1. Introduction
1.1. Origine
du rapport
1. Le 8 avril 2014, l'Assemblée
parlementaire adoptait la
Résolution
1984 (2014) accordant le statut de partenaire pour la démocratie
au Parlement du Kirghizstan, le «Jogorku Kenesh» (Conseil suprême).
Il est ainsi devenu le troisième parlement à se voir accorder ce
statut, après le Parlement du Maroc et le Conseil national palestinien.
Le Parlement de la République kirghize est également le premier
et unique partenaire pour la démocratie en Asie centrale.
2. Lors du dépôt de sa demande officielle, le Parlement du Kirghizstan
a déclaré qu’il partageait les valeurs défendues par le Conseil
de l’Europe, et a pris une série d’engagements politiques conformément
à l’article 64.2 (anciennement 61.2) du Règlement de l’Assemblée.
Ces engagements sont repris au paragraphe 4 de la Résolution 1984
(2014). En outre, l’Assemblée a estimé, au paragraphe 15 de la résolution
susmentionnée, qu’un certain nombre de mesures concrètes étaient
essentielles pour renforcer la démocratie, l’État de droit, et le
respect des droits humains et des libertés fondamentales au Kirghizstan.
3. L’Assemblée a également souligné que «l’avancement des réformes
est le but principal du partenariat pour la démocratie et que cet
avancement doit constituer le critère d’évaluation de l’efficacité
du partenariat» (paragraphe 19 de la Résolution 1984 (2014)). Cependant,
aucun des trois rapporteurs qui m’ont précédé n’a pu mener son travail
jusqu’au bout. L’Assemblée n’a donc jamais procédé à l’évaluation
du partenariat.
4. Le 16 novembre 2020, en lien avec d’importants troubles politiques
post-électoraux ayant éclaté dans le pays, la regrettée Dame Cheryl
Gillan a déposé une proposition de résolution demandant à l'Assemblée d'examiner
la situation du partenariat pour la démocratie avec le Parlement
de la République kirghize.
5. J’ai été désigné rapporteur en juin 2021. Autorisé par le
Bureau de l’Assemblée à effectuer une visite d’information au Kirghizstan,
je n’ai pu la mener qu’en mars 2022 en raison des échéances électorales kirghizes.
Le présent rapport s’appuie sur les résultats de cette visite, ainsi
que sur les informations transmises par un représentant de la Commission
européenne pour la démocratie par le droit (Commission de Venise)
au cours d’une audition en janvier 2022.
2. Contexte général
2.1. D’une
transmission pacifique du pouvoir à une confrontation politique
(2017-2019)
6. Dans sa note introductive intitulée
«Évaluation du partenariat pour la démocratie à l'égard de la République
kirghize» (2017)
, M. Alain Destexhe (Belgique, ADLE)
a mis en évidence l’impact négatif des amendements constitutionnels
initiés par l'ancien Président Almazbek Atambayev. Adoptés par référendum
le 11 décembre 2016, ils ont eu pour effet, selon l'avis conjoint
de la Commission de Venise et du Bureau des institutions démocratiques
et des droits de l’homme de l’Organisation pour la sécurité et la
coopération en Europe (BIDDH/OSCE), de porter atteinte à l'équilibre
et la séparation des pouvoirs, en renforçant ceux de l'exécutif.
7. M. Destexhe relevait également que plusieurs poursuites civiles
et pénales très médiatisées avaient été engagées durant la dernière
année de la présidence de M. Atambayev. Elles visaient des journalistes
et des personnalités de l'opposition
,
dont Sadyr Japarov (fondateur du parti Mekenchil (Patriotes)
) et
Omurbek Tekebayev (parti Ata-Meken).
8. Le 15 octobre 2017, M. Sooronbay Jeenbekov, ancien Premier
ministre du Parti social-démocrate, décrit comme le candidat du
président sortant, a remporté l’élection présidentielle. Bien que
qualifiée de «compétitive»
par la Mission internationale d'observation
des élections (MIOE), des pratiques d'achat de voix, des pressions
exercées sur les électeurs ou encore l'utilisation abusive de ressources
publiques pour la campagne ont été relevées. Le 24 novembre 2017,
M. Jeenbekov a été investi Président de la République kirghize dans
le cadre de ce qui a été largement décrit comme un transfert de
pouvoir pacifique et démocratique.
