent
définir minutieusement quelles compétences sont réellement nécessaires
pour bien s’acquitter d’un travail, et les comparer à ce qui est
recherché sur le terrain. Un débat public doit également avoir lieu
sur la manière dont le mérite est compris et identifié au niveau
de la société.
67. Les organes nationaux chargés de l’égalité devraient se voir
confier la gouvernance publique de ces questions et bénéficier des
ressources nécessaires pour mener à bien ces fonctions.
6.2. Politiques
ciblées
68. En ce qui concerne les carrières
et le lieu de travail, le professeur Friedman a souligné, lors de
notre audition, plusieurs axes à explorer afin de briser le plafond
de classe. Une première ligne d'action essentielle consiste à mesurer
correctement les origines, sociale ou de classe, des travailleurs
des secteurs public et privé, y compris à travers un prisme intersectionnel
(notamment en ce qui concerne le sexe et les caractéristiques liées
à l'origine ethnique). La boîte à outils récemment élaborée par
la Commission du Royaume-Uni pour la mobilité sociale à l’intention
des organisations désireuses de mesurer l'origine sociale propose
un certain nombre de questions qui permettent de collecter des données
pertinentes
.
Il souligne aussi que les entreprises devraient être tenues de publier
leurs données sur l'écart de rémunération entre les classes, tout
comme elles sont tenues de publier les données sur l'écart de rémunération
entre les sexes dans certains pays.
69. La profession des parents a été identifiée comme étant le
meilleur indicateur de l'origine sociale lorsqu’un seul indicateur
est pris en compte
.
Il convient toutefois de noter que les structures de classe sont dynamiques
et évoluent en parallèle à des changements structurels de l’économie.
La nature évolutive de la production industrielle et la désindustrialisation
ainsi que la transformation numérique et les dynamiques de l’industrie
4.0 sont autant de facteurs susceptibles de modifier les structures
professionnelles dans les sociétés, tandis que les recherches de
rentes, la corruption et le clientélisme sont susceptibles de modifier
la distribution des moyens financiers. Par conséquent, les classifications
socio-économiques et les regroupements de classes peuvent aussi
évoluer, nécessitant l’adaptation en parallèle de la collecte de données,
de l’analyse des politiques et de la législation.
70. Par ailleurs, comme nous l’avons déjà vu, la notion de classe
sociale va au-delà des circonstances financières, englobant aussi
les réseaux personnels (des systèmes fondés non sur ce que l’on
connaît mais qui l’on connaît). Le népotisme et la corruption sont
causes de pauvreté et d’inégalités. Ainsi, les politiques menées
doivent également viser à permettre à chacun de participer aux réseaux
sur un pied d’égalité.
71. Le professeur Friedman a également souligné qu’il faut rendre
officielles les procédures informelles de recrutement, d’évaluation
et de promotion et les rendre transparentes. Parallèlement, les
mécanismes d'action positive, tels que les programmes d'études supérieures
qui constituent une voie rapide vers les carrières de la fonction
publique, peuvent être activement orientés vers les personnes issues
de la classe ouvrière, comme c'est le cas dans le programme britannique
«Civil Service Fast Stream»
.
Il a également souligné qu’il faut interdire les stages non rémunérés
et non publiés, qui sont inaccessibles aux personnes ne disposant
pas de réseaux préexistants et d'un soutien financier familial.
72. En ce qui concerne l'éducation, si elle joue un rôle essentiel
dans l'(im)mobilité de classe de l'individu, il a été constaté que
tant que l'association entre l'origine de classe des individus et
leur niveau d'éducation reste forte, l'éducation jouera un rôle
plus faible dans la promotion de la mobilité sociale au niveau sociétal
.
Par conséquent, les politiques devraient viser à fournir à tous
une éducation publique gratuite, équitable et de qualité, quelle
que soit l'origine sociale et tout au long de la vie d'une personne.
L'équité dans l'accès à une même qualité d'éducation doit être garantie
depuis l'accueil et l’éducation de la petite enfance jusqu'à l'enseignement
secondaire et supérieur et ainsi que par le biais de la formation
tout au long de la vie. Une telle politique serait également conforme
à la Charte sociale européenne.