9. Un désaccord politique – né de critiques formulées par M. Atambayev
(réélu à la présidence du Parti social-démocrate) vis-à-vis de M. Jeenbekov
au mois de mars 2018 – a divisé le parti au pouvoir et provoqué une
crise politique. Plusieurs personnalités proches de l’ancien Président,
dont la Procureure générale, Mme Indira
Joldubayeva, ainsi que le gouvernement du Premier ministre Sapar
Isakov, ont été limogés. En lien avec le scandale de la centrale
électrique de Bichkek – dont la panne a laissé, en janvier 2018,
de nombreux habitants sans électricité par des températures glaciales
– M. Isakov a été arrêté le 5 juin pour corruption et détournement
de fonds publics. En mars 2019, le Parti social-démocrate du Kirghizstan
a rejoint l'opposition. Le parlement a levé l'immunité de l'ancien
Président pour le faire comparaître comme témoin dans une affaire impliquant
la libération illégale d'un chef criminel. Barricadé dans son complexe
résidentiel et entouré de partisans, M. Atambayev s'est rendu le
9 août 2019, après une confrontation de deux jours avec les forces
de sécurité. Il a ensuite été accusé de la mort d'un officier lors
du raid dans l’enceinte de sa résidence.
2.2. Crise
politique post-électorale et recul démocratique (2020-2021)
10. Le 4 octobre 2020, le Kirghizstan
a tenu des élections législatives. Alors que l'Assemblée parlementaire n'a
pas pu les observer en raison de restrictions liées à la covid-19,
le BIDDH/OSCE a pu mener une mission d'observation électorale limitée.
Cette dernière
a
considéré que les élections avaient été «compétitives et que les
candidats [avaient pu], en général, mener leurs activités librement».
Elle a ajouté en revanche que «les allégations crédibles d'achat
de voix demeurent une grave préoccupation». Les partis proches du
Président Jeenbekov ont remporté ces élections.
11. Le 6 octobre 2020, la Commission électorale centrale (CEC)
kirghize a décidé d'annuler les résultats de ces élections en raison
de la multiplication des allégations de fraudes électorales et de
la généralisation des troubles à Bichkek. Des manifestants ont envahi
plusieurs bâtiments gouvernementaux et sont parvenus à libérer M. Atambayev
et M. Japarov. Ce dernier a été nommé Premier ministre par intérim
par le parlement, à la suite de la démission soudaine de son prédécesseur,
Kutabek Boronov. Le Président Jeenbekov a alors déclaré que le pays
faisait face à un coup d'État.
12. Le 15 octobre 2020, après la démission de M. Jeenbekov, M. Japarov
a également assumé le rôle de Président par intérim.
13. Alors que la CEC annonçait la tenue de nouvelles élections
législatives en décembre 2020, le parlement intérimaire a promulgué
une loi constitutionnelle suspendant leur organisation jusqu'en
juin 2021. Il a également annoncé une révision constitutionnelle,
initiée par M. Japarov et proposant le passage à un régime présidentiel.
À la demande de la Chambre constitutionnelle de la Cour suprême
du Kirghizstan, la Commission de Venise a publié un mémoire
amicus curiae urgent le 17 novembre
2020, qui concluait que des «mesures extraordinaires», telles que
des amendements à la Constitution, ne devraient pas être adoptées
par un parlement intérimaire, et que des élections législatives
devraient être organisées dans les plus brefs délais
. Malgré ces appels à la prudence,
la Chambre constitutionnelle de la Cour suprême a validé le report
des élections législatives.
14. M. Japarov a remporté l’élection présidentielle du 10 janvier
2021 (79 % des voix, taux de participation de 33 %). L'Assemblée
n'a pas été en mesure de les observer en raison des contraintes
liées à la covid-19. La mission d’observation de l’OSCE
a estimé qu’elle
avait été bien organisée, que les libertés fondamentales avaient
été généralement respectées, mais que la campagne avait été dominée
par un candidat ayant bénéficié de moyens financiers disproportionnés
et utilisé les ressources administratives de manière abusive.
15. Le même jour, le référendum sur les réformes constitutionnelles
visant à établir une forme de gouvernement présidentiel a été approuvé
par 84 % des électeurs. Peu de temps après, M. Japarov a annoncé le
report des élections législatives à l'automne 2021.
16. L’avis conjoint de la Commission de Venise et du BIDDH/OSCE
sur
le projet de nouvelle Constitution a mis en exergue les graves lacunes
menaçant «l'équilibre des pouvoirs» et le respect des droits individuels au
Kirghizstan. Sollicités lors d’un second référendum organisé le
11 avril 2021, 79 % des électeurs ont voté en faveur de la nouvelle
Constitution, avec un taux de participation de 37 %. Celle-ci est
entrée en vigueur le 5 mai 2021. Le parlement a été réduit de 25 %,
le poste de Premier ministre supprimé, et les prérogatives du Président
de la République élargies en matière de proposition de lois et de
référendums, de révocation des fonctionnaires et de retrait de l’immunité
des députés.
17. Plusieurs lois controversées ont également été adoptées par
le parlement intérimaire au cours de l'été 2021. Le champ d'application
du Code de procédure pénale a, par exemple, été élargi pour inclure
la poursuite d'organisations ou d'individus considérés comme «extrémistes».