73. L'une des implications politiques de l’effet direct de l’origine
sociale est que l'éducation ne peut assurer à elle seule la médiation
entre l'origine sociale et la destination sociale dans le cycle
de vie d'un individu. L'existence de planchers de classe suggère
une forme de «thésaurisation des opportunités», où les familles appartenant
aux groupes socio-économiques supérieurs cherchent des moyens, tant
pendant l'éducation de leurs enfants que lorsqu'ils sont sur le
marché du travail actif, pour préserver les opportunités de leurs
enfants sur le marché du travail ainsi que leur statut social de
destination. L'implication en termes de politique est que le secteur
publique doit assurer l'égalité des chances à travers tous les groupes
d'origine sociale. Les opportunités et les perspectives de destination
du statut social devraient être sauvegardées en tant que service public
par le biais de filets de sécurité sociaux, plutôt que par des moyens
privés qui sont prédéterminés par l'origine sociale.
74. Lorsqu'il s'agit d'évaluer le mérite, l’on s'attend à ce que,
dans un système fondé sur le mérite, les entretiens d'embauche soient
basés sur une évaluation des expériences, des idées et du comportement
du candidat, et les évaluations des travailleurs basées sur la qualité
du contenu de la tâche effectuée. Cependant, des études menées dans
le monde entier révèlent que les jugements sont fondés sur la perception
qu'a l'évaluateur du statut social de la personne dont la performance
doit être évaluée. Des bribes de phrases prononcées, des indices
d'accent et de prononciation ainsi que le choix de quelques mots
utilisés permettent à l'évaluateur d'identifier la classe sociale
du locuteur avec une grande précision
.
Pour surmonter les préjugés dans les décisions d'embauche et de
promotion qui sont influencées par les processus psychologiques
enracinés qui façonnent nos premières perceptions des autres via
une évaluation inconsciente des accents, des choix de mots ou des
modèles de discours, des chercheurs du Royaume-Uni ont lancé le projet
«Accent Bias in Britain»
. Les préjugés liés à l'accent influencent
non seulement les résultats sur le marché du travail, mais ils peuvent
également entraîner des biais dans l'accès aux services de base
tels que l'éducation et le logement, entre autres. Le projet «Accent
Bias in Britain» a testé des outils, des formations et d'autres
politiques qui pourraient être utilisés pour lutter contre ce biais.
Parmi les cinq outils spécifiques qu'ils ont testés, en ce qui concerne
leur efficacité à réduire les préjugés liés à l'accent par exemple,
ils ont constaté que la sensibilisation par le biais de modules
de formation aux préjugés inconscients s'est avérée la plus efficace.
75. Enfin, notre collègue Petra Stienen (Pays-Bas, ADLE) nous
a rappelé que la mobilité sociale ascendante peut impliquer des
blessures et des expériences émotionnelles cachées, parfois appelées
«la douleur de l'ascension sociale». Le professeur Friedman a convenu
qu’il faut également comprendre que ces trajectoires engendrent
souvent un sentiment d’apatridie culturelle et de coupure par rapport
au groupe d’origine, mais aussi à la destination et qu'il est vital
de comprendre l'expérience vécue des personnes appartenant à ce groupe
social. C'est pourquoi des types de réseaux de soutien distincts
sont nécessaires pour les personnes qui s’engagent sur cette voie.
Au Royaume-Uni, la fonction publique a créé des réseaux de mobilité
sociale afin de répondre à ce besoin
.
6.3. La
mobilité sociale en tant que solution
76. La préoccupation primordiale
au cœur de mon rapport est que les circonstances de la naissance
d'une personne ne devraient pas déterminer son avenir. Il va sans
dire que les inégalités structurelles jouent un rôle important dans
les expériences individuelles de discrimination dans ce domaine;
il est évidemment essentiel d'offrir des recours aux individus par
le biais d'une législation anti-discrimination et des politiques
ciblées efficaces, comme nous l'avons examiné dans les chapitres
précédents de ce rapport, mais des réponses structurelles favorisant
la mobilité sociale sont tout aussi nécessaires.