Selon les observateurs, cette loi menace les acteurs de la société
civile et les groupes d'opposition politique. Une loi sur les «agents
étrangers» a également été adoptée. Elle oblige désormais les ONG
et les organisations de la société civile financées depuis l'étranger à
se conformer à des exigences strictes sur le plan financier. D’autres
lois controversées, dont la loi sur «la protection contre les informations
fausses et inexactes», sont considérées comme de potentiels outils d’intimidation
des médias indépendants et de restriction de l'accès du public à
l'information.
18. L'année 2021 a donc été marquée par un important recul démocratique;
tendance qui a été confirmée par une audition avec un représentant
de la Commission de Venise en janvier 2022.
2.3. Les
élections législatives de 2021
19. Le 28 novembre 2021, soit plus
d’un an après le soulèvement politique susmentionné, de nouvelles élections
législatives ont été organisées. Elles ont été marquées par un taux
de participation historiquement bas (34 % selon la CEC) et remportées
par le parti Ata-Zhurt, proche du Président Japarov. Des représentants de
cinq autres partis politiques, sur 21 partis candidats, composent
le nouveau parlement. Conformément à la révision de la constitution
et la réforme du système électoral, il compte désormais 90 sièges
(contre 120 sièges auparavant); 54 membres du parlement sont élus
au scrutin proportionnel plurinominal dans une circonscription nationale
unique, et 36 au scrutin uninominal. Les députés sont élus au suffrage
universel pour un mandat de cinq ans.
20. Les rapports de la MIOE renouvelée
et
de la commission
ad hoc du
Bureau de l’Assemblée
, ont conclu que les élections avaient
été compétitives mais entravées par les changements constitutionnels
et électoraux, adoptés par un parlement intérimaire dont le mandat
avait expiré, et promulgués par le Président de la République quelques
jours seulement avant le début de la campagne. Ils estimaient également
que le taux d’abstention record reflétait l'épuisement, la désillusion
et la perte de confiance des électeurs. La commission
ad hoc du Bureau de l’Assemblée
a également regretté qu'un grand nombre de recommandations de l’Assemblée
et de la Commission de Venise n'aient pas été prises en compte,
plus particulièrement celles qui portaient sur certaines limitations
aux libertés d'expression et d'association, sur l'absence de dispositions en
matière de transparence et de responsabilité dans le financement
des campagnes électorales, ou pour assurer un accès et une couverture
médiatique équitables.
21. Notons que ces modifications électorales ont également privé
de nombreuses femmes, de nombreux jeunes et une grande partie de
la population n'ayant pas fait d'études supérieures, d'être élus
au parlement. Ces éléments constituent des atteintes aux normes
internationales et nationales. En effet, alors que la loi électorale
kirghize prévoit qu'au moins 30% des sièges du parlement doivent
être occupés par des femmes, aucune femme n'a été élue dans les
circonscriptions à mandat unique, ramenant le nombre de femmes au parlement
à 18 (soit 20% des députés, en légère augmentation par rapport au
parlement sortant qui en comptait 17%).
22. Le nouveau parlement s'est réuni le 29 décembre 2021 et a
élu M. Talant Mamytov comme président. Le 12 janvier 2022, huit
commissions ont été créées, et leurs présidents nommés. La délégation
partenaire pour participer à nos travaux a été constituée; elle
comporte au moins une femme, ainsi qu’un Vice-Président du parlement.
3. Engagements
politiques découlant du statut de partenaire pour la démocratie
23. Le fait d’avoir demandé le
statut de partenaire pour la démocratie engage le Parlement de la
République kirghize au respect des éléments stipulés au paragraphe
64.2 du Règlement de l’Assemblée. Leur mise en œuvre est pourtant
contrastée.
3.1. Attachement
à la démocratie, à l’État de droit, au respect des droits humains
et des libertés fondamentales
24. Au cours des huit années qui
se sont écoulées depuis l’octroi du statut de partenaire, les déclarations publiques
en faveur de ces valeurs ont été nombreuses, et réitérées par mes
interlocuteurs kirghizes lors de ma visite d’information.
25. Cependant, l’Assemblée relève une tendance préoccupante concernant
le respect des droits humains et des libertés fondamentales au Kirghizstan.