77. Dans les sociétés équitables, le potentiel de toutes les personnes,
y compris celles issues de milieux moins favorisés, est réalisé.
Pour cela, il faut un haut niveau de fluidité sociale, afin que
les gens puissent concourir sur un pied d'égalité en fonction de
leurs talents, capacités, aptitudes et expertise, et que les opportunités
ne soient pas limitées par l'origine sociale. Les individus devraient
également être en mesure d'accéder aux plus hautes fonctions, quelle
que soit leur origine sociale.
78. Les questions de mobilité sociale sont préoccupantes non seulement
parce qu'elles affectent le droit de chaque individu à développer
pleinement son potentiel, à se sentir en sécurité et à avoir de
l’espoir pour son avenir, mais aussi parce que le manque de diversité
aux niveaux élevés de prise de décision constitue en soi un obstacle
à la réalisation de la justice sociale au sens large: cela contribue
à perpétuer les avantages des groupes qui sont représentés à la
table des décisions, sans remédier aux désavantages subis par ceux
qui ne le sont pas. Comme l'Assemblée l'a reconnu dans sa
Résolution 2339 (2020) «Garantir les droits humains en temps de crise et de
pandémie: la dimension de genre, l’égalité et la non-discrimination»,
la pandémie de covid-19 a rappelé avec force combien il importe
de veiller à ce que toutes les voix et perspectives soient entendues,
y compris en temps de crise, afin d'éviter de perpétuer ou d'exacerber
les désavantages et de promouvoir l'équité et l'égalité dans nos
sociétés.
79. J'ai décrit ci-dessous certains obstacles à la mobilité sociale
qui peuvent contribuer à la persistance de la discrimination fondée
sur l'origine sociale.
80. Il convient de noter d'emblée que les niveaux de mobilité
sociale varient assez largement entre les États membres du Conseil
de l’Europe. Si la mobilité sociale a diminué ces dernières décennies
dans plusieurs États, dans d’autres, elle a en revanche augmenté.
Ces changements diffèrent entre hommes et femmes
.
81. Dans le passé, la mobilité sociale ascendante a eu tendance
à être comprise en termes absolus, les sociétés dans leur ensemble
connaissant cette mobilité ascendante grâce à la croissance économique.
Une image souvent utilisée pour décrire cette mobilité sociale absolue
est celle d'une marée montante, qui pousse les bateaux vers le haut
à mesure qu'elle monte. Toutefois, comme la croissance économique
globale en Europe a ralenti au cours des dernières décennies, l'accent
est davantage mis sur la mobilité sociale relative (individuelle),
et l'on craint que les jeunes générations aient moins de possibilités
que leurs parents de changer de statut social. Il est donc particulièrement
important d'être conscient de la manière dont les avantages et les désavantages
se transmettent en Europe, et de savoir comment surmonter ces tendances
.
82. Une étude a identifié huit facteurs susceptibles de constituer
des obstacles particuliers à la mobilité sociale, à savoir: l'aggravation
des inégalités de revenus; l'accès réduit aux services publics,
notamment aux services de garde d'enfants, d'éducation et de santé;
la persistance des inégalités dans l'éducation; la transmission
intergénérationnelle de la pauvreté; les inégalités entre les sexes;
l'intégration insuffisante des immigrants; le népotisme et la corruption;
et l'accroissement des disparités régionales
.
83. Les inégalités de revenus et les inégalités sociales ont également
une incidence sur l'accès aux ressources susceptibles d'aider les
gens à améliorer leurs chances dans la vie. L'inégalité d'accès
aux ressources entrave la mobilité sociale et, par conséquent, la
résolution de ces problèmes, notamment par la réduction ou l'atténuation
de la pauvreté, peut constituer un élément essentiel pour rompre
le lien entre l'origine sociale et les perspectives.
84. Même dans les États où les niveaux de mobilité sociale sont
les plus élevés, il a été démontré que l’origine sociale peut jouer
un rôle déterminant tout au long de la vie, et que cela commence
même avant la naissance, les atouts ou les handicaps étant transmis
d’une génération à l’autre par une combinaison de facteurs qui vont
des compétences parentales des géniteurs au capital social, en passant
par l’accès à une éducation de qualité, le niveau d’études des enfants
et le développement d’aptitudes sociales «générales»
.