En effet, les évolutions du corpus législatif sus-mentionnées (paragraphes
16 et 17), notamment les lois controversées sur les fausses informations
et sur les «agents étrangers», menacent la liberté d’expression
et restreignent l’espace dans lequel opèrent journalistes et médias,
ONG et défenseurs des droits. A cet égard, lors de ma visite d’information,
plusieurs affaires pénales récemment ouvertes ont été portées à
ma connaissance, dont la perquisition de Next
TV et l’arrestation de son directeur Taalaibek Duishenbiev
en mars 2022, pour incitation à la haine raciale. Il était accusé
d’avoir diffusé de fausses informations sur les réseaux sociaux
à propos de la potentialité d’un accord sur la fourniture d'une assistance
militaire par le Kirghizstan à la Fédération de Russie dans le contexte
de l’invasion de l’Ukraine. Récemment, deux autres affaires pénales
ont été ouvertes contre des journalistes: l’une contre Kaktus Media et l’autre contre le
journaliste Bolot Temirov (Temirov live).
D’autres exemples de personnes ayant été intimidées ou arrêtées
en raison de leur participation à des rassemblements pacifiques
contre la guerre en Ukraine ont été cités, parmi lesquels Aziza
Abdirasulova (ONG Kylym Shamy), Dinara Oshurakhunova (ONG Civic
initiatives), Ondurush Toktonasyrov (défenseur des droits humains)
ou encore Nurbek Toktakunov (avocat). Par ailleurs, la situation
dans les prisons, la pratique encore généralisée de la torture,
et le recul sur les questions de genre nous ont été rapportés.
3.2. Abolition
de la peine capitale
26. Le Kirghizstan doit être félicité
sur ce point, la peine de mort ayant été suspendue dans le pays
en 1998, puis abolie en 2007; cette décision n’a jamais été remise
en question. A ce propos, la nouvelle rédaction de la Constitution
adoptée en 2021 stipule que «Toute personne a le droit inaliénable
à la vie. L'atteinte à la vie et la santé humaines est inacceptable.
Nul ne peut être arbitrairement privé de la vie. La peine de mort
est interdite.» (Article 25, paragraphe 1).
3.3. Intention
du parlement de s’appuyer sur l’expérience de l’Assemblée et l’expertise
de la Commission de Venise dans ses travaux institutionnels et législatifs
27. Le Kirghizstan est devenu membre
de la Commission de Venise en 2004. Depuis son adhésion, la Commission
a rendu plus de 20 avis, dont 9 depuis l’octroi du statut de partenaire
au parlement en 2014. En 2013, le parlement, qui avait demandé un
avis sur le projet de loi sur la liberté d’association, a suivi
certaines recommandations. D’autres dispositions ont été adoptées
conformément à l’avis
sur les amendements
à la législation de la République kirghize relative aux sanctions
pour les violations de la législation électorale adopté en 2020.
28. Malheureusement les recommandations énoncées dans l’avis sur
le projet de Constitution adoptée en 2021 n’ont pas été suivies.
29. Entre 2013 et 2020, la Commission de Venise a coopéré avec
le Kirghizistan dans le cadre de plusieurs projets financés par
l’Union européenne, dont les projets “Soutien aux autorités kirghizes
pour améliorer la qualité et l'efficacité du système de justice
constitutionnelle kirghize” (2013-2015) et “Appui au renforcement de
la démocratie par la réforme électorale en République Kirghize”
(2017-2020).
30. Depuis 2020, le Kirghizstan fait partie des projets «l’État
du droit dans les pays d’Asie centrale» et «Soutien aux réformes
de la législation et de la pratique électorales et aux instruments
et mécanismes régionaux des droits de l'homme dans les pays d'Amérique
latine, d'Asie centrale et de Mongolie», mis en œuvre par la Commission
de Venise.
31. Les principaux partenaires de la Commission de Venise au Kirghizistan
ont été la Chambre constitutionnelle (Cour constitutionnelle depuis
2021), la Commission électorale centrale, le ministère de la Justice,
la Cour suprême et parfois la Commission des lois du parlement.
32. Les échanges avec la Chambre constitutionnelle ont toujours
été d’un bon niveau. La coopération avec la Commission électorale
centrale a également été assez étroite. Malgré les contacts occasionnels
avec le parlement, celui-ci ne s’est jamais engagé dans un dialogue
durable. En revanche, le dialogue avec les experts nationaux et
les ONG a été constructif et fructueux.
3.4. Engagement
à organiser des élections libres et équitables conformes aux normes internationales
33. Le Kirghizstan a organisé plusieurs
scrutins au cours des huit dernières années, y compris pendant la pandémie
de la covid-19. Les autorités recueillent régulièrement l’avis des
électeurs, notamment lorsqu’il s’agit de décisions importantes.
Le Kirghizstan a systématiquement invité notre Assemblée à observer
ses élections. Les observateurs internationaux ont constaté une
amélioration du processus électoral.
34. Cependant, plusieurs problèmes récurrents ont été constatés
(voir paragraphe 20 ci-dessus). En outre, les modifications apportées
en 2021 au système électoral soulèvent des inquiétudes. Elles privent
notamment une grande partie de la population du droit d’être élu
au parlement (voir paragraphe 21). Le parlement et les autorités
nationales devraient être encouragés à rendre les processus électoraux
kirghizes conformes aux normes internationales, notamment à travers
la mise en œuvre des recommandations antérieures de l’Assemblée
et de la Commission de Venise en la matière.
3.5. Engagement
à encourager la participation équilibrée des femmes et des hommes
à la vie publique et politique
35. La Constitution de 2021 dispose
que «Nul ne peut faire l'objet de discrimination fondée sur le sexe,
la race, la langue, le handicap, l'origine ethnique, la religion,
l'âge, les opinions politiques ou autres, l'éducation, l'origine,
la fortune ou tout autre statut, ou d'autres circonstances.» (Article
24, paragraphe 1) et que «les hommes et les femmes ont des droits
et libertés égaux et des chances égales pour leur réalisation.»
(Article 24, paragraphe 3).
36. Cependant, le «Programme national du développement de la République
kirghize à l’horizon de 2026» reconnaît implicitement l’existence
d’une inégalité basée sur le genre puisqu’il stipule qu’«Il est
nécessaire d'assurer l'autonomisation économique des femmes et d'accroître
leur représentation au niveau de la prise de décision. Les normes
législatives en matière de quotas et de représentation des femmes
dans les organes élus du système d'administration étatique et municipal
doivent être préservées. Il faut aussi renforcer la représentation
des femmes au niveau du pouvoir exécutif.».
37. En effet, comme indiqué au paragraphe 21, malgré le quota
de 30% de femmes au parlement prévu par la législation électorale,
elles ne sont de fait que 20%. En effet, si la norme des 30% semble
être respectée pour la partie des députés élus sur les listes des
partis (18 femmes sur 54 sièges, soit un tiers), aucune femme n’a
été élue au parlement dans les 36 circonscriptions uninominales.
38. Les femmes sont très actives dans le domaine politique et
jouent un rôle clé dans la vie associative et dans la société civile
kirghize. Toutefois, les esprits sont marqués par le poids de la
tradition, qui véhicule les stéréotypes d’une société patriarcale,
où les hommes participent à la vie publique et économique, et les femmes
s’occupent de leur famille et du foyer. Les autorités kirghizes
devraient consacrer plus d’efforts pour développer et consolider
une culture de l’égalité, et ce dans tous les domaines.
3.6. Adhésion
aux conventions et accords partiels pertinents du Conseil de l’Europe,
en particulier ceux traitant des droits humains, de l’État de droit
et de la démocratie
39. Le Kirghizstan n’a signé aucune
convention du Conseil de l’Europe ouverte aux États non membres.
Il a adhéré uniquement à l’accord partiel portant création de la
Commission de Venise en janvier 2004. Je regrette fortement que
le Kirghizstan n’ait pas fait usage de l’opportunité qui lui est
donnée de se rapprocher de l’espace juridique européen commun.
3.7. Obligation
d’informer régulièrement l’Assemblée des progrès accomplis dans
la mise en œuvre des principes du Conseil de l’Europe
40. Nouvelle occasion manquée.
Comme le relevait M. Alain Destexhe, la participation des parlementaires kirghizes
aux travaux de l’Assemblée et à ceux de ses commissions a jusqu’à
maintenant été très inégale et peu active par rapport à celle de
leurs collègues jordaniens, marocains et palestiniens, qui sont
pleinement intégrés dans nos travaux.
41. Les distances et le temps de voyage, ainsi que le budget limité
et en réduction du Parlement de la République kirghize, complexifient
la venue des parlementaires kirghizes à Strasbourg ou à Paris. Néanmoins, il
ne peut y avoir de véritable partenariat sans présence, participation
et dialogue. Lors de mes contacts avec des représentants du parlement
et de l’exécutif, j’ai largement insisté sur ce point. En outre,
cette participation pourrait leur offrir une tribune pour sensibiliser
leurs collègues européens aux problèmes spécifiques de leur pays.
Nous pourrions d’ailleurs, à notre tour, envisager l’organisation
de certaines activités – réunions de commissions et de sous-commissions,
conférences et séminaires – au Kirghizstan.
4. Visite
d’information à Bichkek (22-24 mars 2022)
42. J’ai effectué, du 22 au 24
mars 2022, une visite d’information au Kirghizstan dans le cadre
de la préparation du présent rapport. A l’image de celui de mon
prédécesseur, M. Alain Destexhe, ce déplacement a été reporté à
plusieurs reprises, dans l’attente de la stabilisation politique
et institutionnelle du pays.