85. L'emploi précaire semble être un autre facteur crucial. Il
semblerait que les emplois mal rémunérés et peu mobiles soient de
plus en plus répandus, quels que soient l'âge, la démographie et
le niveau d'éducation, mais le phénomène touche de manière disproportionnée
les groupes qui subissent également des inégalités structurelles,
notamment les femmes et les personnes appartenant à des minorités
raciales et ethniques, ainsi que, peut-être, les personnes défavorisées
sur le plan socio-économique
.
86. En outre, les travailleurs faiblement rémunérés et plus précaires
peuvent changer de travail plusieurs fois; ils restent néanmoins
fréquemment confinés dans des emplois mal payés et leur carrière
ne progresse que peu, voire pas du tout
.
Cela leur laisse peu de possibilités d'améliorer leur propre statut
social au cours de leur vie.
87. Dans le même temps, les changements radicaux du marché du
travail lui-même aggravent les problèmes de bon nombre de ces travailleurs.
La reconversion de la main-d’œuvre, et en particulier des travailleurs
moins bien rémunérés, aura de plus en plus d’importance à mesure
que les innovations technologiques créeront de nouvelles tâches
et de nouvelles activités, tandis que les compétences actuelles des
travailleurs à bas salaires seront de moins en moins demandées
.
Il faut que des mesures soient prises pour combattre la discrimination
fondée sur l’origine sociale dans le contexte de l’avènement de
l’industrie 4.0
et
de l’utilisation croissante de la robotique et de l’intelligence
artificielle sur le lieu de travail et dans l’industrie.
88. Enfin, la ségrégation résidentielle et l'accès à un logement
abordable peuvent également avoir des conséquences importantes pour
l’action publique dans ce domaine
.
Comme l'a souligné notre collègue Momodou Malcolm Jallow (Suède,
GUE) lors de notre audition du 30 novembre 2021, la marchandisation
du marché du logement a rendu l'accès au logement de plus en plus
dépendant du statut socio-économique et (au moins pour les enfants)
de l'origine sociale. Pourtant, l'article 31 de la Charte sociale
européenne impose aux États de prendre les mesures juridiques, financières
et autres nécessaires pour assurer l'accès au logement, pour assurer
le logement social, pour mettre un terme aux expulsions illégales
et pour éliminer le sans-abrisme.
89. J'ai exploré bon nombre des questions susmentionnées – et
les mesures que les États devraient prendre pour y faire face –
dans mon rapport intitulé «Les inégalités socio-économiques en Europe:
rétablir la confiance sociale en renforçant les droits sociaux»,
qui a servi de base à la
Recommandation 2210
(2021) et à la
Résolution 2393
(2021) de l'Assemblée. Notre collègue Andrej Hunko (Allemagne,
GUE) s'est également penché sur l'impact particulier de la pandémie
actuelle sur les inégalités socio-économiques dans son rapport qui
a conduit à l'adoption par l'Assemblée de sa
Recommandation 2205 (2021) et de sa
Résolution 2384 (2021) «Surmonter la crise socio-économique déclenchée par
la pandémie de Covid-19».
90. Aux fins du présent rapport, je souhaite souligner combien
il est crucial de comprendre que la discrimination fondée sur l'origine
sociale, tout comme la discrimination fondée sur le statut socio-économique, ne
peut être combattue efficacement en se contentant d’adopter une
législation qui l'interdit et offre des recours aux victimes individuelles.
Si cet aspect est essentiel – mais, comme nous l'avons vu, il fait
défaut dans de nombreux États membres à l'heure actuelle – il doit
aller de pair avec des mesures globales visant à promouvoir la mobilité
et la justice sociales, en créant des sociétés plus justes pour
tous et qui ne se contentent pas de reproduire ces formes de discrimination.