43. Cette visite d’information a été, pour moi, l’occasion de
découvrir le Kirghizstan, et de m’entretenir de la mise en œuvre
du partenariat avec de nombreux interlocuteurs: représentants de
la communauté internationale, partenaires parlementaires kirghizes
(dont la Vice-Présidente du parlement, les membres de la délégation
de partenaire pour la démocratie nouvellement nommée, et les représentants
des principales commissions parlementaires), représentants des pouvoirs
exécutif (ministre de la Justice, vice-ministres des Affaires étrangères
et de l’Intérieur, ou encore Ombudsperson)
et judiciaire (Président de la Cour constitutionnelle), et enfin
société civile. Le programme est consultable sur le site internet
de l’Assemblée (AS/Pol/Inf (2022) 11).
44. Tout au long de la visite, j’ai rappelé l’importance pour
le Kirghizstan de respecter les engagements politiques contractés
dans le cadre du statut de partenaire pour la démocratie, tels qu’énoncés
au paragraphe 5 de la Résolution 1984 (2014) de l’Assemblée, et
de progresser en priorité sur les domaines, énumérés aux paragraphes
14 et 15 de la résolution, que l’Assemblée a jugés essentiels pour
renforcer la démocratie, l’État de droit, ainsi que le respect des
droits humains et des libertés fondamentales dans le pays. Il s’agissait
alors de la corruption généralisée, du manque d’impartialité et
d’indépendance de la justice, de la pratique généralisée de la torture,
de l’impunité des agents des forces de l’ordre qui en sont les auteurs,
des actes d’intimidation de la société civile, et des conséquences
encore non résolues des tensions inter-ethniques.
45. J’ai également précisé, conformément au paragraphe 19 de la
Résolution 1984 (2014), que l’avancement des réformes était le but
principal du partenariat et devait constituer le critère d’évaluation
de son efficacité.
46. Au cours de mes échanges, j’ai souhaité dresser avec mes interlocuteurs
un bilan des huit années de partenariat. J’en ai tout d’abord relevé
les éléments positifs: la volonté du Kirghizstan de se différencier
des pays voisins de la région, la parole donnée plus régulièrement
par les autorités à la population (notamment par la voie référendaire),
la promotion de la participation des femmes et des minorités à la
vie politique (notons que la récente mise en place d’un scrutin
uninominal dans certaines circonscriptions a porté atteinte à ce
point), les élections considérées par les observateurs internationaux
comme étant «acceptables» malgré la pratique d’achat de votes, ou
encore la nomination d’un ambassadeur kirghize en France à l’été
2021.
47. J’ai ensuite fait part de nos préoccupations vis-à-vis de
certains développements. En premier lieu, le rythme effréné des
scrutins et l’ampleur des réformes menées. En effet, depuis octobre
2020, des élections présidentielle, législatives et locales ont
été organisées. La nouvelle Constitution, entrée en vigueur le 5
mai 2021 après avoir été adoptée un mois plus tôt de manière inconstitutionnelle
pour certains observateurs, a affaibli l’équilibre et la séparation
des pouvoirs: passage d’un régime parlementaire à un régime présidentiel, diminution
du rôle du parlement (avec notamment une réduction des prérogatives
et du nombre de députés), ou encore manque d’indépendance du pouvoir
judiciaire. Le système électoral a également été modifié en juillet
2021. Ces scrutins et réformes ont été engagés sans réel débat informé
et avec une participation historiquement faible de la population.
En outre, l’inventaire législatif engagé par l’exécutif en avril
2021, qui concerne plus de 300 lois et dont le résultat devrait
être présenté prochainement, a également occupé une part importante
de nos discussions. Bien qu’il ait été justifié par l’obsolescence
et la mise en conformité de certaines lois avec la Constitution
par mes interlocuteurs, je leur ai rappelé l’importance qu’il ne
remette pas en cause les normes internationales, notamment en matière
de droits humains et de libertés fondamentales, d’État de droit
et de démocratie. J’ai également relevé d’autres points d’inquiétude,
dont la faible présence d’une opposition au parlement, le regain
de certaines valeurs traditionnelles portant atteinte au statut
de la femme dans la société (notamment dans la partie méridionale)
et la montée de l’extrémisme religieux dans le pays.
48. Par ailleurs, au niveau de l’Assemblée, il m’a paru nécessaire
d’insister sur la faible implication du partenaire kirghize depuis
2014, et sur les occasions de communication manquées avec la Commission
de Venise en 2021, notamment lors de l’adoption de la nouvelle Constitution
que j’ai évoquée.
49. Concernant ces aspects, des représentants de la société civile
ont affirmé partager nos inquiétudes. Les questions de genre et
la nécessité de poursuivre la lutte contre la pratique de la torture
et d’améliorer la situation dans les prisons ont été abordées. A
cet égard, la mort en détention d’Azimjon Askarov en 2020, dans des
conditions qui n’ont pas encore été élucidées, a été évoquée. Par
ailleurs, les multiples et importantes évolutions législatives de
l’été 2021 ont été mises en exergue: loi sur les fausses informations,
amendements à la loi sur les organisations non-commerciales, à la
loi sur l’enregistrement des entités juridiques, au Code pénal,
au Code de procédure pénale, ou encore à la loi sur les achats publics.
Selon eux, ces évolutions risquent de complexifier la lutte contre
la corruption et de porter atteinte à l’État de droit et aux libertés,
en dégradant par exemple la situation des journalistes et des défenseurs
des droits. Cette tendance a été étayée avec des cas d’intimidations
et d’ouverture d’affaires pénales contre des journalistes (voir
paragraphe 25). En revanche, les représentants de la société civile
ont fait part de la nécessité de poursuivre ce partenariat, véritable
soutien à leurs actions, et de leurs espoirs placés dans le nouveau
parlement.
50. De leurs côtés, les autorités kirghizes ont rappelé leur profond
attachement au statut de partenaire pour la démocratie dont bénéficie
le parlement du pays, et ont affirmé en partager, dans l’ensemble,
les objectifs. Ils ont justifié les changements évoqués précédemment
par la nécessité de gagner en efficacité et de responsabiliser les
acteurs politiques afin de lutter contre la corruption et l’impunité.
Par ailleurs, selon eux, l’instabilité politique et la situation
épidémiologique de ces dernières années, ainsi que des problématiques budgétaires,
permettent d’expliquer leur faible présence et contribution aux
travaux de l’Assemblée.
51. Tous les interlocuteurs rencontrés ont rappelé que les valeurs
démocratiques faisaient partie de l’identité et de la culture kirghizes,
dont l’héritage se traduit par exemple par la présence d’une société
civile particulièrement active. Les représentants du parlement,
du gouvernement et de la société civile ont estimé que la poursuite
du partenariat serait un encouragement important pour continuer
à développer la démocratie, l’État de droit, et la protection des
droits humains et des libertés fondamentales dans le pays.
52. J’ai insisté sur la nécessité de parvenir désormais, au bout
de huit années de partenariat, à des avancées concrètes. A ce sujet,
j’ai rappelé lors de mes échanges, conformément aux paragraphes
17 et 22 de la Résolution 1984 (2014) et à l’engagement exprimé
par le président du parlement dans sa lettre du 27 octobre 2011,
l’importance d’une convergence juridique entre le Kirghizstan et
le Conseil de l’Europe, pouvant se matérialiser par l’adhésion du
pays à certaines conventions et accords partiels pertinents du Conseil
de l’Europe ouverts aux non membres. La présence des membres de
la délégation kirghize nouvellement nommée lors des prochaines échéances
de notre Assemblée et les résultats de l’inventaire législatif seront
également des messages politiques importants.
53. J’ai également souhaité relever, avec mes interlocuteurs,
les difficultés et défis considérables auxquels le pays est confronté,
qu’ils soient économiques, sociaux ou géopolitiques. La forte dépendance
du Kirghizstan à la Fédération de Russie, notamment en raison de
la présence de plus d’un million de travailleurs migrants kirghizes
dont les transferts d’argent représentent environ 25% du PIB du
pays, en est un. Le pays est également particulièrement touché par
les retombées du contexte géopolitique actuel, la Fédération de
Russie ayant par exemple temporairement suspendu ses exportations
de céréales vers les pays ex-soviétiques. Malgré les aspects précédemment
évoqués, la guerre que mène la Fédération de Russie en Ukraine a
conduit le Kirghizstan à prendre ses distances avec l’agresseur:
refus d’envoyer des soldats dans le cadre de l’accord de défense
avec la Russie, rappel de la souveraineté de l’Ukraine, appel à
une solution politique et proposition d’accueillir des pourparlers.
5. Conclusions
et propositions
54. Lorsque l’Assemblée a accepté
d’accorder le statut de partenaire pour la démocratie au Parlement
de la République kirghize, elle a souligné que l’avancement des
réformes était le but principal du partenariat et devait constituer
le critère d’évaluation de son efficacité.
55. Huit ans après, je dois constater que le bilan de la progression
du Kirghizstan sur la voie des réformes démocratiques, qui semblait
bien engagée et prometteuse au moment de l’octroi du statut, est
mitigé. La mise en œuvre des engagements politiques contractés par
le parlement est insuffisante.
56. Je regrette en particulier que le parlement n’ait pas su profiter
à bon escient des possibilités offertes par le partenariat pour
faire avancer les réformes démocratiques dans le pays, le rapprocher
de l’espace juridique européen commun et contribuer au dialogue
politique européen au niveau parlementaire. Il est aussi regrettable
que, depuis l’octroi du statut de partenaire, la République kirghize
n’ait adhéré à aucune convention ou accord partiel du Conseil de
l’Europe, comme elle s’y était engagée.