7. Conclusions
91. Ce rapport est né du constat
que peu d'États européens incluent l'origine sociale en tant que
motif protégé dans leur législation anti-discrimination, bien qu'ils
y soient tenus par le droit international, et peu la mesurent suffisamment
pour bénéficier de données fiables dans ce domaine. Au lieu de cela,
les origines étrangères ou ethniques réelles ou supposées ou les
croyances religieuses sont souvent citées comme des facteurs influençant
l'accès des personnes aux droits sociaux tels que l'éducation, le
logement ou l'emploi ou leur expérience du système de justice pénale,
tandis que l'impact spécifique de leur origine sociale ou de leur (dés)avantage
socio-économique est beaucoup moins souvent étudié.
92. En élaborant ce rapport, et le projet de résolution qui l’accompagne,
je me suis efforcée de mieux faire connaître ce problème et d’offrir
des perspectives. J'ai également cherché à recenser les mesures
juridiques et politiques efficaces en vigueur et d’identifier des
approches innovantes qui pourraient être adoptées plus largement
par les législateurs et les responsables de l’élaboration des politiques.
93. Mon rapport confirme que les préoccupations relatives à l'origine
sociale sont largement absentes de la législation et surtout de
la jurisprudence des États membres. Il montre également que les
recours sont rares, et rarement utilisés lorsqu'ils existent. Mais
il a aussi abouti à d'autres conclusions essentielles à utiliser
pour façonner les politiques publiques dans ce domaine.
94. Tout d'abord, il ne faut pas confondre l'origine sociale et
le statut socio-économique. La notion d'origine sociale concerne
la façon dont l'éducation, les origines et le point de départ dans
la vie d'une personne peuvent jeter une ombre ou laisser des marques
qui peuvent désavantager cette personne tout au long de sa vie,
dans divers domaines et indépendamment du fait que son statut socio-économique
ait changé au cours de sa vie. Le statut socio-économique – qui
reflète la situation actuelle d'une personne – peut également constituer
un motif de discrimination et doit être traité efficacement dans
la législation anti-discrimination et les politiques publiques.
Mais il ne suffit pas de couvrir uniquement ce motif dans la législation
et les mesures antidiscriminatoires, car les effets subis tout au
long de la vie par les individus en raison de leur origine sociale ne
seront pas couverts.
95. Deuxièmement, lorsque les politiques publiques ne tiennent
pas compte de la discrimination fondée sur l’origine sociale, elles
ne peuvent pas apporter de réponse efficace mais continuent au contraire
à perpétuer le système qui produit une telle discrimination.
96. Malgré l'absence de législation et de jurisprudence en la
matière, des recherches universitaires approfondies ont été menées
dans ce domaine et de nombreuses lignes d'action ont déjà été identifiées,
qui peuvent contribuer à faire tomber les barrières auxquelles sont
confrontés les individus en raison de leur origine sociale
97. Outre le renforcement des lois antidiscriminatoires et la
fourniture de formations et de ressources adéquates aux organismes
de promotion de l'égalité, des mesures simples mais très concrètes
telles que l'amélioration de la collecte de données, la suppression
des procédures informelles discriminatoires, la promotion de réseaux
de soutien qui ne sont pas fondés sur des liens familiaux ou sociaux
préexistants et le réexamen des hypothèses cachées sur ce qui permet
à un individu de s'intégrer dans un environnement donné sont autant
de moyens de créer des sociétés plus justes, dans lesquelles chaque
personne est en mesure de réaliser pleinement son potentiel, indépendamment
de son origine.
98. Plus largement encore, l'accompagnement de ces démarches par
des mesures à grande échelle visant à promouvoir la mobilité sociale
et à surmonter les inégalités socio-économiques, selon des modalités
déjà identifiées dans les travaux antérieurs de l'Assemblée, contribuera
à la fois à réduire les écarts dans nos sociétés et à faire en sorte
qu'un point de départ défavorisé ne se traduise pas par une condamnation
à vie de l'inégalité.
99. Nous devons reconnaître et lutter efficacement contre la discrimination
fondée sur l’origine sociale, en intervenant au niveau de la législation
et des politiques. J'espère que le projet de résolution joint à
ce rapport sera une source d'inspiration forte pour les États afin
d'atteindre cet objectif.