57. Je rappelle que la commission
ad
hoc du Bureau de l’Assemblée chargée d’observer les élections
du 28 novembre 2021 a appelé le Parlement de la République kirghize
nouvellement élu à renforcer sa coopération avec l'Assemblée, à
s'engager à nouveau en faveur des objectifs du statut de partenaire
pour la démocratie et à utiliser pleinement les possibilités offertes
par ce statut, afin de garantir le respect des engagements politiques
pris lors de la demande de ce statut, tels qu'ils figurent dans
la
Résolution 1984 (2014).
58. Les développements politiques et institutionnels récents mentionnés
ci-dessus, comme la crise politique et l’annulation des élections
d’octobre 2020, la réforme constitutionnelle et l’adoption de plusieurs
lois visant à renforcer le pouvoir exécutif au détriment du parlement
et du pouvoir judiciaire, à restreindre la liberté d’association
et à modifier la législation électorale, sont préoccupants. Ces
éléments ne semblent pas aller dans le sens de l’évolution politique
qui avait été annoncée au moment de la demande du statut de partenaire pour
la démocratie.
59. La situation des droits humains et des libertés fondamentales
dans le pays est également un point de vives préoccupations. Les
récentes tentatives d’intimidation et d’ouverture d’affaires pénales
à l’égard de défenseurs des droits et de journalistes étayent ce
constat. Elles vont à l’encontre des engagements pris par le Kirghizstan
dans le cadre du partenariat pour la démocratie, énumérés aux paragraphes
14 et 15 de la Résolution 1984. En effet, parmi les priorités identifiées
était citées celles de:
- «garantir
et promouvoir la liberté d’expression ainsi que l’indépendance et
le pluralisme des médias; mettre en œuvre des dispositions légales
qui garantissent effectivement la liberté de la presse et qui protègent
les médias contre les pressions politiques» (paragraphe 15.21);
- «garantir et promouvoir, en droit et en pratique, la liberté
d’association et de réunion pacifique, assurer le strict respect
de la loi relative aux associations» (paragraphe 15.22);
- «s’abstenir d’adopter des textes de loi qui visent directement
ou indirectement à restreindre les activités de la société civile»
(paragraphe 15.23).
60. Des engagements avaient été également pris par le pays concernant
les questions de genre, de lutte contre la pratique de la torture,
et de l’amélioration des conditions de vie dans les lieux de détention.
Des inquiétudes ont également été rapportées sur ces thématiques.
61. Par ailleurs et comme mes prédécesseurs, je constate que les
représentants du Parlement de la République kirghize ont montré
peu d’intérêt à développer une véritable coopération avec notre
Assemblée et n’ont quasiment pas participé aux travaux de nos commissions.
Sur ce point, je dois rappeler qu’aux termes du Règlement de l’Assemblée,
le parlement bénéficiant du statut de partenaire pour la démocratie
a une obligation d’informer régulièrement l’Assemblée des progrès
accomplis dans la mise en œuvre des principes du Conseil de l’Europe.
62. Au cours de ma visite au Kirghizstan en mars 2022, j’ai eu
l’occasion de discuter de ces préoccupations avec nos collègues
nouvellement élus du parlement, ainsi qu’avec des représentants
du gouvernement, de la Cour constitutionnelle, de la société civile
et de la communauté internationale. La quasi-totalité de mes interlocuteurs
se sont exprimés en faveur de la poursuite du partenariat et ont
fait part de leur volonté de le rendre plus opérationnel.
63. Je relève également le contexte international particulier
dans lequel se situe le Kirghizstan et la volonté du pays de défendre
la souveraineté de l’Ukraine, de ne pas s’associer à l’agression
russe, de prôner un règlement strictement pacifique des différends
entre ces deux pays et de proposer de devenir un médiateur dans
les pourparlers.
64. Compte tenu de ce qui précède, j’estime important que l’Assemblée
continue à apporter son appui aux efforts des autorités du Kirghizstan
pour faire avancer le pays vers la démocratie, le respect des droits
humains et l’État de droit.
65. En conséquence, je propose de poursuivre le partenariat de
l’Assemblée avec le Parlement de la République kirghize, tout en
maintenant un dialogue exigeant, et de procéder à une réévaluation
approfondie du partenariat dans deux ans sur la base de l’analyse
de résultats et avancées concrètes.
66. A ce titre, je me félicite de la nomination, par le parlement
nouvellement élu en novembre 2021, de la nouvelle délégation partenaire,
et je l’encourage à redoubler d’efforts afin de profiter du cadre
offert par le partenariat pour faire avancer les transformations
démocratiques dans le pays.